contribution auteur | Jacques de Turenne

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Ecriveur comme il peut ! Lecteur très très curieux. Echangeur d’idées de discutailles et de désirs parce que c’est la vie qui veut ! Des bouts de mots mis bout à bout mais surtout pas au bout ni à bout du tout - par là : de tout et de rien.

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

source de l’apocryphe
Il existe au cap Fréhel une étrange boutique, un kiosque d’apparence pourtant anodine, tenu sans défaillance par une vendeuse de cartes postales entre deux âges et deux visages anonymes. Le passant s’étonne de sa présence, quelle que soit la saison. Elle est toujours là, fidèle au poste, jusqu’au plein cœur de l’hiver, alors que les touristes sont devenus bien rares. Le phare ni le château perché à la pointe ne reçoivent plus aucun visiteur. Plus une demande pour les glaces dans le petit congélateur désormais vidé et débranché, pas plus pour les boissons fraîches dans le réfrigérateur désœuvré. Sans doute la vendeuse aperçoit-elle encore quelques familiers accordés à leur flânerie du dimanche, ou bien une silhouette inconnue, en pèlerinage discret sur ses terres d’amour ou d’enfance. On la dirait veilleuse ou sentinelle, comme ces statues de femmes dressées au sommet des falaises, un lointain halo de douleur dans la poitrine serrée, l’enfant tenu haut dans la coupe d’un bras pour scruter au loin si le bateau s’en revient. Nous avions engagé conversation. Je m’inquiétais de sa présence ininterrompue, de l’ennui sous ses heures désertées, de la solitude, du vent, du chemin trop élargi où affleurent les roches entre les bruyères. Elle avait, me dit-elle, une importante mission, et pointa du doigt vers le présentoir à cartes postales sur son tourniquet. Je distinguais à peu près des paysages environnants, la falaise, le château, le phare blanc, les étendues de bruyère, mais aussi des vues disparates des remparts et toits de St Malo et autres ports, anses, et îles bretonnes. Parfois une mosaïque bigarrée de photographies ténues, comme s’il fallait confiner en un format rectangulaire réduit toute une verroterie d’images de pacotille. Intérieurement je m’étonnais qu’elle puisse ainsi accorder autant d’intérêt à un travail que je jugeais tristement mercantile et banal. Elle dût deviner mon haussement d’épaule furtif, une moquerie et une pitié floues insuffisamment contenues, aussi me suggéra-t-elle de m’approcher du présentoir, sans hésiter à regarder de plus prêt, m’enjoignant de choisir celle qui me conviendrait. Au verso des cartes, stupéfait, je lisais :

Salut les mecs et les filles (les filles en 2 hein, rien que pour vous entendre crier au macho !) Ah les merveilleuses vacances. J’ai pris des coups de soleil insensés. Vous me croirez pas ! Je vous attends comme promis. Vous arrivez quand ?

Souvenir de cap Fréhel ! La vue est magnifique. J’adooooore. La Bretagne ça me gagne.
À toute.

Chers parents
Super. On fait de la voile tous les jours. L’eau est GLACEE mais avec la combinaison ça va. Les monos sont hyper cools.
J’espère que vous avez pas trop chaud à Lyon !
Bises

Ma chérie ma petite aimée à moi ma tendresse
Mon amoureuse
C’est très beau ici. Il faut que tu voies ça, il faut qu’on se fasse un paysage d’ensemble, il faut que tu viennes hisser au creux de mes bras ton soleil levant.
Il nous faut brûler.

Salut Leo
Ah merde.
Quel ennui.
Flotte. Flotte. Et pluie.
Tu avais raison, ils et elles me font tous chier. (surtout elle qui tu sais !)
La prochaine fois c’est dit (écrit !) je file avec toi dans le midi.

Cher toi
Je t’écris ces quelques mots de bien loin sous le pâle soleil d’hiver
Avec la mer des vacances depuis longtemps finies. Balade sur le fil d’horizon.
Je funambule et je cherche ton visage dans l’entrelacs des vagues et
autres lents remous d’en moi.
Tu demeures partout
Partout tu manques.

Bonjour à vous deux
Hôtel classe. Bouffe (fruits de mer +++) impec.
Air iodé et mouettes !
Des plages nickels où on se marche pas dessus !
Trop top je recommande.
Et vous ?

Salut Nath.
Il m’a fallu toute la semaine pour décrocher du taf, encore la tronche de Patrick dans les yeux et sa crécelle dans les esgourdes. Mais ça y est j’ai basculé en mode feignasse. En + galettes salées versus crêpes sucrées ! Gare aux kilos. Mais je m’en TAPE ! J’veux plus rentrer !

Alors, laquelle vous prenez ?

source de l’apocryphe
… dès lors la médecine s’affirma chaque jour plus opératoire et scientifique. Prospéra. Fut futée et affûtée. S’étendait sur toutes et tous. En totale adoration on ressassait sa divine nomenclature : la déesse M. 3. Evolua en M. 4. Puis M. 5, M. 6… Dévotement acronymisée en douce dans les murmures de bancs d’université : DSM à la folie. Le manuel des manuels contenait tout de l’âme humaine : son essence et sa prosodie. Il affermissait et ramifiait sans trêve ni repos sa classieuse classification tentaculaire, glissait ses pseudopodes ventousés dans les interstices et recoins de l’Esprit, aspirait les humeurs de la Vie et fabriquait ses Vices. (Chapitres 1 – 2 et 3) Sa sueur ses soupirs ses silences. Sa peseur ses rapièces sa gelée de nerfs tremblotants ou trempés d’acide. Ses cathédrales, son mescalito de corps vitrail, ses fumerettes. Enrichi à chaque nouvelle version de lumignoneuses vignettes cliniques de plus en plus détaillées en fouille-lame ; alignées comme les insectes empalés en rut copulatoire ou en pleine danse macabre derrière les vitrines de l’entomologiste. On y disséquait avec précision le cruciverbiste perdu, mâcheur de mots en latin, glavioteur de mandibules encachetées. L’arpenteur d’espace, des arcs électriques dans les guiboles. Le clinofil transparent et blême, étalé sur son rien. Le paranognac toujours suivi de son chien mordicus. Le schizumid’ poteau-man (importé des pays anglo-saxons) souteneur de mur moisi, toujours le même. Le mélancholérique frappé de plaies d’honneur. En somme n’y entendant goutte on s’organisait pour faire face sans trop la perdre. Pour s’épargner l’horreur de s’y reconnaître on embastillait tout ça dans de rassurants tableaux étanches. Secrètement on savait : on n’y croyait pas trop non plus, mais, on n’allait quand même pas, contrits, la tête frappant le sol, se mettre à genoux.

source de l’apocryphe
Avis de recherche.

J’ai le goût prononcé de l’instant. Je tiens ça d’années perdues en bord de mer. De la défaite continue des courbes d’algues et de vagues. De leurs effacements et vestiges renouvelés, la morsure légère d’un souvenir brasillant doucement son cœur atténué au fond de ma mémoire. J’ai le goût de ces heures ouvertes tombées du ciel, racoleuses, tremblantes et fugitives dans l’espace mouvant d’une fenêtre. Un battement de paupières, une moue, une aile d’ombre fraîche à trancher la lumière, collée au mur de béton la longue coulée de noir quand le soir avant le mauve. Un chemin de sable et de pluie, au loin le ressac. J’avais un ami aux cheveux souples et épais, on riait de son allure de méchant garçon. C’est peut-être nous que je cherche dans les mots qui manquent.

proposition n° 8

Vie de L. B.

D’elle il effeuille ces pétales de vie glissés entre les pages de l’épaisse biographie : sur la couverture une photographie en noir et blanc de Marguerite Duras jeune. Elle aime Duras ; elle aime presque tout de la vie de Duras, elle aime lire Duras, elle aimerait être écrivaine comme Duras, elle voudrait aimer et sentir comme Duras. Dans le livre le marque-page improvisé. Petit carton vert découpé de façon maladroite en grossières dentelures grâce à ces ciseaux à lames spéciales dont abusent les institutrices et les enfants. D’un côté (posées sur deux lignes tracées au crayon, comme des piafs très sages alignés sur un fil, les lettres appliquées, bigarrées et enfantines : bonne fête maman.) Suspendue sous la dentelure la guirlande des cœurs chaloupés, roses rouges et bleus, en alternance avec les fleurs (un carré, un trait, dessus les ronds d’une corolle : bleu clair – jaune – marron.) De l’autre côté, occupant toute la partie centrale du carton, Charlie tangue en orange immense. Le prénom tracé au crayon a été repassé soigneusement au feutre. (Le filigrane gris se devine tapi sous la couleur, parfois déborde, course-poursuite de traces.) À la fin du gros volume et presque collée contre la dernière page de couverture, une ordonnance et sa pelure de duplicata. Rédigée par un médecin de la Maternité rattachée à l’Hôpital de la Croix-Rousse à Lyon. Tardyferon, Ossopax, Ginkor Fort. Laurence a encore égaré son ordonnance, et a dû se faire prescrire un nouveau traitement par son médecin généraliste. Cette seconde naissance la laisse perplexe, suspendue, ébahie, partagée entre l’immense joie et l’inquiétude sourde d’avoir à préserver l’aîné, 6 ans, de la jalousie qui ne saura manquer d’accompagner sa rage face à la dépossession maternelle. Malgré toutes les précautions prises, le travail obstiné de préparation et d’accompagnement de l’arrivée de la petite sœur (laisse le donc chérie, laisse-le tranquille, laisse-le enfin ! tu vois bien que ça va, c’est toi, tu t’en fais pour rien du tout !), Laurence est inquiète et ne sait pas si elle saura « tout gérer ». Elle se souvient du gouffre de pleurs, les cris insupportables de Charlie, la psychologue qui lui parlait et ne comprenait rien… elle se souvient de ce qu’elle avait lu, les larmes et la dépression quand on se sépare et que parfois on ne remonte pas

Vie de Pascal

Il dit Je suis content que tu sois là content que tu sois revenu, regarde j’ai fait venir le soleil par-dessus le toit juste pour la fête que tu sois là, il dit Écoute j’ai les os qui s’effritent et dedans les galeries creusées des vers ou des serpents tu les entends ? –- Tu les sens ? –- Il dit Ah je savais que tu viendrais je suis content que tu sois là et ses yeux brillants se lèvent comme deux astres dessus la steppe rase de barbe noire autour du trou mâché de la bouche (ce disant il agite une main de nicotine noire de l’autre côté du grillage).

Vie de celui le jeune sans âge

(parce que c’est l’absence demandée qui compte et fait révérence) en murmure bref et léger à l’oreille de l’autre son siamois, le hayon vitré entre sa tête et la pluie (à moins que vis versa). Dès que je peux je laisse ce boulot de prisonnier de cimetière je laisse ce champ de croix piqué de trous de bosses de têtes qui pleuvent je laisse ce char à fleurs couchées sirupeuses sur caisses en bois et dedans le carton-pâte des corps décor dès que je peux, les deux mains jointes devant comme avec des menottes la tête maintenant bien droit, les yeux absents devant le flou dedans moi comme une eau qui monte en clapotis de nuit, tout ce grand froid,

proposition n° 7

Des jours que la vitre se cataracte de brume. Lorsque nous sommes venus jusqu’ici les hivers étaient durs et clairs. (Cristallins ? Comme autrefois ceux d’enfance à aiguilles de froid, suspendues au balancier sucré des branches poudreuses ? - ou c’est juste moyen de falsifier des regrets, tu crois ?) Mais le constat est partagé : j’ai déjà posté le cliché sur ma page Facebook, commenté que cette année se brouille à nouveau, tout à fait comme l’an dernier, exactement comme l’année d’avant. Depuis quelques saisons - (ne saurais dire combien – suffisamment !) - je prends la même photo, tous les matins : la même image de mélasse blême collée à la peau des journées, s’écoule jusqu’au bord du soir, floute le noir, dépasse ensuite jusqu’au jour suivant. Pas de mue pendant des semaines entières, pas la moindre brèche de bleu. Impression d’être oublié comme le haricot de l’expérience, dans un bocal opacifié de traces de doigts, au milieu du coton sali, sur le large rebord de fenêtre dans la salle de classe. (Tandis que j’écris, de l’autre côté de la vitre ici, quelques silhouettes étirées en ombre chinoise : les fûts d’arbres étêtés s’évanouissent dans le pastel baveux ; dissous dans l’humide le vague portail, la bosselure obscure de la haie dans l’émulsion blanche, et c’est bien tout). Facebook a donc balancé la photo souvenir, car Facebook me lâche ses épitaphes hasardeuses adressées à ma mémoire : « Jacques vous aimerez revoir ce que vous avez publié l’an dernier le même jour ». C’est exactement la photo de ce matin. Faudra – t’il écrire encore et encore pour percer le brouillard ? – soulever des nappes insaisissables et brasser d’épaisses volutes sans jamais rien derrière. (Enfin c’est ça que je soupire sans entrain.)

Des années que je ne cesse pas de ne pas commencer. Par intervalles irréguliers. Des précautions, des enthousiasmes évanescents, de la lenteur, une paresse. Les carnets – les cahiers – les dossiers et pages encodés dans le disque dur, aux endroits les plus paumés et les plus improbables, l’indexation fantaisiste et obsolète dès le lendemain, tout est fait pour couper court. J’avance petit poucet en perdant toutes traces. (Faudrait faire des efforts, te concentrer, rigueur et discipline. Mais j’effeuille des visages qui s’évanouissent, les mots me narguent. Je piétine sur du sable mouvant, au fur et à mesure que mes pas s’effritent le corps liquide goutte à goutte le long du carreau ses fils d’araignée froide.)

Des années que j’écris en pointillés. J’écris en pointillés entre les pointillés, je bataille contre l’effacement. En vain. Les brisures du temps impensé, les lignes raturées des temps si anciens que rien de plus rien du grand jamais ; la carcasse fatiguée de chercher le sillon des mots qui viendraient bien à point nommer. (C’est une infortune commune, n’enfaispastoutunromanmaisijustementaccrochetoic’estainsiquejelesaisbienunjourpeut-êtrenfin…, pas une si grande misère, c’est bien toi, moi, qui rechigne à l’effort, malhabile !)

Je vois trembler à peine les poissons d’or immobiles. Flottent à l’envers du rectangle d’eau secrète dans son aquarium de marbre gris. Je raconte :

J’étais de l’enterrer toi que je ne connais qu’à peu – près. (Je veux dire que je suis à jamais privé de l’usage des mots impossibles et parfaits. Ceux qui animent les forteresses, descellent les silences, consolent les statues, me laisseraient doucement fondre contre leurs joues chaudes, pénétrer dans leur ventre caresser leur poitrine de soie.) Elle me disait jusque-là : « toi tu me fais rire » et tandis que maman riait c’étaient les grelots de mon bonheur que j’agitais. (Je suis le clown de toi je pensais) et bien sûr c’était moitié dépit, imagine, rien que ça, pauvre petit fou dérisoire de sa reine… moitié fierté inouïe d’avoir gravi l’Everest (jusqu’au sommet pour cette fête de joie sans fin, un geyser dans le gosier et le cœur tambour) - et me sentir prêt à tout pour faire jaillir le rire encor, cette explosion, ce feu – cette minuscule gloire de celui qui (oui, moi le minus moi mégalo) se remplissait de toi se dilatait autant qu’il en pouvait.

À souffler sans fin sur ces jeux de braise je sens bien que je suis à côté de mes pompes - anesthésié profond dans le givre, fasciné par un nadir de glace indifférent à mon reflet d’éphémère et de rien. Pour contrer l’engourdissement, (cette pesanteur insensée qui me cloue au sol, gamin Gulliver ligoté dans son envie de rien, à côté tout de la vie m’ignore et se passe) je m’ébroue comme un chien mouillé. Je demeure ton amuseur ultime, l’indien déglingue abuseur de verroteries je me (te, nous) répète : pour le collier de ton rire je me damnerais. Tout vider jusqu’à la lie, épuiser le brillant la liesse et son ivresse. Rien laisser. Je replonge des deux mains mentales dans le coffre - crâne, je pétris tourne et remue les mêmes images en guirlande, repeins les commentaires en voix off. Un peu de bleu un peu de gris un peu d’argent beaucoup de vert.

L’homme des funérailles (le Maître de Cérémonie) est venu prévenir en approche décidée et discrète. Il est de bonne cinquantaine et convenance. Trapu. Un visage usé, frotté peut-être de tous les chagrins qu’il essuie. L’assurance tranquille de celui qui guide parce qu’il en faut pour bien diriger ceux qui s’en remettent. Il parle d’une eau jusqu’à ras la gueule du caveau, fétide, trouvée juste là, tapie dessous la plaque de marbre, et que te couler là-dedans c’est impossible. Il dit dans deux heures. Le temps de… On est plantés dans la rue qui grimpe raide le long du mur, vers la grille du portail, avec juste à côté le bac en ciment pour fleurs fanées. En face des maisons très blanches soudées par les garages.

Je regarde la photo. Aujourd’hui c’est facile on a toujours avec soi ce qu’il faut. C’est le marbrier qui. Pour prouver. On voit bien au premier plan la masse d’eau noire, et derrière, empilées, les trois plaques ocres qui supportaient la dalle. (Ils ont pas fait les joints la dernière fois a expliqué l’homme quand il me l’a montrée. Aucun.) En surface une fine écume blanchâtre, une irisation irrégulière collée à la paroi, un peu comme ces arabesques s’effilochant dans l’eau des ports. Dans le tréfonds de cette eau glacée, en imposantes capitales d’or renversées et légèrement déformées, comme une enseigne lumineuse un peu troublée sous la pluie : FAMILLE suivi du nom. En surplomb frêle et aérien le banc d’éclairs poisson-pilote : le prénom, le nom, les chiffres des deux dates - le tiret qui relie les deux bouts de la vie.

proposition n° 6

Sur la page c’est malgré moi que je dois ainsi procéder (pas le choix, j’ai beaucoup hésité, effacé, déplacé, recommencé, sans succès, c’est par défaut et sans illusion). Je tire de ma cage d’os des images du jour et de ceux qui s’en vont à peine, de ceux qui encore viennent et d’autres depuis longtemps passés. (Dans cette boîte le temps, les gens, les lieux les objets, tout se bouscule et se transforme. Tout se mélange comme dans un sac de billes, je ne sais jamais ce que je vais en tirer…) Il y a un ciel bas sur la peau d’un cimetière, des personnages de froid de pluie et divers. Dans la poignée de souvenirs j’ouvre la main sur une pancarte rase et médiocre. Une fleur de tombe penchée sur la boue ordinaire, une pâquerette de guingois sur tige de bois. Sous les croches des clous deux chandelles de rouille fines et tordues. L’annonce troue de son blanc cassé le couvercle rectangulaire d’une pierre fendue et affaissée. (C’est aussi flottant en arrière-plan l’étiquette presque carrée, coins arrondis, traits en pointillés pour les lignes, collée sur mes cahiers d’écolier. Et B. assise sur la chaise de bois derrière moi sanglote sans fin sa grand-mère décédée. Le jour se lève à peine, la salle de classe est sombre, c’est un trou de mémoire ou bien tôt un matin d’hiver). En capitales noires il est écrit que la concession est réputée en état d’abandon… prière de s’adresser à la mairie. J’isole maintenant celui-là dans le petit groupe d’endeuillés (je ne sais s’il est triste vraiment, ou bien venu par convention, ou avec une assemblée des Témoins. L’étiquette est à ses pieds. Tête baissée il laisse la prière dévider ses circonvolutions. Il se voit toquer : bonjour monsieur le maire, c’est pour l’HLM d’en bas, la chambre souterraine. Avez-vous entendu des voisins, recueilli des plaintes en désintérêt ? Depuis quand c’est vacant, pourquoi se sont-ils barrés ? — ont-ils bien nettoyé et refermé ? Bien mon salut monsieur le maire, pas loin l’autre frigorifié tord le cou vers une pastille de lumière (un bout du soleil tout pâle plaqué comme un réverbère dans le matin quand il vient). Il lape des mots d’air tel le chien d’après la course : alors ça serait vrai ! –- du provisoire ! Les corps — réveillés ! — les enterrés — des éthérés ! (Tu me chuchotes alors que c’est une histoire de père noël, un conte pour adultes.) Celle-là à boucle d’oreille serpentine a lu le message, veut vérifier : mes respects madame la maire, je suis ici venue m’enseigner sur ce qui est noté en lettres carrées : vos crocs de terre cerclés de fer, vous en cédez des lopins pour la mort d’occasion ? –- et tant que vous y êtes (une amie lui a vraiment demandé), quand les oiseaux meurent c’est en plein vol et chutent comme des pierres d’un arrêt d’ailes ? — ou bien c’est sur la branche qu’ils finissent brisés net dans un hoquet du ciel ?

Émoi madame ma mère, je suis là tout paumé dans l’en bas. (C’est à cet endroit précis que ce jour, ceux qui coulent dans un grand couloir gris, et ceux qui demain s’en viennent, s’enroulent comme un tapis et m’emmêlent. Je voudrais les chasser de cette feuille. À coups de pieds à coups de poings à coups de fatigue et surtout de rien, mais ils s’incrustent, réclament mille fois toute la page, mille fois j’hésite j’efface je coupe, par défaut sans succès sans place et sans illusion.) Je veille inerte contre ton canot d’hôpital, je suis papillon refermé sur la paille lisse de tes doigts. Je caresse jusqu’à plus jamais l’écorce de ton crâne nu sous sa mousseline de soie. Je vois tes yeux bleu d’acier, la rive infime d’une ride, la brume de ton sourire fané. Sous la grand-voile des souffles rauques je navigue à l’aveugle sur les grands fonds. Les étraves d’antiques images pariétales, inquiètes lasses ou rieuses, sont ancrées à l’orbe claire de ton front. En toi perdue dans ce lit je vous reconnais fille et père confondus. En toi chaque jour un peu plus qu’hier le murmure doux d’un homme vieux avance à pas rétrécis, creuse ta tempe. Dans sa coquille je sens frémir l’étroite cuisine, le fourneau brillant fait ronfler l’incendie vorace des cercles de fer… Pardon monsieur le maire ici c’est moi et j’écris mal. Je sens dans ma main le frisson d’une onde chaude où tremble une main. Pardon maman à l’heure encalminée, sans pouvoir ni savoir mieux, doucement je nous souris. Je fredonne grave dans la gorge comme un chat ronronne, sans rien connaître du parler essentiel à la vie, au jour, à la fraîcheur du vent ; ni jongler les mots d’amour — derrière la vitre, de l’autre côté de nous deux amarrés, sous la colline enneigée grimpe raide la cicatrice d’un chemin — ni ceux que l’on n’a jamais sus… Pardon maman à l’heure embusquée, c’est pour faire un peu un durer c’est pour faire cesser pour essayer de caresser pour faire semblant d’avoir encore du temps ; c’est ma langue d’érosion, ma fragmentation intérieure. Je m’use friable et tendre, tendre je m’amenuise. C’est pour le repos c’est pour nous bercer c’est pour toi muette.

Pardon monsieur le maire –- les oiseaux et les mères quand ils tombent, depuis le ciel ou depuis les branches, et dans les radeaux des lits, est-ce que leur cœur une dernière fois baratte des couleurs, du noir et tout le froid de l’hiver ? Est ce que leur cœur brûle une dernière fois de voler à l’envers dans vos trous sans lumière ? Je tiens dans ma cage d’os la fleur de guingois, j’effeuille son unique pétale métal : le titulaire de cette concession est prié de se présenter d’urgence en mairie, concession expirée.

proposition n° 5

… me suis revu tout gosse dans sa bulle de verre (gamin boudeur, assis par terre, le front soudé aux jambes repliées, entourées serrées dans l’anneau des bras –- une odeur de crasse, de morve délicatement salée sur mes lèvres gonflées, le pointu de la langue pour lécher, une âcreté de sueur, le corps liquide, c’est venu dans un éclair, un raté de la pensée, ou une encoche, un accroc –- des voix basses à l’étage ou derrière une cloison, fulminent ou bien déchirent –- la rage noueuse des hoquets –- puis c’est parti d’un coup, d’un coup plus rien) — retour à la boule à prière vue d’en haut, boule à pleuviote, boule à bruine vaporisée en toute légèreté depuis le ciel bas jusque sur le champ de croix et de boue. Nous tous bien rassemblés dedans le presque brouillard : les deux sentinelles graves du corbillard, les deux désœuvrés du camion benne, le petit caillot fluctuant encore des personnages miniatures, hommes et femmes, (manteaux sombres, foulards, chapeaux, bottes tachetées de brun, quelques bijoux torsadés — poitrine, poignets, et aussi une étrange vrille, sorte de bigorneau doré sous une oreille — un peu trop voyants, j’ai pensé, un peu trop toc ou ostentatoires, mais les goûts mais les couleurs…) –- circulent un peu de la communauté des uns vers nous les autres –- interrogent, portent-parole et félicitent — merci d’être venus -– merci pour elle –- au milieu de vous -– approchez-vous pour l’entourer une dernière fois – vous êtes de la famille ? — laissez-moi tranquille je vous dis –- sous ma prairie d’immortelles –- mes postillons de cris –- mon ventre de bois et ses chancres de poussière –- non, de l’hôpital, des soignants… ; on a pensé en sous-entendu que c’était drôlement bien organisé (haussements d’épaules furtifs, recouverts d’une pellicule d’humide soyeux, et regards en pointillés, fantômes de sourires à peine esquissés du coin des yeux qui brillent) –- bien organisé — quand le grand filiforme à chapka en fourrure synthétique a déployé le micro sur son pied luisant tout maigre ; à côté l’assistant a fait surgir la boîte noire de l’ampli, très discrètement et avec efficacité, un peu comme dans le tour de magie : je coupe le ruban là voyez ? Ici j’attache les deux morceaux séparés, je fais un nœud solide — vous voyez le nœud ? – tenez tirez dessus, maintenant soufflez ! — oui soufflez dessus : l’air de plus rien comme avant et pourtant voyez oui regardez bien ! –- et vous savez pour la maison et l’héritage … la famille ? –- Celui-là qui tout à l’heure a rejoint celui-ci sous le haillon parapluie — se penche très discrètement vers l’oreille du précédent ou vice-versa mais c’est trop loin. Il me demandera mais qu’est ce que tu as fait de nos affaires ? C’est ça qu’il dira mon père ! Ils ont pris le Far qu’il rallumait le matin, il demandera mais qu’est ce que tu en as fait ? –- qu’est ce que je vais lui dire ? Voleurs, c’est des voleurs ! –- Nous sommes ici pour… — une première pincée de mots, fragile comme la virevolte inaugurale de trois flocons, une minuscule danse sur la pointe de rien ; ça a suffi a tourner les yeux vers l’homme à lunettes et chapka fourrure, ça a disposé les corps en demi-cercle, aux deux extrémités du cercueil –- côté proue l’homme collé au micro et sa bouche pour les mots –- l’air partout peu à peu zébré de petites touffes de parole, de silence, et une étrange attente d’indéfini, côté poupe mélange de soupirs, d’impatience, de raclements de pieds –- un chuchotement étouffé –- et puis comme le rétiaire et son filet , sur nos têtes des filaments d’images pâles et irréelles, tremblantes et froides comme des soleils d’hiver — nous sommes ici pour accompagner Christiane –- réjouissez-vous, ne soyez pas tristes –- corps de Lumière… Heureux et réunis à jamais dans le Royaume –- à droite le trou bordé de ses sacs blancs pour reboucher –- des histoires de père Noël –- ça lui a fait compagnie… Et il essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort n’existera plus ; il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur –- j’étais trop lente et j’aimais beaucoup colorier, vous avez vu comme ça brille, venez voir monsieur Jacques !

proposition n° 4

Quand la plaine devient plus lourde c’est quelque part juste après Belleville : deux routes couchées sous une sorte de ciel se coupent à angle droit, pile sous les panneaux en triangle, pointe en bas. D’un côté les bâtiments cafardeux de la zone industrielle. Puis le panonceau de la déchetterie. À un ou deux kilomètres peut-être, dans la direction opposée, le parking boueux, coincé entre sa barrière de gros rondins et le mur d’enceinte du cimetière morne. En descendant de voiture le camée des flaques dégradées de gris. Derrière le mur une armée décimée de petites croix rabougries au bout des dalles couchées — (parfois en marbre, souvent plus grossières, pierre mangée de mousse ou béton) — au bout des rectangles d’herbe miteuse, au bout encore des chaînes de rouille pour tracer les dernières limites. À l’extrémité droite de l’enclosure un morceau de pré encore en friche prévient. Quand la plaine devient plus lourde c’est la Toussaint fardée de fleurs presque toutes délavées, comme une urgence que tout se confonde et s’efface. À l’horizon les cils piteux d’une crête d’arbres dépenaillés. Entre deux croix le dernier trou d’ombre et de froid, son gril de côtes orangées et luisantes, la gencive édentée de la bouche de glue. Au bord de la gueule trois grosses panses de terre aux anses usées et ternes comme des mues de serpent, trois poches bombées comme pour livrer le sable ou les graviers de construction. À l’arrière plan au bout de l’allée pelée deux hommes attendent, en habits de travail gris, adossés au camion benne avec sa petite grue. Un peu plus en avant le long corbillard et sa frise d’arabesques vieil argent. Sous le haillon ouvert en auvent un homme assez mince et grand, vêtu de noir, la tête légèrement baissée. Celui-là se tient raide, empesé, les mains croisées devant lui, tel un qui serait menotté avant d’être embarqué dans un fourgon de police, mais c’est seulement pour la pluie qui tombe un peu, et aussi parce qu’il faut bien se protéger et montrer déférence. Celui-ci, son siamois, vient maintenant le rejoindre. Les deux réunis ne se parlent pas et regardent droit devant, par instants et par respect. Puis baissent à nouveau la tête. Devant la fosse le cercueil camus en bois brut et blanc, perché comme un insecte à pattes d’aluminium… Autour, en demi-cercle une petite troupe compassée. Un au micro déroule les boucles d’une prière à rallonge. Elles s’élancent depuis ses yeux mi-clos, traversent les lunettes carrées, rebondissent, tournent entre les têtes, puis s’ébrouent dans une litière de mots fervents et feutrés. C’est pour remercier du royaume certain et des résurrections à venir. L’orant célèbre l’immense consolation de ceux qui croient aux corps immarcescibles bientôt réunis. Il lève parfois les yeux sur la barque pas encore lancée. Posées dessus deux urnes funéraires, deux passagers d’infortune avant le grand départ sur les lacs verdâtres des entrailles de la terre.

C’est là-bas que je t’ai retrouvée. A. m’avait envoyé un mail pour me dire le jour et le cimetière. (Il m’a dit également, tout en effleurant les croix d’un regard circulaire : j’ai plein de famille ici et puis là, et encore là-bas, c’est ma tante, tu vois ? — (Non, je ne voyais pas, mais ce n’était pas vraiment important). Ceux de l’hôpital, des connus plus une nouvelle étaient assemblés autour de moi, le plus ancien, parti depuis déjà quelques années. J’ai pris par petits bouts des nouvelles de l’absence –- mâché et digéré les réponses aux informations demandées pour combler les brèches du temps — meubler les blancs de ce qui était advenu, et comment tout ça me mènerait bien à grandes enjambées jusqu’à aujourd’hui. Enfin ça tracerait des phrases, des blocs de paragraphe et peut-être même des livres si un jour j’écrivais. J’avais la mémoire de tes cris –- tes larmes à gros bouillons –- les voix qui te possédaient –- ceux du voisinage qui t’espionnaient dès que je décroche j’entends un clic, on m’écoute — je le sais ! Je vous le dis, c’est sûr, chaque fois je l’entends le clic ! –- j’avais les images de toi, voûtée jusqu’à presque bossue, traînant ta filoche à grosses mailles et tes galoches, balançant ta maigre tête de cordes et de cendre. Tu conservais les urnes funéraires de tes parents dans leur chambre devenue mausolée ; tu entassais partout sans jamais jeter : poubelles, emballages, déchets. Des rats couraient. J’avais gardé un peu de ta grisaille et beaucoup tes couleurs, tes monsieur Jacques et tes coloriages. J’avais encore dans ma main l’empreinte de ta main. Les collègues de l’hôpital de jour m’ont dit que tu avais été retrouvée étendue morte sur les marches devant ta maison. Ils ont ajouté que tu venais tout juste de sortir de plusieurs semaines d’hospitalisation –- que tu avais enfin accepté un traitement –- que ça avait été long — oui j’ai dit, …à peu près 50 ans… (la nouvelle infirmière a souri tristement) –- que pendant ton absence ta maison avait été entièrement débarrassée. Que tout le monde te trouvait étonnamment calme et apaisée. On mettait vite sur le compte des médicaments et de l’âge… Ils ont ajouté qu’ils avaient insisté pour que les urnes t’accompagnent, que vous soyez enfin tous trois rassemblés sous le drap de terre.

Le cercueil blanc et son cimetière tout aplati au milieu de rien, pas loin du moche des usines et des déchets, ça m’a fait revenir un regret lancinant de vieux villages, les églises perchées et juste à côté la couronne des morts posée sur les toits de lauzes des vivants ; en hiver les plumes des fumées pour emmêler tout ça à tire-l’âme. J’ai pensé à tout ça, à peine revenu d’un pèlerinage familial récent. Ces journées d’octobre à rouler, marcher, errer de village en village, à saute-cimetière aussi comme je fais toujours dans ces cas là, à travers les collines et les causses du Lot et de l’Aveyron. M’est revenue une histoire dont j’ignore ce qu’elle tresse d’entendu et d’imaginaire, une qui rejaillit à intervalles, comme ces rêves à répétition, ceux où je crache des dents ou repasse des examens. L’histoire parle d’un enfant mort très jeune, d’un cercueil blanc, d’une femme inconnue, châtelaine invisible des couloirs de sa neurasthénie. Ils écrivaient ça les médecins de l’époque ; et mon père, voyant sa mère s’enfuir nue entre les cèdres sombres du parc, courait à sa poursuite avant de se jeter infiniment dans ses bras, un peu comme on s’effondre au ralenti dans les films et un souvenir d’enfant…

J’ai jeté trois immortelles –- surpris une nouvelle fois de leur légèreté à diluer la couleur à travers toutes les ombres -– j’ai lâché trois immortelles séchées. Elles ont augmenté sans bruit le petit coulis de pompons d’or et de pourpre sur le couvercle de bois blanc. J’ai doucement laissé s’envoler trois flocons d’immortelles et j’ai pensé à la chanson de Bashung : As tu vu ces lumières — Ces pourvoyeuses d’été — Ces leveuses de barrière — Toutes ces larmes épuisées — Les baisers reçus — Savais-tu qu’ils duraient ? –- Qu’en se mordant la bouche –- Le goût en revenait. –- et les temps inconnus, ceux d’avant même les mots perdus –- si seulement je savais où ils dormaient — et qu’en se mordant la bouche…

proposition n° 3 bis

Les intersignes avertissent d’une mort à venir : proches, amis, ou caricatures de superposition : celles en silhouettes peintes aux décors répétitifs du quotidien, par hasard, par habitude ou par nécessité, souvent sans état d’âme identifié. Les intersignes témoignent de la porosité entre le monde des vivants et celui des disparus. Les intersignes sont comme l’ombre projetée en avant de ce qui doit arriver. écrit A. Le Braz

on dit encore qu’issue d’une source universelle, telle un schibboleth d’humanité, l’ombre projetée abrite en secret les reflets multiformes de mimiques étranges et familières, la trace persévérante de gestes retrouvés, cristallisée dans l’arc de leur suspens, l’écho morcelé de pensées en lambeaux, la vibration ténue de voix soulevées avec l’infime poussière d’images évanescentes, délicatement tristes et surannées. Comme si, écartant d’un geste vif et irréfléchi une tenture, derrière l’écran apparaissait pour chacun le miracle d’un visage blême et glacé mais enfin reposé. Il s’emparerait alors en un instant de tous nos traits nos gestes nos pensées prendrait possession de nous depuis son lieu d’obscurité vierge, puis replierait sur nous le ciel immense de son aile sombre

ombre tapie en nous, une sève abondée de millions d’autres sèves, un réseau vibratile d’autres mots d’autres sucs d’autres silences d’autres ombres et tous ces fleuves déversant l’émail plomb et argent d’une onde immobile et contenue, sourde et frémissante, en surplomb de lèvres de terre et d’angoisse –- il nous faudra résister encore une fois à la nuit profonde et boucher nos oreilles aux chants des sirènes invitant à l’apaisant sommeil et à l’antique désir de dormir

dormir c’est bientôt c’est dans plus tant longtemps ou dans un peu encore c’est de toujours comme une terreur mais sa grande trêve, le répit douloureux d’un rêve amniotique tenu serré fort dans l’empreinte orangée du minuscule poing dressé.

Pour l’heure demeure, à ses berges longues, vertes, et hallucinées de pierres blanches, l’allure silencieuse d’inconnus passant lentement — s’inclinent à peine d’un hochement, promènent à leurs pas les chiens de bave de boue et d’eau, ou bien courent après leurs gosses en genoux croûtés, trop petits sur des vélos trop grands.

proposition n° 3

Les quatre bénédictions :

1. Bonjour De Turenne Jacques,

À l’occasion de cette fin d’année, les fournisseurs d’énergie incitent les ménages à réduire leurs dépenses énergétiques.

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2. Bonjour mon ami Jacques,

Ta vie est tellement courte, ne la brûle pas par tous les quatre bouts, la féérie de Noël consomme avec toi et brillantes tes aiguilles de sapin. Tu vas recevoir le colis pour l’année lumière si tu demandes vite ! Les nombreux sont limités alors dépêche toi de prolonger !

3. Bonjour mon ami,

Le tirage aux sorts de l’huissier a multiplié les messages de ton adresse bénie. Sois bien réjoui du marabout de tous tes problèmes (électricité - amour – santé - argent – bonheur). Un seul coffret d’ampoules !

4. J’ai pourtant sonné quatre fois. Personne !

proposition n° 2

…il est assis derrière son Underwood, la pipe aux lèvres. Au bout des fines pattes métalliques de la machine-araignée les mots s’affolent et se débattent, s’engluent, soubresautent, tremblent, et s’embrouillent plus encore dans l’onde étoilée de l’arantèle…

…je crois bien qu’il fabrique une épopée d’amor des hommes et de leur longue peine

galeries d’instantanés en arrêt sur image, lambeaux sanguinolents de chairs à vif, gorgées de coups et d’échos de voix fantômes, escadrons d’hommes et d’animaux piaffants, fonçant vers l’assaut final, sabre au clair, pantomime furieuse d’uniformes bleus et gris en manœuvre dans la marmite de l’histoire, la Grande, et les petites –- celles qui chantent pleurent et crient en rejouant les batailles, deux enfants encore à l’ombre de leur nourrice, noir et blanc, trois bouts de bois au bord de la rivière entre ses berges de canyon — celles (les histoires) racontées sous la balafre froide du fusil de l’ancêtre, cousue à la face du mur comme une bouche et son pli d’amertume, et toujours enfermés et prêts à surgir un voile de poussière âcre et des vociférations de rage, de peur, de souffrance, toute cette comédie tragique…

infusés l’arbre l’eau et sa fenêtre, sur la branche l’amour de sève et de terre mouillée

en somme les scènes, coulisses et boiteries hasardeuses et inévitables de l’existence (la sauvage, la mondaine et la passe-partout, la misérable l’opulente et la moyennement satisfaite, la noire la blanche et le métis bellâtre - oisif - séducteur et bientôt fugitif), et jamais l’une sans les feux, les cases, les galeries, les escaliers, les tableaux et les grimaces des autres — dans la sueur, l’imprécation, les digues, les sacs de sable, les couteaux, les montres…

l’amour de poings, d’avions, de boue, de cirque et d’abandon

par la scie et le marteau
pour les planches et les clous des cercueils et des croix
par les cris hallucinés
pour l’amour terre mouillée et l’amour de sève
par les balles de flocons blancs
pour le chœur rassemblé devant le prisonnier.

l’amour de furieuse folie

donc en suspens au-dessus de la cheminée (le fusil) méticuleusement nettoyé, graissé d’une peau de métal et de feu, prêt à tonner de sa colère toujours neuve, avec la poudre de défaite et la balle d’humiliation… — les deux mains nouées en étau sur la gorge, le collier de doigts verrouillé à l’emplacement d’anciens anneaux de métal et nerfs de chaînes — les bulles du temps et ses images crevant longuement une à une la surface du marais, la géométrie sinueuse et encombrée de souches alligators dans le bayou fétide, les épaules carnassières du Vieux chargées de fagots de cadavres en navigation brusque et erratique, îlots putrides de chevaux aux pattes enchevêtrées, les yeux éteints enfiévrés d’une lave de mouches vrombissantes, mulets au ventre gonflé, femmes et hommes en loques ou tuniques rayées, crête filiforme des poteaux télégraphiques sur la nappe fangeuse –- au loin sur son trait d’horizon un panache de fumée tire en silence sa roue à aube invisible…

…je crois qu’il se fictionne à la vie

Maintenant William ôte lentement ses pieds de la balustrade — se lève du rocking-chair balançant doucement encore sur la galerie, pénètre dans l’obscurité zébrée de raies lumineuses lancées depuis les planches à claire-voie du corridor, filins jetés aux mains suppliantes tendues depuis le tréfonds d’une eau morte, (un couloir étrange et familier mille fois parcouru et insu – recel de méfiance, d’amour, de haine, de folie, de peur inépuisable, bouillon éternellement ressassé dans son chaudron d’infernale et rouge pénombre, qu’il (William) connaît et arpente sans vraiment…) — il avance dans un tourbillon de mirages protéiformes et farouches, impitoyables, résistants à tout bataillon, à toute discipline –— qu’elle soit militaire ou de lecture apprivoisée du monde, raisonnable et cadencée au pas hygiénique des conquêtes de l’esprit sur l’étendue farouche des passions et des terreurs.

en dresse inventaire

Non. Il s’empoigne avec ceux-là (les mirages) qui font procession de leurs voix souterraines et emmêlées, apparaissant et disparaissant, surgissant et s’évanouissant, déployant leurs rhizomes et imbibant la matrice du rêve par secrète et obstinée capillarité, comme la fleur de sang ressuscite et brasse avec elle toutes les blessures exhibées et adorées, honnies et flétries –- la flamme glorieuse des luttes héroïques flottant à côté des chiffons troués des redditions honteuses — le souvenir brûlant de la lame et de sa déchirure mêlé à la puanteur du grognement, des deux côtés du manche). Il parcourt le lit étroit du corridor prolongé sous ses pas et à sa rencontre vacillent des rectangles entrebâillés sur des apparitions fragiles et bouleversantes –- chacune occupée à étayer, bousculer, déloger et effacer l’autre, comme un édifice branlant de cartes, une alchimie inouïe de silences –- odeurs — souffles — rumeurs — mots et visions en cascade –- (parfois ce sont des contours de visages flottant comme des poissons blêmes, parfois les réduits ou les salons qui les abritent, les charrettes et cabriolets grinçants qui les transportent, parfois les bancs d’un culte, parfois un juron, parfois moins…) –- il pousse loin le songe qui accompagne ses pas –- (cette étrange combinaison d’attelage où jamais ne s’établit clairement qui conduit l’autre –- le rêve ou bien le rêveur –- qui tire ou bien qui aiguillonne — de la bête écumante aux naseaux, les flancs en eau, ou du nègre sous cache-poussière et haut de forme, le faisceau de veines comme des cordes prolongeant le nerf du fouet jusqu’au claquement de l’air immobile dans son soleil liquide.)

la vie – la mort – et nous tous ceux d’entre-deux…

Une chambre minable et sa paillasse miteuse, un enfant vêtu de rigoles sales sur les joues, les lèvres remuent sans pourtant rien, un avion-guêpe allume et éteint son bourdonnement en traçant des huit dans le carré bleu du mur — un salon feutré de tentures lourdes et poussiéreuses autour du trou aveugle d’un piano. On donne une réception, les invités d’apparat se croisent sous le lustre imposant, saluent poliment le rêveur d’un hochement de tête empesé. Tous se retournent discrètement sur lui. Il se voit s’éloigner de dos. Nu. Une femme élégante en robe à crinoline et médaillon de rubis en pendentif. Elle rit, perchée derrière sa main en coque. Crochetée au bras d’un homme bien mis, moustache fine, veste cintrée, motif pied de poule, son double en cravache et bottes de cavalier, elle glousse à son oreille. Il voit alors très nettement briller ses dents derrière l’ouverture rapide des lèvres et entend « Bill ». Il s’écarte rapidement et s’étonne sans surprise de cette débauche où se démultiplient les hommes et toutes leurs fulgurances sang-mêlé…

…derrière chaque mot l’entre-moi derrière chaque moi l’antre-mot…

proposition n° 1

Un regard de mille ou nulle part. Je découvre une photographie que je viens de prendre. Soit juste à l’instant, et je la visionne sur la petite vignette de l’appareil, soit le plus souvent à distance sur l’écran de l’ordinateur. À peine distincte sur la surface lisse et brillante (une vitre –- une vitrine –- une pièce de métal, le marbre luisant d’une sculpture…) ma silhouette floue et presque effacée apparaît. D’abord un filigrane. Puis un visage caché derrière le groin de l’objectif pointé sur moi. Je reconnais en vis-à-vis mon buste, ma silhouette que je n’aime toujours pas trop, le sweat-shirt bleu clair, le col toujours un peu de traviole. (Je me dis alors : et merde, raté !) Une autre fois c’était le visage de C., flottant de manière irréelle et spectrale. Il errait, suspendu dans la minuscule nef de la chapelle sombre. (Capturé à travers la petite vitre ronde de la porte d’entrée verrouillée — huis de bois épais et écaillé, grosse serrure métallique rouillée). La tête pâle flottait entre deux eaux –- détachée de corps –- la vitre poussiéreuse percée dans la porte lui faisant médaillon — elle me regardait et me traversait sans voir. Dans la plupart des circonstances de survenue de reflets j’ai pu constater ce curieux phénomène : l’apparition — totalement invisible lors de la prise de vue -– en venait progressivement à s’accentuer, s’affirmer, et à transmuter les autres éléments supposés réels, les dispersant en ondes vagues, vestiges et vertiges, qu’elle roulait et tirait à sa suite comme queue de comète ou traîne souillée de mariée pressée.

Cris. Bris sonores – froissements et déchirures de cris chaque fois que je passe à côté d’une cour d’école à l’heure de la récréation. Les hurlements stridents cognent et rebondissent entre les murs arrachent des bouts de ciel, de rue, de jour, s’accrochent et griffent comme des barbelés autour de mon front, plantent leurs lames dans mes oreilles. Je ne m’explique pas comment tant de dureté, comment vivre totalement dans le gosier brûlant, dans parfois les larmes et les clous des cris, et pourtant si vite dérobé par d’autres jeux.

Je remâche le rêve rouge d’une femme sans tête venue réclamer un enfant mort. Elle marche en silence dans une école déserte aux murs noir et argent ; ils cassent des angles vifs à grands couteaux –- des triangles blancs aigus en fissures d’éclairs froids. (Comme les traits d’un manga déchiquètent l’œil.) Toujours personne. Recroquevillé de terreur et dissimulé à moi-même je sais bien qu’elle m’a tué.

Des hommes solitaires, marchant sans fin au bord de routes distinctes, le monde en défilement autour. Le premier, petit, tordu sur lui-même comme un cep, casquette, gilet jaune fluo pour se signaler sur cette rive de nationale. Tous les jours il accomplit le même trajet à marche forcée, la tête penchée vers le sol. Il tient souvent un sac plastique de la main droite et conserve un bâton de marche coincé sous le bras gauche. Short en été, jambes bronzées et noueuses, jean en hiver. Il avance sans regard tiré par un fil invisible.

Le deuxième est très grand, vêtu d’une longue gabardine décolorée et défraîchie. Il avance tête haute et d’une marche soutenue aussi –- il est ce mouvement, ce coin du corps s’enfonçant dans l’air au bord de la départementale étouffée entre ses rideaux d’arbres. Derrière l’écran vert l’océan invisible scintille.

Le troisième a un short noir, des jambes fines et bronzées, un T-shirt vert éclatant. Il pousse son vieux chien Victor –- un pointer couleur poussière, à tête lourde et amicale, dans une carriole à trois roues bariolée de rouge écarlate. Mikaël et Victor vont de Zelo Buon Persico en Lombardie jusqu’à Paris. Ils avancent enveloppés de buée et d’hiver parfois bleu souvent gris. Ils poussent des pas et soulèvent des fonds. Mikaël a écrit sur le site où l’on peut suivre les étapes et photos de sa progression, et où certaines s’étonnent de son peu d’équipement : « que les grand-mères et les mamans soucieuses de ma santé physique ne s’inquiètent pas, tout ce qui ne m’est pas utile me pèse, quant à ma santé mentale c’est trop tard il aurait fallu s’en occuper il y a 23 ans. »

Ces quatre là et tant d’autres inconnus, les colporteurs de pas font tourner le monde.

Un dessin noir et blanc lié dans ma mémoire à « Alertez les bébés » d’Higelin. Au loin un volcan crachait une lave uniforme de Bébés tous identiques. Une marée de corps poupins et toujours le même visage : un défilé de masques graves et absents.

Des murs et des couleurs humides où c’est la mélancolie le papier peint.

Je le vois ce jardin à l’abandon, une profusion d’herbes brouillonnes et de broussailles touffues et baveuses comme les taches d’encre sur un papier buvard. La séparation entre les deux maisons a disparu dans ce bouillon confus de vert sombre. Je suis enfoncé dans le sol jusqu’aux aisselles, je pense « comme une dent dans sa mâchoire », je pense à une extraction récente puis à la dentiste qui ayant récupéré son trophée tombé au sol, l’exhibe en commentant sur la petite racine –- mais je ne peux pas bouger –- le chat allongé sur mon bras gauche pèse chaud et lourd.

C’est une station balnéaire je vois le sable, je sens la mer et son bord sans les voir. Le train du circuit touristique comme tous les petits trains : chargé de parents et leurs gosses assis dans les wagons en file derrière la loco — la cheminée évasée en toc, et les fausses roues peintes. Le train évolue en marche arrière de plus en plus rapide, dévore les dunes à toute allure, dévale des combes. (Je pense : comme sur un grand huit !) Dans le wagon arachnéen et bringuebalant l’angoisse augmente avec la vitesse qui pourtant ne génère pas de secousse, seul le glissement absurde et accéléré du paysage rembobiné. À l’arrivée au loin la vision panoptique du rêve me révèle que des enfants se dissimulent derrière des masques de plomb, se munissent de pierres et de bâtons. Je me réveille pense « stick and stones may break my bones », me demande…



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1ère mise en ligne 18 décembre 2018 et dernière modification le 8 mars 2019.
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