François Duport | Mélancollie du ciel

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Mini bio et liens à compléter.
proposition n° 1

La femme a entrebâillé la porte avec un regard suspicieux, à peine de quoi laisser passer un rayon de lumière, à peine de quoi appréhender l’intérieur de l’entrée octogonale, juste assez d’espace pour voir le parquet en chêne et les doubles battants ajourés de carreaux de verre menant au salon en enfilade. L’homme qui lui fait face ne parle pas. Il a habité ici ; il y a très longtemps, trop longtemps. Il se tait. Il est dans le quartier par hasard, pour le travail. Jamais il n’aurait pensé remonter l’escalier qui conduit à cet appartement du deuxième étage ; jamais il n’aurait pensé que quelqu’un lui aurait ouvert. Le souvenir de ce lieu était enfermé à double tour dans sa mémoire comme un secret douloureux. D’ailleurs, pourquoi est-il là ? Lui-même se pose la question ; sans doute pour retrouver la lumière qui traverse en permanence la pièce centrale ou juste pour savoir si la baignoire en fonte trônaît toujours dans la salle de bain. L’idée lui était venue en remontant la rue Gallieni. Il reconnaissait le quartier. À l’approche du carrefour, il vit la pharmacie du rez-de-chaussée de cet immeuble du XIXe siècle formant un promontoire sur la place. C’est ce qu’il lui avait plu à l’époque. L’appartement était une balustrade d’où il était possible d’observer la vie du faubourg. Il aurait voulu raconter les dix années qu’il avait passées là. Mais la femme repoussa la porte dans un claquement brusque comme si elle avait pris peur.

proposition n° 2

Le salon formait un triangle dont la pointe se terminait par une double fenêtre en bois écaillé. Ouverte, elle donnait sur un parapet en béton protégé par un garde-corps en fer forgé peint en noir. Les habitants s’asseyaient souvent là comme une vigie sur la ville. C’était le lieu idéal pour lire. Les rayons entraient par cette fenêtre le matin et se déplaçait dans la pièce indiquant le temps qui passe comme un cadran solaire. La lumière croisait les lattes du parquet et les moulures du plafond formant un camaïeu. Côté ville, l’immeuble était à la jonction de six rues. Le bruit des véhicules brulait l’asphalte par vagues successives. Les camions des entrepôts amorçaient le ballet à l’aurore ; les voitures poursuivaient le manège à l’ouverture et à la fermeture des bureaux ; puis venaient à heure régulière les sonneries de la récréation, le tumulte des jeux d’enfants de l’école d’à côté ; le week-end le silence du carrefour était entrecoupé par le passage de moteurs à explosion de toutes tailles. C’était le lieu qu’avait choisi la femme pour fumer une cigarette le soir quand les lumières de la ville se mélangeaient avec la mélancolie du ciel.

proposition n° 3

L’homme se retourna. Dans la cage d’escalier, la même odeur tenace de poussière comme si les propriétaires avaient décidé de se désintéresser de l’entretien des parties communes. La peinture s’écaillait comme des fleurs malades aux couleurs grisâtres. À chaque étage les plaques de fontes pour accéder au compteur gaz dessinaient un œil cyclope avec sa fente centrale. Seuls les marches et sa rampe semblaient être cirées régulièrement, lustrés par les pas et les mains des habitants qui soir et matin montaient et descendaient trainant courses, enfants et fatigue. Il promenait son regard avec nostalgie, s’arrêtant parfois pour se retourner voir si la femme n’avait pas changé d’avis. Au rez-de-chaussée, il appuya sur l’interrupteur en porcelaine et poussa la porte d’entrée. Son rendez-vous avait lieu dans une demi-heure, avenue du capitaine Glarner dans des bureaux neufs, assez de temps pour passer à la pharmacie et boire un verre au comptoir chez le Kabyle situé de l’autre côté du carrefour.

proposition n° 4

En remontant vers le périphérique les anciens entrepôts attirent désormais des pépinières à start-up ; on appelle ça incubateur. Au métro Garibaldi, des vendeurs à la sauvette proposent des cigarettes de contrebande ; la bouche art-déco, comme une artère fémorale, déverse un flot humain. ID’ici suffit de marcher 5 minutes pour atteindre les puces de Saint-Ouen. Un peu plus haut, les trafiquants de shit et de crack ont mis en coupe réglée immeubles et halls d’entrée. Des chinois du Yuan ont repris depuis belle lurette le bar-tabac de la mairie. L’immigration conserve les grands boulevards. Mais, à y regarder de plus près, les quartiers populaires reculent au profit d’une implacable gentrification. Même la municipalité a tourné casaque aux dernières élections chassant les communistes de ce fief historique. Paris absorbe la petite couronne, comme en son temps, au XIXe siècle, la capitale avait pris possession des faubourgs. Le périphérique reste une frontière symbolique face à une transformation sociologique que l’urbanisation grandissante efface. Demain Saint-Ouen sera un arrondissement parisien au même titre que Montreuil ou Bagnolet.

proposition n° 5

Le café de Saïd, L’amertume, résiste. Il attire une clientèle de quartier : des poivrots qui se réchauffent à coup de jaunes mal blanchis, des chômeurs en attente d’une croissance à jamais perdue déprimant devant un petit noir, des arabes de première, seconde et troisième génération qui ont fait du lieu une oasis de discussion. Visage émacié, râble derrière son comptoir, Saïd interpelle le cousin et la voisine avec la même constance. Son couscous à 9 euros est un incontournable avec au menu : nappes et serviettes en papier crépon, assiette sans artifice, couverts en inox, ballon marbré de calcaire et pichet de rouge. Chaque midi il fait carton plein, brassant les populations du coin. Il commanda un Perrier tandis qu’un type hirsute et édenté posait ses lèvres amoureusement sur le bord de son verre afin de ne pas perdre la moindre goutte du précieux liquide et enfin calmer ses mains tremblantes, veinées de bleu, calleuses, mains de travailleurs, mains d’ivrogne, mains de pauvre. Une longue respiration et puis prendre en tenaille le ballon à moitié vide pour le boire d’une traite avant de lâcher une salve : « Eh, Saïd, tu me remets la même chose ; j’ai le gosier à sec. » provoquant l’hilarité générale.

proposition n° 6

Il avait rendez-vous dans l’ancienne rue des docks. Là où la SNCF avant-guerre déchargeait charbon et matériel pour les industries du coin. Le capitaine Glarner, mort pour la France, jeta le premier coup de pioche. On débaptisa le lieu dans un effort de reconstruction en élargissant la voie qui s’acheva pendant les trente glorieuses l’emmenant dans l’impasse des 30 piteuses. Il chercha l’adresse de l’incubateur Agoranov en remontant l’avenue anonyme. Désormais la novlangue absorbe la moindre parcelle du territoire : un zeste d’ » Innovation », une larme de « Lab », une rasade de « Tech », saupoudré le tout de « Transition » pour faire bonne figure. Soyons « Loft », vivons « coworking ». Demain le travail sera libre. La Startup Nation est entrepreneuse, se moque des résistants, des prolos et des chômeurs longue durée. Foin du passé, à bas le présent, on construit le futur.

proposition n° 7

Le chantier ne laissait plus de place à l’espace public. L’allée de platanes avait disparu. Il restait juste un banc avec une latte transversale orpheline. Le promeneur posait ses fesses face à un immeuble en attente de démolition aux ouvertures obstruées par des parpaings, aveugle. Pourquoi avoir conservé ce banc ? Alors que l’avenue en possédait une dizaine. Il s’assit, chercha dans ses poches un paquet de cigarettes et son briquet. C’était la ballade habituelle du dimanche après le repas. Au début, elle servait à endormir l’enfant dans sa poussette, puis il fit ses premiers pas. Plus grand, il joua à cache-cache derrière les arbres, pédala avec son premier vélo stabilisé par les deux roulettes à l’arrière, là qu’il tomba s’égratignant les genoux, qu’il pleura et rit d’avoir déjoué la peur. C’était avant le déménagement, la séparation et son départ à l’étranger, avant que le temps efface les traits de son visage dans le brouillard des souvenirs.

proposition n° 8

Il pleuvait le jour où il apprit le départ de son enfant pour ailleurs. Il rumina l’information pendant tout le trajet entre porte d’Orléans et Saint-Ouen. La mère avait décidé pour les trois. Trois-quarts d’heure à macérer dans l’étuve des heures de pointe. Il faisait nuit quand il sortit de la bouche de métro. L’averse avait redoublé d’intensité ; froide et mordante. Les gouttes d’eau cachaient ses larmes ; le vent balayait sa détresse ; les flaques reflétaient son physique hagard. Le halo des lampadaires suivait des ombres fugaces. Il transforma l’itinéraire entre Garibaldi et son appartement en rue de la soif s’arrêtant à chaque bistrot, s’abrutissant de l’amertume du houblon pour s’échapper à la réalité de la nouvelle. La pluie servait de prétexte pour se mettre à l’abri entre deux pompes à bières. Il arriva chez lui ivre mort ce soir-là et s’endormit aussi tôt dans le canapé ne prenant même pas la peine de retirer ses vêtements trempés. Il n’entendit pas la musique de l’eau, ruisselante le long des corniches, frappant les fenêtres du salon, s’engouffrant dans la descente de la gouttière.

proposition n° 9

Fenêtres grandes ouvertes, les premières notes de « Start me up » démarrent sur un déhanchement de Mike : la fête ; des sourires aux lèvres ; des conversations tapissent les murs ; on a poussé le canapé, on claque des doigts pour prendre le rythme ; le plancher grince sous le poids des danseurs ; les bouteilles glougloutent dans des gobelets en plastique qu’on craque aussitôt vide ; un rock furieux ; la fille respire à pleins poumons entre deux contorsions ; Patti smith saisit les commandes de la platine ; il la serre et lui murmure « Because the night belongs to lovers » ; la sonnette vrille les tympans annonçant de nouveaux invités ; la vie reprend le dessus, animal, palpable ; la foule hurle en chœur le refrain ; le riff de Johnny B Good finit les derniers danseurs sur la piste improvisée ; faut y aller ; transpirer ; bouche grande ouverte ; les muscles craquent ; glisser sur le plancher les bras en croix ; la saisir par la taille et sentir le bruit satiné de sa jupe. Les amis sont tous partis ; ils se murmurent des mots dans le silence de la nuit ; les cadavres de la fête encombrent la table ; le bout incandescent de la cigarette crépite ; leurs lèvres se rapprochent ; une voiture passe au loin ; croise un scooter klaxonnant ; sur la platine « The Girl From Ipanema », une bossa-nova comme une invitation au voyage. « Viens », dit-elle l’entrainant dans ses bras entre deux notes de saxo.

proposition n° 10

Le premier baiser ! Ou peut-être était-ce le second ? L’écume des lèvres, les mains confuses s’accrochant aux vêtements, tremblement suspendu dans le vide, sentir la texture de la chemise, enlever un premier bouton, humer la transpiration, fragrance de l’été comme un parfum capiteux, toucher les poils épars de sa poitrine, enfoncer ses ongles dans la chair pour prendre conscience de sa consistance, fermer les yeux et s’enivrer de l’odeur poivrée de l’épiderme. Elle posa sa tête dans le creux de sa nuque. Il découvrit ses courbes à tâtons de la nuit qui s’épaississait. Elle lécha du bout de sa langue râpeuse la peau. Il enfouit son visage dans ses cheveux. Deux torses nus, face à face, leurs doigts parcouraient ce nouveau territoire n’osant s’aventurer plus loin comme si le temps était en apesanteur. Peur de perdre l’instant insaisissable de l’avant. Avant que les corps ne se bousculent, s’achoppent, s’électrisent et se frottent l’un l’autre, flottent dans une ambiance suave, s’inondent ; que les muscles ne se tendent en arc, que les langues s’enroulent, que les corps exultent et s’endorment dans une bouffée de plaisirs. La dernière note tombe, amas de chairs immobile, dans les draps froissés, sur la banquette et épars sur le plancher les vêtements.

Ranger, échanger des baisers, sourire à l’odeur du café se diffusant dans l’appartement, boire le liquide âcre à se bruler la gorge, aspirer une première goulet de tabac, vider les cendriers emplis de mégots nauséeux, remplir les poubelles de canettes de bière éventées, passer la serpillère avec cette trace de fraicheur faussement naturelle. Les lendemains de fêtes sont des renaissances où se mélangent rythmes de la veille, rencontres et courbatures ; des effluves de propreté, parfums chimiques, imprègnent le sol au fur à mesure que la matinée avance. Ils passèrent sous la douche se savonner mutuellement, laissant se former des bulles de savon glissant sur la peau.

L’amour donne faim. Ils auraient pu arpenter les boulevards, s’enfiler un kebab graisseux ou une pizza baignant dans son fromage. Ils pensèrent descendre au pied de cochon et commander une soupe à l’oignon accompagnée d’un verre de vin blanc d’Alsace. Ils préférèrent le nid douillet de l’appartement à écouter Nina Simone tout en préparant une salade de tomates achetées la veille au marché accompagnée de quelques feuilles de basilic frais, un trait d’huile et vinaigre balsamique. Elle renifla et mâchonna une feuille tandis qu’il découpait l’oignon en fines tranches qui le faisaient pleurer. Les tomates rendaient leur jus sous la morsure du couteau. Il glissa un morceau entre ses lèvres et l’embrassa. La salive se mélangeait au parfum du fruit rouge.

proposition n° 11

La bouche expulsait des nuages de vapeur d’eau sous ce froid piquant d’octobre ; il rêvait de chaleur, d’une pizza croustillante et de détente devant une toile maison. Il se déroulait à l’avance le film : ouvrir la porte, l’embrasser, allumer le four, se glisser à deux sous le plaid et attendre que la pâte craquelle. Le loueur de vidéocassettes avait fermé boutique depuis quelques mois remplacée par un robot. Le choix se limitait aux nouveautés et aux indémodables Taxi driver, Orange mécanique et autre Apocalypse Now. Une lumière bleue flottait devant la machine encastrée dans le mur ; une silhouette se découpait face à l’écran tapotant sur le clavier, lisant en diagonale le résumé d’un film, passant à l’écran suivant, revenant des films d’action aux séries policières, remontant dans la catégorie érotique pour zapper à celle des comédies dramatiques. La personne semblait s’amuser à faire défiler les fiches dans un ordre compréhensible que par elle-même, tergiversant, engloutit par la multitude. Elle se retourna et lui dit : « pourriez-vous choisir à ma place ? J’ai peur de me tromper. Avant, c’était le vendeur qui me conseillait. » Il sélectionna vol au dessus d’un nid de coucou en repensant à la scène finale quand l’indien brisait ses chaines et retrouvait la liberté. La silhouette disparut dans la nuit, sa petite boite en plastique dans la main. Lui ne réussit pas à trouver une réponse à sa question : quel film choisir ce soir  ?

proposition n° 12

Les jours de beaux temps, il avait pris l’habitude de couper à travers le marché couvert des puces pour rejoindre Paris, rallongeant son trajet quotidien d’une quinzaine de minutes tout en s’offrant à bon compte un voyage dans un ailleurs. Rideaux baissés la semaine, le quartier subissait une mue chaque week-end déversant sur ses trottoirs fringues bon marché, babioles en plastique, masques africains et baskets aux couleurs criardes. Bien loin des antiquaires et des brocanteurs protégés dans les venelles, sous les arches du périphérique s’agglutinaient les vendeurs à la sauvette entre odeurs d’urine et relents fétides : cigarettes de contrebande, yaourts périmés récupérés dans les poubelles du Monoprix voisin, informatique tombée du camion. Cent mètres de bitumes et de bétons où se rassemblaient les nouveaux biffins dont la survie tenait aux quelques euros récoltés entre deux rondes de flics provoquant le même rituel : le marché de misère s’éclipsa comme une volée de moineaux pour se reposer un peu plus loin. Il s’arrêta un instant, observa le manège avant de rejoindre les portes de la capitale.

proposition n° 13

Sa vie était fait de petit rituel qui ponctuait sa journée ; autant de moments où il arrêtait le temps pour le fixer intensément en une ligne de fuite imaginaire. Ainsi il continuait sa maraude au pied de l’immeuble où il travaillait discutant avec des collègues alors qu’il avait arrêté de fumer depuis plusieurs années. Il prenait l’air et remplissait ses poumons d’une bouffée de nicotine imaginaire légèrement euphorisante. Avec les hausses à répétition, la carotte du buraliste sur le trottoir d’en face n’attirait plus grand monde. Des filles du lycée Aragon buvaient menthes à l’eau et panachés en terrasse ; elles riaient la main sur la bouche pour se contenir ; derrière la vitre un homme au costume stricte se concentrait sur l’écran de son ordinateur ; une vieille dame poussait un cadis vert pomme ; à ses pieds son caniche jappait et bondissait tirant sur la laisse ; le cortège tanguait à chaque pas ; un garçon d’à peine quinze ans crânait la clope au bec ; il porte un tee-shirt orné d’une feuille de Marijuana délavée et d’un mot "Super Lucky » ; une midinette arrêta sa Fiat 500 en double file pour s’acheter un croissant au beurre ; le chauffeur de la Fedex klaxonna et patienta au volant de son camion marron et or. Le soleil projetait des ombres sur le trottoir ; il se remémora le corps amoureux de sa compagne entre aperçu, fugace, le matin même, à contre jour. Il regarda les gros titres du Monde sur son portable. C’était la fin de la pause qu’il s’était octroyé.

proposition n° 14

« Dis-moi ? Depuis combien de temps sommes-nous ensemble ? Six mois ? Un peu moins. Tout cela est arrivé si vite : un uppercut dans le cœur ! Tu te rencontres, j’habite quasiment en permanence chez toi. Ici comme chez moi, un nid douillet. Tu te souviens de la première fois sur ce canapé ? Tu m’as fait chavirer. J’ai encore l’image de cet instant gravé dans la tête. Six mois, c’est si long, si court. Viens, embrasse-moi ; prends-moi dans tes bras. J’ai une idée. On pourrait fêter ça ? Je sais que tu n’aimes pas les mondanités. Allez, dis-moi oui. Je voudrais que tu fasses connaissance avec mes amis. Leur annoncer officiellement qu’on est ensemble. Depuis le temps que je leur parle de toi. Ils sont curieux. Ils voudraient te connaitre. Faut dire qu’on a été dans l’exclusive l’un de l’autre. Des fiançailles ? Oui, c’est ça : les fiançailles de l’amour pour que cela dure toujours. Ce sera le repas de nos témoins. Et puis, quand ils seront partis, tu me feras l’amour sur ce même canapé de tissu rouge passé. Cela te va comme programme ? Non, pas trop de monde. Quelque chose d’intime. Six personnes maximum ! Manon et son copain Arthur ; ma meilleure amie ! Tu verras, elle est drôle, gouailleuse, à se tordre de rire ; toujours à raconter des histoires cochonnes quand elle a bu ; son mec a honte ; il est un peu coincé de ce côté-là ; moi je me marre ; tu vas l’adorer. Tu as une idée de menu ? Le wok aux poulets ananas que tu sais si bien faire. Celui avec les noix de cajou légèrement caramélisées. J’en ai l’eau à la bouche. Il y aura ma copine Carole. J’ai fait les quatre cents coups avec elle pendant mes années lycée. C’est une longue tige, un peu timide, qui rougit pour un rien ; c’est mon Saint-Bernard ; elle m’a recueilli au moment de ma séparation avec qui tu sais ; sans elle, je me serai jetée dans la seine lestée d’un pavé ; c’était tellement violent. Et puis Suzanne et Fred ; mon couple idéal ; elle est enceinte depuis six mois ; je l’ai croisé il y a une semaine, elle est rayonnante ; lui a monté une boîte ; dans le digital, je crois ; j’ai jamais bien compris quel était son métier ; c’est un workalcoholic ; toujours entre deux plans business ; il a ça dans le sang. Tu devrais bien t’entendre avec lui ; c’est un type généreux. Et toi ? Dis-moi ? Qui vas-tu inviter ? »

proposition n° 15

« Je ne voulais pas venir : trop de travail et si peu de sommeil, l’attente des contrats et la pression des banques ; la faillite on y pense tous les jours, aux salaires à verser à la fin du mois qui empêche de dormir tranquille. Suzanne avait insisté, sortir encore un peu avant l’accouchement ; c’était son amie. Chacun porte un masque qui cache la fêlure originelle ; s’ils savaient les peurs et les angoisses de perdre. Faut faire bonne figure, donner le change, jouer au battant, à la gagne. Est-ce la bouteille de Bourgogne ? Je me sens bien ; l’étreinte des responsabilités se desserre ; tiens, c’est la bouteille que j’ai amenée qu’il sert, un Val de Loire, bio dynamique. J’en avais acheté plusieurs caisses pour mes meilleurs clients. Parler du vin ? C’est prétentieux. De mon boulot ? Ça n’intéresse personne. De nos prochaines vacances ? Rien à l’horizon. Encore un verre pour se détendre ; je sais : le réchauffement climatique… avec l’été flamboyant qu’on a eu… Consensuel… »

proposition n° 16

"Tu ne crois pas si bien dire. Le parc de la pierre est assoiffé. Dix arbres sont morts cet été. Ils ressemblent à des fantômes. Chaque jour la situation empire. Ce n’est plus la chaleur qui écrase ; l’air est immobile ; l’herbe et les plantes brulées ; les oiseaux silencieux. Vous le savez bien tous. On ne bouge pas. Et toi ? Pourquoi parles-tu du soleil ? De cette chaleur qui n’en finit pas à vriller les tympans ? Tu me fais penser à ces beaux parleurs qui ne connaissent ni la terre ni les saisons. Je suis désolé. Je ne voulais pas te blesser. On en a tant parlé, sans rien faire, attendre que l’autre bouge, attendre que plus rien ne soit possible. Parler de réchauffement, c’est de dire que la course folle ne pourra pas s’arrêter, qu’il est déjà trop tard. Ça me sert le coeur. On se plaint sans rien faire. Tu es entrepreneur et l’important pour toi est de gagner de l’argent. Dans dix ans, cet argent ne vaudra plus rien. Il sera mort comme les arbres qu’on abat aujourd’hui, asphyxié. C’est ça que tu veux ? La ville, notre ville, va s’effondrer. C’est qu’une question de temps. Allez… On peut boire un verre à la fin de notre monde. L’enterrement aura lieu demain matin, en première classe. Ne m’en veut pas. Je suis comme toi, légèrement ivre. Et la partie est fini. Nos enfants vont mourir. »

La chaleur se transforma en orage lézardant le ciel dans un repas en tension. Ils se sourirent et savaient que la conversation ne venait que commencer et pourrait durer toute la nuit.



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1ère mise en ligne 14 août 2018 et dernière modification le 11 septembre 2018.
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