Chrystel Courbassier | La demeure

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Après m’être occupée de mes trois enfants et de ceux des autres dans un quotidien trépidant, au cœur de la Lozère, je prends soin de moi par l’écriture, depuis près de dix ans en atelier et pour la première fois sur internet !
proposition n° 1

Ah ! La voilà, la ruelle presque dissimulée à côté de la grosse banque écrasante de modernisme. Elle a bien cru qu’elle allait la manquer. Elle était passée devant tellement de fois sans s’y arrêter, sans même détourner le regard, comme si de rien était, une autre vie, un autre temps. Quand on est adolescent ou jeune adulte, on ne pense pas, on fonce, tête baissée, sans se retourner. Elle la voit, marque un temps d’arrêt et entame la montée, front levé vers tout ce qu’elle voudrait retrouver, reconnaître. La descendre était toujours plus simple que la remonter. Le trottoir de gauche, à l’ombre, toujours. Celui de droite, trop exposé, longe l’ancienne imprimerie désaffectée, sans porte ni fenêtre. Elle monte encore, regarde au fond de la rue devenue impasse, là-bas tout au fond, l’obscurité profonde et floue du parc. Le silence soudain détonne avec le vacarme de l’immense avenue inhumaine en bas qu’elle vient de quitter. Cet îlot de silence presque inquiétant l’oppresse. Un homme passe. Il lui semble qu’il la regarde avec insistance. Elle se sent si étrangère dans sa rue ! Si elle criait, qui l’entendrait ? Au demeurant, qui n’a jamais entendu ses cris ? Début de panique intérieure. Accélérer le pas, aller jusqu’au bout malgré tout. La deuxième maison sur la gauche, après la rue à traverser, une de ces innombrables rues au nom fleuri. Debout, immobile face à la maison, elle cherche un indice, un détail, un repère. Le malaise du temps qui passe, toute trace effacée.

proposition n° 2

De gauche à droite. Du grillage noir à petits carreaux par-dessus un muret gris mal crépi, un portail noir aussi ancré dans le décor, jamais ouvert. Encore le muret et son grillage années cinquante. Un portillon en fer noir comme le grillage et le portail. Encore un bout de mur sur lequel est cloué en lettres de fer forgé noir toujours, STE RITA (patronne des femmes mal mariées, des causes désespérées, des choses impossibles !), nom d’origine de la maison, jamais changé. Puis le muret et son grillage jusqu’à l’extrémité droite de la propriété. Un bel assortiment de petits carreaux !

Passé le muret, toujours de gauche à droite. Une cabane faite de de bric, de broc et un peu de bois aussi, traversé par un néflier. Le toit de la cabane entouré d’une barrière de protection en alu pour éviter les chûtes à deux mètres de hauteur. Puis une allée en terre menant à la véranda bricolée, en arrière-plan, adossée au gros mur gris foncé. On devine, à l’entrée de la véranda, un pot de géranium rouge se balançant dans sa suspension en macramé. Un escalier en ciment de même couleur triste accolé à la partie gauche de la façade permet d’accéder à une porte d’entrée, discrète et noire en milieu de façade. Une rampe en fer noire et droite en protège la montée. Dans la partie haute de la porte d’entrée un carreau crasseux et dépoli recouvert de barreaux. De part et d’autre de la porte d’entrée, une fenêtre rectangulaire, des volets en bois verts foncé. À l’extrême droite de la bâtisse, un passage sombre, un mètre de large tout au plus, pour en faire le tour.

Un toit de tuiles rouges avant le ciel.

proposition n° 3

A droite comme à gauche, deux trottoirs parallèles bordés de pavillons. Des trottoirs étroits conçus pour deux personnes ne prenant pas trop de place. Contre l’un des trottoirs, des véhicules garés bien sagement en file indienne ; contre l’autre, rien, sinon on ne se croiserait pas. Cette rue, non cette impasse n’est pas bien large ! L’impasse donc et son bitume sans âge.

Une maison bloc sans ouverture, des volets fermés à tout jamais. Massive et abandonnée telle une baleine morte échouée sur le rivage. Vide et sans vie mais imposante. A sa droite, dans son prolongement, un mur gris de bonne hauteur dévoile à peine le jardin, en friches. Un vieux portail vert rouillé laisse entrevoir malgré tout, aux yeux curieux, une masse foisonnante et menaçante d’herbes hautes, de buissons et d’arbustes enchevêtrés, une forêt vierge ayant effacé tout accès à la demeure, toute trace de civilisation antérieure.

proposition n° 6

Montpellier vient de Mont Pelé parait-il, un endroit sans végétation, inondé de soleil, un peu un désert en somme. De la rue de l’imprimerie, fermée depuis un siècle lui semblait-il, elle se souvient de ce trottoir où jamais personne ne marchait car jamais ombragé. Un quartier austère, peu animé où la chaleur faisait se terrer les gens chez eux. Il y avait quelques voisins, les Fabre et les Grolier. La Caserne Lepic pas très loin, aussi peu habitée que le reste. Les parents les avaient inscrits à l’école privée « Sainte Famille », pour tout bonne famille se croyant respectable. Même si sa famille, il faut le dire d’ores et déjà, n’était ni sainte ni même vraiment une famille, une ersatz de famille seulement. Bref, dans cette petite école adossée à l’église du même nom, Mme Scotto lui avait appris le monde, Mme Scotto, grande, blonde avec de grosses lunettes qui ne changeaient rien à son sympathique visage dynamique et élégant, était sans doute à l’opposé de la maîtresse de l’année suivante, Sœur Marcelle qui, elle, n’était ni très souriante ni très drôle comme son nom l’indique ni très jeune non plus d’ailleurs à l’instar de Bernadette, la vieille surveillante acariâtre à qui rien n’échappait jamais. Avec Mme Scotto, elle avait découvert la magie de la lecture et elle s’en servait lors des longues marches avec sa mère qui ne conduisait pas. Elles arpentaient des rues aux noms énigmatiques, dignes des séries télévisées américaines, de Santa Barbara ou de Dallas, qu’elle regardait souvent, c’était un boulevard, une avenue ou une place, Vieussens, Berthelot, Clémenceau, Salengro ou Louis Blanc, des hommes célèbres sans doute mais peu lui importait alors, elle les répétait à l’envi, les gardait dans sa bouche et dans sa tête comme des trésors dont elle allait se resservir plus tard dans sa petite chambre dans sa petite maison rue de l’imprimerie. Et puis plus loin, il y avait le Lez, souvent en crue lors des épisodes cévenols, et la mer, Palavas, Carnon où ils allaient parfois prendre un peu l’eau et l’air.

proposition n° 4

Elle est si petite, vue du ciel, la ruelle - rue de l’imprimerie s’appelle-t-elle- la voit-on seulement encore ? On la devine, perdue au milieu de ses innombrables autres rues pavillonnaires silencieuses et fleuries. La caserne Lepic dans les environs. Une immense avenue relie le centre-ville au rond-point du grand M, entrée ouest de la ville de Montpellier. Notre rue, minuscule à présent, se fond dans la masse de la métropole grandissante. Au-delà, des vignes et de la garrigue.

Plus au Sud, des immeubles de tailles variables, des rues, de longues avenues écrasées de soleil, la grande tour qui domine la cité St Martin, l’hypermarché, puis les étangs et la mer au loin, la mer enfin. La ruelle a complètement disparu à présent.

Vers l’Est, c’est le centre-ville, ses commerces, ses rues piétonnes, sa place de l’œuf au milieu de laquelle trônent les Trois-grâces, ses allées de platanes, ses fontaines, son architecture moderne, le Lez qui traverse la cité.
Au Nord, de nouveau, des immeubles HLM bondés, à perte de vue, le parking gigantesque du marché aux puces, le stade de foot et la garrigue encore.

proposition n° 5

Un trottoir d’un vieux rouge usé avec une plaque d’égout brune devant le portail d’entrée ; les petits carreaux de fer noir du grillage surmontant le muret ; de chaque côté du portail d’entrée un support vertical en béton, de forme carrée sur lequel repose un carré plus large ; le numéro cinq sur fond bleu sur l’un des supports ; un fil électrique gainé blanc qui court le long de la porte d’entrée, toujours close, située en haut de l’escalier ; des fenêtres de chaque côté de la porte d’entrée entourées d’une bordure rectiligne ; des volets verts en bois qui laissent filtrer la lumière et grincent quand on les ferme ; des fenêtres rectangulaires à six carreaux ; des poignées de fenêtre en fer forgé toutes en rondeur, du mastic usé gris autour des carreaux ; du carrelage bordeaux dans le couloir du haut ; des tout petits carreaux jaunes et peut-être bien rouges aussi dans la cuisine ; un petit auvent de verre translucide accroché au-dessus de la porte d’entrée par des supports ondulés (seule courbure de cette maison pleine d’angles droits et de sinistre symétrie) pour s’abriter de la pluie, le temps de tourner la clé dans la serrure ; une rue étroite sans marque au sol où l’on peut jouer au milieu sans crainte des voitures quand le jardin devient trop petit.

proposition n° 7

Quand je suis passée devant avec google street view (formidable outil internet il faut le reconnaître !) je ne m’y suis pas arrêtée et puis je suis revenue en arrière, plus lentement, j’ai retrouvé la maison et son extérieur à peu près comme je les avais laissés dans mon souvenir. Un jour j’habitais là, le lendemain je n’y habitais plus. Entre les deux logements, un vide intersidéral, un déménagement dont j’étais absente, des cartons que je n’ai pas remplis, un tri fait par d’autres, sans transition possible, j’étais là puis je n’étais plus là. Était-ce l’hiver ou bien l’été ? Absolument aucune trace de cet affront dans ma mémoire amère.

Trente ans après, la cabine téléphonique du bas de la rue a disparu, le néflier, la cabane ont été supprimés, le grillage carrelé et le portail noirs ont laissé place à un autre, plus moderne, blanc. Où est passée STE RITA ? Disparue, décrochée du passé. Y a -t-il toujours le bel abricotier derrière la maison ? Sans doute non. Ce n’est pas suffisant, je voudrais frapper à la porte, entrer, « Dites, j’habitais là, il y a trente ans, ça vous dérange pas si je fais un petit tour juste pour voir comment ça a changé ? » Non, ça ne se fait pas. Alors j’y retourne en rêve, je vois une verrière, inondée de lumière, couverte de plantes vertes et de fleurs odorantes, bien vivantes. Je vois une femme qui glisse dans un coin, se faisant toute discrète pour ne pas déranger.

Je reviens en arrière, ce n’est plus chez moi, je dois m’en aller, chercher des indices ailleurs. Je pars à la recherche de la petite boulangerie dans une ruelle minuscule, du côté de l’imprimerie ou bien était-ce sur la grande avenue ? Je cherche mais aucune trace de la boutique, de l’enseigne sur les murs de pierre, de son emplacement là quelque part entre deux bâtiments. Non, plus de trace de la petite boulangerie tenue par la vieille dame aux cheveux blancs qui vendait des croissants à la farine croustillants comme jamais que maman m’offrait quand je l’accompagnais, que nous n’étions alors que toutes les deux. Tout a disparu, plus rien ni personne pour me parler d’elles : la boulangère, la mère, la maison.

proposition n° 8

Quand je me réveille ce matin, il pleut. Il a plu toute la nuit. Et ici, quand il pleut c’est pas pour de semblant ! Quand il pleut autant, ça me donne des frissons et beaucoup d’appréhension surtout. Je m’assois dans mon lit, le chien vient me dire bonjour en remuant sa queue et mon premier regard se porte sur les traces mouillées laissées ou non par ses pattes. Parce que quand il pleut dehors, chez nous, c’est incroyable mais il pleut aussi dedans ! La maison n’est pas étanche. Construite un peu comme la cabane du jardin, par un bricoleur du dimanche. Des fondations flottantes en somme, qui s’effritent en cas de forte pluie. Et tu sais qu’il a plu fort et en grande quantité quand le chien arrive dans ta chambre le matin et qu’il laisse derrière lui des petites empreintes humides sur le carrelage. Et tu sais que c’est une mauvaise journée qui commence. Tu te demandes qu’est-ce qui va t’attendre en bas quand tu descendras dans la salle à manger ? Quel sera le niveau atteint par l’eau de pluie dans la nuit ? Et jusqu’où ça pourrait bien monter ? Alors tu hésites à te lever afin de retarder les cris et les plaintes. Tu ne seras pas la seule à éponger, il y aura aussi ta mère et ton frère qui seront là, avec leur seau et leur serpillière. Mais le plus pénible dans tout ça, ce ne sera pas la corvée avant de partir pour l’école, te privant de petit déjeuner, ce sera le visage de ta mère, agacée et épuisée déjà, dés le matin, son sourire disparu, son enthousiasme anéanti encore un peu plus par le désespoir, et la pluie, salée, qui inondera ses joues, recouvrant ses belles taches de rousseur. Et tu te demandes encore qui de la maison ou de ta mère s’effondrera la première ?

proposition n° 9

Une cigale stridule sur le tronc du néflier ; une voiture passe devant la maison ; le chant des mandarins dans le couloir ; Rouky, le chat, pousse un miaulement d’envie en se pourléchant les babines ; un jeune enfant appelle sa mère partie passer la soirée ailleurs, loin de lui ; le bourdonnement d’une mobylette devant la fenêtre, le chien jappe mollement ; le vrombissement d’un moteur qui s’arrête ; une voix tonitruante qui aboie plus fort que l’épagneul ; les pleurs d’une femme soumise ; une fillette parle d’un ton autoritaire à sa poupée ; un téléphone sonne ; la voiture redémarre ; le chant de la cigale a cessé ; le bruit de fond d’une télévision allumée ; le glouglou de l’eau du bain qui disparaît en tourbillonnant ; une bouteille qui se brise, des éclats de verre et de voix ; un orage éclate, personne n’entend la voix fluette de la fillette qui appelle à l’aide, les volets tapent contre les carreaux, elle appelle encore mais dans sa tête à présent, l’angoisse tapie au creux de sa cervelle gronde un peu plus fort, gagne du terrain ; un chien hurle à la mort au loin ; le silence imperturbable.

proposition n° 10
1

Les odeurs qui me viennent, étrangement, sont des odeurs masculines, liées au père. Sans soute occupait-il toute la place dans cette maison...De l’odeur mentholée de l’après-rasage qui emplissait la salle de bains et les narines après chaque cérémonie matinale en passant par celle de tabac sucré qui exhalait de la pipe en bois, héritage d’un ancêtre quelconque, d’une coutume familiale désuète. En outre, le rituel devait être trop complexe car il lui a préféré par la suite celui du cigare, des Baschmidt très exactement, de longues boites plates avec une bordure dorée et une tête de vieux bourgeois à la barbe blanche sur le dessus- l’a pas l’air commode le bonhomme !- ça faisait chic, ça donnait une allure mais qu’est-ce que ça empestait ! L’odeur âcre de la fumée sortant de l’objet brun manquait me faire rendre tout mon quatre heures, elle me piquait les yeux, le nez, la gorge et m’empêchait de respirer pendant quelques secondes. Quant à lui, il jubilait avec son phallus dans la bouche !

2

D’un doigt mouillé par sa salive, l’index le plus souvent, elle nettoyait la trace de chocolat sur le bord des lèvres ou bien celle laissée par une larme au coin de l’œil. Pas le temps de s’encombrer de fioriture. Toute trace de la nuit et du petit déjeuner était effacée ainsi en une fraction de seconde. Et pendant un instant très bref, je sentais encore l’humidité de sa salive tiède sur ma peau. J’imaginais ma main caressant son visage couvert de petits creux, de petites bosses, cicatrices d’une puberté lointaine mais tourmentée. N’ai-je jamais caressé son visage ?

3

Le goût du beurre persillé qui obturait l’ouverture des coquilles des escargots. Le père en fit un élevage intensif durant une période optimiste de sa vie, celle des expériences insolites. Il les parquait dans des cages dans la petite allée qui permet de contourner la maison, par la gauche. Escargots de Bourgogne, Gros-Gris, Petits-Gris, les bêtes à cornes n’avaient plus de secret pour lui Seulement voilà, gris, verts, jaunes, blancs ou violets, les escargots, je détestais ça, ce mélange de chair visqueuse à la fois dure et molle enroulée sur elle-même avec cet accompagnement de beurre verdâtre me donnait la nausée autant que son enthousiasme sadique à vouloir nous faire découvrir de nouvelles saveurs...

proposition n° 11

Un arrêt de bus situé de l’autre côté de la grande avenue qu’il faut savoir traverser sans se faire écraser. De toute façon, à la vitesse où ça roule, personne ne s’arrêterait ! Un poteau métallique planté dans le trottoir. A hauteur d’adulte, une pancarte indique les horaires du bus n°5 pour aller en centre-ville. On se tient debout, tapies entre le poteau et le mur, quelques centimètres seulement, pas trop près de la route surtout et on attend. On tient la main à son parent qui aurait mieux fait de le passer son permis de conduire. On attend sous un soleil de plomb, pas la place de mettre un banc ni même un abribus sur le petit trottoir. Pourvu que le bus s’arrête, on se sent si minuscules, si invisibles face à l’immensité de cette voie qui vomit les véhicules à la vitesse de la lumière. On est comme sur un îlot au milieu de l’océan brûlant. On regarde l’affichette, il y a plusieurs horaires différents, en semaine, le samedi, le dimanche, les jours fériés, pendant les vacances scolaires, on n’y comprend goutte. On fait confiance à la main que l’on tient bien sagement, bien serrée. Pas de bus à l’horizon, passera-t-il jamais ? Serait-il déjà passé sans nous voir, sans s’arrêter ? Ça arrive des fois si on ne regarde pas et qu’on ne fait pas un petit signe de la main pour dire qu’on veut monter, au cas où le chauffeur croit qu’on est là à attendre, accroché au poteau de l’arrêt de bus, juste pour le plaisir...Un monsieur portant un chapeau noir arrive, il s’arrête à côté de nous, il attend le bus lui aussi. Ouf ! A trois, on n’est moins transparent, le bus sera bien obligé de s’arrêter. C’est fou ce qu’un quart d’heure peut sembler une éternité parfois. Le monsieur dit Bonjour, il sourit à l’adulte qui m’accompagne. Faudrait pas qu’il se tienne trop près non plus. On n’aime pas bien les messieurs qu’on ne connaît pas, qui font ces sourires de connivence à l’autre comme si un message secret passait entre eux sans qu’on puisse, nous, enfant, le décoder. Je me colle à la robe à fleurs de celle qui m’accompagne. Un bus arrive au loin, il est bleu, la couleur de la ligne n°5, ce doit être lui forcément. Le supplice va bientôt s’achever. Pourvu que l’on puisse s’asseoir à l’intérieur toutes les deux, l’une à côté de l’autre.

proposition n° 12

Le Polygone à Montpellier, c’est une institution. Tout bon Montpelliérain qui souhaite prendre un bain de foule se rend dans l’antre de la surconsommation qu’est le centre commercial du Polygone, juste après la place de la Comédie, au fond à droite. Le chemin semble tout tracé, impossible d’aller en centre-ville sans y faire une escale. En hiver comme en été, on s’y précipite pour échapper à l’air extérieur. Entre la double série de portes automatiques, un sas de transition entre touffeur et humidité glaciale en hiver, entre chaleur caniculaire du dehors et climatisation excessive à l’intérieur en été. Une fois entré dans le bâtiment ultramoderne, tu ne sais où tes pas te mèneront. Commerces en tous genres, lumières aveuglantes, brouhaha trépident, bavardages de badauds attroupés, va et vient permanent d’individus, odeur du pain de chez Paul mêlée aux fragrances de chez Sephora, boutiques de vêtements à l’envi, supermarchés, escalators à double sens, escaliers pour les plus courageux, quelques cafés ou glaciers en place centrale pour consommateur épuisé. Mais tu peux entrer là aussi juste pour traverser, rejoindre le tramway ou bien le quartier d’Antigone, plus paisible. Dans ce cas-là, tu baisses les yeux, tu prends une longue inspiration et tu avances sans réfléchir dans ce dédale d’allées, tu slalomes entre des personnes aux mains chargées d’emplettes et tentes de te frayer un passage à travers la foule dans les Galeries Lafayette, sans même jeter un œil alentours, tu descends le grand escalator un peu étroit, la porte s’ouvre, tu sors du Polygone et tu arrives à Antigone, le quartier conçu par Ricardo Bofill en 1978, inspiré de l’architecture de la Grèce Antique. Tu reprends ton souffle.

proposition n° 13

Place du 8 mai 1945. Combien de places du 8 mai 1945 en France à ce jour ? Combien de commémorations sans fin, de dates sans sens apprises par cœur ?
Derrière moi, un concessionnaire automobile immensément vide. De tous côtés, des voitures qui circulent, à droite, à gauche, en diagonale, arrêtées, qui redémarrent, crissements de freins sur la chaussée brûlante, traces de gomme sur le bitume flottant. Je me demande pourquoi les images de ma ville sont toujours liées à l’été, le soleil assommant, la chaleur étourdissante. Quelque chose qui oppresse, une pesanteur qui empêche d’avancer, de faire un pas devant l’autre, qui m’a comme figée au sol, fondue dans le décor. Ce même soleil endeuillé d’il y a trente ans. Les pieds ancrés sur le trottoir rouge feu de la grande place qui se traverse au pas de course tant on s’y sent exposé. Des voitures qui vont, viennent, se bousculent, rugissent, reculent parfois, se pressent vers une destination inconnue mais une destination quand même. Et ça se répète toujours. Toujours en mouvement, dans toutes les directions. La tête me tourne. Qu’est-ce que je fais là ? Tout autour, quel que soit l’endroit où je regarde, des lieux du passé à peine ensevelis sous un monticule de terre grise, prêts à ressurgir à chaque instant. Ici ou là, une maison ; un lycée ; entre ville et périphérie ennuyeuse ; en face, une école maternelle, des enfants qui sortent, des parents qui les soulèvent, s’éloignent ; les grands-parents, au bout de l’allée qui longe la voie rapide. Des voitures encore qui défilent en haut sur le pont, en bas, vers la ville ou bien vers sa sortie, s’éloigner, perdre racine, prendre l’air. J’attends encore. Je ne sais plus ce que j’attends au juste, personne ne m’attend plus à la sortie de l’école. Petit point perdu au milieu de la place où personne ne s’arrête.

proposition n° 14

Au fond de la rue, dans une maison qu’on dirait un château, au milieu d’une végétation luxuriante mais indomptable, vit une dame, la cinquantaine, ses cheveux argentés et bouclés lui caressent les épaules. Elle vit là, au bout du monde, seule avec ses dizaines de chats. Je la devine derrière sa fenêtre quand je m’approche un peu mais pas trop près. Lui, il tient le tabac sur la grande avenue où tout le monde se gare en double file pour aller acheter son paquet de cigarettes. Il conserve une attitude renfrognée quel que soit le moment de la journée, de la semaine ou de l’année comme s’il n’avait pas choisi d’être là. On dirait un automate suspendu à son tiroir-caisse. Et puis, il y a la vieille sans âge qui tient la boulangerie, tellement austère qu’on hésite à lui parler, de peur qu’elle n’attaque. Pas un sourire, à peine un murmure prononcé du bout des lèvres, sans expression. Ça fait un tel contraste avec toutes les bonnes choses sucrées dans sa vitrine qui ne demandent qu’à être mises en bouche. Le monsieur de l’arrêt de bus, je l’ai déjà vu, il est du coin. Toujours bien habillé, costume cravate, avec son attaché-case à la main. Très poli, très propre sur lui mais quelque chose de louche dans le regard. Elle, elle est espagnole, on ne peut pas la rater quand on arrive, elle est toujours dans l’escalier, la porte de son appartement grande ouverte, elle balaie, elle dépoussière, elle papote à tous les étages. Conviviale, avenante et chaleureuse avec sa façon de rouler les R qui donne envie de voyager. C’est pas comme l’autre, là, dans son cabinet, les cheveux grisonnants, au bord de la retraite, petits yeux à demi-fermés derrière ses lunettes, l’air important mais las, porteur de mauvaises nouvelles.

proposition n° 15

Elle tenait bien sagement la main de sa maman à l’arrêt de bus d’en face lorsque je l’ai aperçue, la petite fille aux cheveux blonds, je la voyais souvent d’ailleurs jouer dans la ruelle, seule ou avec un grand frère, peu soignée, plutôt genre garçon manqué, enfin, jouer, c’est beaucoup dire, il semblait prendre un malin plaisir à la taquiner et elle, elle hurlait et pleurnichait de longue ; parfois quand je descendais la rue, elle était assise sur le muret de sa maison, les pieds croisés, l’air boudeur et elle attendait, le regard perdu dans ses rêves, je lui adressais un sourire mais elle ne paraissait pas me voir ; d’autres fois, quand je faisais un petit tour dans le quartier, je la croisais qui se promenait seule dans les rues autour, j’entendais sa voix autoritaire qui se racontait des histoires, je l’avais suivie un après-midi mais elle avait disparu derrière immeuble et j’avais fait demi-tour, je trouvais étrange qu’elle se balade ainsi seule dans la rue, je me doutais que ses parents n’étaient pas souvent à la maison ; elle était presque aussi jolie que sa maman qui semblait soucieuse, immobile sur le trottoir, elles se tenaient la main mais semblaient pourtant si éloignées l’une de l’autre, je traversais à la hâte sur le passage piéton, pas question de rater mon bus, il en passait moins le samedi qu’en semaine, elle me regarda d’un air farouche, sa maman, elle, me sourit en répondant à mon salut, quant à la petite, elle continua de me fixer des yeux comme si je l’effrayais, peut-être à cause des lunettes de soleil, j’aperçus pour la première fois ses grands yeux bleus effarouchés, pas du tout les mêmes que ceux de sa maman.

proposition n° 16

Tu croyais que l’insouciance de ton enfance serait éternelle, que tu détenais le monde entre tes mains, que rien ne t’arriverait, que tu étais forte, solide et courageuse. Tu pensais que l’amour de tes parents était sacré et intouchable, qu’il lui était fidèle et qu’elle était femme de vertu. Ce que tu ne savais pas, fillette, c’est que cette maison, cette Sainte Rita, ils l’avaient achetée à crédit, ils ne pouvaient plus rembourser, endettés jusqu’au cou qu’ils étaient, tu ne savais pas que lui, passait ses soirées à batifoler avec une autre et qu’elle ? Elle... Tu ne savais rien d’elle. Tu croyais que le fait qu’elle soit ta mère suffisait à faire d’elle ta meilleure amie, ta confidente exclusive, ta complice de toujours. Tu pensais que le lien mère/fille était quelque chose de naturel, de plus fort que tout. Tu ne savais pas que cette maison avait une histoire avant eux, avant vous. Tu ne savais pas qu’une fille, de désespoir, y avait poignardé sa mère, alors âgée de trente-six ans, celle qui avait nommé sa maison Sainte Rita, sans savoir non plus, juste parce qu’elle était très pieuse, quand son mari en avait achevé les finitions, avant de disparaître, pour toujours, la laissant seule avec ses quatre enfants. Tu ne savais pas non plus que, tiens, Sainte Rita était elle-même morte au même âge, traîtreusement assassinée. Tu ne savais pas qu’une telle maison, porteuse de mauvaise augure, ne s’achetait pas, qu’un malheur se répète à celui qui se croit invincible. Tout le monde savait dans la rue, ils vous observaient derrière leurs carreaux, ils savaient et s’étaient tus.

proposition n° 17

La première rencontre, la plus marquante sans doute, eut lieu un soir après l’école. Je devais apporter à C., mon compagnon de jeu du moment, ma récolte hebdomadaire d’étiquettes de code-barre dont il faisait la collection et que j’avais soigneusement découpées sur des paquets vides rien que pour lui. (A chaque fois que j’y repense, je m’interroge sur le sens d’une telle collection....) Il habitait dans un petit immeuble du haut de la rue. Je descendis l’escalier extérieur en toute hâte, glissai dans la flaque d’eau qui, je ne sais par quel cruel hasard, gisait là, en bas, devant le portail, me fracturai le tibia et dus remettre à plus tard mon excursion chez C....

La deuxième fois, non sans lien avec la première, car l’ayant précédée, fut la rencontre avec le barbecue. Mon frère aîné, mon modèle, mon mentor, m’entraînait partout avec lui dans ses escapades, ou bien était-ce moi qui ne pouvais m’empêcher de le suivre partout ? Enfin, voilà, au cours d’un mercredi plus ennuyeux que les autres, je gravis avec lui les ruines du barbecue qui se trouvait derrière notre maison, tombai d’une hauteur honorable et passai le reste de l’après-midi à gémir de douleur sur le canapé du salon, aux côtés de mon frère, incapable de m’apporter un quelconque secours. La double peine fut quand les parents rentrèrent le soir et nous réprimandèrent vertement tous les deux, s’ingéniant à croire que je jouais la comédie.

Une troisième confrontation au Réel, étroitement reliée à la précédente finalement aussi, se passa dans la salle de bains alors que je barbotais dans le bain avec mon frère et découvris avec effroi qu’il avait entre les jambes quelque chose que moi, je n’avais pas et qui plus est, que je n’aurais jamais, malgré les prières quotidiennes pour que « ça » pousse... un obstacle de taille !

proposition n° 18

Un toit de tuiles rouges avant le ciel...Voilà ce que j’ai écrit dans le deuxième texte correspondant à la description de la maison. Un toit de tuiles rouges... fallait-il vraiment préciser qu’il y avait un toit et qu’en plus les tuiles étaient rouges ? Oui, c’est vrai, là où j’habite à présent, les tuiles sont plus souvent grises ou noires, faites de schiste, d’ardoise ou bien de pierres. Un toit, c’est essentiel dans une maison, on oublie souvent d’en parler quand on décrit une maison, comme si ça allait de soi qu’il y avait un toit et que par conséquent il n’était même pas nécessaire de le mentionner, comme si c’était implicite...rien d’implicite quand on écrit, rien d’anodin non plus même si parfois certaines phrases viennent ainsi d’on ne sait où, sans crier gare, elles s’imposent à nous et après on se demande ce qu’elles foutent là... pourquoi là justement, pour conclure ce texte descriptif, cet arrêt sur image... parce qu’aussi j’ai sans doute conçu cette description en me promenant du bas vers le haut ; en haut, au-dessus du toit, c’est le ciel, entre les deux, rien d’autre, ce ciel plombant du soleil qui inonde quasiment tous mes textes, ce ciel d’un bleu écrasant ; en somme, rien d’autre entre toi et le ciel même pas l’horizon, ne dit-on pas aller au ciel pour figurer cette image de celui qui vient de mourir, pour adoucir l’horreur de l’innommable, de l’irreprésentable, alors on s’imagine la personne décoller du sol lentement, flotter et s’élever, prendre de la hauteur puis disparaître comme un ballon de baudruche –- rouge le ballon comme dans toutes les histoires pour enfants, comme les tuiles du toit –- un ballon rouge donc, lâché malencontreusement, suivant son existence propre détaché du monde, on se demande toujours un peu jusqu’où il aura volé, s’il aura continué sa vie, atterri dans une autre maison pleine d’enfants ou bien s’il aura éclaté en vol. Ou bien mentionner le toit à ce moment-là était ma façon, inconsciente alors, de commencer déjà à glisser du toi dans ce récit ?

proposition n° 19

Une ruelle comme tant d’autres dans une ville comme tant d’autres villes moyennes, une maison sans charme, devenue anonyme, des maisons sans histoire, sans saveur, sans cachet comme on dit, un lieu comme tant d’autres, silencieux, déchargé de vie où tu ne croises plus un enfant, plus une famille faisant le tour du pâté de maison en soirée, juste quelque type patibulaire, seul, pressé, qui te regarde de travers, les autres restés cloîtrés derrière leurs clôtures, leurs murs surélevés, leurs fenêtres grillagées par peur des visites importunes. Un dédale infini de ruelles qui se ressemblent toutes, où tu te perds, tournes en rond, revient au point de départ, ne reconnaît plus rien. Et tout ce soleil qui cloue les pieds au sol, qui fige la plus légère des pensées, qui ramollit les méninges, tout ce soleil me rappelle la Provence rude et sauvage, les textes de Jean Giono, le mistral qui souffle sans rafraîchir un iota, la terre asséchée à perte de vue, les collines de chêne vert et de pins d’Alep, les moustiques qui mordent impunément et sans répit. Me revient l’odeur de la vieille voiture brinquebalante sans climatisation, pour faire comme tout le monde : aller au bord de la mer, suer sur des kilomètres de bouchons, toutes vitres ouvertes, supplice de l’été, autant rester chez soi, tant pis pour la baignade ! Je pense à cette maison dans les Bouches-du-Rhône au milieu des collines, cette maison avec son grand jardin où tu ne sais où te poser tellement il y fait chaud, même à l’ombre, tu ne trouves pas le moyen de respirer, tu te demandes comment on peut aimer vivre ici, volets et fenêtres closes du matin jusqu’au soir. Autant de moments de profonde solitude. Finalement, une ville, pour moi, ça ne se vit pas tout seul.

proposition n° 20

Une pièce vide, ça aurait pu être une chambre mais ça n’est plus. Le plafond n’est que de blanc délavé, craquelé, suintant des pleurs inconsolables. Un placard dans un coin, entrouvert, vide, une odeur de renfermé, de lessive périmée. Des nuages jaunis par le temps sur du papier peint bleu pâli par les années, déchiré par endroits, quelques griffonnages au stylo ici ou là. Trois ou quatre emplacements de cadres, posters ou photographies ont laissé leurs traces sur les murs où les nuages sont plus blancs qu’ailleurs. Une traînée blanche horizontale creusée sur l’une des cloisons, sous la fenêtre, un bureau peut-être, alors éclairé par la lumière du jour ? Au sol, du carrelage brun, jaune, orange ou bien rouge. Vestiges de poussière laissées par les quatre pieds d’un lit (c’était donc bien une chambre !), quatre-vingt dix sur cent quatre-vingt dix, un petit lit, une chambre d’enfant peut-être ? J’entends l’écho des cris aigus, des voix, des rires et des jeux entre les quatre murs, je sens le souffle de l’enfant au petit matin. Non, je n’entends pas, je ne sens pas, je ne suis pas là, je n’ai fait que passer, juste un instant. Une porte au grincement insondable, à la poignée métallique usée par la tiédeur des mains qui l’ont manipulée. Je referme.

proposition n° 21

Diverses nuances de vert, vert bouteille, vert arbuste, vert de prairie aux contours moutonneux, plus sombres par endroit, un trait vertical peu épais sur la gauche ; une série régulière de traits verticaux encore, de couleur beige gris, entre les traits : du vide ; du gris uni avec sur la gauche quelques points et arabesques noirs, quelques tonalités de rouge également formant une ligne autour du noir ; du jaune paille brillant à la lumière artificielle de la lampe, cintré en son milieu par une bande noire d’un centimètre de largeur environ ; de la pierre grisâtre et sale partagée en deux morceaux par une bande plus claire piquetée de points noirs minuscules ; des petits ronds couleur crème encerclant une ellipse, un trait en diagonale de même couleur, le tout sur fond bleu nuit ; des pierres plates jointées d’un ciment gris sur lesquelles se dessinent des ombres aux formes courbes, d’un objet qui se trouve juste au-dessus ; des taches noires sur fond blanc ; un bout de branche maigre sur lequel pendouillent quelques rares feuilles vertes, dirigées vers la gauche, vers la lumière du soleil ; une succession de bandes horizontales de placo crème, bois verni aux nervures plus foncées, alu blanc sur lesquelles court nonchalamment un bout de guirlande argentée ; une ampoule blanche sur fond noir de nuit ; du rose dominant avec quelques touches de clavier carrées ou rectangulaires sur lesquels sont dessinées des flèches gris foncé : ma table de travail est nomade, j’en ai choisi une qui se situe à la fois dedans et dehors et je m’aperçois en écrivant que mon environnement n’est fait que de couleurs juxtaposées les une sur les autres, qui s’enchevêtrent, s’amoncellent, dysharmonie vivante, désordre ambiant.

proposition n° 22

Dalles de lino blanches, grands carrés. Table et buffet vaisselier en bois massif foncé, type chêne mais meilleur marché, marronnier, noyer, châtaignier, acajou, merisier peut-être ? Un aquarium pour poissons tropicaux éclairé, coloré, animé, au milieu du buffet sombre. Énorme soupière à fleurs en porcelaine. Une toile cirée avec sa gomme au-dessous. Du lait chocolaté renversé sur la table et le sol dallé. Des poils de chien collés dessus. Canapé et fauteuil noirs en skaï luisant, froid et lisse. Grosse chaudière bleu métallisée bruyante au milieu de la pièce faisant office de séparation entre le salon et la salle à manger. Un tuyau apparent strié en alu part en direction du plafond. Le chien noir affalé près du fauteuil. Quelques miettes de biscuit au pied du canapé, reliques d’un goûter pris devant la télévision. Au fond, passage vers la cuisine, pas de porte, juste une petite marche à ne pas manquer. Fenêtre ou pas ? Travaux inachevés. Finitions inexistantes.

proposition n° 23

Cinq fenêtres sur la ville.

Un trottoir bordeaux usé. Une ruelle peu empruntée : à droite, ça descend, vers le tumulte de l’avenue ; gauche, ça monte, vers le silence. On est dans l’entre-deux de la ville. Une maison et son jardin abandonnés en face. Volets clos. Rien ne se passe. Une végétation vagabonde. En attente.

Troisième étage d’un petit immeuble. A gauche, un portillon. Au-delà du portillon, un jardinet, un arbre, une balançoire, quelques mètres carrés pour jouer. En contrebas, l’allée se termine. Fin des sophoras. Des voitures garées ça et là. Un trottoir pour accéder au hall d’entrée. En face, derrière des murs et des haies, des maisons. Puis l’allée remonte vers le bourdonnement de la ville, la circulation continue des véhicules, au fond, au-dessus du parapet, sur la voie rapide après un premier bâtiment dans le prolongement du deuxième. Entre les deux immeubles, un passage permet l’accès à un parking supplémentaire en arc de cercle, lieu d’un premier baiser. Îlot de paix tout près du charivari urbain.

Quatrième étage perdu au milieu d’une longue série de grands immeubles identiques. d’un ennui profond. En bas, la rue plantée de quelques buissons. Un passage piéton pour traverser. Des ensembles de HLM partout autour. En face, après la rue, un parc tout en longueur fait d’arbustes, d’arbres, d’herbes folles, de terre. Peut-être un toboggan, un bac à sable. Des enfants qui errent ou jouent toute la journée. Des adultes qui traversent le parc pour rejoindre une autre rue. Un peu à droite du parc, une résidence « Plein soleil » protégée des assauts du parc par un grillage. On ne mélange pas les misères humaines !

Troisième étage encore d’un petit bâtiment construit au milieu de lotissements. Un panneau Cité Saint-Germain. De tous côtés, de grands arbres camouflent à peine de belles villas. Un peu plus, on sentirait le chlore des piscines ! En contrebas, les parkings réservés devant les garages. Puis la rue où en sont garées d’autres. Un scooter flambant rouge stationné entre deux autos.

Un balcon avec vue sur un grand parking. Des traits de peinture blanche au sol pour marquer les places. Certaines sont vides, d’autres occupées. Un chat se glisse entre deux voitures. Au loin, la garrigue. Au loin, la ville. Loin de tout. Rien à voir, juste se coucher et dormir.

proposition n° 24

Troisième étage d’un petit immeuble. A gauche, un portillon. Au-delà du portillon, un jardinet, un arbre, une balançoire, quelques mètres carrés pour jouer. En contrebas, l’allée se termine. Fin des sophoras. Des voitures garées ça et là. Un trottoir pour accéder au hall d’entrée. En face, derrière des murs et des haies, des maisons. Puis l’allée remonte vers le bourdonnement de la ville, la circulation continue des véhicules, au fond, au-dessus du parapet, sur la voie rapide, après un premier bâtiment dans le prolongement du deuxième. Entre les deux immeubles, un passage permet l’accès à un parking supplémentaire en arc de cercle, lieu d’un premier baiser. Îlot de paix tout près du charivari urbain.

— Qu’est-ce qu’ils font papa les ouvriers, au milieu de ce terrain vague, avec leurs grosses pelleteuses ?
 – Ils bâtissent les fondations d’un immeuble ou peut-être deux, je ne sais pas.
 – Ah bon ! Je pourrais plus venir ici jouer avec les copains alors ?
 – Non, en effet, tu ne pourras plus...On ne verra plus la mer non plus là-bas en montant sur la butte. Il pointe l’horizon avec son index.`
L’enfant, plein d’interrogations, s’éloigne en pressant fermement la main de son père.

Les deux garçons se tiennent debout aux côtés de leurs parents. Ils observent l’immeuble fraîchement construit qui sent encore le plâtre et le béton. Un petit bâtiment de quatre étages seulement. On est tout près du centre-ville à pied. L’endroit est plutôt calme. Derrière, il y a même un balcon où elle pourra planter quelques fleurs et d’où, si l’on regarde bien au loin, on peut même apercevoir la mer. Ils emménagent dans deux mois. Chacun aura sa chambre. L’endroit est calme, abrité de la grande voie qui est en train de prendre de l’envergure. La ville se développe à la vitesse de l’éclair. Leur premier achat immobilier, ils se tiennent par la main, ils sont fiers, ils ont travaillé dur pour parvenir à réaliser leur rêve.

C’est le jour de Noël, toute la famille est rassemblée dans l’appartement pour l’occasion, leurs deux enfants, leurs belles-filles et leurs quatre petits-enfants. Il y a plus de voitures que d’habitude. Un parking a été aménagé entre les deux immeubles pour répondre aux besoins de la population croissante. D’autres immeubles plus hauts ont été érigés, dissimulant définitivement la vue sur la grande bleue. Malgré le froid humide de cette fin d’année, la fenêtre de la cuisine (celle qui donne sur l’allée) est grande ouverte. On sent la bonne odeur de dinde farcie aux marrons s’en échapper. Une journée de fête en perspective.

Elle ne peut plus vivre ici toute seule. Elle est trop désorientée, trop dépendante à présente, trop dangereuse pour elle et pour les autres. Son fils aîné, venu la chercher, porte ses valises dans le coffre de la voiture garée devant l’immeuble. Il prend soin de tout bien fermer derrière eux. Elle ne reviendra plus ici, jamais. La balançoire a disparu du jardinet en bas. Pour y accéder, il faut une clé maintenant. Plus de trace de jeux d’enfants ici, juste un beau jardin bien entretenu dans lequel il est interdit aux moins de soixante-dix ans de pénétrer. La privatisation gagne du terrain. En revanche, la petite allée est toujours épargnée du vacarme incessant provenant de la voie rapide non loin de là. Ils avaient bien fait de choisir l’immeuble du bas les grands-parents. !

C’est le soir. Il y a beaucoup de véhicules garés un peu partout même sur les trottoirs. Les places sont chères, certains ont même réservé les leurs sur un écriteau. On distingue à peine les vrombissements des moteurs en guise de bruit de fond. Il y a d’abord la rue qui longe la voie rapide et au bout, on tourne à droite. Dés qu’on descend pour rejoindre l’immeuble, les bruits s’atténuent comme par magie. Un éclairage public léger permet de se diriger jusqu’au fond de l’allée. Le petit parking à l’arrière est plein mais pas éclairé. On devine alors dans l’ombre deux silhouettes qui s’enlacent pour la première fois. Puis il remonte dans son auto tandis qu’elle, passe le hall d’entrée.

proposition n° 25

Pourquoi l’avoir nommée Sainte-Rita. Quelle histoire avant nous. Pourquoi cette maison-là et pas une autre. Pourquoi aucune image dans ma mémoire du déménagement. Pourquoi avoir coupé le néflier. La maison d’en face est-elle habitée à présent. Si j’avais la possibilité d’y pénétrer retrouverai-je quelque trace de la maison d’antan. Pleut-il toujours à l’intérieur. Pourquoi y revenir sans cesse. Écrire m’aidera-t-il un jour à trouver des réponses à mes questions à ressusciter quelque souvenir enfoui à apaiser la rancœur et le chagrin. Pourquoi cette femme qui pleure en haut de l’escalier. Faut-il voir ses parents pleurer. Qu’est devenu le chien laissé à l’abandon. Grandir est-ce oublier. Pourquoi ce soleil harassant. Pourquoi cet homme me regarde-t-il ainsi. Pourquoi avoir si peur. Pourquoi tant de souvenirs distordus noircis par la vie disparus. Pourquoi vouloir retourner là où ça fait mal. Reste-t-on toujours attaché au lieu de son enfance même si ça fait souffrance. Le même langage peut-il parfois nous surprendre. Peut-on raconter toujours la même histoire sans se répéter. N’a-t-on jamais fini de tourner en rond de faire du sur place de brasser du vent avec les mots. N’écrirai-je jamais autre chose que ma propre histoire. Pour quoi pour qui.

proposition n° 26

La ville, c’était des heures passées à arpenter des trottoirs le long de rues, d’avenues interminables en tenant la main lointaine de ma mère. Prendre le bus était plutôt rare et la voiture, réservée au père qui travaillait. La ville, c’était marcher aux côtés d’adultes trop pressés que je ne parvenais pas à suivre et réclamer à l’envi d’être portée. La ville, c’était aller à l’école à pied tous les jours, au moins une demie-heure de marche. La ville, c’était quand la nouvelle maison (l’appartement à présent) était si excentrée qu’il fallait prendre le bus pour la regagner le soir, à cinq heures, seule avec mon plus jeune frère, ne pas se tromper de numéro, acheter son ticket, l’oblitérer et surtout, surtout, ne pas rater le bon arrêt sous peine de se retrouver en zone inconnue, puis faire le reste à pied, serait-elle rentrée ? La ville, c’était une sortie avec ma grand-mère pour acheter du tissu dans une boutique dédiée ou bien pour m’offrir des chaussures sur l’avenue Georges Clémenceau, près de chez elle. Je m’étais rarement aventurée si loin. Nous habitions près du centre-ville mais n’y allions jamais. Mais la ville, c’était aussi cette fois-là, bien plus tard où, assise sur les marches d’un bâtiment, je regardai autour de moi, décontenancée et lasse. Après des heures de rues sillonnées en tous sens, je ne pouvais plus avancer. Après le métro et sa succession de stations aux noms imbecquetables, les carrefours traversés par des marées humaines bien disciplinées, des plans de quartier où les noms de lieux, de voies, étaient représentés par des idéogrammes, où même les points cardinaux n’étaient pas les mêmes que chez nous ! Pas un passant pour partager quelques mots d’anglais, la plupart ne le parlant même pas. Et l’autre qui avait décidé de m’abandonner là, au milieu de nulle part, pour quelques paroles malheureuses que j’avais prononcées. La rencontre avec la ville inconnue, étrangère dans tous les sens du terme, là où le monde était si différent qu’on ne savait plus où on était, où on allait ni même ce qu’on y faisait, où rien ne prenait sens pas même la direction à suivre, là où réussir à communiquer relevait du miracle. Vite, le rejoindre avant de me retrouver moi-même ensevelie sous la métropole japonaise.

proposition n° 27

Une arrivée, ça se prépare pendant le trajet qui précède, ça se pense, ça s’anticipe. Alors comment pourrais-je parler de l’arrivée dans cette ville dans laquelle je retourne au moins une fois par an sans évoquer l’itinéraire pour y parvenir ? Deux heures trente de route environ avant d’entrer dans la cité, après avoir quitté la montagne, traversé le désert cévenol, des lieux-dits, des villages miniatures puis un peu plus grands, grimper des cols puis redescendre, atteindre la plaine, des villages morts que l’on traverse sans jamais croiser une âme, d’autres toujours animés puis de sacrément gros villages avec de la circulation, des feux rouges, des cédez le passage, des cafés, des devantures de magasins. Et j’entre dans la ville, la grande, en voiture, par le quartier des hôpitaux-facultés. Un enchaînement de ronds-points, de feux, de carrefours, d’intersections qui évoluent d’une visite sur l’autre. De nouvelles voies sont apparues, une nouvelle ligne de tramway d’une couleur insolite, des nouvelles directions sur les panneaux, de nouveaux quartiers jaillis du sol en quelques mois seulement. C’est comme un marathon, une course sans fin à l’urbanisation. Je m’accroche à mon volant pour ne pas me tromper de direction dans cette ville que je reconnais à peine. Cette horde de véhicules qui arrivent de tous côtés, ces klaxons qui m’agressent, cette civilisation qui m’assaille, ne pas trop hésiter, avoir l’œil partout, chercher un nom de rue ou de direction connues sur les panneaux. Cette piste n’est peut-être pas la plus courte mais si je la suis, je devrais arriver à bon port à un moment donné. Puis, en effet, l’endroit redevient familier, je m’engage sur la grande avenue. Ce sera quelque part sur la droite, rouler doucement, tant pis si ça ne plaît pas aux autres derrière, ils verront bien en regardant la plaque que je ne suis pas (plus) d’ici. La voilà, en face du bar-restaurant, près du tabac, y a plus qu’à tourner, monter lentement et espérer trouver une place où stationner. La dernière fois, je m’étais garée dans un parking du centre-ville pour faire le chemin à pied, m’en délecter, prendre le temps de regarder autour de moi. La prochaine fois, c’est sûr, j’irai directement en voiture, droit au but mais irai-je vraiment une autre fois ?

proposition n° 28

Pour rentrer le soir, je prenais le bus en face du collège. D’abord, il fallait attendre longtemps que le bon numéro arrive. Les embouteillages de fin de journée entraînaient des retards parfois considérables. Et quand c’était trop long, alors je perdais patience et j’allais à la gare à pied en suivant le trajet du bus, ne surtout pas sortir des sentiers battus. J’avais peur de me perdre, peur de la perte, pas en sécurité, si seule et si orpheline, au milieu de cette grande ville étrangère pourtant si familière. Les autres, ils rentraient à pied ou en voiture avec leurs parents. Et puis le bus arrivait, je montais, cherchais une place assise, dissertait longuement dans ma tête sur les places réservées à un public prioritaire dont je ne faisais malheureusement pas partie. J’étais parfois si fatiguée que je m’assoupissais durant quelques micro-secondes, debout, accrochée à ma barre métallique centrale, le cartable à mes pieds. L’autobus empruntait une petite rue toujours encombrée avec un feu rouge au bout qui ne passait au vert que le temps de laisser passer trois véhicules. Cette rue, oppressante, j’avais l’impression d’y rester pendant des heures. On roulait au pas sur le Cours Gambetta, près du marché quotidien du Plan Cabanes, de chez Tati. Toutes ces enfilades de véhicules, tout ce brouhaha, toute cette agitation m’agressaient, me donnaient la nausée, envie de vomir la ville. Le temps me paraissait s’étirer à l’infini. Puis enfin, après moult carrefours, nous arrivions à la gare, point de rassemblement de tous les transports en commun de la ville. Là, à la hâte, je devais changer de trottoir, de bus, espérant qu’il ne soit pas déjà passé ou bien en train de partir, lui courir après, pourvu que je n’ai pas à attendre encore... Au centre de ce lieu de transition, un parc que je n’osais jamais traverser, lieu de rassemblement de tous les drogués et SDF du coin, des chiens, des détritus, des poubelles débordantes. Je m’enfermais dans ma bulle, évitais les regards, dans l’attente de mon second bus, le numéro douze - je me rappelle, il était rare - pour me rendre de l’autre côté de la ville, côté sud. Celui-ci traversait des quartiers moins populaires, plus calmes aussi avant de rejoindre la cité HLM, au moins une heure après mon départ du collège.

proposition n° 29

Quand c’était lui qui conduisait l’autobus, je me sentais comme soulagée. Ça donnait un sens à ma journée. C’était comme dix bonnes nouvelles d’un coup. Je le reconnaissais de loin avec son crâne rasé, son rictus au coin de la lèvre supérieure, son attitude décontractée et sa façon de manier le volant avec des mains solides comme s’il faisait partie de lui. Vêtu d’une chemise claire et d’une cravate. La malice dans les yeux, le regard pétillant, toujours de bonne humeur. Un enfant dans un corps d’adulte. Aimable et drôle même quand il se faisait interpeller voire insulter par un voyageur éméché, un jeune mal embouché ou un fraudeur. Il ne se plaignait pas, ne s’impatientait jamais même aux heures de pointe. Il sortait de sa cabine pour venir en aide aux petites vieilles, aux personnes encombrées ou en difficulté pour se déplacer, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Les habitués savaient son prénom, lui-même en retenait quelques-uns. Quand je montais, il m’offrait un clin d’œil, m’appelait mademoiselle et me demandait comment j’allais aujourd’hui, si ma journée s’était bien passée. Son sourire suffisait à me redonner le mien. J’essayais de me tenir à l’avant du bus, et tant pis si je restais debout. J’aimais entendre sa voix chantonner tout le long du trajet en me demandant ce qui pouvait bien le rendre si joyeux.

Accroupi au fond de la grande benne grise, il s’attelle à sa tâche favorite. Voilà juste cinq minutes qu’il est arrivé, à la tombée de la nuit, et son grand carton est déjà à moitié plein. D’une main levée, il tient sa lampe de poche et de l’autre, méticuleusement, il trie toutes ses trouvailles. Les livres dans le carton à droite, tout le reste : téléphones portables, DVD, cassettes vidéo, objets électroniques, petites voitures, jouets, etc, côté gauche. Tout ce qui n’est pas récupérable, il le jette derrière lui. Parfois son visage s’illumine devant un objet plus précieux qu’un autre. Parfois encore, il s’assombrit à la vue d’un objet cassé. De temps à autre, lèvres serrées, il émet un petit sifflement à l’auscultation d’objets insolites. Il lui faut quelquefois un certain temps pour comprendre de quoi il s’agit. Et quand il n’a pas la réponse, l’objet part directement dans la grande poche de sa grande veste, trois fois trop grande pour lui. Tous les quarts d’heure, il se redresse pour reposer son dos, meurtri par cette activité quotidienne, il s’essuie les mains sur son jean. Il regarde autour de lui, pour voir si personne ne l’observe puis se remet à la tâche. Pour chaque objet trouvé s’ensuit un petit commentaire de sa part. Lorsque le carton est plein, satisfait mais déçu, il remonte à la surface. Il en explore le contenu encore une dernière fois à la lumière de sa lampe, et place le tout dans le coffre de sa voiture, aux côtés d’autres cartons pleins. S’il a encore le temps et s’il ne fait pas trop froid, il plonge à nouveau dans la benne avec un autre carton vide. Là, seul, à la recherche de l’objet-trésor, il est bien. Il n’a pas envie de rentrer chez lui.

proposition n° 30

C’est la grand messe de fin d’année, le moment, peut-être le seul, l’unique, où tous les parents, toutes les familles se retrouvent dans l’enceinte de l’école, au mois de juin. Pour l’occasion, on a installé dans la cour plusieurs dizaines de rangées de bancs face à l’estrade montée en quelques heures, une grande surface plane revêtue d’un lino beige orangé, posée sur une structure métallique à travers laquelle les enfants aiment toujours se faufiler malgré les réprimandes. Mme B., professeur de danse et chorégraphe improvisée est en ébullition. C’est qu’elle a dû préparer une douzaine de classes environ pour la fête, les faisant répéter inlassablement chaque jour des deux dernières semaines. Tout est bien ordonné, bien planifié. À quatorze heures, la kermesse commence avec son lot de jeux divers : petits canards, boites de conserve à renverser, parcours de la petite cuillère, anneaux, fléchettes, etc. À seize heures, début du spectacle. Chaque classe passe dans un ordre déterminé consigné sur une feuille que l’on tient à la main. Certaines ont même préparé deux numéros. Il faut suivre sa maîtresse et vite aller dans sa classe pour se changer, enfiler le bon costume et courir sous le préau, derrière la scène pour les dernières minutes d’attente. Le trac est à son comble. Ça y est, c’est à nous, on monte les six marches et on s’installe sur la scène, face au public suffocant assis à l’ombre des platanes. La musique est lancée, c’est parti. La petite Maryline fait son show au rythme de la Compagnie Créole parmi ses camarades de classe. Elle a passé deux heures la veille chez le coiffeur pour faire boucler ses longs cheveux raides ! Elle y tient à son rôle. Pour ce bal masqué, chacun, chacune, a enfilé un déguisement différent. Elle se déplace, elle virevolte. La voit-on bien là-bas au fond de la cour ? Ses parents sont-ils bien installés quelque part parmi les spectateurs ? Ont-ils sorti l’appareil-photo ? Sont-ils fiers d’elle ? Bientôt, dans une paire d’heures, ce sera terminé et ils rentreront à la maison. Ils ne restent jamais pour le dîner, ils ne se mélangent pas, elle ne sait pas pourquoi, elle n’ose pas demander.

proposition n° 31

J’ai pas mal voyagé à travers la ville avant d’atteindre ma dernière demeure, il y a trente ans maintenant, que le temps passe vite ! Tout a commencé à l’hôpital d’abord, en plein cœur de l’été, en salle de réanimation, lorsque le trait blanc sur l’écran est resté définitivement figé à l’horizontale. Ce méchant virus agrippé à mon foie avait eu raison de mon corps et de celui des médecins. Montpellier est une ville à la pointe de la médecine, extrêmement bien fournie en infrastructures hospitalières et universitaires, la plupart regroupée au nord de la ville. J’étais dans un de ceux-là depuis déjà deux mois. Donc, après la salle de réanimation, impossible, bien sûr, de me raccompagner dans ma chambre alors on m’envoya au sous-sol promptement dans une immense pièce réfrigérée en attendant la suite des festivités. Là, n’ayant rien d’autre à faire, je pris mon mal en patience. Finalement, un véhicule tout en longueur vint me chercher pour me conduire chez un professionnel des pompes funèbres, histoire de me faire un brin de toilette et de me rendre plus présentable dans mon berceau plombé. Ensuite, au bout du quatrième jour, un autre véhicule, long, noir et brillant vint m’accueillir pour m’escorter jusqu’à l’église, à l’autre bout de la ville, près de mon ancien chez-moi. Je n’étais pas là pour le voir, mais on me raconta par la suite qu’il y avait plein de monde ce jour-là, en mon honneur, quelques centaines de paires d’yeux dissimulés derrière des lunettes de soleil. Après une bonne heure passée au frais dans l’église, je retournai dans ma limousine, traversai tout le centre-ville avant de pénétrer, au pas, par un grand portail vert, dans une gigantesque propriété, la plus vieille de la cité, la résidence St Lazare. Bon, pendant quelques mois, dans l’attente d’accords familiaux, je demeurai dans le quartier populaire, avec juste, au-dessus de ma tête, un monticule de terre recouvert de fleurs foisonnantes et une croix en bois, au milieu d’autres infortunés. Jamais vu un lieu en ville aussi paisible et aussi éloigné du monde ! Un immense jardin de six hectares planté de cyprès centenaires et de tombes à volonté. Réveillée le matin par les gazouillis des oiseaux, plus rarement par quelque pelleteuse. L’année suivante, je rejoignis enfin ma résidence finale, dans un beau lit creusé, dans une allée bien propre. Ultime déménagement. J’avais ma jolie pierre marbrée rose au-dessus pour me tenir chaud toute l’année. J’étais bien entourée, à droite comme à gauche, devant comme derrière, que des voisins serviables et sympathiques, juste à la bonne distance : entre semblables, on se comprend. J’étais enfin tranquille, enfin en paix. Si vous voulez me rendre visite, pas besoin de crapahuter des heures pour me trouver, c’est très simple : après le portail principal, vous prenez tout de suite à droite puis la première allée sur votre gauche, vous reconnaîtrez le marbre rose avec ma photo posée dessus.
En face du cimetière, restent plus qu’un ou deux fleuristes-marbriers, isolés sur le trottoir, pour les quelques rares visiteurs déterminés. Plus d’endroit pour boire un verre. Ici, on ne se rassemble plus, on ne palabre pas, on s’arrête à peine, on ne fait que passer.

proposition n° 32

Elle marche dans la rue, les cheveux dans le vent, les bras nus et insolents. Ciel d’un bleu clair, tendre et caressant, ciel des jours heureux.

Sa démarche est lourde à présent, ses épaules sont chargées du poids du deuil. Ciel d’un bleu écrasant qui force à regarder au sol par crainte de se laisser emporter, de s’y noyer. Ciel envahissant, éblouissant, d’un bleu vif, dur, immobile, puissant, infini, qui fait courber l’échine, plier le corps jusqu’à terre, qui coupe le souffle, aspire la vie dans ses sillons.

Elle rumine ses colères, ses doutes, ses hésitations. Sans voix, sans bruit, sans bouger. Ciel d’orage, chargé de masses épaisses, sombres, menaçantes, anthracite, blanches, grises, qui galopent à travers lui, roulent et grondent. Cette course incessante des nuages lui fait perdre ses repères, lui donne le vertige, elle se voit tomber, chuter sans fin.

Allongée sur le sable refroidi, elle scrute la noirceur du firmament à la recherche (désespérée, désordonnée, désabusée) d’une étoile filante, vivante, au creux de ces constellations d’astres figés, déjà morts peut-être. Elle cherche l’Étoile, celle qui brille le plus fort, fragile consolation.

Faute de voir ce qui se passe sous la terre, elle cherche des réponses dans les couleurs du ciel, la vitesse des nuages, l’immensité de l’espace. Elle aimerait se poser parfois sur ces gros nuages blancs joufflus qui décorent l’éther, s’étendre sur ce lit de coton, s’y enfoncer, s’y reposer, entourée de tout ce bleu. Naître au ciel.

proposition n° 33

Un grand-père attend sa petite-fille devant le grand portail noir de l’école privée. A ses côtés, d’autres adultes, parents ou grands-parents patientent également au soleil de midi. La cloche puissante agitée par Sœur M. retentit. Quelqu’un vient ouvrir, c’est Bernadette au visage durci par les années, de grosses lunettes sur son nez sévère. Pas de temps à perdre, tout est savamment orchestré à la minute près. Après le portail, elle rejoint la cantine pour y faire entrer les enfants, classe par classe, les plus jeunes avant les autres. Les enfants se rassemblent en rangs serrés, l’estomac noué par la faim, devant l’entrée de la cantine. Ils attendent leur tour, impatients et chahutant. Au fond sur la droite, après avoir dépassé le porche, on arrive chez les petits de la maternelle qui eux, ont déjà fini leur déjeuner et jouent dans la cour de récréation avant d’aller à la sieste. Pendant ce temps, Mme P. , directrice, reçoit un couple de parents qui souhaite inscrire son enfant pour la rentrée prochaine. Sa secrétaire termine la saisie d’un courrier avant de prendre sa pause déjeuner. Le Père Joseph doit achever ses confessions du matin, dans l’église toute proche, accolée à l’école. Cet après-midi, il passera dans les classes pour l’heure hebdomadaire de catéchisme. A chaque fois qu’il entrera dans une salle, tous les élèves se lèveront promptement. Des professeurs quittent l’établissement par la petite porte pour aller manger à l’extérieur, d’autres se dirigent vers la cantine par une autre entrée pour éviter la cohue des enfants. Encore dans sa classe, une professeure d’histoire-géo finit de ranger lentement ses affaires dans son cartable, lasse et déprimée, éprouvée par le cours qui vient d’avoir lieu. Elle lutte pour éviter de laisser couler quelques larmes sur ses joues rebondies. Elle ne sait pas si elle reviendra cette après-midi ni demain d’ailleurs. Une fillette, les cheveux longs et blonds noués en queue de cheval, accourt vers le grand portail noir ouvert sur la rue, pour quelques minutes encore. Le visage enjoué, elle se jette dans les bras du grand-père tout fier. Exceptionnellement, elle déjeunera avec lui ce midi pendant que son père est sur un chantier et que sa mère tient la boutique de prêt-à-porter rue du faubourg F., tout près de l’école. Ensuite, il la raccompagnera à l’école pour treize heure quarante-cinq précises et elle rejouera son rôle de première de la classe, studieuse, timide et sage.

proposition n° 34
SUD

De là, on entend la mer, on l’imagine, on la sent déjà, c’est l’avenue de Palavas, la route de Palavas, l’embranchement vers la bretelle d’autoroute direction le sud encore, Perpignan, l’Espagne. On peut même voir, près du grand rond-point où se croisent ces différentes voies, un vestige de locomotive, le Petit Train de Palavas, cette ligne qui permettait aux Montpelliérains les plus chanceux de rejoindre la mer jusqu’en 1968, quand le trajet a pu se faire plus aisément par la route. Enfant, je trouvais l’objet incongru, placé au milieu du rond-point, déplacé par la suite sur le côté. Et puis voilà, à quoi bon habiter près de la mer si c’est pour ne jamais s’y rendre ? En effet, il n’y a qu’un pas en arrière à effectuer pour se retrouver dans les logements HLM de la cité Saint-Martin, cité populaire et colorée, avec ses enfants qui errent dans les rues du matin jusqu’au soir, ses parcs sans arbre et sa grande tour de dix-huit étages surplombant le quartier (de tout en haut peut-être devine-t-on la mer ? Maigre consolation de ceux qui ne peuvent pas y aller). Le docteur Hayer exerçait dans cette tour, tous les jours, sans rendez-vous, des heures d’attente avant de voir sa tête ronde cerclée de petite lunettes malveillantes. Son nom ne m’inspirait rien de bon pour l’avenir, je ne l’aimais pas... Et puis, dans le même ordre d’idée, il y a le quartier des Près d’arènes dont le rond-point porte le nom, les Aiguerelles, quartier sans vie en dehors de ses établissements scolaires, les supermarchés discount, le Géant Casino où je passais, enfant, d’ennuyeux samedis après-midis faute de pouvoir parcourir les dix kilomètres qui nous séparaient de la grande bleue. En tirant un peu plus loin, c’est le marché gare avec son immense parc de bennes géantes, grandes gueules béantes ouvertes sur le ciel, encore un espace mort pour moi ou qui lui est lié d’une façon ou d’une autre. Tout me ramène à elle invariablement. Puis, il y a le parc de la Rauze, espace de jeux et d’activités sportives pour petits et grands près de quartiers plus résidentiels bordant le Lez

La ville d’il y a trente ans n’est plus la même qu’aujourd’hui. Les infrastructures permettant de relier les différents quartiers et les multiples communes de l’agglomération se sont multipliées de façon exponentielle ces vingt dernières années. De nouvelles lignes de tramway fleurissent à chaque coin de rue, chacune identifiée par des couleurs criardes associées au dynamisme de la cité.

NORD

Du nord-ouest au nord-est, on côtoie les extrêmes de l’échelle sociale. L’immense cité populaire de La Paillade rassemble dans d’innombrables immeubles les pauvres et les immigrés. Pas d’arbre sur les trottoirs sales et poussiéreux, des écoles grillagées, vandalisées régulièrement. Un minimum de commerces. Un marché riche en couleurs et en odeurs exotiques animé tient sa place plusieurs matinées par semaine. Loin de tout sauf du plus grand stade de football de la ville, agrandi pour la coupe du Monde de 1998, la Mosson, fierté des riverains. A côté, une place immense sur laquelle grouille une population disparate, cosmopolite, tous les dimanches matins de l’année, dès cinq heures, pour le marché aux Puces où tu peux vendre de tout mais toujours à très bas prix. En bas de La Paillade, commence la première ligne de tramway avec ses hirondelles blanches sur fond bleu, couleurs de la ville.
Puis, de l’autre côté, il y a tous les instituts médicaux, universitaires, technologiques et de recherche scientifique, Agropolis, les hôpitaux, les facultés de lettres et des sciences l’une en face de l’autre et son cortège de cités et de résidences universitaires, le cinéma Diagonal Campus. Ça fourmille d’étudiants de septembre à juin avant le néant estival. Après l’ascension d’une longue avenue, on arrive dans un espace boisé. D’un côté le bois de Montmaur pour ramasser les asperges sauvages au printemps ou bien faire son footing. De l’autre côté, le parc zoologique de Lunaret, autant pour la promenade sur les chemins bordés de buis, arums, arbousiers, chênes blanc, chênes kermès, chênes verts, chèvrefeuilles, érables, frênes, genêts, pins d’Alep et autres végétaux méditerranéens, que pour la rencontre, au détour d’un sentier, avec zèbres, chimpanzés, ours bruns, girafes ou mare aux canards. L’entrée du zoo reste gratuite. Il y a quelques années, une serre amazonienne payante a été bâtie à l’entrée, assortie d’un restaurant afin de revitaliser l’endroit, de le mettre en valeur. En face du zoo, il y a trente ans, se trouvait la patinoire de Montpellier avant d’être déplacée dans un endroit plus moderne et plus dynamique. Avec l’école, nous venions une fois ou deux dans l’année passer l’après-midi dans cette patinoire nichée au milieu de la verdure.

EST

Après l’animation de la place de la Comédie et la traversée du grand centre commercial Polygone, on arrive dans le quartier d’Antigone, d’architecture moderne. Autrefois, la balade dans cet endroit était plutôt mortelle, il ne s’y passait rien. Aujourd’hui, de nombreux amateurs de sports de glisse s’y retrouvent, skates, rollers, trottinettes, overboards. Une piscine olympique a vu le jour. Au bout de la grande allée piétonne, on tombe sur un gros bâtiment massif à la façade de verre et de pierre beige reflété par le Lez qui coule à ses pieds, c’est l’Hôtel de Région. Une enfilade de restaurants se tient le long du fleuve. Une grande place accueillait le marché aux Puces du dimanche matin avant qu’il ne soit déplacé au Nord de la ville, plus près du peuple. De grands concerts en plein air y eurent lieu dans les années 80 et 90. Puis la faculté d’Économie s’y est bâtie, étendant l’espace étudiant à l’Est de la ville. De nouveaux ronds-points, quartiers, de nouvelles avenues se sont construites, le quartier Port Marianne qui, malgré son nom, n’accueille aucun bateau. C’est par là qu’est tiré le feu d’artifice du 14 juillet.

Depuis quelques années, la population de la ville allant croissant régulièrement, les transports se sont développés mais également les centres commerciaux, antres de la (sur)-consommation. Des zones auparavant artisanales ont vu s’ériger l’immense centre commercial et de loisirs Odysseum avec à son cortège de cinémas, restaurants à thème, salles de sport, manèges, patinoire, planétarium, aquarium, sur plusieurs niveaux. IKEA, l’hypermarché pas cher de l’ameublement est sorti de terre au grand bonheur de tous les nouveaux arrivants sur le pourtour méditerranéen.

Enfin, c’est à l’Est également, le plus loin possible du centre mais assez près des supermarchés du funéraire, que se trouve le domaine de Grammont avec son château, ses spectacles mais également son complexe funéraire. Le Zénith à ses côtés pour tenir compagnie aux morts fraîchement ensevelis.

OUEST

Quand on se trouve en bas de l’avenue de Toulouse, on distingue au loin, un gigantesque M planté au milieu d’un rond-point intraversable. Le grand M de Montpellier (ou bien de Mère ou de Mort c’est selon). Alors on entame la montée à vive allure, on ne s’arrête pas sur cette avenue, on dépasse toutes les ruelles à droite comme à gauche sans s’y attarder, rien à voir, rien à faire. Plus on s’approche de la lettre monumentale, plus le M se disloque. C’est, une fois parvenu au sommet, que l’on ne trouve plus au centre de la place que deux structures métalliques colossales de forme triangulaire, la pointe vers le haut, à quelques dizaines de mètres de distance. On contourne le rond-point, difficilement. Quelque part au fond à gauche, loin des regards, une résidence a été construite, plusieurs même, des dortoirs pour ceux qui n’ont pas les moyens de se rapprocher du centre. Pas d’espace vert, parc de square pour les enfants qui jouent alors sur les parkings. Juste derrière, c’est la garrigue et les terrains vagues qui reprennent leurs droits. Peut-être aujourd’hui, de nouveaux bâtiments ont-ils remplacé la végétation ? Encore un peu plus loin, après d’autres giratoires, on se retrouve de nouveau nez à nez avec de grands centres commerciaux et leur cortège d’enseignes d’ameublement, de bricolage, de restauration rapide. Et enfin, encore plus loin, ce sont des enfilades de villages dont les noms finissent souvent en AN, à l’approche des régions catalanes. Et puis il y a Sète, Agde et la Méditerranée, un peu après la maison d’arrêt bâtie en pleine garrigue, cerclée de barbelés et de clôtures infranchissables.

proposition n° 35
SUD

De là, on entend la mer, on l’imagine, on la sent déjà, c’est l’avenue de Palavas, la route de Palavas, l’embranchement vers la bretelle d’autoroute direction le sud encore, Perpignan, l’Espagne. Mais voilà, les épisodes cévenols ont été particulièrement violents cette année et des pluies torrentielles se sont abattues sur la ville, un déluge comme jamais. Près du grand rond-point, le vestige de locomotive du Petit Train de Palavas a disparu, engloutie sous les eaux. Enfant, je trouvais l’objet incongru, placé au milieu du rond-point, déplacé par la suite sur le côté, à présent il n’y a plus rien à voir. Quant aux logements HLM de la cité Saint-Martin située quelques pas en arrière, cité populaire et colorée, avec ses enfants qui errent dans les rues du matin jusqu’au soir et ses parcs sans arbre, elle est également noyée sous une rivière de boue. Une grande partie des habitants se sont regroupés dans la grande tour de dix-huit étages surplombant le quartier. Le docteur Hayer qui passait sa paisible retraite dans un pavillon non loin de là, surpris par la montée rapide des eaux, n’a rien vu venir et s’est retrouvé enseveli dans sa cave après que sa tête ronde cerclée de petite lunettes malveillantes a percuté une bouteille de vin sortie de sa réserve. De toutes les façons, son nom ne m’inspirait rien de bon pour l’avenir, je ne l’aimais pas... Et puis, dans le même ordre d’idée, les quartiers Près d’arènes et Aiguerelles ont vu leurs habitants gravir quatre à quatre les escaliers pour se réfugier aux sommets des plus grands immeubles. Les supermarchés discount, le Géant Casino où je passais, enfant, d’ennuyeux samedis après-midis faute de pouvoir parcourir les dix kilomètres qui nous séparaient de la grande bleue, le parc de la Rauze, espace de jeux et d’activités sportives pour petits et grands près de quartiers plus résidentiels, se sont effacés du paysage, pour quelques heures, quelques jours, quelques semaines. Les bennes géantes du marché gare ont vu leur contenu se répandre à l’envi, tout un tas d’objets hétéroclites, insolites et de déchets flottant à la surface aux côtés de rames de tramway détachées de leurs rails et surgies là on ne sait comment. C’était comme si la mer était parvenue jusqu’à nous. Tout me ramène à elle invariablement, la mer.

NORD

Du nord-ouest au nord-est, on côtoie les extrêmes de l’échelle sociale. L’immense cité populaire de La Paillade rassemble dans d’innombrables immeubles les pauvres et les immigrés. Pas d’arbre sur les trottoirs sales et poussiéreux, des écoles grillagées, vandalisées régulièrement. Un minimum de commerces. Un marché animé riche en couleurs et en odeurs exotiques tient sa place plusieurs matinées par semaine. Loin de tout sauf du plus grand stade de football de la ville, agrandi pour la coupe du Monde de 1998, la Mosson, fierté des riverains. A côté, une place immense sur laquelle grouille une population disparate, cosmopolite, tous les dimanches matins de l’année, dès cinq heures, pour le marché aux Puces où tu peux vendre de tout mais toujours à très très très bas prix. En bas de La Paillade, démarre la première ligne de tramway avec ses hirondelles blanches sur fond bleu, couleurs de la ville.

Puis, de l’autre côté, il y a tous les instituts médicaux, universitaires, technologiques et de recherche scientifique, Agropolis, les hôpitaux, les facultés de lettres et des sciences l’une en face de l’autre et son cortège de cités et de résidences universitaires. Le cinéma Diagonal Campus a fermé ses portes faute de combattants. Ça fourmille d’étudiants de septembre à juin avant le néant estival. Après l’ascension d’une longue avenue, on arrive dans un espace boisé en partie dévasté. Le bois de Montmaur, pour ramasser les asperges sauvages au printemps ou bien faire son footing, a brûlé sous les mains incendiaires d’un étudiant en sociologie schizophrène. De l’autre côté, le parc zoologique de Lunaret, autant pour la promenade sur les chemins bordés de buis, arums, arbousiers, chênes blanc, chênes kermès, chênes verts, chèvrefeuilles, érables, frênes, genêts, pins d’Alep et autres végétaux méditerranéens, que pour la rencontre, au détour d’un sentier, avec zèbres, chimpanzés, ours bruns, girafes ou mare aux canards a été épargné. L’entrée du zoo est devenue payante au même titre que sa serre amazonienne bâtie à l’entrée. En face du zoo, il y a trente ans, se trouvait la patinoire de Montpellier avant d’être déplacée dans un endroit plus moderne et plus dynamique. Avec l’école, nous venions une fois ou deux dans l’année passer l’après-midi dans cette patinoire nichée au milieu de la verdure. A présent, toute trace du bâtiment a disparu, la nature a repris ses droits, pour un temps.

Après l’animation de la place de la Comédie et la traversée du grand centre commercial Polygone, on arrive dans le quartier d’Antigone, d’architecture moderne. Autrefois, la balade dans cet endroit était plutôt mortelle, il ne s’y passait rien. Puis, le quartier s’est dynamisé, de nombreux amateurs de sports de glisse, skates, rollers, trottinettes, overboards s’y retrouvaient jusqu’à il y a encore un mois. Une piscine olympique a vu le jour. Au bout de la grande allée piétonne, on tombe sur un cratère immense de l’autre côté du Lez comme si un météorite avait atterri là, par hasard. L’Hôtel de Région, gros bâtiment massif à la façade de verre et de pierre beige, a été anéanti par les bombes d’une attaque terroriste. Une enfilade de restaurants se tient le long du fleuve face à ce trou béant cerclé de barrières recouvertes de panneaux interdisant de les franchir. Une grande place accueillait le marché aux Puces du dimanche matin avant qu’il ne soit déplacé au Nord de la ville, plus près du peuple. De grands concerts en plein air y eurent lieu dans les années 80 et 90. Puis la faculté d’Économie s’y est bâtie, étendant l’espace étudiant à l’Est de la ville. Des soldats par dizaines arpentent les alentours de l’université et des quartiers autour. C’est par là qu’est tiré le feu d’artifice du 14 juillet. C’est dans une semaine, je ne sais pas s’il aura lieu cette année. Les drapeaux sont en berne. Les rares passants que l’on croise avancent les yeux rivés au sol, sans s’attarder.

Les antres de la (sur)-consommation tel l’immense centre commercial et de loisirs Odysseum avec son cortège de cinémas, restaurants à thème, salles de sport, manèges, patinoire, planétarium, aquarium, sur plusieurs niveaux, de même que l’hypermarché pas cher de l’ameublement IKEA, ont vu leur chiffre d’affaire dégringoler et leurs allées se vider, pour quelque temps seulement.
Enfin, c’est à l’Est également, le plus loin possible du centre mais assez près des supermarchés du funéraire, que se trouve le domaine de Grammont avec son château, ses spectacles mais également son complexe funéraire anormalement surchargé ces dernières semaines. Le Zénith à ses côtés pour tenir compagnie aux morts fraîchement ensevelis.

OUEST

Quand on se trouve en bas de l’avenue de Toulouse, on ne distingue plus au loin qu’un gigantesque pic planté au beau milieu d’un rond-point intraversable. Le grand M de Montpellier s’est délité, il a perdu de l’allure on dirait bien. On entame alors la montée à vive allure, on ne s’arrête pas sur cette avenue, on dépasse toutes les ruelles à droite comme à gauche sans s’y attarder, on est curieux, on veut savoir. Plus on s’approche de la structure monumentale, plus on comprend. C’est, une fois parvenu au sommet, que l’on ne trouve plus au centre de la place qu’une seule structure métallique colossale de forme triangulaire. À quelques dizaines de mètres de là, une carcasse de ferraille gît sur l’herbe, pliée en plusieurs morceaux : l’autre moitié du M s’est effondrée, écrabouillée au sol ! On contourne le rond-point, difficilement, en tentant d’éviter de percuter les véhicules presque arrêtés des automobilistes fascinés par le spectacle de la lettre dézinguée. Quelque part, au fond à gauche, loin des regards, une résidence a été construite, plusieurs même, dortoirs pour foyers plus modestes. Pas d’espace vert, parc de square pour les enfants qui jouent alors sur les parkings. Mais les enfants, ce soir, c’est au bord de la route qu’ils se trouvent, des jumelles à la main, pour assister à l’événement. La ville de Montpellier a perdu de sa grandeur...

Encore un peu plus loin, après d’autres giratoires, on se retrouve de nouveau nez à nez avec de grands centres commerciaux et leur cortège d’enseignes d’ameublement, de bricolage, de restauration rapide. Et enfin, encore plus loin, ce sont des enfilades de villages dont les noms finissent souvent en AN, à l’approche des régions catalanes. Et puis il y a Sète, Agde et la Méditerranée, un peu après la maison d’arrêt bâtie en pleine garrigue, entourée de barbelés et de clôtures infranchissables soi-disant, un prisonnier se serait évadé la semaine passée par la voie des airs. Certains s’affaissent, d’autres s’élèvent...

proposition n° 37

Un couloir long, trop long pour elle quand il faut le traverser la nuit. Des cabinets trop près de l’escalier de ciment jamais achevé. Des petits carreaux au sol de couleur inconnue. Une porte qui s’entrouvre sur une chambre défendue, sombre, volets entrebâillés, on n’ose pas entrer, un grand lit qu’elle imagine jamais défait. Sur une commode, une boite à bijoux en forme de piano à queue, tapissée de miroirs. Pas de musique quand on l’ouvre, un intérieur de soie bleue débordant de bracelets, chaînes, pendentifs. Un autre coffret, tout rond celui-ci, sur quatre pieds incurvés, marbré sable, pour bagues et boucles d’oreilles. Si seulement elle pouvait entrer, regarder, fourrer son nez dedans, respirer son odeur...

Un autre couloir beaucoup plus long, étroit. Une enfilade de pièces toutes identiques, sans chaleur. Salle de bains, WC, chambre close, téléphone à touches inaccessible puis une autre chambre, un lit superposé de structure métallique, froide. Une cloison en contreplaqué recouverte d’une tapisserie représentant les arbres d’une forêt, simulacre d’oxygène pour ne pas s’asphyxier. Une affiche disproportionnée d’Elvis collée au mur de la salle à manger, un canapé gris, mou et vieux. Un balcon tout en longueur, un étendoir tout en hauteur. Un enfant se promène dans un pyjama trop grand pour lui. Une montagne de tiroirs en plastique compartimentés pour timbres et pièces de monnaie. Un frigo casé dans une loggia. De chaque côté de la table de cuisine, des bancs dont l’assise se soulève si l’on appuie dessus du côté du dossier, un piège pour petits pieds et frêles mains. Une trappe en acier avec poignée sur le dessus en guise de vide-ordures. Envie de l’ouvrir et de tout y jeter. Œil de bœuf, loquet et chaîne de sécurité sur la porte d’entrée. Interphone beige avec sonnerie tonitruante et ses deux boutons, un pour parler, un pour ouvrir.

Un autre couloir, plus sombre encore, peur de se tromper de porte. Quand on entre... quand on entre ? Le trou noir, elle ne sait plus. Une chambre à partager, une gifle pas méritée, un chat qui disparaît, un balcon pour regarder au loin, là où il n’y a plus rien à voir, un chien abandonné dans le corridor toujours trop noir, porte condamnée.

proposition n° 38

La mer et ses déclinaisons : recueil de poèmes sur le thème de la mer dans tous ses états, calme, apaisée et apaisante, la mer chantante, dansante, agitée, en colère, ténébreuse, destructrice et détruite, la mer de toutes les mers. Un ensemble de variations musicales et d’associations libres sur le mot mer, source d’inspiration inépuisable.

Portraits de famille : un ensemble de portraits qui, mis bout à bout, pourraient raconter une histoire, peut-être la mienne, peut-être celle d’une autre que moi. De petits textes accompagnés de clichés pour illustrer.

Sainte-Rita : l’histoire de la demeure, au fil des décennies, de ceux qui l’auront traversée, ceux qui y auront habité, pour raccrocher des morceaux de vie, tisser des liens ; la maison comme personnage principal, narratrice de ce roman.

Le déluge : récit auto-fictionnel d’un cataclysme qui a fait basculer le monde, le sien, s’effondrer les illusions, sombrer l’existence dans l’étrangeté au travers d’une accumulation de petites émotions, de sensations ténues, d’anodins ressentis, d’anecdotes grinçantes et noires.

Mémoires d’une jeune fille paresseuse : biographie de ma grand-mère inspirée de son journal intime, écrit quotidiennement dès l’âge de douze ans.

Listes : un recueil de listes élaborées au fil des ans et rassemblées pour l’occasion, des listes reflets de mes préoccupations intérieures, d’une personnalité complexe et tourmenté qui tenterait de mettre un peu d’ordre dans le chaos. Autant d’obsessions, de désirs, de projets pour lutter contre l’oubli et le vide rampant.

L’entasseur : roman tragi-comique qui raconterait l’histoire d’un bonhomme un peu lunaire, un peu hors du temps, un brin utopiste, un type resté enfant, toujours à la recherche de son trésor perdu, et qui vient se faire percuter par le Réel, un réel bien concret qui va bousculer sa vie et ses valeurs.

Sous le soleil : ça fait un peu série télévisée française de bas niveau mais bon, là, ce serait un beau livre relié en format paysage rassemblant des photos noir et blanc des différents quartiers de la ville, des images insolites, originales montrant les lieux sous un angle décalé avec de petits propositions en sous-textes pour sublimer les images.

Rue de l’imprimerie : un sombre drame narrant les désirs pervers d’un jeune homme amoureux d’une fillette.

Avant la désastre : un roman fantastique où elle se retrouve projetée trente ans en arrière alors qu’elle parvient à pénétrer par effraction dans la maison perdue si souvent fantasmée.

proposition n° 39

Marina regarde son quartier, les coudes posés sur le rebord de la fenêtre. Cela fait trente-cinq ans qu’elle habite ici avec son mari, resté assis devant la télévision. Il y a quelques semaines, des engins sont arrivés par dizaines, envahissant les rues des alentours. Les bitumes ont été éventrés, la poussière s’est soulevée, les pelleteuses se sont activées. Des déviations de contournement ont été mises en place pour tous les véhicules. Les badauds, plutôt rares d’ordinaire dans cet endroit de la cité, où il ne se passe rien, où il n’y a rien à faire, se sont multipliés. Les gens sortent de chez eux ou sur leur balcons pour observer. Ils s’animent, jasent, commentent, se plaignent du bruit des machines. Certains sont enthousiastes et optimistes, d’autres, qui n’aiment pas le changement, pestent après les nuisances occasionnées. Un tramway ici, à quoi cela va-t-il bien servir ? S’ils veulent aller dans le centre-ville, ils ont la ligne 1 avec son double-bus qui passe régulièrement et traverses toute la cité. Certes, il y a des endroits qui restent encore mal desservis mais le tramway ne va pas passer partout non plus ! Et puis, avec cette histoire, ils vont augmenter le prix du ticket, c’est sûr ! Marina visionne le spectacle avec intérêt mais elle reste dubitative elle aussi. Un tramway, elle n’en a jamais vu, elle ne sait pas comment ça fonctionne. Est-ce que c’est bruyant, est-ce que c’est climatisé, est-ce qu’il y a autant de places que dans un double-bus, à combien ça roule ? Tout de même, les gens se plaignent mais ça va moderniser son quartier auquel elle est farouchement attachée. Il paraît que le centre-ville sera accessible en quinze minutes ! Elle qui n’a pas de permis ni de voiture et plus aucun de ses enfants à proximité pour l’accompagner quelque part, elle va pouvoir se déplacer plus facilement. Et puis, elle a vu sur les affiches, il sera tout bleu avec des hirondelles blanches un peu partout. Et même si à présent, ça ne ressemble à rien, elle a confiance, elle sait qu’il sera beau dans le paysage de sa cité et elle a hâte de partir s’envoler avec les hirondelles.

proposition n° 40

Cette ville-là est sans limite, entourée de toutes parts de grands centres commerciaux, d’hypermarchés rutilants, du trop-plein avant le néant, avant la garrigue, une prison dorée avant la liberté, crue et sans but. Ce serait comme arriver au bout du chemin et d’un coup, plus rien, le vide. Va-t-on sauter ou se tenir au bord et regarder en bas, dans ce puits sans fond ? Les limites de la ville, on pourrait les trouver là, dans cette maison d’arrêt gigantesque, perdue au milieu des herbes folles. Loin des regards, loin de tout. Mais ce pourrait être également sur cette grande route bordée de pistes cyclables et de ranchs qui mène jusqu’aux étangs et à la mer. Ou bien dans ces bretelles d’autoroute surchargées, ces routes nationales encombrées de longue. Si elle en trouvait la limite, peut-être parviendrait-elle enfin à en sortir, de cette ville fumante et étouffante... Elle l’arpente à pied, en autobus, à vélo puis en scooter et un jour, eurêka, en voiture ! Et la voilà garée sur le dépose-minute d’un endroit où elle n’était jamais allée auparavant. Elle va boire un verre dans un de ces cafés anonymes où les individus ne font que se croiser, l’œil rivé sur la pendule ou noyé dans leur téléphone mobile, leurs pensées transitoires. Les regards hagards autour d’elle, le sol brillant de propreté, les annonces au haut-parleur des appareils qui atterrissent, de ceux qui se préparent au décollage, des retards, des consignes de sécurité. Puis elle parcourt l’endroit dans le sens de la longueur, elle imaginait ça tellement plus vaste ! Des noms de compagnies aériennes sur des guichets dépouillés qu’on croirait abandonnés. Elle préfère retourner dehors pour mieux voir. Elle colle son nez contre le grillage et, dans le soir qui tombe sur le tarmac, elle attend. Pas longtemps. En voilà un qui avance, prend de la vitesse, rugit et décolle du sol. Il s’envole dans le soleil couchant, vers d’autres horizons où elle ira bientôt puisqu’elle a enfin trouvé la sortie.

proposition n° 41<

Dalles de lino blanches, grands carrés [1] Table et buffet vaisselier en bois massif foncé, type chêne mais meilleur marché, marronnier, noyer, châtaignier, acajou, merisier peut-être ? Un aquarium pour poissons tropicaux éclairé, coloré, animé, au milieu du buffet sombre [2]. Énorme soupière à fleurs en porcelaine [3]. Une toile cirée avec sa gomme au-dessous [4]. Du lait chocolaté renversé sur la table et le sol dallé [5]. Des poils de chien collés dessus. Canapé et fauteuil noirs en skaï luisant, froid et lisse [6]. Grosse chaudière bleu métallisée bruyante au milieu de la pièce [7] faisant office de séparation entre le salon et la salle à manger. Un tuyau apparent strié en alu part en direction du plafond. Le chien noir affalé près du fauteuil [8]. Quelques miettes de biscuit au pied du canapé, reliques d’un goûter pris devant la télévision. Au fond, passage vers la cuisine [9], pas de porte, juste une petite marche à ne pas manquer. Fenêtre ou pas [10] ? Travaux inachevés [11]. Finitions inexistantes [12].

proposition n° 42

entre 28 et 29

Certes, ce n’était pas toujours une partie de plaisir ce temps perdu dans les transports en commun et j’en retire une impression d’amère solitude et de profonde rancœur. Je repassais les images de ma journée, mes doutes, mes conversations avec les autres, mes amours impossibles. Tantôt rentrée à l’intérieur de moi, tantôt spectatrice du monde extérieur. Quelquefois, une silhouette me rappelait la personne disparue, je m’y accrochais jusqu’à ce qu’elle disparaisse de ma vue, la cherchait encore et encore dans le paysage urbain... La vie grouillait autour de moi et ne m’était pas indifférente. J’y faisais des rencontres brèves, fugaces, quelques échanges de mots, de paroles parfois insignifiants parfois juste assez pour me tenir éveillée, me sortir de ma léthargie crépusculaire, de mes pensées vagues. J’y observais le monde, ses belles surprises, sa violence et ses bizarreries et en nourrissais mes rêveries éternellement inachevées.

entre 32 et 33

Qui est ce elle qui traverse ces textes ? Un coup toi, un coup moi. A nous deux pourrions-nous faire une seule ? Parfois ça se confond, parfois ça se sépare. Ma pauvre fille, je ne savais pas combien ma disparition t’affligerait. Tu étais si pleine de vie, si rieuse, si espiègle. Moi je suis en terre et toi tu contemples le ciel, comment veux-tu que nous nous rencontrions ainsi ?! C’est devant toi qu’il te faut regarder, quelque part entre les deux, là où la vie se passe, à hauteur des vivants. Et profites d’eux tant qu’il est encore temps.

entre 39 et 40

Et puis un jour, Marina prendra son courage à deux mains, fera fi du regard des autres et ira s’inscrire à l’auto-école de la rue perpendiculaire à la sienne – elle connaît, elle y passe devant, deux fois par semaine, lorsqu’elle se rend au marché – elle ira aux leçons de code dans la salle obscure puis le gentil moniteur à la barbe brune – tout le monde le surnomme Gégé – lui apprendra à conduire et elle aura son permis, peut-être pas la première mais la seconde fois. Elle sortira la voiture enfermée dans le garage depuis plusieurs années, en retirera l’épaisse couche de poussière et mettra le contact. Et alors, elle se sentira plus affranchie encore qu’avec le tramway, elle pourra aller plus loin, au-delà des limites de la ville. Et, qui sait, peut-être un jour retournera-t-elle dans son pays, sur son île, quittée lâchement il y a si longtemps.

proposition n° 43

Ce qu’il me resterait à écrire ?

Tout ce qui n’est plus, qui a été perdu dans les limbes de la mémoire, les affres de l’oubli.

Ce qui se serait passé autrement. Poursuivre une vie avec plutôt qu’une vie sans. Je pourrais inventer une autre vie, la mienne, la sienne. Revenir là, en haut de la rue et reprendre où nous nous sommes arrêtées comme si de rien était. Y venir et y revenir pour les vacances avec le mari, les enfants, pour se délester du poids de la vie quotidienne, se détendre, voir la mère devenue grand-mère et la laisser nous emmener marcher dans le sable. Lui raconter mille futilités, s’épancher sur son épaule, s’appuyer sur son regard bienveillant, sur ses bras solides, partager sans s’essouffler. Être ensemble dans chaque instant comme si rien ne viendrait jamais nous séparer. Combler les vides, réduire les manques, continuer les conversations entamées, écouter les réponses aux questions mille fois posées.

Écrire pour sortir d’une réalité par trop pesante.

Serait-il possible d’écrire ce qui n’a pas été ?

Ou bien s’arrêter là, devant la porte, rebrousser chemin, faire demi-tour, ne plus jamais y remettre les pieds ?

proposition n° 44

C’est l’histoire d’un enfant, intelligent mais seul, espiègle et malmené par des adultes qui ne veulent pas de lui, qui ne le comprennent pas. Cet enfant, ses désirs, ses espoirs et son chagrin incommensurable après la perte d’un être cher. Ou comment vivre le deuil quand on est un enfant ou qu’est-ce qui reste après la catastrophe. Quand on lui coupe ses racines, seule chose qui le raccroche à la terre. En cet instant de lecture, allongée sur son lit dans un appartement hostile, des larmes qu’elle n’avait pas su retenir, ruissellent sur ses joues. Un cœur en lambeaux, comme l’enfant du livre, un sentiment d’injustice face à la cruauté du monde. A la relecture, des années plus tard, souvenir lointain de l’effondrement passé, des morceaux pas trop mal rapiécés.

On évoque ici le retour sur le lieu mais aussi dans le temps avec pour objectif – inassouvi — de trouver des réponses, un réconfort, une consolation, dans l’écriture, dans la mémoire. Beaucoup d’amertume et de cynisme dans l’effeuillement de ces souvenirs ténus, parfois réels parfois fantasmés, pour combler des trous sans doute dans le récit, remplir le vide laissé par la perte. Un dialogue parfois esquissé entre la mère et la fille meurtrie. Une suite de doutes, d’hésitations, de renoncements, une chute en avant, un tourbillon de pensées. Envie de fuir la ville ou la vie, c’est selon, d’en finir avec le poids du ciel et de réunir ce qui ne pourrait l’être.

Il est question ici de déambulation dans un lieu sans histoire, sans épaisseur, où le narrateur cherche en vain quelque trace du passé, quelque poussière d’enfance. Un bourg qui tente péniblement de se faire une identité, de se créer des repères, des points d’ancrage, de se définir sans toutefois y parvenir. Une maison banale dans une rue banale, une rivière sans nom, au débit si faible qu’on pourrait en rire si ce n’était le souvenir d’un être cherchant à disparaître, à s’y enliser, comme première tentative d’en finir. Un récit trop court à son goût, inachevé, envie d’en savoir plus, de connaître la suite, on reste sur sa faim...que peut bien cacher cette pesante torpeur, ce sentiment d’inhabité, cette mémoire troublée ?



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1ère mise en ligne 5 août 2018 et dernière modification le 30 septembre 2018.
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[1Je revois encore le père à quatre pattes poser ses carreaux en sifflotant du bout des lèvres. C’était son métier la pose de revêtements de sol. C’était lui le maître d’œuvre de ce rez-de-jardin, le bricoleur du dimanche, le bâtisseur de ruines, avare en finition

[2Une idée de l’aîné cet aquarium sauf qu’il n’en prenait pas grand soin. C’était compliqué de régler les différentes pompes, de maintenir une température constante, même ma pauvre mère n’y comprenait goutte. Un jour, nous retrouvâmes tous les poissons grillés sous les feux des projecteurs...

[3Ou bien était-ce dans une autre maison sur un autre buffet ? Cette soupière massive et grossière est restée gravée dans ma mémoire comme l’objet de décoration le plus insignifiant et le plus hideux que j’ai jamais vu

[4Toujours l’aîné, roi de la farce, posait sous la nappe des petites capsules reliées à un fil qu’il tenait dans sa main et agitait pour faire bouger verres et assiettes amenant les convives à croire qu’une petite bête se baladait sous les couverts ou quelque autre phénomène surnaturel

[5C’était une habitude de renverser le bol de chocolat au lait avant de partir à l’école. Inattention et maladresse de l’enfance et des matins pressés. Il ne restait plus alors qu’à nettoyer la table, le sol et aller enfiler de nouveaux vêtements propres

[6Sur lequel nous nous installions le soir au retour de l’école pour regarder nos dessins animés préférés en croquant nos biscuits au chocolat.

[7Il devait se tenir là un soir, vers vingt-deux heures, debout et menaçant, devant ses trois enfants spectateurs, à gueuler après elle, faisant plus de bruit que la chaudière, et elle, le regard baissé, pensant avoir bien fait de faire manger ses enfants avant qu’il ne rentrât

[8Un bâtard style cocker, noir avec une tache blanche au niveau du cou. Un chien docile et brave comme sa maîtresse, capable de cohabiter avec chats, poissons, oiseaux et enfants agités, sans sourciller. Abandonné un jour dans un couloir, quand les adultes manquent d’imagination

[9Elle nous laissait à manger pour le midi sur le plan de travail quand elle n’était pas là. Un jour, nous tombâmes sur un pâté moisi qui nous souleva l’estomac. Elle n’avait pas dû voir

[10De la cuisine, on accédait à une pièce multifonctions : atelier, cave, débarras, dont je ne retiens que l’aspect sombre foutoir

[11Maison inachevée, mariage échoué, éducation bâclée, existence écourtée

[12Pas une photo de ces intérieurs, que des souvenirs, ténus, fabriqués, réinventés