Anne Jaffrézou | L’indéfinissable

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Après des études de lettres, elle travaille quatre ans à Canal+, puis essentiellement comme secrétaire de rédaction dans des magazines de mode. Dix-huit ans de vie parisienne, puis douze ans comme Dionysienne (Saint-Denis), l’amènent à rejoindre le Morbihan d’où son nom est originaire.

Entre l’atelier de la librairie d’Auray, l’écriture sporadique sur téléphone et les bijoux qu’elle fabrique depuis deux ans, sa page internet n’est pas dédiée à l’écriture, mais à ses « babioles nostalgiques ou rétro-romantiques. Je ne sais pas, mais ce n’est pas vraiment à la mode. Un peu comme ce que j’écris. »

La suivre sur Facebook.

proposition n° 1

Elle ne se souvenait pas vraiment de s’être sentie bien quelque part en particulier. Non, vraiment pas. Très loin dans une de ses premières vies antérieures, il y avait eu un lieu magique. Elle ne savait pas si elle s’y était sentie bien. Elle en gardait des sensations - très peu aujourd’hui - qui l’avait émerveillée quand elle avait été capable de les retrouver. Les grappes et les glands sculptés dans les portes du haut buffet de bois, les tasses à café d’un bleu indéfinissable, cerné d’or sur le rebord, l’intérieur blanc, et l’étagère. Adolescente, elle avait écrit un poème sur cette étagère. Il lui semblait que ça se terminait ainsi : « Un matin oublieux dans un cocon de brume blanche. »

C’était le salon de sa première enfance, si seconde il y eut. Elle se souvenait aussi du bruit du morceau de sucre que l’on brisait en deux. Un son indéfinissable, lui aussi, mais qui signifiait beaucoup pour elle. Un son qu’elle aimait au moins autant que le choc doux de la porcelaine. Elle n’aurait su dire pourquoi maintenant. Et c’est probablement parce qu’on l’avait arrachée à cet endroit d’autrefois devenu si étrange que nulle part elle ne s’était sentie à sa place, ou vraiment bien. Peut-être une fois dans la maison de verre inventée vers douze ans.

proposition n° 3

Le salon magique était au centre d’un monde. D’un grand parc arboré, planté d’immeubles semblables. C’était une résidence bien fréquentée, où les voisins étaient souvent amis, où les enfants pouvaient s’ébattre entre la place au prunus, le bac à sable, la fontaine rocailleuse du bas de l’allée.

En fait, le prunus rouge sombre était son point d’ancrage. Elle ne savait pas qu’elle le vénérait, elle s’y référait sans cesse. Avec la voiture à pédales bleu ciel au museau de requin que son grand-père lui avait fabriquée. Elle roulait tout autour, indéfiniment. Ou quand elle s’éloignait vers le bassin du bas, entre les habitations moins familières, qu’elle quittait très vite, de peur de se perdre. Elle rejoignait alors son arbre, dressé au milieu d’un terre-plein, son totem.

Elle ne se souvient plus qu’elle jouait. Pourtant, elle y passait le plus clair de son temps. Quels amis ? Elle les connaissait tous. Ils s’agitaient sous la fenêtre du salon. Au-dessus, une dame, puis une autre, étaient devenues sa nounou. Au sommet, de l’autre bâtiment - celui où elle serait déplacée un jour - s’était produit un drame, un soir. Quelqu’un menaçait de se jeter par la fenêtre dans la nuit chaude. Elle ne se rappelait pas comment, mais ça s’était arrangé. Elle avait entendu parler de cette grosse dame qui avalait un demi-camembert avant les repas. Pourquoi ?

Non, son seul souvenir remontait à la fin de cette première vie antérieure. La fille de sa nounou, qui était plus grande qu’elle, lui avait proposé de l’accompagner sous le perron de l’immeuble pour une miction de concert. D’abord, interloquée, elle avait suivi. Ce fut délicieux de découvrir un territoire secret, entre les marches creuses, entre ses cuisses.

proposition n° 4

Au bout de la longue allée qui menait au perron, ce que l’on appelait une avenue, pourtant de la taille d’une rue, mais on était fier d’y avoir son adresse. Bordée d’arbres, où son grand-père s’appuyait pour remonter, lorsqu’il dut jeter ses cigarettes.
Plus loin, une ville d’hôtels particuliers, d’îles fluviales, de pavillon chinois, de ponts de pierre, un vaste parc en bordure du centre, comme ça, pour rien. Ou pour la beauté, peut-être.

En montant, dans la direction de Paris, une autre avenue, plus large, celle-là. La maison des anciens. Au-delà, le champ de pissenlits où l’on venait avec un petit couteau, puis le labyrinthe du maraîcher. Un jour, en hiver, il l’avait conduite en un lieu bien caché pour lui faire découvrir une laitue bien vivante sous une cloche de verre. Elle se rappelait très bien cela. Émue comme si son âme avait été touchée du doigt.
En continuant, on aboutissait à la forêt. Du même nom que la ville. Forêt des princes de Conti, aux châteaux désagrégés, aux réputations sulfureuses. On s’y attendait à croiser des personnages.

Quand elle venait jusqu’ici, en général pour pratiquer des jeux dans les prairies, affluaient les images d’un album chéri. Il racontait les péripéties d’un écureuil faisant ses provisions pour l’hiver. Le nid au carrefour des branches, elle pensait l’avoir vu. Mais l’animal lui-même, comme un feu-follet sous ses yeux, lui laissa un doux goût d’absence.

proposition n° 5

Certainement que depuis son fauteuil d’enfant en osier, tressé comme ceux que l’on trouvait dans les jardins, aux courbes paisibles, elle tentait d’apercevoir l’extérieur. Mais d’où elle était, rien n’apparaissait que le bouquet de feuilles prunes et les silhouettes des immeubles les plus proches. Celui de droite, perpendiculaire au sien, où elle serait déplacée plus tard. Celui d’en face, parallèle, avec Yvette, la concierge, et les Marx, avec Myriam et Pierre, dont elle avait dit un jour : « Ils sont avec leur maman et leur pépé. » Personne n’avait démenti.

proposition n° 6

L’Isle-Adam. Elle avait sûrement cru naître dans la ville fondée à la sortie du paradis. Mais, au début, ce n’était qu’un seul vocable, et le nom de l’origine. Son territoire d’enfant. Œufs en gelée à la charcuterie de la Grande rue, le soir, au dernier moment. Guimauve en forme de serpent, ceint d’une bague en plastique, tout les samedis matin, à la boulangerie du bout.

Là-bas, au premier pont sur l’Oise, le grand Cabouillet. Ce restaurant donnant sur l’eau, représentait la quintessence de la bourgeoisie éclairée - remplacée aujourd’hui par des parvenus sans délicatesse. Par un saint jour de fin d’année, elle eut l’honneur - qu’elle mesurait parfaitement - de participer à la réception donnée pour le départ en retraite de la supérieure de sa mère. L’éclat des couverts, la blancheur des nappes, de la vaisselle, du papier des petits fours, la saveur des minuscules friands... - dont elle goûterait si peu - la laissèrent pantoise de bonheur.

L’eau, les îles, les barques, la piscine creusée dans le fleuve, qui s’appelait seulement la Plage, les pédalos, les balades sur la rive, juste là, en bas... Elle vivait dans une île qui ne tenait pas seulement à la géographie. Une île mentale, plutôt, dont elle ignorait encore l’existence.

proposition n° 7

Plus tard, peut-être deux ans après, à peine, elle ferait face à l’immeuble où elle se tenait assise. Elle verrait du monde debout sur le perron. L’impression, a posteriori, qu’ils étaient tous là. Mais non. Sa nounou de l’étage au-dessus, quelques enfants, qui ? Ses parents parleraient avec eux, peut-être. Elle se tiendrait droite et muette. Peut-être vers le massif de corbeille d’argent où une femme, un dimanche, s’était approchée. Elle lui avait demandé : « Tu es la fille d’Anne-Marie ? » Elle avait continué : « Je le savais » et s’était dirigé vers leur appartement pour y déjeuner.
Ce jour-là, devant la façade, elle n’était pas aussi éloignée que la corbeille d’argent. Personne ne lui avait parlé ni ne l’avait appelée. Elle était prise dans une gelée de transparence. Son nom d’avant avait disparu, et elle aussi, apparemment.

proposition n° 8

C’était février, le mois de sa naissance. Là, sur le carrousel du prunus, on la sortait de temps en temps dans son landau en escargot. Jamais aussi froid. Plus rigoureux que jamais. L’hiver de cette année-là fut comme jamais, selon sa mère. Blanc. Vacance. Parole étouffée. Prénom à demi prononcé.

Dans la ronde des landaus, sur la patinoire imaginaire entourant le terre-plein, parmi les enfants ravis, une cérémonie se déroulait. Va-t-elle mourir de ce froid et de la neige qui ne tombe plus ? Va-t-elle vivre ? Serait-ce pire, encore ?

Les mères s’entretenaient au-dessus des landaus. Des bribes éclaboussaient les joues rosies à l’intérieur. C’étaient des conversations secrètes, des murmures de saison, où presque tout était noir, comme dans leurs bouches d’ombre.

proposition n° 9

De cette période sourde, elle ne garderait aucune trace, pour l’instant. C’est à l’intérieur, derrière les fenêtres rectangulaires, qu’elle trouverait, au-delà des mots défaillants, une musique agréable et rassurante.

Du fond de son lit, au petit matin, l’aspirateur mené par sa mère, la berçait mieux qu’aucune comptine. Son vrombissement, loin de la gêner, emplissait l’air de vibrations, de présence. Tout comme celui des avions qu’on l’emmenait voir au Bourget et qu’elle applaudissait à chaque décollage. Bien plus tard, dans sa forêt nouvelle, elle se délecterait de ce bruit caché derrière les nuages et se mettrait à penser que Dieu, s’il existait, se manifesterait ainsi, pas mieux.

Mais dans le salon magique, parfois, on remontait le temps. Une pile de disques, datant de sa grand-mère, était exhumée. Premier sujet à l’Opéra dans sa jeunesse, elle avait aimé se repasser les plus grands ballets classiques. « Casse-noisettes », « Le lac des cygnes » et tant d’autres. L’enfant n’eut jamais le sentiment de les écouter, tout en les connaissant par cœur. Les symphonies de Beethoven étaient de la partie aussi. Allez savoir pourquoi ?

Et puis, dans l’entrée, pour plaire aux cousins suisses et à la petite qu’elle était, son grand-père avait accroché un coucou auquel il veillait attentivement. Il entretenait ses émerveillements.

proposition n° 10

Mais elle était parfois malade. Trop souvent, au goût de sa mère anxieuse. On prit donc la décision de lui ôter les végétations. Habituée aux médecins qu’elle fréquentait souvent, elle entra confiante dans une grande salle. Elle ne comprit pas ce qu’il se passait. On lui enfonçait de longs ciseaux dans la gorge. Elle hurlait et le sang coulait à flots dans le haricot sous son menton. Quand cela cesserait-il ? Elle avait dû trembler ensuite. Sa mère croyait qu’elle serait anesthésiée, mais non.

Pour la distraire, l’après-midi, la remettre du choc, elle était fière, sa mère, d’avoir trouvé quelque chose d’extraordinaire. Il s’agissait de moules en caoutchouc représentant des saints. On allait réaliser des statues de plâtre. Seulement, une fois les moules remplis, il fallait attendre longtemps.

L’enfant restait dans la cuisine, dans l’odeur écœurante des statues à l’envers. Qu’en avait-elle à faire des statues, des saints, même secs, après avoir été martyrisée ?
Elle fit comme souvent, elle ouvrit à peine le robinet d’eau. Elle mit ses doigts sous le filet et baissa la pression. Il fallait qu’au bout de ses doigts les gouttes soient de la même longueur pour être joliment parée. C’était assez difficile.

Pensait-elle à sa gorge ? Est-ce que cela brûlait ? Avait-elle encore le goût du sang sur la langue ? Elle jouait à se faire belle avec l’eau. Peut-être avait-elle oublié. Mais, si elle ne disait rien, si on attendait toujours les statues, quand on la mit au lit, elle ne put trouver le sommeil, et ça, c’était aussi inquiétant qu’une maladie et il fallait y remédier. Aussi, sa mère lui prépara une tasse de lait sucré à l’eau de fleur d’oranger. Et ce fut sa plus belle récompense pour s’être vidée de son sang. Un parfum fleuri, doux et lourd à la fois, qui l’enivrait pour la première fois de sa vie. Une passerelle vers le sommeil. Elle rêverait qu’elle dormait dans les bras de sa mère.

proposition n° 11

Elle ne quitterait jamais cette ville. Même si elle partait. Elle se rapprocherait du prunus, sans y penser, en s’installant au Balto, avec la moitié de sa classe. Elle penserait vaguement à l’avenue des Bonshommes, à cinquante mètres, comme à un territoire interdit, dangereux, à éviter en tout cas.

Cinq cinquante. Quatre quatre-vingt. La buraliste égrenait les prix avec une voix traînante qu’ils imitaient à l’envi. Les lycéens étaient installés côté rue, contre la grande baie vitrée. Ailleurs, à l’intérieur, on déjeunait pour pas cher, on s’accrochait au comptoir.

Elle s’asseyait toujours près de la fenêtre. C’était son truc. Elle préférait regarder plutôt que participer. En enchaînant les Camel. La fumée, ça vaut tous les discours. Elle se sentait toujours surnuméraire. Pas dans le coup. Ailleurs.

Parfois, quand elle avait rendez-vous avec Myriam, on se retrouvait plus loin dans la Grande Rue, à la Civette. Plus petit. Plus calme. Un grand juke-box avec les derniers trucs branchés. Myriam lui passait ce qu’on écoutait en technique. La musique, elles en parlaient tout le temps. Aussi des copines, du divorce, de l’acide, des fringues et du psy, mais c’était secondaire.

Plus loin, le premier pont de pierre. L’île et son manoir défait. Jamais elle n’irait y faire un tour. Juste quelques fois suivre le fleuve pour rejoindre le chemin de l’école. Sans y penser.

proposition n° 12

Dans le premier café, où elle passait la plupart de ses heures perdues, elle avait eu la surprise de croiser une figure de son enfance. En fait, elle ne l’avait pas identifiée du tout. Une femme jeune, parfois, se tenait au comptoir et vidait des verres. Elle ne l’aurait pas remarquée si sa tante ne lui avait ouvert les yeux. C’était la fille, plus grande qu’elle, avec laquelle elle avait fait pipi sous l’escalier... Mère, divorcée, en déprime, on lui avait dit. Vraiment, il valait mieux s’abstraire.

Une autre femme, presque de leur âge, entrait et sortait à un rythme imprévisible. Demandant des cigarettes, de l’argent pour sa fille, pour la dope. Elle rendrait. Elle disait attendre quelqu’un dans le studio où elle habitait juste en face. Ça s’arrangeait toujours.

D’une naïveté surnaturelle, elle était un peu fascinée par cette tige à la peau parfaite, aux cheveux noirs dépeignés, qui savait toujours à qui s’adresser. Un jour on la décillerait. Elle se prostituait. La réalité frappait au carreau.

Alors, quand même, elle était tombée amoureuse. D’un type connu dans tout L’Isle-Adam. Qui passait devant, là-bas derrière la vitre, dans un sens ou dans l’autre. Entrait de temps en temps. Elle guettait. Elle espérait sa venue. Même s’il ne frayait pas trop avec le lycée.

Il était très grand. Filiforme. Blond aux cheveux mi-longs, lisses et fins. Bien plus vieux qu’elle. C’était ce qu’elle aimait. D’une allure détendue, légèrement surplombante. Il avait l’air de détenir l’assurance calme qui lui manquait tant. Avec sa veste de velours mordorée, lâche et marquante.

Elle nourrit rêveries, fantasmes, désirs pour cette image tombée du ciel de L’Isle-Adam, à qui elle n’avait jamais adressé la parole. Elle sentait qu’elle avait parfaitement bien choisi. Mais consciente et frustrée de ne pouvoir le rejoindre d’aucune façon, cela se délita tout seul. Elle osa en parler un jour, même si elle n’était pas certaine de son prénom. Elle apprit qu’il était dealer. Un des trois principaux dealers de la ville. Elle se détesta de toujours, systématiquement, être à côté de la plaque. Sous sa cloche de verre, elle était protégée, mais enfermée et perdue. Elle idéalisait toujours. Seule sur une île.

proposition n° 13

Parc Manchez. Banc près du bac à sable. Ici on dit Parcmanchaise comme spaghetti bolognaise. L’un ne va pas sans l’autre. Comme s’il y en avait partout. Comme si tout le monde en avait un. Le même. C’est le seul, en fait, ici, de parc.

Elle est assise depuis une heure. On ne sait pas à quel âge. Quelque chose est assis à ses côtés, qui porte un manteau au crochet vieux rose. Ça gigote un peu. Elle a jeté un coup d’œil au bout de tissu qui la touche. C’est tout. Elle n’entend plus les voix s’agiter. Feuilles par terre. Fraîcheur humide.

Depuis qu’elle est sur le banc, elle voit les mères aller et venir. Une qui gronde. L’autre qui protège. L’autre, encore, qui sépare. Rejointe par... Ça semble ne jamais devoir finir. L’éternel recommencement. Dieu, quel ennui.

Elle en a assez. Elle s’intéresse aux arbres. Au tronc découvert à cet endroit. Et s’ils avaient froid, les arbres. Elle le couvrirait bien d’un manteau, à cet endroit-là. D’un manteau de feutre beige et turquoise. Ben oui, si c’est ça qui lui dit.

Le Parc Manchez est presque aussi grand qu’une forêt. Avec plus d’herbe. En s’éloignant, on ne sait jamais sur qui on va tomber. Elle y pense parce qu’elle aperçoit des silhouettes dans l’axe de son arbre. Ils n’ont pas l’air de bouger. Elle se demande. Ils restent debout.
Elle a tourné la tête. Au passage piéton de la rue qui longe ce côté, un vieil homme s’apprête à traverser. On dirait le docteur X. Oui. Il a du mal. Derrière, un mur de moellons surmonté de flèches peintes en vert. Il abrite une grande bâtisse. Le docteur a arrêté une voiture pour passer. Il a du mal à avan... Ça y est. On y va.

proposition n° 14

Cheveux noirs de jais. Un séducteur promenant deux petites filles. Descendant l’allée d’un pas chaloupé. Leur parlant de sa voix enfumée.

Un chemisier de Nylon sans manches. Col rond. Imprimé de tâches brunes abstraites. Casque brillant de cheveux noirs. Visage de lait caillé.

Grande mèche blanche. Épaisse. Sourire affable sur des dents trouées. Son index tapote la table.

Visage ovale. Blondeur lisse. En marine. Elle court en hochant l’avant-bras gauche. Un sourire de dauphin.

Dans le cadre, Sylphide sur pointes. Brune. Nez busqué. Profil délicat. Du caractère. Figée dans son époque. L’absente.

proposition n° 15

Je t’ai toujours dit que tu savais, que tu pouvais tout faire, tout, mais replonger à ce moment-là avec tes hésitations, tes indécisions de jeune fille, non, je ne peux accepter que tu écrives pour me faire payer car je sais que c’est ton but, depuis toujours de me faire payer, avec tes histoires qui ne sont adressées qu’à moi, même si tu dis le contraire, si tu dis que toutes tes histoires ne sont pas des vies d’enfant, ça revient au même, moi je sais bien que tu te soignes comme ça, oui c’est thérapeutique d’écrire, comme un médicament, c’est même la seule utilité et si ça te fait du bien... mais moi je n’aime pas trop ça parce que tu es dans l’illusion que je vais te soigner un jour et racheter mes erreurs, mais je ne comprends pas pourquoi tu me demandes ça puisque je n’ai rien fait contre toi et pourtant tu continues à essayer de me faire du mal avec de nouvelles histoires encore et je cherche à chaque fois entre les lignes où je suis et je me demande ce que j’ai encore fait et même j’arrive de moins en moins à comprendre ce que tu veux dire, ce que tu cherches et j’ai même peur que tu ne saches plus toi-même

proposition n° 16

Pourtant, elle avait tenté d’en savoir plus, chaque fois. Avec des questions bien simples. « Ma mère, c’était tout pour moi. » Et elle ne saurait jamais grand-chose de ce tout. La ballerine devenue asthmatique et décédée quelques mois après sa naissance. La grande dame de la résidence, qui avait toujours quelques bonbons pour les enfants. Au bras de l’ouvrier au sourire affable, sur la photo qui avait toujours trôné, pour autant qu’elle s’en souvienne.

Quand on lui faisait écouter la musique des ballets, on ne lui parlait pas d’elle. Quand on l’inscrivait au cours de danse rythmique à trois ans, non plus. Il y avait tant dans ce silence. Peut-être originel. Et d’autres silences avaient tenté, peut-être, de recouvrir celui-là.

Quand la ballerine l’emmenait en landau sur les traces de sa mère de retour du travail, que lui avait-elle dit pour qu’elle ne l’oublie pas ? Était-elle, elle aussi, une grande muette ?

Sous les traces qui lui restaient de son salon d’enfance, les goûts, les envies, les désirs d’une morte. Du sucre dissous dans un café. L’air, le bois, la nappe, imprégnés de mots qui s’étaient tu et qu’on ne redirait jamais.

proposition n° 17

Son prénom. La copine du premier étage, une grande, compagne de miction, fille de sa nounou. Elle l’avait fait monter chez elle. Avait écrit son prénom et lui avait demandé de recopier. Ce qu’elle avait fait avec application. Ravie, elle était, sa copine, du résultat. Lui avait dit d’aller le montrer à la vraie institutrice, sa mère. Elle avait couru dans les escaliers qu’on entendait résonner à longueur de journée. Son prénom à la main. Elle avait tendu la feuille à sa mère. Non. C’était impossible. Ce n’était pas elle. Arrête de mentir. C’était une des seules fois de sa vie qu’on l’accuserait de ça. Pourtant ce n’était pas si difficile. C’était seulement la moitié du prénom de sa mère.

Popain. L’ami de son grand-père, son compagnon de travail. Il vivait dans l’immeuble de droite, par rapport au prunus. Popain, c’est elle qui avait trouvé ça de sa voix de petite fille. Il avait dû venir. On lui aurait demandé de les rejoindre à la table du salon. Qu’avaient-ils dit ? Qui avait parlé ? Elle ne se souvenait pas d’avoir entendu. Elle savait qu’elle s’était dirigée à toute vitesse vers le bac à sable, tout là-bas. Elle avait trouvé le fils aîné de Popain et lui avait presque crié : « Je suis ta sœur ! » Lui, à califourchon sur son vélo, l’avait regardé comme s’il allait sortir son colt : « Tu ne seras jamais ma sœur ! »

Plus rien. Une chambre blanche et vide. Juste le ronronnement de l’humidificateur censé la protéger de la trachéite spasmodique. Pas de rideau. Les arbres derrière, ce ne sont pas les siens. On dirait qu’ils ne sont pas éclairés. Tout fades. L’appartement est quasi vide. Pourtant elle ne pense pas à celui d’avant. Elle pense à rien.

proposition n° 18

Le bruit du morceau de sucre brisé en deux. Sucre. Bruit mâché. Canard. Morceau croqué. Non pas celui-là. Le son du mot sucre. Déjà une brisure. Qui craque sous la dent. Cristaux s’éparpillant dans la bouche. Sucre. Cre... Cre... Non, mais pas ce son-là. Indescriptible. Tellement aphone. « T ! » peut-être. Encore trop sonore. Un bruit léger avec la langue ? Pas sûr. Un son minimal. Mais quand même un coup de force. Déjà essayé de briser un sucre en deux du premier coup ? Un petit effort pour une note d’un blanc givré qui dure une milliseconde. Suc. La moelle translucide du son. Suc. Ça fait un peu comme ça. Ou bien « uc ». Pas mal. Forme, son, signe, matière. Tout-en-un. Quoi, au juste. Depuis toujours, elle avait en tête que ce son n’avait pas de nom mais une onomatopée. « Luc ». Elle n’entendait jamais le prénom, mais l’onomatopée du sucre coupé en deux à la force des doigts. Luc. Plus doux. Plus imperceptible que tout le reste. Oui. Une rupture quasi silencieuse. Muette.

proposition n° 19

Heureusement, c’est à cet âge-là qu’on lui a appris à lire. Comme elle s’est gorgée du champignon où vivait Potiron dans la collection dont elle engloutissait un livre par jour. Plus tard, vers dix ans, elle voulut devenir astronome, apprenait par cœur les densités des planètes du système solaire et tenta de convaincre son entourage qu’il existait des astres habités. On la trouvait un peu allumée, mais si enthousiaste.

Un instant, elle eut le sentiment de toucher du doigt son enfance. C’était l’année de son bac. Elle avait l’habitude d’aller tous les étés dans la même famille à Bath, 8 Day Crescent. Mais ce mois d’août, elle retrouva une famille à Londres. Puis partit avec eux à Broadstairs, sur la côte sud. La maison de Dickens, les chemins rocheux en haut des falaises, le sable couleur fudge, la mer vert-de-gris, l’ice cream parlour (comme dans « Five years »), la tente immense et le cirque sur le ponton avançant vers la mer and « my mother, my dog and clowns » de « Life on Mars » (Bowie aussi)... Elle ne comprit pas comment, un jour, assise sur un banc, elle sentit qu’elle avait vécu ici dans une autre vie, qu’elle avait été enfant ici. C’était irrationnel. La langue y était peut-être pour quelque chose. Renaître. Avec des mots d’ailleurs. Réinventer son passé. Remplacer les lieux à ce point condamnés.

proposition n° 20

L’appartement nouveau. Vidé juste avant. Un semblant de canapé sous les vitres du prunus. Un parquet qui a dû être vitrifié, pourtant terni, mat, l’air poussiéreux. Pas de rideaux. Pas de pull laissé sur un accoudoir, un dossier de chaise. Aucune trace. Des polochons sur le matelas posé à même le sol. Un gros creux et quelques plis dans le matelas qui sert de canapé.

De l’autre côté de la cloison de gauche, une cuisine. Aussi habitée qu’un moulin à vent. Délaissée. Morne des gestes laissés en suspens. Redoutée comme le souvenir. Exécrée.
Le plancher de croisillons s’enfonçant vers les sanitaires suivis de trois portes de chambres aveugles, éteintes. Sauf peut-être la dernière.

Une grand lit défait. Aussi large que la chambre. Sans couvre-lit, sans tête de lit, sans rien aux murs. Ultime décoration gentiment oubliée au pied du lit, une lampe, ou pas, de bonhomme Michelin avec sa ceinture de pneu. Une publicité en 3D laissée là. Une odeur d’atelier, et pourquoi pas d’essence.

proposition n° 21

Rien. L’air. Murs blancs. Velours. Tapis. Rouges. Métal rouge. Vide et trop-plein. Rectangles et courbes. Dire. Désir. Rouge comme. Dans le placenta. Parois de Plexiglass. L’embryon évoluera jusqu’aux derniers instants. Dans le téléphone. Moulins à vent arc-en-ciel puis rien. Le dénuement de la note ouverte. Même pas une page. Déjà le fruit rouge suinte sa maturité. S’écoule. Écran sans repères et sans fin (à moins que ?). Voie libre. Simple. S’écoule au compte-gouttes. De la poche de sang qu’on transfuse. Mais contenue. Zafu. Globes de verre. Perles transparentes. Élaguer. Effiler. Couper. Renverser. Au plus près du corps et de la mémoire. Des mots trempés dans le silence. Polis par l’unique doigt de justesse. La quetsche délivrée de sa liqueur ? Couleur liquide. Peu importe.

proposition n° 22

Ombre. Ombre. Tunnel. Ombre. Le robinet vers le milieu. Goutte. Goutte. L’ouvrir. Jouer avec l’eau au bout des doigts. Bout de métal souple à ressort. Brinquebalant. Une verge au repos. Faire glisser la transparence aux extrémités. Perles. Bijoux de princesse taoïste.

Ombre. Ombre. Baie rectangulaire. Liquide caramel. Le chocolat te fait du mal. Lait teinté de thé. Sachet flottant. Ombre déclinant. Comme le bol se vide. Lentement. Trop ? Rituel de la mère. Regarde les corbeaux. Et ils passent. Une nuée. Chaque matin. Comme si elle. Lui dire. T’as vu comme c’est beau. Une cuisine avec des oiseaux dedans.

proposition n° 23

Chez le médecin. Haies fournies. Balustrades de pierre. Petit labyrinthe. Au fond, une table de pierre, elle aussi. Et ce faux panier de fleurs ovale, gris et moussu, au bout de l’escalier du perron.

La plage. Pont de pierre sur l’eau verte. Feuillus. Courbe de la rivière. Étendue de sable en plein centre. Et le tricotage blanc des pédalos.

Centre d’éducation. Manoir rose. Grille noire. Barreaux parallèles. Flèches ouvragées. Sable. Cailloux de petite taille. Ogives récentes. Plaque illisible.

À la poste. Barre de béton. Trois étages. Centre ville. Fenêtres. Rectangles verticaux. Gris plus foncé. Aveugles. Plusieurs portes d’entrée ramassées. Rythme lent mais régulier des administrés. À sa taille, en lettres détachées, LETTRES

Au cimetière. Pas de stèle. Une étroite bordure de ciment. Rectangulaire. De la terre au milieu. Petits pieds de fleurs. Broc. Pas de stèle. Ni de bouquet. Myosotis, elle dit. Prononce-le-moi en anglais.

Feuillages. Vert dur. Vert tendre. Peignés lentement vers la gauche. Fruscio. Des feuilles cliquettent encore. Pause. Respiration inerte.

proposition n° 24

Pont de pierre sur l’eau verte. Feuillus. Île. Bras mort du fleuve. La Plage. Étendue de sable en plein centre. Cabines. Et le tricotage blanc des pédalos.

Fini. Noyé. Recouvert. L’eau par l’eau. Les bordures de ciment dépassées par la crue. Transparence d’étang. Vestiges au fond d’un lac. Un temple ? Le petit bassin avait perdu ses formes.

En fait, elle ne connaissait que lui. Pour n’avoir jamais passé les portes de bois blanc. Elle apercevait bien quelques détails au-dessus, mais il y avait comme un interdit à s’y intéresser. Trop cher. Trop chic. Pas pour nous. Un peu sacré, peut-être.

C’était donc tout ce qu’elle parvenait à attraper du regard. De biais, sur la droite, avant le pont de pierre. Pourtour de ciment. Elle pouvait quand même voir l’eau, à son extrémité, traverser le passage de sable et s’arrêter aux premiers parterres.

Est-ce de là qu’est venue, une fois étudiante, cette fascination pour une photographie de Venise en noir et blanc, la place Saint-Marc sous vingt centimètres d’eau, au moins ? Mais trop tard. Quand elle se mit à sa recherche, pas moyen de la retrouver. Une pièce manquante au puzzle.

Prélude à Ys ou simple résurgence ? 45 tours. Les larmes de son père assis dans un fauteuil. Une chanson incompréhensible. Pas touche. Ça porte malheur. Du breton. Mais on ne lui explique jamais rien.

Île. L’Isle-Adam. Venise. Ys. Cette permanence du son « i ». Comme « il » ou point sur les « i », ce qu’il n’a jamais fait. Le fameux point de résonance, sous le nez, au début du palais, des chanteurs lyriques. Son grand-père menant la danse, la file, le soir, après la moisson, en kan ar diskan avec le dernier. Vous avez une gorge pour chanter. Et le chromosome muet d’Ys. L’île de la baie de Douarnenez, ou d’ailleurs. La ville engloutie. Comme les souvenirs de son père. Sous le regret.

Pourtant, durant l’été de sa première, c’est à deux reprises qu’elle pénétra l’endroit. Un après-midi, après les cours, elle s’installa avec des camarades sur les gradins du grand bassin surélevé auquel on accédait par un escalier dans lequel était découpé un immense hublot donnant sous les nageurs. La légende voulait que ce bassin olympique ait été inauguré en 1949 par Johnny Weissmuller, l’acteur de « Tarzan », cinq fois médaillé d’or. Mais ce n’était pas une légende.

Elle, avait l’impression que ce gros hublot la suivait partout. Que tous ses gestes étaient grossis à la loupe. Elles étaient toutes tellement déliées avec leurs habitudes de duchesse. Mais elle se dit que l’endroit la rejetait violemment quand il fallut descendre sur le sable.

Elle ne put s’empêcher de crier en marchant sur la vraie plage. Ses plantes de pied brûlaient. N’en pouvant plus, elle remonta en courant, enfila ses sandales et partit.

Plus tard dans l’été, elle eut l’occasion inattendue d’y revenir. L’aîné de ses demi-frères, qui était guitariste dans un groupe des alentours, y jouait tous les samedis soir, et il n’avait rien dit. Elle s’y précipita, réjouie qu’une deuxième chance aussi commode lui soit donnée d’y entrer.

Les musiciens faisaient la balance. Le long des portiques blancs couraient des plantes dont elle ne savait pas le nom. Ils se tenaient dans le kiosque à musique où l’on donnait autrefois, chaque dimanche et jour de fête, des œuvres symphoniques. Les amplis, les fils... L’un d’eux venait d’Angers. Il lui plaisait bien. Il devait avoir dix ans de plus qu’elle. Elle l’avait déjà croisé, mais là.

Elle ne sait plus. La compagne de son frère. Une ancienne copine de son amie Myriam. Copine de CET. Copine d’acides. L’alcool déjà, ce soir-là. Tous. Normal. Rock oblige. Si c’est pas ça, c’est autre chose. Et elle ne veut pas d’autre chose. Grands éclats de rire. À qui rira le plus fort. Elle a l’alcool triste. Elle détaille autour. Tout ce blanc. Les Années folles, ici, juste après la construction... Toujours eu une affinité avec les années 20.

Une cigarette, encore. Puis je rentre. J’espère que vous aurez du monde, ce soir. Pas sûr, il dit. C’est soirée cassoulet ! En plein mois d’août ! L’Oise. En bas. Noire et grosse. L’Oise des impressionnistes. Car la Plage, avant tous ces équipements, existait déjà en 1850 !

Mais elle n’y pense... pas. C’était facile d’entrer. Facile. Quand c’est facile, c’est pas bon signe. Toutes ces filles faciles qui rient fort et font des blagues. Vers la sortie. Elle tangue un peu. Sa mobylette. Minée surtout. Avant de franchir le portail de bois blanc, elle s’arrête sur la plaque. Construit sous la direction d’Henri Supplice. Rire sarcastique. C’est cette année-là, en 1981, que la ville de L’Isle-Adam reprend l’établissement en difficulté et le démocratise.

Elle se souvint, bien plus tard, presque vieille, qu’elle avait dû franchir les portes de lattes blanches. Dans les toutes premières années de sa vie. Aux bras de sa mère, elle avait trempé dans le bassin du bord de l’Oise. Saisie. Têtes. Ballons. Sourires.

Éclaboussures. Frayeurs. Heureusement, il y avait une pataugeoire en ciment, un peu étroite, qui le longeait. Mais dans son esprit d’enfant, c’était la même eau des deux côtés de la clôture. Elle aimait l’idée de se baigner dans une rivière domestiquée.

Baptisée, désormais, à l’eau consacrée des princes d’ici.

proposition n° 25

Qui étaient mes voisins d’enfance. Que sont-ils devenus. Est-ce que c’est important. Comment décrire l’état d’esprit grand bourgeois de cette ville d’autant que je ne l’ai pas partagé. Faut-il vraiment rendre l’histoire si marquante pas pour moi de cette ville. Faut-il se contenter de la rêver. Y a-t-il dans la trame de mon enfance racontée les fils qui me permettent de comprendre. Faut-il que j’essaie de raconter la relation adultérine de mes parents voisins de résidence pour la comprendre même si je n’en ai pas envie même si ça me semble insurmontable. Vais-je repérer en avançant les moments de rupture les retrouver. Vais-je au fil des noms propres trouver les fils de mon identité. Vais-je en cherchant à le dire remonter au point crucial de la perte.

proposition n° 26

Barre de béton. Trois étages. Centre ville. Fenêtres. Rectangles verticaux. Gris plus foncé. Aveugles. Plusieurs portes d’entrée ramassées. Rythme lent, entrées-sorties, mais régulier des administrés. À sa hauteur, en lettres détachées, LETTRES.

Sa mère avait glissé quelque chose dedans. Lui avait peut-être fait déchiffrer le mot. Plaque à bascule. Bizarrerie d’adulte. Pour planquer tous les secrets, non-dits, et le reste ? Elle écarquille les yeux du dedans.

Cet endroit triste, laid et compliqué, lui ouvre une fenêtre. Pas comme tous ces manoirs, hôtels particuliers, quand on descend l’avenue des Bonshommes. Pas ici pour rêver. Le seul immeuble sans âme, sans racines, sans beauté. Carrément repoussant. Pour un enfant. Pour un Adamois. Avec leur mairie pseudo renaissance.

Pourtant elle considère l’espace tout autour. Plus pour le plaisir des yeux. Il y a derrière les façades, les vitrines, un maillage invisible. Pas seulement la gênoise-chantilly de la vieille ville, noble et blanche. De l’utilitaire. De la fonction. Un peu de nécessité. Qui la rend plus légère, bizarrement. Construite. Ossature. Armatures. Partout. L’esquisse des volumes. Toute entière transparente. En apesanteur. Ça sert.

proposition n° 27

Elle devrait prendre un train vers cinq heures. Pour être à la grille à 8h pile. Son cerveau engourdi subit sans réfléchir les stations, le changement, l’accélération nécessaire. Dernières marches dans l’air retrouvé de la vieille serre en forme de croix.
Elle traverse à l’aveuglette. Sait exactement. Depuis le temps. Juste pas le même quai. Celui d’à côté. Pas le même prix au distributeur. Ça se bouscule pas au tourniquet. Là, deux étages. Personne. Deuxième wagon. Pareil. Elle monte et s’assoit.

Dévisager l’habitacle. Vide. Pour une fois. Simili cuir orange vif. Couleur de vieux pot de yaourt au caramel. Alignement des hublots rectangulaires. Lumière de rentrée des classes. Légèrement acidifiée par le manque de sommeil. Ça va être long.

Comme elle attend l’ébranlement, on entre à l’autre extrémité. Serrement de gorge. N’importe qui. N’importe quoi. Au secours ! Ça ne sert à rien. Plus jamais. Quelle idée ! Je pouvais faire autrement. Mais non. Mais si. Signal. Les portes se ferment. Trop tard.
Oppressée, du coup. Tunnel de particules agglutinées en grisaille. Parois blanches salies. Hauts murs. Xe. XVIIIe. D’habitude, elle tente de reconnaître. On n’avance pas.
Elle sait les premières stations. Se force à compter les graffs, quand la voie s’ouvre, avant Saint-Denis. Légère accélération. Combien de temps ? Un, deux, trois, rien. Un, deux, trois, rien. Avec cette présence qu’elle imagine surgir. Elle ne pense pas que c’est son premier jour. Mais qu’elle n’est pas vraiment seule dans un wagon de banlieue.
Elle devra attendre quatre arrêts avant que d’autres entrent aussi. Silencieusement. Mouvements raccourcis. Faire ça tous les jours. Elle est soulagée. Le train aura bientôt bifurqué dans une direction dont elle n’a pas l’habitude. Elle se souvient des arrêts, quand même.

Meulière. Meulière. Meulière. Et les coquilles Saint-Jacques incrustées dans le crépi. Jardins de curé. Grille de métal verte ou noire. À deux doigts des rails. Elle ne regarde pas. Ça l’écœure. Elle sait pourquoi elle est partie. Et connaît les infimes variations architecturales, naturelles, qui font que la banlieue se transforme depuis Paris jusqu’au bout de la ligne.

Pour sortir, peut-être, de l’inertie de la fatigue, de l’angoisse et de l’ennui, elle se remémore une anecdote. Sur cette ligne où elle voyage en ce moment, son amie Myriam circulait souvent. À l’arrêt Franconville Plessis-Bouchard, une annonce était faite chaque fois. Or Myriam eut la surprise un jour d’entendre une voix prononçant avec l’accent de Marseille et détachant chaque syllabe : Franconchar-re-Plessis-Bouville. Passagers hilares. L’administration faisait des claquettes. Elle mâche les syllabes inversées en souriant. Elle aussi allait intégrer l’administration. Au titre émérite de surveillante. Du moment qu’elle n’était pas engagée à vie.

Pendant un long moment elle ne pense plus à grand-chose. Tente de s’extirper de l’ennui. Bizarre. Elle n’appréhende même pas. C’est pas un vrai boulot. Et dans son ancien collège. Avec ses anciens profs. Un coup de bol. Elle laisse son front se caler contre la vitre et respire. Comme elle a appris au yoga quand elle était au lycée. Juste derrière.

Arrêt Valmondois. Elle était presque assoupie. Ça dure. Pas prévu. Un problème technique, comme ils disent ? Ça veut dire qu’on vient de passer Auvers. Et que la suivante, c’est la bonne. Ici, on ne dit pas Auvers-sur-Oise. Et quand on dit « je vais à ovaire », tout le monde se demande bien pourquoi. C’est pas les distractions qui se bousculent. Un bled.

Elle n’a pas compté les minutes mais c’est reparti. De toute façon, elle a de l’avance. C’était le seul train pour être à l’heure, avec beaucoup d’avance. Quelques maisons, d’abord. Sur la rive de l’Oise, à sa droite. Elle aperçoit le vert sombre de l’eau, argentée, mouvante. Petit à petit, les maisons se resserrent. Maison de chirurgien.

Contemporaine. Jardin en désordre. Au bout, une barque. Anniversaire d’Audrey. Billard. Kora. Maisons de villégiature. Petites bicoques proprettes des années 20-30. Souvent devenues domicile. Chacun cultive son jardin. Pas rien d’habiter là. Distinction. Des fleurs.

Avant d’atteindre la gare, elle reconnaît. Les montées, les descentes. La route qui longe. Elle ne voit que ce qu’elle reconnaît. Ça a pourtant changé. Quand elle fait un pas vers le marche-pieds, elle est prise d’un peu d’anxiété. Elle est même désorientée. Elle cherche la sortie, c’est tout. Comme si elle avait mis les pieds dans un mirage. Tout autour semble irréel, de ne plus lui appartenir. Elle avance comme sous stupéfiant.
Quand elle marche sur le passage à niveau - elle n’a pas pris le couloir sous-terrain, elle passe là où elle connaît -, le bois sonne dur sous ses talons. Elle lutte peut-être pour ne pas se rappeler. Même si elle voit où se diriger, elle est face à un décor. Étranger et connu. Elle est comme intimidée. Elle ne pense plus qu’à avancer. C’est loin. Peut-être deux kilomètres. Elle passe, sans regarder, l’île du Prieuré, son île. Le manoir a été refait mais elle ne le regarde pas. Descendra vers la Plage, traversera la parc Manchez, et voilà. Les retrouvailles. Se fondre dans le décor. Petite pointe de sa conscience sur la carte de l’âge tendre. Transparente. RAS.

Elle se souvient, en le voyant, du nom de la rue du collège. Rue Jean Droit. J’endrois. Tu endrois. Il endroit. Le collège est à l’extrémité. Je me sens mieux. C’est ici. Enfin. Elle pousse la grille verte. Aperçoit deux personnes qui discutent à l’angle du pavillon administratif. Se présente. Madame Lévêque, notre secrétaire, indique le principal. Un sursaut. Court. Léger. Invisible. Pourtant, elle le saurait vite, c’est bien elle, sa première nounou, leur voisine du dessus. Rien dit. Elle a l’impression d’avoir avalé des pierres. Et ça sonne.

proposition n° 28

Des années après, en revenant de la forêt de Compiègne, ils feraient halte à L’isle-Adam, pour acheter le repas de ce samedi soir. Se gareraient place de Conti. Un mot goûteux comme les petits-fours du Cabouillet.

Depuis ce parking en plein air, ça remonte légèrement, vers le pont de pierre. Boutique de luxe. Vêtements marins. Port de plaisance oblige, peut-être. Puis confiserie de luxe. Sur les pavés, elle doit ajuster ses pas. Rejoindre la Grande rue, où ils disparaissent. Le Cabouillet est dépassé, mais elle dit qu’elle ira voir la carte en revenant.

Un traiteur. Ce qu’elle cherche. Elle rêve de celui chez qui on prenait des œufs en gelée, au dernier moment, quand on n’avait rien prévu pour le soir. Comme aujourd’hui. Vitrines aveugles. Rideaux baissés. Il y a tout dans la Grande rue, elle a dit. Ils avancent presque inquiets. Quelque chose de bon. Une bouteille de vin. Il faut. Tout est fermé ou presque. Elle vient en catimini. Ça l’arrange de ne croiser personne. Mais elle ne le sait pas.

Ils continuent. Nerveux. La Grande rue. Une rue. Des immeubles bourgeois de chaque côté. À part les vitrines, tout se ressemble. Sauf les voitures en stationnement. Ou pas. Elle dit qu’elle l’emmènera jusqu’au bout, quand ils auront trouvé.

À chaque pas, ils pensent qu’ils vont tomber sur quelque chose d’ouvert. Elle veut l’emmener chez son traiteur. C’est presque au bout, elle dit. Pourtant quand ils atteignent le carrefour où la rue commerçante s’arrête, rien. À l’endroit où elle le situait, une boutique de chaussures. Hors de prix.

Dans l’autre sens, elle commente en passant devant son cours de danse. Quand elle y allait, ce n’était qu’une grande salle au premier. Ou au deuxième. Maintenant, on appelle ça « École de danse », avec un panneau lumineux. En gros, le nom du professeur. Un bâtiment a été conçu pour elle, sur la petite place en retrait juste en face. Devenue une étoile de la ville, cette jeune femme sulfureuse, qui doit être une vieille dame maintenant. Elle avait trois ans lors de sa première leçon. Ça se passait alors sous les combles du manoir des parents.

Elle est la seule à s’en préoccuper. On marche de ce pas un peu fatigué qui suit les balades en forêt de Compiègne. Un peu accéléré par la peur de manquer. De vin, surtout. Un chinois. Ils cherchaient un traiteur. Voilà. Emballé. Pas eux. Et le mauvais vin si cher. Là où ils habitent, la ville est truffée de « chinois ». Ils voulaient quelque chose de bon. C’est pas qu’ils n’aiment pas. Ils voulaient changer. Se faire un assortiment de salades adamoises, par exemple. Ou de tartes salées.

Sac en plastique blanc à la main, ils reprennent le chemin des princes de Conti. Elle ira lire la carte du Cabouillet pour le plaisir des mots. Y venir un jour. Les prix ne sont pas affichés. Elle pensera, avant d’atteindre la voiture que ce luxe ostentatoire ne ressemble pas à ce qu’elle a connu. Elle a entendu parler de la transformation qui s’est opérée ici, mais ne veut pas s’attarder. Elle pense juste que, dans sa ville, les petites boutiques disparaissent. Ici, on décuple son chiffre d’affaires. À Saint-Denis, le luxe, on le trouve rue de la République, à même le sol, et contrefait.

proposition n° 29

Pendant une longue période — elle ne savait pas exactement —, elle déjeuna chez Sophie une fois par semaine. Sophie était à la fois sucrée et délurée, ce qu’elle lui enviait presque. Elle ne sait plus si sa mère déjeunait avec elles. Elle n’a pas l’impression. Sophie disait qu’elle était dépressive, qu’elle prenait des trucs. Alors, on n’y pensait même pas.

À table, elle était très intimidée, dans la salle à manger de meubles anciens, de décorations étudiées. La mère de Sophie lui dit un midi qu’elle avait le visage des femmes du début du siècle. Un teint de porcelaine, comme à cette époque-là. Elle ne sût pas si c’était un compliment, de ne pas être de son temps. Ou d’avoir l’air un peu malade. Cela fit probablement son chemin, car elle exhuma les photos de mariage des parents de sa grand-mère. Et un beau jour, alors qu’elle descendait les escaliers, elle s’arrêta, stupéfaite, sur le portrait de l’arrière-grand-mère. Elle en était la copie conforme. Au même âge. Seize ans.

Une autre fois, la mère de Sophie lui dit comment elle faisait elle-même son vinaigre. En laissant décanter des mois les restes de vins. Elle lui expliqua toutes les phases, les réactions chimiques. C’était une découverte. Faire les choses comme autrefois. Par souci d’authenticité, peut-être. Tout le contraire de ce qu’elle connaissait.

Elle ne montra jamais d’intérêt à cette femme. Elle n’aurait même pas osé. Pourtant celle-ci lui accordait des attentions légères, discrètes. Elle prenait ça pour de la simple politesse. Cette femme qui cachait si soigneusement sa fragilité. Qui n’avait rien d’une dépressive, toute active qu’elle était. Cette femme qui passait son temps à embellir salons et parterres. Qui avait toujours plein d’idées, avait-elle le temps de pleurer ?
Dans son hôtel particulier de l’avenue des Bonshommes, elle cultivait un mythe, peut-être. Que le temps ne passait pas depuis les beaux jours de ses aïeux, à moins que ce ne soit autre chose. Elle vivait dans sa bulle d’antan. Femme au foyer seule et restreinte.

Elle admirait leur demeure. Toujours aussi intimidante, après des semaines d’invitations. L’entrée, le perron, les feuilles mortes, la gloriette, tout l’impressionnait à chaque fois. Elle pénétrait une autre dimension, blanche, cuivrée, cirée. Et elle en apprit plus de cette bourgeoisie adamoise, qu’elle côtoyait tous les jours au lycée, en deux phrases de cette femme qui lui avait parlé d’elle.

proposition n° 30

Par petits groupes, tout le monde semblait se diriger vers le centre du parc Manchez. Pour quelle cérémonie, elle se le demandait bien. Côté lampadaires, ça allait encore, c’était un peu comme d’habitude. Mais en s’enfonçant vers l’endroit, elle se sentait inondée de nuit, avalée, presque. Elle commençait à avoir peur.

Ensuite, une masse informe, des corps compressés, silhouettes gris sombre sur poches de noir, parmi lesquelles elle comprit qu’il fallait suivre, se faufiler.

Une fois la place fortifiée par les abatis des père, parrain et autres, l’attente fut brève même si, assise par terre, elle n’en voyait pas le bout. La tête penchée vers le sol, elle préférait se tourner vers la terre, les brins d’herbe, pour se prémunir des gouffres de la nuit.

Elle entendit un chuintement. On la mit debout le temps qu’explose, au-dessus de leurs têtes, en petits bouts de lumière, on ne sait quoi. D’où elle était, des essaims passaient, changeant de couleur, et disparaissaient dans des sifflements aériens.
Un peu isolée, dans ce tunnel vertical de jambes masculines, elle se boucha les oreilles pour se mettre à l’abri des détonations. Et finit par s’accroupir en attendant la fin. Mais elle fut ramenée à hauteur de poitrine par les bras de sa mère. Un temps d’arrêt. Tu vas voir comme c’est beau le bouquet final. Elle chercha le bouquet, les fleurs, le ruban peut-être.

Beau ? Comme si ces pétards pour adultes... Comme si la violence dans les tympans... Comme si cette effervescence dans le ciel de juillet... Oui, aspirine d’une nuit d’été... Ni fleurs, ni étoiles, ni fontaines...

Tout le monde reprit le chemin des lampadaires. Comme calmé, soulagé, ralenti. Elle était énervée. Après la peur, la secousse des déflagrations, elle aurait bien voulu une barbe à papa. Pas l’heure. Et l’on rentra, la tête pleine de mirages.

proposition n° 31

Pas de dalle. Une fine bordure de ciment. Rectangulaire. De la terre à l’intérieur. Pieds de petites fleurs. Broc. Pas de stèle. Ni de bouquet. Myosotis, elle dit. Prononce-le-moi en anglais. À l’extrémité de la ville. Pas loin du lac artificiel.

Ce n’est peut-être pas ce jour-là qu’elle lui apprit myosotis en anglais. Pourtant en anglais, elle n’avait jamais été douée. Non, un appel, à travers les... siècles, peut-être. Elle était si petite. Elle n’a pas saisi. Seulement que sur ce jardin miniature, il n’y en avait peut-être pas, de myosotis. Seulement dans le cœur de sa mère qui, elle, ne parlerait jamais de la sienne.

Peut-être ces mots qu’elle lui répétait souvent : « vieille branche », lui laissaient entendre qu’elle n’était pas vraiment la destinataire de toutes ces paroles. À trois ans.
Elle avait parlé parfaitement à deux ans. D’un seul coup. Son premier mot avait été « mouche », et quelques jours plus tard, elle faisait des phrases. Comme si, du silence en putréfaction, pouvait surgir une voix. À moins que non.

Peut-être une fois, dans l’église, elle s’était dit qu’elle habitait là, celle dont on ne disait rien. Dans le premier renfoncement à droite, où il y avait tellement peu de lumière qu’on allumait des bougies. D’énormes fleurs en bois autour d’un meuble central, dans la pénombre.

Où était-elle le jour de l’enterrement, puisqu’elle était déjà là ? Le jour où tout avait disparu. La ballerine, la tombe, le caveau. Oui, le caveau familial où avait été inhumé Fursy, son premier mari, ou de Fursy, anagramme de Dreyfus, chansonnier montmartrois. On l’apprendrait si longtemps après. Non, elle n’irait pas là-bas.

Le silence de cette femme. Emplissait l’air et les voix. Léguerait aux générations à venir des constellations de trous noirs. Longtemps après sa mort, sa voix étouffée par un asthme nerveux, suffoquée, chercherait à dire, à travers eux, nous, plus loin encore, ce qui, peut-être, n’a pas de mot. De nom. Ou de vie. Allez savoir.

proposition n° 32

Ils quittaient L’Isle-Adam par la N1. C’était dimanche matin. Il faisait beau. Il était très tôt. Destination Le Tréport. Chaque fois qu’il ferait beau dimanche. Dans la voiture des années 60 qu’elle ne voyait bientôt déjà plus sur le ruban gris et plane de la N1.
Elle regardait le ciel à travers le pare-brise. Par la plus grande largeur. Mais savait bien qu’il poussait bien plus loin, toujours au-delà. C’était son ciel de mer. Quand elle le fixait, comme ça, des heures durant, c’est ce qu’elle voyait. Un ciel qui rejoignait la mer et s’y confondait peut-être. La mer dans le ciel, depuis le point d’arrivée. Pas seulement anticipée. L’un et l’autre dilués dans la même couleur des jours de Tréport, peut-être. Surtout à plus de 300 kilomètres de distance. Pourtant, pendant ce long parcours, elle s’en réjouirait, tenterait de le gober des yeux, ce ciel dont elle cherchait s’il finissait quelque part. Dont elle s’émerveillait qu’il ne finisse jamais. Dont elle guettait où cela pouvait bien se rejoindre.

Sa mère disait souvent, ces jours-là, « il fait un ciel d’azur. » Et cette chose alambiquée à la fin de la phrase, qui commençait par les première et dernière lettres de l’alphabet - qu’elle ne connaissait pas encore, vraisemblablement -, la ravissait de mystère et de raffinement. Elle lui en avait bien demandé la signification, mais peu satisfaite de la réponse, elle avait quand même conservé l’idée que ce ciel au-dessus de sa tête venait tout droit de la côte méditerranéenne, avec ses pins et ses palmiers. Mais ce n’était pas celui de la route du Tréport.

Aussi, sa mère avait-elle son ciel d’azur et elle, son ciel de mer, tout aussi inexplicable.
C’est bien plus tard, après quelques travaux sur Mallarmé, pourquoi pas, qu’elle comprit, ce que ce mot « azur » signifiait vraiment quand elle l’entendait de la bouche de sa mère. Plus beau que tout. Voilà ce que cela signifiait. Et son ciel de mer, c’était autre chose. Elle ne put jamais vraiment l’expliquer. Et il lui arrivait encore de le voir venir, certains beaux jours d’été. Mais, il est vrai, personne n’en connaissait l’existence.

proposition n° 33

Il y avait le docteur Huet qui faisait des scarifications, un peu comme celles du tapis à la Kandinsky de la salle d’attente ; il y avait sa tante, qui refusait d’être appelée sa tante - c’était la cousine de sa mère, mais pas biologiquement, d’accord, en plus - qui tenait la caisse de la piscine municipale, avait vu défiler les générations et connaissait tout le monde comme si elle avait tenu des fiches, une source d’informations et de médisance ; il y avait le magasin austère de vêtements de si grande qualité qu’à peine on y entrait, on imaginait son compte rétrécir, on disait qu’on allait réfléchir, et donc on laissait ça à ceux qui pouvaient ; il y avait les cours de yoga, à la MJC, juste à côté de la piscine, où l’on ouvrait les fenêtres en arrivant pour faire brûler de l’encens et se mettre dans des dispositions propices - la prof était petite et précise, c’était une amie de la famille d’un ancien camarade de classe ; il y avait la pharmacie, en position stratégique, dans l’angle à l’extrémité de la Grande rue, au carrefour entre la mairie et l’église, avec son présentoir tournicotant de boules de gomme derrière la porte de droite ; il y avait la mairie, d’un kitsch soi-disant Renaissance - le saint des saints - tenue et administrée avec le paternalisme teinté de noblesse censé convenir au tempérament de la ville ; il y avait eu le marchand de disques, où elle avait souvent commandé ou trouvé ses Magma, avait acheté un jour, au dernier moment, un disque de musique hongroise pour l’anniversaire de sa mère - c’était du folk un peu tzigane et elle avait été la seule à l’écouter ; il y avait le père blanc, animateur de l’aumônerie du lycée, qui plaisait beaucoup aux jeunes filles ; il y avait le Prisunic -bien plus tard, quand elle travaillerait avec les fous de la télé, ils riraient beaucoup de la dernière blague : « « Ta mère à poil devant le Prisu » et en inventeraient des tonnes d’autres (« Ta mère en short... »), question de génération...



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1ère mise en ligne 17 juillet 2018 et dernière modification le 16 août 2018.
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