Christine Jeanney | Ligne 1044

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L’AUTEUR

Vit à Lure. Ses chroniques, séries et expériences narratives sur christinejeanney.net. Sur twitter @cjeanney.

LE TEXTE

« Il faudrait que ça puisse se lire comme une rêverie distante, les yeux à peine ouverts. Les lettres apparaîtraient disparaîtraient en surimpression d’images de paysages qui défilent. Chaque fragment/paragraphe vibrerait, soumis aux secousses du train, avec en continu le bruit des rails, et des formes fuyantes étirées par la vitesse.

« L’idée m’est venue à cause d’un voyage en train assez long, où j’étais seule. C’était inhabituel pour moi, et j’ai trouvé singulier d’être dans ce lieu, à ce point de jonction entre dedans / dehors, le public et la solitude intime réunis au même endroit.

« Avec l’inaction forcée, les pensées prennent plus de place, à croire que l’espace qu’elles occupent d’habitude se dilate. Le tracé du voyage est rectiligne, mais le fil des pensées ne l’est pas, elles vont et viennent, inattendues, comme les passagers qui montent et qui descendent. Se demander où ils vont, qui ils sont, l’imaginer ; se demander, en regardant les façades et les jardins des maisons derrière les vitres, à quoi ressemblerait d’y vivre ; anticiper le lieu d’arrivée, ce qu’on fera, la suite possible de la journée ; revoir un détail de la veille, un problème à tirer au clair, ou au contraire essayer de s’en délester et se projeter dans la contemplation du paysage ; entrer dans une étrange léthargie, avec sa part de vigilance interne.

« C’est la deuxième version du texte. J’ai d’abord eu la chance de pouvoir en expliquer le principe, avec sa contrainte d’écriture spatiale assez rigide, sur remue.net. J’avais fait des croquis, des spirales pour m’aider à l’écrire, mais cette mécanique-carcan est tombée d’elle-même, comme un plâtre une fois que l’os est réparé. Sans doute qu’au fond, ce n’était pas une construction destinée à résister, et qu’une forme incertaine, en volute de fumée, lui convient mieux, me convient mieux.

« Je tiens à ce texte comme à un point de repère naturel, mais je serais bien incapable d’expliquer pourquoi.

« Il n’a ni majuscules ni points, car il pourrait reprendre, ressasser, revenir sur ses pas, jusqu’à un certain point – et c’est la fin.

 

être unique, un point lancé au cœur d’un tube ; la tête s’arrondit dans les courbes, touche la vitre, reprend la verticale de la nuque

la tête balance, légèrement ballante ; un passager bâille quelques sièges plus loin

un oiseau passe, une main tourne une page, un décor étranger vu de mémoire, l’une à l’autre les pensées enchaînées dans l’avancée ; être un point seul et lancé sur une ligne ; se concentrer / s’abandonner dans le même mouvement ; la ligne se nomme 1044.

elle, juste à côté : une femme blonde, elle ne bouge pas ou très peu, ses pieds dans des chaussettes unies posés sur l’assise d’en face ; ses chaussures vides côte à côte ; ses talons bien au centre de la rayure la plus large ; le tissu du fauteuil public contre l’intimité du pied, le saut du lit ; s’est enroulée dans son manteau sac de couchage ; je ne vois d’elle que les extrémités, ses pieds et la peau blanche du front, une mèche ; elle se redresse pour dégager son bras, sort un téléphone de sa poche, musique synthétique, elle sourit, tousse, replonge, se remmaillote, ne laisse dépasser du bleu gabardine que sa tempe et un quart d’oreille

devant la vue est impossible, bloquée par le dossier des sièges

une palissade de bois et sa couleur passée, les intempéries qui la gomme ; toutes ses voitures alignées, et un massif de fleurs rouges au milieu d’un rond-point ; des trottoirs propres, une terrasse vide de bistrot, Au point du jour en lettres qui s’allument ; « point du jour » ressemble à un début, même difficile à croire, quelque chose qui commencerait sur des chaises métalliques humides

un cycliste, la nationale qu’on longe ; un cheval potelé, queue levée, gerbe de crottes en cascade ; une affiche avec un SOLDES rouge, les majuscules lambeaux

une forêt, de temps en temps des blocs blancs et énormes, l’un debout, comme une dent géante ; les arbres avec leurs dissemblances, des arbres individus, certains ronds enfantins, d’autres aux bras décharnés, tendus, tordus, sortent du lot, leur sécheresse isolée raye le vert ; une buse figée en haut d’un arbre mort ; elle ignore les grincements du train, que sommes-nous pour elle, un serpent bruyant et massif, inutile, au milieu d’autres détails sans fondement, paramètres périphériques

le train glisse, à peine un heurt ou deux dans la colonne vertébrale, ça résonne des bruits de rails, moyeux, de tout cet outillage complexe ; ces boulons énormes, ces câbles, ces rouages larges et graisseux en action sous le plancher, invisibles et sonores, ça se démène, cogne comme cognent les articulations des genoux, le déséquilibre contré puis accepté dans mon épaule aplatie contre la vitre

un couple, sûrement des collègues, échangent des papiers qu’ils sortent, elle de sa mallette élégante, lui de son attaché-case tanné professionnel ; l’un des coudes de la femme pivote, se plie, longe le bras de l’homme ; son parfum ; les odeurs, les personnes qui les portent ; les vêtements faits pour d’autres corps ; les mêmes vêtements sur d’autres bustes, cintres, mannequins dans les vitrines, vitres ; pourquoi elle, ses vêtements à rayures, qu’est-ce qu’elle veut dire de sa structure interne, ce qu’elle dit d’elle ; ce qui s’imagine ; de son enfance, sa grand-mère attachante ou tyrannique lointaine, un repas de famille la semaine précédente, attablée dans la salle à manger apprêtée, aérée, encaustiquée de tensions silencieuses, elle, ses coudes sur la nappe fleurie, rayures sur ses bras, d’autres, un enfant assis juste à côté, épaules à hauteur d’une assiette trop grande trop fine, la récitation qu’on lui demande, petite voix, raconte-nous ta maîtresse, l’attente de ses maladresses pour sourire ; elle, au coude plié dans le parfum, papiers classés organisés, les rayures et l’organisation des papiers classés organisés, à l’arrière du wagon ; Ah, je ne savais pas, elle dit, et lui répond qu’il sait

se souvenir d’un poème de Victor Hugo à propos d’un lion de Venise – ou Lamartine ? – les adultes applaudissaient, levant leurs verres, avoir huit ans et un père fier, je tente de le sortir du flou, photo ratée de la mémoire, les visages trop vagues, les doigts agitant les couverts, les verres, verres isolés, déplacés, un instant sortis de la vitrine, séparés de la danseuse espagnole rigide et des fruits peints sur céramique, verres lavés soigneusement à la cuisine et posés têtes en bas sur un torchon à rayures rouges et blanches ; rayures

plus loin un homme jeune se lève, chemise à manches remontées, il marche dans le couloir vers la porte fermée des toilettes condamnées, pas la peine, il retourne s’asseoir ; des toilettes vides qui oscillent à l’arrière du wagon dans l’entre-deux, la partie souple qui grogne dans les grincements, ses inflexions et ses poussées font dévier le corps, j’oppose une résistance oblique, se tenir aux portes coulissantes entre première et deuxième classe, heurter, repousser, revenir à sa place, jambes flottantes ; est-ce que des rails vus d’avion défilent au centre de la lunette ; est-ce qu’un rouleau de papier, bordure en pointillés, se balance, tige scellée dans le mur, sous des graffitis et des numéros de téléphone

devant, tout près, juste devant, des rayures jaunes verticales barrées d’une poche à élastiques et fronces ; de quoi ranger une revue, un journal, de quoi l’oublier, que le suivant s’attarde à prendre, se hasarde à l’ouvrir, le range au même endroit, peut-être dans l’autre sens pour un autre suivant qui le reposera à l’envers ou pas, en rouleau ou plié, nouvelles anciennes et publicités pour parfums pour croisières pour voitures abonnements téléphoniques et lire l’autre qui voudrait lire l’autre ou se lire lui-même s’il y a le courrier des lecteurs

le front contre la vitre, les champs à toute vitesse ; la morosité monte grise, l’herbe grise, les vaches grises, les pylônes et les craquelures grises des maisons, une suspension décorative happée par le montant du vitrage, des arbustes qui se tordent, des grillages, des pierres grises, une carrière, des glissements, des éboulis de gauche à droite glissent, la barrière avalée, une boîte aux lettres moulin à vent, file le ciel

des voitures arrêtées et des rosiers grimpants sur leurs supports en forme d’arche ; un bâtiment rose avec les lettres CARROSSERIE, mais je ne vois pas les voitures bosselées écartelées, les lettres s’éloignent, même pas d’odeurs, est-ce que ça sent le fer et l’huile là-bas ?

le fond d’un carré vert, un rond noir et blanc dessus prend toute la place, flotte, bat, accroché à la corde à linge ; seulement ensuite décoder sur un drap le dessin d’un panda qui sèche

le train décélère, une gare approche (ou on s’approche d’une gare, le décor ne bouge pas même s’il bouge) ; l’arrière d’une maison qui se moque d’être vue de dos ; fils verts entortillés qui crachotent des fleurs jaunes, et d’autres fleurs changées en potirons ; un en boule ventrue échappée du grillage, et qui pour le saisir ; une bassine renversée, inclinée, sur le rebord de la fenêtre, vide, pour les légumes, les torchons secs, pliés de raide, haricots qu’on équeute sur la nappe, des virgules vertes sectionnées rabattues regroupées avec l’éponge, la main ouverte en forme de cuillère ; une passoire brille tout à côté de la bassine

imaginer le train sans toit, se voir depuis une montgolfière, depuis une grue, être à la fois en l’air et l’avatar de soi en bas, assis jambes croisées, figurine plate et découpée dans du papier fragile, un morceau de bristol, les autres passagers dessinés mais uniquement d’un seul côté – yeux, cheveux, vêtements – blancs sur l’envers, ou quadrillés de lignes – rayures – ne pas savoir quoi faire de ce survol

des pylônes secs, répétitifs, gibets en rang d’oignons

longer une route une autre, trois lignes parallèles, le train patine sur place ; roulés, largués abandonnés les murs pâles et la brouette de bégonias

chien vagabond qui ne ressemble pas au nôtre ; avant ça, le jour du chien mort ; la laisse pour la dernière fois, le long corps acajou et soyeux diminué de moitié, le souffle en halètements, les flancs qui battent, un coffre sourd, les côtes, beaucoup de côtes bien rangées, l’alignement systématique soudain visible sous la caresse ; lui coincer la tête sous le bras, la caler sous l’aisselle, serrée, oreilles disposées étrangement, deux triangles fauves symétriques, du velours, la patte rasée sur le dessus pour la piqûre, le produit rose translucide

elle pose ses mains l’une sur l’autre ; l’intimité des mains qu’elle habille, ces ronds d’or, elle croit qu’on les remarquera, saphir ; peut-être aideront à oublier les veines, les stries, l’une sur l’autre, pendant qu’elle, la tête droite, regarde droit devant

s’installe, pose son sac sur le siège à côté du sien ; son châle épais brodé de lignes sinueuses, pampilles brillantes, ôté plié avec méthode, s’en désintéressant, yeux fixes sur la vitre, la gare, la porte de la gare, un homme fatigué devant qu’elle fixe, détachée, prunelles méthodiques, vides, exercice du non-voir ; bijoux choisis méticuleux sur les poignets et autour des phalanges longues, ongles soignés, ovale de nacre, opaline, entraînée à cerner le bout de ses doigts pour qu’il ne se ressemble pas, se différencier du trivial, banc trivial, trottoir trivial, une ombre ; la rejoindre, dénicher l’épine qui la cloue, la raison qui l’oblige à haïr le poisseux des cellules spontanées pour masquer ce dégoût qu’elle porte ; peut-être seulement une apparence, faire barrage, bouclier au vivant, volonté ferme ; sentir l’appel dans ce renoncement d’ongles ; focaliser sur elle, l’abandonner sans qu’elle s’en doute 

il écarte les portes coulissantes et il avance entre les sièges ; chercher son billet, se préparer, le tendre avec les mots d’usage qui sortent étriqués à cause de la voix longtemps inactive ; entendre sa propre voix mais sans s’identifier, bafouiller, puis ranger le billet au fond du sac ou dans sa poche arrière, trop vite et la sidération d’avoir senti sa voix défaite, sans carapace, se maintenir encore un peu dans cette distance fictive

une pelleteuse énorme, orange et sale, éclaboussée de boue ; trois hommes sont assis par terre, en gilets jaune fluo avec ligne argentée, une glacière bleue par terre ; ils mangent, les jambes croisées sur le trottoir, le dos contre le métal, le dos tourné à cette mâchoire de bête crevée au sol ; ce qu’ils partagent pendant qu’ils mangent

là-haut des éclats noirs, qui se poussent, se crient, se jettent en tourbillons, rétablis, haut-le-corps, s’agrippent ; les pattes qu’on ne voit pas, eux nous voient, entendent notre roulement chamaille ; eux là-haut, de l’horizon à l’horizon, s’arrêtent aux cimes, aux étendues poubelles, décharges ; se blessent, se salissent, vivent avec leurs limites ; et nous, à penser que l’oiseau est libre, libre comme l’air, et le malin renard, la pie bavarde, nous humains, à ne jamais comprendre ce que l’on voit

revenir en arrière, se placer à l’inverse de la force subie 

ses pieds frottés l’un contre l’autre, elle se redresse, s’extrait de son manteau, sa chevelure se défait sous son col qu’elle tire ; elle réajuste sa pince dans le reflet ; s’examine au travers des champs, caillasses et poteaux, dessous de ponts et tags ; sur la vitre d’en face, autre versant et d’autres tags ; des bandes noires bordées de rouge, inaudibles, des lettres inachevées en triangles, spectaculaires ; une fissure, de la végétation qui se repoussent l’une l’autre, luttent ; qui pour voir quoi, qui pour voir où ; nos trajectoires assemblées ici au même endroit, mais pas la direction

courant, le vent arrondi autour

ne pas s’arrêter aux gares, les noms sont oubliés à peine lu ; le corps rigide d’un voyageur attend

des parpaings empilés sous des fenêtres vides ; un homme sur le toit repousse une bâche, un tas de tuiles mille-feuille orange ; un autre homme est resté au sol, face aux gravats, et les travaux interrompus, ce qui va s’élever demain

des caravanes, deux, entre deux ifs et un grillage ; un bâtiment neuf pour la plonge, une parabole, des serviettes étalées sur l’auvent et des tongs ; une allée droite et une dans l’autre sens, tout est prévu ; puis ils partiront se garer près d’un garage le reste de l’année, l’odeur de coton moite des coussins ; ailleurs, une autre caravane montrée du doigt, on baisse la voix quand les enfants demandent, soupirs, on n’en veut pas derrière le stade, ils remballeront, « nouvelles dispositions » ; un homme criait sur le trottoir – ou parlait fort – des assistés, qu’il fallait qu’on s’en débarrasse, du balai, ses pensées de ramasse-poussière

lire, les pieds de chaque côté du sac trop haut pour pouvoir le caler sous le siège, relire plusieurs fois la même phrase sans y entrer, recommencer, s’imposer le grand escalier à pommeau sculpté et les portraits d’ancêtres en damier sur le mur, essayer de fixer les visages, forcer, entrer chez eux par effraction, les faire fuir, renoncer, refermer le violet de la couverture, détester le jaune de l’édition de poche, le rêche du papier, s’y enfoncer encore pour oublier, puis poser le front sur la vitre à nouveau, livre fermé et tenu à l’envers

majuscules qu’on n’arrive pas à lire, le train ne s’arrête plus ici 

tunnel

un train dans l’autre sens, une secousse et un recul imperceptible de tout le corps sous le souffle (recul idiot, car la vitre protège) ; des silhouettes amincies sous le bruit, en fuite ; le frottement qui racle le réel en le croisant ; en croisant un train vide ou qui n’irait nulle part

de loin voir que le coffre est grand ouvert, une voiture rouge, une femme de petite taille et deux hommes jeunes, ses fils peut-être, sortent des sacs turquoise dans la rue principale ; dans le village rue, rue haute, grande rue, rue de la mairie, rue de l’église, rue du lavoir, rue du cimetière qui est au bout ; le voir, voir son muret à grille de fer, un papier affiché sous plastique qui bat, c’est le vent ; ensuite les champs ; massif, kaki, debout sur les sillons il marche ; pas de lièvre à viser qu’il regarde ; un autre que lui ailleurs un autre jour a tué son fils par accident ; l’outil fulgurant à l’épaule, sa certitude épaisse

et autre jour, les similitudes apparaissent, simplement, dans une couleur de ciel particulière, un passant ou la vue de toits de tourelles brumeuses, à un repas, une table à habitudes, une vie reprise, des bouts d’éternité flottent et cet étonnement d’y penser, l’impossible hier différent du demain, autre, cette pérennité en chute

le rythme répété, alourdi dans les veines, l’endormissement feint, les yeux fermés quand le reste du corps écoute se berce des inflexions de trajectoire ; l’appui dans le virage qui jauge et me pousse vers la vitre, presse sur l’accoudoir ; le centre de gravité hésitant, le laisser faire, culbuto intérieur en attente de l’affaissement escamoté, personne ne voit ; yeux fermés, se demander si le regard des autres catégorise, si on est le dormeur de quelqu’un pendant qu’un autre veille

lui, chemise à manches relevées, l’ordinateur portable ouvert, concentré, regarde ailleurs ou autre part, enjambe, sa fuite sans panique, est-ce qu’il travaille, construit, s’étonne, se divertit, pas de plis sur son front

comme une pluie de feuilles et les bouleaux penchés sous le poids de leurs cheveux jaunes

et si un voyage en train n’existait pas, si ce n’était qu’une vue d’esprit, ce qui se voit, ce qui se sait, l’invention qu’on colmate sous la défaite et les arbres

des cailloux, une mosaïque de cailloux ronds, placés collés, il a fallu quelqu’un pour tout tasser, marquer la limite des cailloux en bordure d’herbes ; barrage de pierres serrées qui longe les friches ; un entrepôt, ses pans de tôle peints en bleu roi qu’on aperçoit de biais, ce carré bleu si différent des pointes rouges perdues dans les épines les églantiers, rosiers sauvages, et l’arc des branches s’il le voulait, surplomberait le cube avant de l’ensevelir ; il suffirait d’attendre, au bois dormant, cent ans ; l’obstination de la rose des chiens qui repousse, à coup de cailloux ronds, la tôle

une table de pique-nique transformée en table de ping-pong, le filet vert pendouille, table déserte ; des oiseaux, contre le mur à l’ombre, bizarrement collés, pattes repliées sous le ventre, sous le toit, sous les ribambelles de métal, les petites langues alignées, on traçait des ponts à l’envers pour décorer les frises des cahiers bleus cahiers noirs, avant la fin des jours d’école

ça ralentit, se redresser, s’extraire du lent roulis, s’interroger, les arbres glissent et les visages se tendent, discrètement, où est le détail pour faire sens, pourquoi le train s’arrête, qu’est-ce que ça dit, quel imprévu decrescendo ; une erreur technique, un fil débranché, une machine hors tension, le temps, gelé ; l’idée de malfaçon, écrous, circuits électriques brûlés ; ignorer le possible du corps éjecté en bordure ; ignorer que quelqu’un se serait approché ce jour, aurait garé sa voiture en amont, marché, est-ce que ses jambes le portent, est-ce qu’il tremble, trembler de penser qu’il tremble, personne pour son bras le prendre, passer la main sur son visage, dans les yeux lui dire quel est votre nom vous allez bien, ignorer ce possible, lui jeté, seul et jeté, ou elle, démembrée seule ; se contraindre à ne pas savoir ; se demander ce qu’on pouvait y faire ; ne penser qu’à soi finalement ; peut-être pire qu’ignorer, prendre la place qu’il demandait, l’escamoter

derrière son bras coude posé sur le rebord vitré paume sous son menton, de l’herbe en continu, vert cru, et des crêtes foncées et chignons, son bras inclus au paysage contenu dans ses branches et bosquets, son bras lisse caresse les prés, lui inconscient de disparaître et des zébrures, la vitesse qu’il longe, immobile, lui et le paysage fusionnés 

à hauteur d’une gare un train vide rangé sur une voix parallèle comme un jeu de clés oublié sur une commode

le chant, deux sons qui se suivent ; le premier de tonalité plus haute, avec une sorte d’essoufflement final (et pourtant une sirène de train ne respire pas) ; on croise un autre train, ils se saluent ; les notes se suivent dans le courant et le vent engouffré dedans ; quelqu’un dans un jardin retourne la terre, entend le do fa plus fort que le bruit de sa bêche ; avec de grosses mains, un pantalon de toile bleue, des chaussures lourdes, comme P, les chaussures de P, lui qui se mouche, grand mouchoir de coton à lignes larges, et il essuie ses yeux en soulevant les verres de ses lunettes, des verres épais, en même temps qu’il repousse la visière de sa casquette et sa casquette sur l’arrière, cou large et rasé droit

des jardins alignés, des étendoirs à linge, un vélo ; personne ne bêche, P, on se souvient parce qu’on était saisi de comprendre qu’il pleurait, saisi, on ne savait pas que c’était comme ça, de cette façon-là qu’il pleurait, sans risquer le visage, sans passer par les joues ou les yeux, la peine sous la peau étanche, égale, et ce qui fait pleurer les gens âgés, on n’en a pas idée, enfant

plusieurs silos à l’horizon, des cylindres plus hauts que larges, comme des bougies, et le gâteau d’anniversaire serait le champ crème vanille ; se faire sourire ; croiser un regard mais garder l’absurde en soi

un cimetière, les taches jaunes des chrysanthèmes derrière le mur, les petites maisons qui dépassent, stèles de vieilles familles, chapiteaux en latin, photographies en noir et blanc aux cadres ovales, croix ; crème vanille, comme tout se confond parfois

avant, il n’y aurait pas d’avant ; tout aurait commencé en montant dans le train, rien d’avant ne serait valable

une voix, un brouhaha de voix, des marmonnements, une question, un rire, un petit rire têtu et solitaire car l’autre ne rit pas et, monocorde, insiste, mais n’obtient que le rire ; qui plaindre, elle légère isolée, lui sérieux isolé, se frottent en désaccord avec leurs voix, n’entendre que le bruit

elle, endormie peut-être, peut-être pas ; le col de son pull remonté, et l’écharpe sur son visage, elle fixerait le tissage intérieur, et peu importerait ceux qui autour la classeraient mélancolique rigide, rêveuse, tous des statues lointaines ; ce soulagement qu’elle a de singer le sommeil

un jeune homme qui avance entre les sièges, son sac au bout d’un bras qu’il incline d’une poussée du genou à chaque nouveau pas ; mécanique avancée pendulaire, pousser le sac le propulse, l’autre jambe suit et recommence ; et s’il ne s’arrêtait jamais, parcourt le train infiniment, plus loin que la locomotive, puis sur les rails, jouet en balancier qui ne se figera quand l’enfant sera parti, ou grand, il disparaît dans le wagon suivant

la forêt dépliée, relief ouvert, remplacé par un autre relief, les aspérités se succèdent, jeu de cartes qui se battent, se distribuent continuellement

le jour où les branches craquaient, un jour longtemps avant, dans la forêt ; pas la forêt des promeneurs, ni celle de la marche, des sentiers sages, de la promenade ; l’autre forêt, celle à l’écart, délestée des hommes et renflouée sans eux ; âpre, luxuriante, sèche ; ombres, terre couverte de végétation incontrôlable, à n’en plus distinguer les teintes, marron humide et silencieux tapi sous les coques de feuilles brunes, un animal endormi, la terre est un animal, endormi sous les épines ; les lianes fines happent les pieds, nous forcent à avancer différemment, lever les genoux, tâter les aplats, s’appuyer aux troncs, bifurquer, hésiter sur le dos de l’animal qui dort ; nous, des enfants qui se déplacent la nuit, fuient le placard et l’ogre ; nous, protégés pourtant par les plantes touffues, autour qui font barrage au vent ; nous posés, deux créatures au labyrinthe vert, faibles, formes de vie finies et inconvenantes ici, que faisons-nous ; protégés mais en peur, les branches hautes craquent, les arbres craquent, la colère des arbres en lutte, nous au milieu de la guerre, bataille et grondements entre branches troncs et rafales, silence inquiet, nous assistons, fragiles ; ils pourraient nous tuer, une branche déchirée pourrait nous tuer, crâne fracassé, épaule heurtée, tout craque, ça gémit ; nous sortons de la forêt, marche longue vers l’éclaircie, dangereuse ; rugissements laissés derrière ; la forêt étrange qui ne ressemble pas au nom qu’on lui donne, le mot utilisé depuis l’enfance, le chapeau de l’accent qui décorait les pages, dorures, arabesques, et le loup dont on n’avait pas vraiment peur, loup-y-es-tu ridicule et enchaîné au livre, la forêt colmatée avec lui, cette forêt, et l’autre, il faudrait deux mots différents pour la dire, l’un pastel et l’autre qui lacère

et la nuit, si la nuit vient, la nuit venue, s’accrocher aux lueurs, aux petits phares passagers, là-haut, là-bas, en lampes, en vitres de cuisine où s’attabler, en étoiles masquées par la brume, derrière les murs des arbres ; des lueurs dans la nuit, s’il faisait nuit tout le jour, si nous ne pouvions savoir à quel point il fait nuit ; si ça n’était pas triste, une grande nuit, toute enveloppante, et douce, et caressante, de ses bras chauds la nuit nous prend, nous prendrait sans qu’on sache, comme ces petits endormis à une fête que l’on déplace, qu’on pose délicatement dans les lits, qu’ils continuent le rêve, la nuit précautionneuse, mère attentive

et ici deux maisons jumelles jusque dans leurs recoins où sont stockés des outils de jardin, des pelles ; l’une possède une remorque et l’autre un camping-car, se tournent le dos mais se ressemblent

les arbres posés comme des choux, et le triangle blanc des toits, une benne rouge pleine de déchets, un banc, une poubelle vide, une cuve, un parking, un héron, vol répétitif, ses battements d’ailes en rythme, cinq mouvements et planer, cinq mouvements encore, il s’applique, est-ce qu’il compte ?

héron, un autre, ailleurs, que l’on avait croisé un jour de neige, saisi au bord de l’eau, debout, de l’eau brouillée de terre et de caillasse, il nous avait vus, et l’espace d’une seconde on s’était demandé si son cou était fait de métal ; puis il avait baissé la tête, pioché dans la boue et le gel, nous sommes partis

aux aguets dans le corps, mécanisme des nerfs qui trillent, douleur localisée que l’on inspecte et le soulagement de sentir les articulations tièdes ; la boîte du corps scrutée dans ses recoins, ce qui tire la colonne de la nuque, l’air qui frôle la surface intérieure, l’aller-retour dans les poumons, cellules rouges et incandescentes, transparentes, poches fines, est-ce qu’elles tiendront ; le regard droit devant pendant qu’on s’examine les tendons et les muscles à l’aveugle, aveugles aussi les autres qui ne savent pas que l’on se sonde, et si eux le faisaient, au même moment, nous serions doublement aveugles

on passait par la porte de derrière, celle de la cuisine pour sortir, et jamais par l’entrée ; dans la pièce une commode et des photos sous verres, en diagonales, parallèles, des oiseaux creux de céramique (ils sifflaient, deux trous minuscules sous le bec, sous la queue), un fût-colonne porte-parapluie, un tableau (paysage de montagne et chalet derrière des rochers, des aplats gris et blancs, reliefs à la spatule) ; au sol du carrelage rouge, à liseré écru le long des murs ; personne n’y venait, sauf S, ses pas dans des chaussons de feutre, chiffon et cire, pour faire briller le bois, qu’il sente bon, comme ça, pour le plaisir de l’air, sans yeux ou narines à charmer ; la fenêtre étroite, dentelle et hortensias séchés devant la pente de la rue ; dehors la « sucrière », l’usine, son ombre aux bras étendus et compacts, serrés, la bande de fumée visible ou pas dans le ciel mince, ses bienfaits, ses malédictions, selon le sens ou la force du vent, déesse omnipotente, les coulées de betteraves recrachées en petits carrés blancs d’une ligne et d’une pureté extrêmes, combien d’ombres comme elles à oublier aussitôt vues, déjà enfuies, des tours de ciment sale découpées de barrières, escaliers de service, toboggans verts reliés en cascade à l’oblique et à peine inclinés, étagés, jeu d’enfant sans boules multicolores, ouvertures, meurtrières, si peu sur une si grande surface de mur, les murs, derrière les murs les vies régulées des S et des P et le dimanche, leur mouchoir à rayures déplié – rayures – et les larmes incompréhensibles qui leur sautent hors des cils et tombent sans rouler

un talus recouvert de branches, de pierres ; parfois une balustrade de fortune protège du vide le fou qui viendrait marcher sur les rails, un pied suit l’autre, en funambule, sur l’acier fendu, un pas à la fois, allongé, que les pieds s’écartent, trouvent et touchent les traverses, comment marchent les fous sur les rails ? s’ils chantent que chantent-ils, et comment font-ils pour seulement lever les yeux ? ce que coince le cou et le col en atèle, fou qui marche assez fou pour ignorer sa marche, pourtant le pas précis colle à la ligne, alterne, sinon pas d’avancée, et trébucher saccade tellement ; le fou assez fou pour le risque qui tombe, assez fou pour ne plus avancer, sur des rails disloqués le fou disloque sa marche et la dérègle, et l’apogée du fou, sommet de la pensée du fou elle-même

les rails déserts les dimanches, ils mènent à une locomotive abandonnée, en fin de voie, rouillée ; on explorait ses manettes et ses leviers coincés, sans les comprendre, avec la peur de se couper et que le tétanos s’infiltre (ça semblait une menace terrible) ; on posait nos vélos sur le côté ; revenir sur les rails et reprendre la marche, une traverse, une traverse, la large planche, de la mousse, les cailloux blancs remplissent l’espace entre une traverse et l’autre, cailloux pointus, coupants, et le déséquilibre toujours planant, le danger inventé ou réel, ce qu’on imagine de la vie, on pensait une voie rectiligne presque, une sorte de simplicité, le départ qui part rejoindre plus loin une autre voie, comme les fleuves entre eux s’organisent, et l’insécurité palpite, un halo, pendant qu’on avance sans voir, ces rails qui restent en tête par-delà la distance

un mont, une rivière et sur la pente quelque chose fait miroir : ce pourrait être une plaque de métal oubliée, un déchet, un outil, un panneau, un bout de verre, une boîte de conserve pour faire fuir les oiseaux ; justement pas d’oiseaux

des pigeons, c’en était rempli et sur plusieurs étages derrière le grillage qu’il ne fallait ouvrir sous aucun prétexte ; ils passaient par des ouvertures, des arches de ciment petites, lissées, ils pouvaient s’échapper ; ils couvaient, dormaient, se nourrissaient, perdaient leurs plumes, les bleues irisées et les ébouriffées légères, à peine une respiration, un souffle mal maîtrisé qu’elles s’enfuyaient, coincées cachées dans les rainures des dalles carrées, collées aux losanges du grillage ; le vent sous l’odeur forte des oiseaux ; l’idée de la dune géante s’enroulant sur elle-même, sable lourd, pourtant mobile, qui pouvait expirer jusqu’à nous, que les pigeons voyaient de haut, apercevoir un pan, résidu jaune, herbes en touffes, franges dépeignées et fragiles

fils électriques, lampadaires doubles, et plus loin au-dessus de fenêtres fermées une cheminée qui fume, une baie vitrée, des plantes, qu’est-ce que ça fait de se réveiller en aplomb d’une gare, est-ce qu’on épie les anonymes qui passent, chapeaux, mallettes et sacs à dos ? peut-être attendre, s’inquiéter, qui attendre, quelqu’un qu’on connait qu’on espère ou qui ne viendrait pas (il y a des personnages partout, d’où qu’on se tourne, bloqués à l’intérieur des murs, échappés et rugueux, assis dans les fauteuils ou morts, des personnages partout)

A à l‘envers, T, L retournés, poteaux et fils forment des lettres, un sigle gravé dans la vitre, on écrit le monde, dessus, dedans, comment faisaient les gens sans phrases, dessinaient des symboles, le premier geste invente une destination insensée, sans cueillir, sans chasser, et nous tous qui suivons l’irréel de ce premier mouvement

le quai, une voie parallèle, à l’arrêt, panonceau jaune au milieu du remblai, une cuve, et l’impression étrange que de l’autre côté ces objets stagnent, un lieu inatteignable et interdit, la vitre comme une vitrine, on poserait ses doigts dessus en ayant soif, mais la soif resterait, la voie qui longe décide d’une autre direction, nous ne pourrons pas nous approcher, et si jamais, nous marcherions sur rien, ou un mirage de vapeur

l’arrière, et on se sent lever la tête d’une force irrépressible, devant, avoir besoin d’un point d’appui, signe, trou de lumière, une couleur grosse de mouvements et de formes, on se demande pourquoi toujours un personnage s’agite qu’on ne peut s’en détourner, et s’il n’est pas devant on l’invente, c’est en soi qu’on allonge bras et jambes, tirant dessus pour l’allonger, pris dans nos travées, indigents, tellement frêles, et l’extrême lucidité perdue, parce que ça nous décale, à force, ce personnage ou point d’appui, trou de lumière, on s’imaginerait facilement n’être plus jamais seul

charpente ouverte, palettes, voitures garées, on longe ignore le quotidien, l’impression que l’on croit personnelle, peut-être qu’au même moment, à ce même moment de croisée, dans une voiture garée, un passager nous longe ignore en y pensant, l’écrit, ou en garde une idée confuse

lumière rasante, on accélère, un bâtiment à fenêtres multipliées et dépliées en touches de piano, contre lui, endormi, le tube d’un train rouge arrêté, il brille, déjà derrière

des tunnels aussitôt perdus

et ce serait un paysage de neige, des traces de pattes et de dégel, fuyantes, le sol marbré, la texture fondante de l’eau encore prisonnière un peu, accrochée à des feuilles marrons qu’elle brûle

quand on ferme les yeux ce sont des faces et des carrés magiques, des hexagones, des paravents, des revers, des ombres de gris allumés

et brutalement la mer, une crique et un tunnel, et la mer, pas le temps de la saisir

contre des pans rocheux de la végétation qui joue avec les bords, s’avance vers la voie, couvre la pierre, puis c’est elle qui prend appui ; les déclinaisons de surfaces étagées, à les suivre et en tendant le bras on se déplacerait constamment, comme le ferait l’aiguille d’un électrocardiogramme ou celle d’un sismographe, ce que l’on enregistre du dehors ou de soi ou le bruit de son cœur parallèle, pris dans les pentes, laisser traîner dans le décor sa main par une portière ouverte, se décliner en avançant

le versant, l’impression de glisser, ce train veut des inclinaisons, appuyé conte la montagne, les épines des sapins se fendent d’histoires, d’icônes dorées, Baba Yaga gravée et des monstres terrés miniatures

un fleuve lèche le bord, une maison rouge, du bois, sur l’autre rive des usines traversées de giclées de branches puis plus rien, des cailloux et la neige inégale

il y a des routes qui nous traversent, et des barrières baissées, ça s’entrelace en amas de veines lourdes, vides, dures

une femme devant se lève, on aimerait être elle, savoir pourquoi et quand, se repérer à l’intention, la jambe qu’elle avance, le repère, viser la vitre à gauche, la vitre à droite, le numéro de quai, surprendre la silhouette d’un autre personnage, inquiet de ne pas la retrouver, se rassurer, par elle penser, que tout cela soit vrai

des chiffres, Z, 30, des feux de signalisations, des courbes, des traverses, des tiges, des filaments, des quadrillages serrés montés comme des tours métalliques, des maquettes de buildings en cours de construction, mais où sont ceux pour les couvrir de tulle ou de papier ; et l’impression en les voyant, objets légers, de devenir comme eux instable, à compléter

le monde bruisse autour, on en voit les indices sous le rythme, derrière les frottements, les chocs, celle-ci dit Chut autoritaire, celui-ci dit On va aller le chercher, très bas, une confidence à un enfant, et si les vitres, le métal, les joints laissaient passer les sons, on entendrait combien de hurlements derrière toutes les fenêtres, combien de monologues peinés

dormir, on le voudrait

un cahot et la voie tourne un peu, s’introduit entre les volumes, végétation, les barres et longerons ; U à l’envers, un tunnel transparent et l’impression de secondes reproduites à l’intérieur d’un laps de temps indéfini, s’enroule, c’est le temps qui s’enfonce, et nous croyons qu’il court, alors qu’il creuse

ce serait s’enfoncer profondément, plus qu’on le prévoyait, le temps un train qui roule au fond d’un tube, ses mains, des mains anciennes, fouillées de plis, de jointures, les tendons sur les doigts qu’on écarte, et la lumière les frappe, on les découvre, le sang bat, les yeux fermés, l’image de ces mains s’avale, il ferait nuit pendant ce temps, plusieurs nuits enchaînées

quoi d’autre que s’accrocher, piqueter le sol, le ciel, d’éclats, mitraille, des piécettes jetées en pluie, des je me souviens lancés vers d’autres je me souviens en écho

quoi d’autre que s’accrocher, piqueter le sol, le ciel, ce serait dans cette répétition que le voyage bouge, éclats, dans cette répétition

la répétition répétée ; répétée, s’hypnotiser avec le rythme, répété ; répété, le corps mou fondre, fondre sans fond, se fond le sol

et un mensonge vertical, rien de vrai dans nos déplacements ; mentir lorsqu’on descend des marches, mentir les les escaliers, et lorsqu’on mange, on parle, mentir lorsqu’on étale ses couleurs dans la glace, mentir enfant babille, le train ordonne le mouvement

brutalement, en bas, une route courbe d’une largeur parfaite, d’une couleur parfaite, un rêve de route, feuillage des arbres de dentelle, maisons chevrons, arbres galons, toute la crasse de la tête lavée

une butte d’herbe verte en surplomb, épaule protectrice, puis panneau en sucette géante ; c’est facile de trouver la consolation, tout est visible, sur un plateau, ouvrir les yeux très grands, léger (ces ordres qu’on se lance à soi-même)

tout à coup sur la vitre, voir le reflet d’une autre vitre, le paysage déroulant, pas son propre visage

se dérouiller le corps, on bouge d’abord les bras puis les épaules, on cambre un peu le dos en surveillant les autres, la lointaine destination, on veille, regarder le bout de ses pieds, il faut une fin ; sentir confusément qu’elle sera nécessaire, et même volontaire

le ciel, un tissu de coton sans teinte

les gens sont calmes, pas d’inquiétudes visibles

pas d’enfants dans ce wagon, tant mieux, leur regard tellement entier fait peur parfois, l’impression de tomber plus vite, plus bas, et sans pouvoir sauver personne ; la dame âgée devant tourne les pages en mouillant son index rapidement, ça claque

l’autre jour des fourmis déambulent entre les poils drus d’un balai couché sur le sol ; sur le moment, ça semblait important, une promesse à reconsidérer avec le recul, un prénom au bout de la langue, l’air humide, de petites pustules rouges poussent le long des tiges, un moineau se lave dans une flaque, le haut d’une affiche décollée par la pluie lui retombe sur le bas comme une mèche sur l’œil, fourmillements

à force de tourner la tête dans toutes les directions, de s’obliger à voir qu’elle tousse, que lui transpire, qu’entre deux passagers plus loin une angoisse flotte, qu’à l’avant un homme tendu est peut-être endormi, qu’à force de s’écarter en sombrant dans le paysage on s’imagine gagner

il existe un soleil, des hommes l’étudient, plus petit que la Terre, il tourne sur lui-même, fait sa révolution toutes les 36 secondes, nous pourrions être lui

on avait fait des bombes à eau ce jour-là ; des débris de baudruches jaunes rouges jonchaient le sol, le sol noir du bitume, et dans l’herbe encore visibles longtemps après, des preuves que l’on gardait, qu’on n’avait pas la force d’abandonner, les nœuds de caoutchouc intacts de l’été

un immeuble, des balcons, l’un d’eux en extension écrase les autres, parasol rouge géant, ses fleurs plastifiées, déborde sur un rideau de fils qui pend, un paysage rutilant, foisonnant imprimé dessus et soulevé à droite comme au théâtre, délavé, un peu de Douanier Rousseau et du facteur Cheval qui passe 

un camion rouge sur la nationale, un moment de route avec lui, suivant, suivi, les rôles distribués, confus ; des pneus énormes de jouet, il brinquebale, coulures de boue, réaliser soudain que ses bruits sont tronqués, inexistants ou remplacés par d’autres, les voix chuchotées à la place des cahots qui secouent ; les sons en couches superposées, on ne prend que la pellicule du son le plus proche

c’est peut-être une explication à la tristesse latente contre laquelle on ne lutte plus, c’est peut-être la cause : ne plus pouvoir vivre les bruits, ce décalage constant de la pensée qui les engouffre, les trafique en concepts, souvenirs, inventions, on perd pied quand les bruits réels se dérobent

herbes hautes, jaunes, en plumeaux, deux travées creusées par des roues de tracteurs, elles s’enfoncent si droites, qu’on dirait tracées à la règle

on n’a pas voulu de ce train, ni des trous plantés dans le sol, ni ces mots limités par soi, c’est son échec qui s’éternise, vouloir la fin

les gouttes sèches sur la vitre ressemblent à de petits impacts, quelqu’un aurait frappé ici avec un objet dur, une boucle de ceinture, ne pas envisager d’autre mouvement possible que ce jet de lanière de cuir qui vient frapper de son bout métallique

on marchait doucement ; on avait cueilli une fleur de lavande en équilibre en bout d’une tige tellement mince, elle est restée longtemps ensuite dans une poche intérieure du sac, effilochée, désagrégée, poussières d’une fleur violette inébranlable

une métaphore en marche et des souvenirs de faits divers ; géométrie simpliste ou ensevelie car c’est ce qu’il faut faire, soit éluder au maximum soit ajouter tous les détails et, finalement, on n’a pas su choisir 

et cette pulsion de rendre compte du voyage, ça se parlait, se répondait du dedans, ça ne se discutait pas ; on posait son visage d’un côté de la vitre ou de l’autre sans que ça fasse de différence

des fils, une parabole, une fenêtre fleurie, un panneau, des grilles, des haies, tout va trop vite

devant une voiture portière ouverte, un homme secoue une couverture, on pourrait croire qu’il fait un signe

une femme, une poussette double, un chien en laisse, supposer qu’elle est permanente, qu’elle passe à cet endroit régulièrement, allant, venant, on pourrait la saluer si on habitait là, la connaître, échanger avec elle sur le temps, les visites de la famille, Bordeaux c’est beau, le prénom du petit, l’usine qui a fermé, la fatigue

se souvenir longtemps après l’avoir croisée de la taille du pied et de la jambe à peine formée qui dépasse de la couverture, les vivants poussent de jeunes vivants

cela se mord la queue, le bar Charly’s, Coiffure au féminin, un balai à tiges raides, des fourmis, un semi-remorque transporte des palettes vides, ma mère parle de son père dans la cuisine, calzolaio, les bonbons dans sa poche quand il rentrait le soir

une voix annonce l’arrivée (depuis combien de temps ? se demander si elle n’a pas toujours donné le terminus, son articulation atone qu’on a fait semblant d’ignorer jusque là)

ensuite dormir, une solution, ou une obligation, ou un refus, ou une tentative obstinée, ou l’abandon, ou une échappatoire, ou un regret, constater qu’on ne peut pas dormir, tout simplement

s’engager sur cette voie, dans ses propres tuyaux colonne vertébrale tubes où passent les nerfs, un lampadaire en forme de boîte orange, en forme de boîte noire en alternance, mon chemin contenu, la plasticité du cerveau

donner une échéance, « mettre un terme » expression décidée, mot-prisme traversé de rais lumineux qui désignent ses définitions, poser un terme sur l’espace incertain, carnet, feuille, écran, hélice, et ainsi le posant, décider, pendant qu’il suit son cours, de le rejoindre, ou l’interrompre en plein milieu



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1ère mise en ligne 1er mai 2013 et dernière modification le 3 mars 2016.
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