Hugo Valat | Trop de Méditerranée

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Mini bio et liens à compléter.
proposition n° 1

La mer : le souvenir de son bruit. Ce n’est pas le même partout. Ici il se charge de l’âpreté de la pinède avant de lui parvenir. Le soleil bombarde les cigales déchaînées. Elle est devant le portail blanc -– il est resté blanc -– les aiguilles tombées des pins dressent un chemin de craquements jusqu’à la porte d’entrée. Pousser cette porte ? En entrant, le meuble avec le téléphone à cadran et le grand coquillage dans lequel on entend la mer. Sur la droite, la commode renfermant les jeux de société et leurs interminables parties de nuits d’été. Sur la gauche la cuisine, puis en face l’immense séjour submergé… De soleil, de mer, de cigales, d’odeur des pins, de premiers anniversaires, de cowboys, d’indiens, de verres polis ramassés sur la plage, de lectures distraites les après-midis d’été, de courses automobiles, de France-Brésil 1998, d’une des seules photos prises avec son grand-père dont elle se souvienne. Cette pièce renferme toute la Méditerranée, une bonne partie de la conquête de l’Ouest et de la Guerre de Sécession s’y est déroulée, de même que les Grands Prix de Monaco et la Coupe du Monde de football 1998. Le nom que son enfance donnait à cette maison était à lui seul une promesse d’absolu : c’était « la maison de la mer », comme si l’immensité bleue avait pu se contenter d’une si petite maison.

proposition n° 2

Au bout de la route, la mer. Pressentie, attendue, mais sans cesse surprenante. Les pins ne sont plus les vainqueurs de l’immensité bleue : ils inclinent leurs cimes face au ciel qui plonge dans la mer dévoreuse. Le goudron de la route, frappé d’insolation, est bien pâle face à un tel spectacle : c’est un lieu pour des acteurs de drames très antiques.

proposition n° 3

L’entrée de la route du bord de mer : un immense portail en fer blanc. Il garde l’entrée de ce lotissement où s’alignent les villas que l’on devine somnolentes blotties au fond de leurs jardins, derrière leurs clôtures. Dans chacune d’entre elle, on imagine facilement Cécile, Raymond et Elsa paresser jusqu’à l’arrivée d’Anne, faisant irruption pour remettre de l’ordre dans cette décadence ; la route du bord de mer permet des disparitions tragiques. Ce portail… Il était l’objet du rituel d’entrée dans les vacances. Chaque année, arrivé devant, le père descendait solennellement de la voiture pour en composer le code d’ouverture : clef des portes du Paradis terrestre et promesse d’été.

proposition n° 4

Au-delà de ce portail, la marina -– alignements de navires de plaisance -– village de pêcheurs devenu cité de plaisanciers ; la route, dans la pinède, quand le soir d’été tombe sans que l’on s’en aperçoive, et le relais routier déserté depuis l’avènement de l’ère des autoroutes… l’autoroute : dévoreuse des collines de calcaire, la tour de l’échangeur, l’église au bord du précipice, traversée des champs, franchissement des méandres : dynamitage de la distance

proposition n° 5

Cette maison a une terrasse. Comme toutes les maisons du bord de mer. Mais on ne fait pourtant pas assez attention aux terrasses : elles ont quelque chose de trop évident. Il faut pouvoir manger dehors, il faut pouvoir bronzer sur un transat, il faut pouvoir inviter des amis pour un barbecue. Avoir une terrasse, c’est avoir un statut, un rang à tenir. Mais pour elle la terrasse ce fut plus que ça : il y avait quelque chose de scénique dans ce dispositif architectural à but principalement récréatif. La régularité de son pavement, les piliers massifs délimitant un cadre de scène, la baie vitrée protégée par un store… C’est là qu’elle fit ses premiers pas de comédienne : ses jeux d’enfants ne pouvaient être que théâtraux ; il y avait trop de Méditerranée pour qu’il n’y ait pas de tragédie.

proposition n° 6

4 décembre 1253. Un différend entre Guillaume des Baux et Marie de Castres à propos de « la suzeraineté sur les terres de Châteauneuf, du Rouet et autres lieux. » Rot, Root, Rupt, Roc, Rouet… Variations minérales, telluriques et toponymiques au cours du temps. « D’azur, à une tour carrée d’or sur une mer d’argent », ce sont les armes de la ville. Le ciel, la pierre, la mer. Et la maison, Allée de la Vigie : une impasse qui se jette dans la mer au Cap Rousset. Une tour, il y en a une autre, qui domine la marina – nouveau lieu stratégique, assurément, où il faut voir et être vu en train de se dissimuler à la vue des voyeurs – mais elle ne se souvient plus de son nom : une résidence, comme une autre, avec vue sur le port. Il n’y a plus rien à défendre de toute façon : Guillaume des Baux et Marie de Castres bouffent les pins par la racine depuis bien longtemps.

proposition n° 7

Mais il y avait un restaurant, une pizzeria si elle se souvient bien… Une institution en tout cas. Il fallait prendre la voiture pour y aller… Donc c’était loin. Peut-être à Sausset-les-Pins. (Pas si loin que ça en fait.) Il était au bord d’une route ? Une sorte de relais routier ? … Où on mangeait des pizzas. Des pizzas, c’est sûr. Les meilleures du coin, à ce qu’on disait. Mais elle ne se souvient que d’un coucher de soleil en été, d’une route dans la pinède, d’un restaurant au bord de la route (avec du monde en terrasse ?) et d’une pizza. Manger une pizza en terrasse en été : rien d’original en fait. Elle est désolée.

proposition n° 8

Elle ouvre les yeux. Il pleut. Pas de chance : c’est la deuxième ville de France avec la plus faible pluviométrie. Et pourtant, il pleut. Aujourd’hui, il pleut, et c’est le jour qu’elle a choisi pour revenir. Alors qu’elle y allait tous les étés, en juillet, en août, en vacances, sous le soleil, l’éternel Soleil. Elle y retourne en octobre. Les maisons sont fermées, la marina est déserte et l’Allée de la Vigie est lugubre sous cette pluie d’automne. Pourtant, il fallait la voir la clarté estivale, le bleu du ciel qui répondait au bleu de la mer. La carte postale, la carte postale, la carte postale…

proposition n° 9

Et les cigales ! Pas les grillons. Pas les criquets. Les cigales. Couvrant à elles seules les – molles – protestations de la mer… (Certes, ici Neptune ne se prend pas très au sérieux.) Dans cette torpeur estivale où la chaleur amollissait tout et étouffait le moindre son, frappé d’insolation, elles étaient les seules à narguer Hélios, les cigales. Il lui avait pourtant bien dit :

« Rien ne dit
Dans le chant de la cigale
Qu’elle est près de sa fin. »
proposition n° 10

L’odeur des pins, évidemment. Ceux de la pinède, mais aussi ceux des meubles de la maison. Et ce n’est pas forcément très agréable comme odeur, car il y a un fond acre qui monte vite à la tête, surtout quand le bois est sec. C’est pour ça que les parfums d’ambiance « fraicheur de la pinède » elle a toujours trouvé ça complètement con. Ce n’est pas frais, une pinède, même quand il pleut : ça vous monte à la tête.

Ce qui étourdissait encore plus, c’était l’éther. Celui que l’on se passait sur la peau, imbibé dans un coton, quand on avait eu le malheur de trop toucher l’écorce des pins. Une résine épaisse et suintante, à travers les morceaux d’écorce, qui collait, qui « péguait », et dont on ne pouvait se débarrasser qu’à grand renfort d’éther, contenu dans un petit flacon de verre bleu. Salaud d’arbre, décidément, qui a en plus la bonne idée d’être facilement inflammable avec les aiguilles sèches à ses pieds, dans une région où la moindre cigarette mal éteinte, jetée au sol, en plein été… et quand le mistral s’y met en plus… ce sont les pompiers qui dégustent. Ils ne doivent d’ailleurs pas vouloir être enterrés dans des cercueils en bois de pin : trop de mauvais souvenirs.

Et quand elle buvait la tasse, ce goût d’iode dans la bouche, qui brûlait. La mer c’est dégueulasse…

proposition n° 11

La poissonnerie : elle n’a jamais voulu y rentrer, elle n’aimait pas l’odeur. Maintenant, elle regrette. À chaque fois qu’elle passe devant celle de son quartier, à Paris, elle respire à pleins poumons l’odeur de l’iode et de la marée (mêlée aux particules fines) : ça fait de l’évasion bon marché. Elle attendait toujours dans la rue, derrière la baie vitrée. C’était comme à la télé. La file d’attente. « Un bel arrivage de rascasses. » Les poissons hagards qui ne comprenaient toujours pas ce qui leur arrivait. « Ah oui, dans la bouillabaisse y’a du Saint-Pierre pardi ! » Les balances de justice tarifaires suspendues. « Je vous mets trois beaux rougets ? » Le plus impressionnant c’était quand il y avait un espadon : ça donnait du prestige à l’étalage. Le poisson, elle n’aimait pas ça ; et puis elle avait peur de l’eau. Quelle idée d’aller à la mer ? Pas le choix : c’était les vacances en famille.

proposition n° 13

La côte : un serpent qui danse. Il y plongerait, dans l’eau ? La marina en octobre, déserte… S’asseoir. Regarder vers le large. Rien à voir. (Le ciel est trop proche.) Les mâts des navires. « Qui roule bord sur bord et plonge ses vergues dans l’eau. » Ce pêcheur, qui range ses filets. La mer odorante. Deux bouées, sur la jetée, cherchent flottaison désespérément. Croire boire un vin de bohême, amer et vainqueur : ça change du rosé que l’on boit bien glace. Ça vous sort de l’été… Ce vent du matin, surtout. Un plaisancier s’est perdu. Il a l’air malin avec son ciré jaune, en octobre : il s’est cru en Bretagne ? Le voilà faussement affairé dans son voilier de chef comptable. En voilà un autre, à moteur, qui passe le chenal et rentre au port, avec l’orgueil froid d’un secrétaire de sous-préfecture. Il pensait découvrir l’Amérique ? On ne passera pas l’hiver… à la plage.

proposition n° 14

Des amis de la famille, dans la force de l’âge. Des méridionaux surtout, qui ont le sens de la fête et celui du tragique. De l’autre côté de la baie on voit Marseille, ouverte à tous les vents : ceux de la terre et ceux du large.
Un Arménien au verbe haut. C’était la fin des années 1990 ; il portait ces vestes de survêtement, trois bandes, motifs géométriques, couleurs fluos, chemise ouverte, chaîne en or qui brille… Il était numismate à ses heures gagnées. Aujourd’hui c’est un apôtre du New Age… « Nouvelle liberté de pensée cosmique vers un nouvel âge réminiscent. »

Un Sicilien qui traînait sa longue silhouette et qui ne se sentait jamais assez fort sous le poids du Soleil. Un gourmet cela dit, qui savait très bien cuisiner le poisson.

Un Provençal, qui avait l’air bavard, comme ça, affable et dispendieux. Grand Prince, en deux mots. Un vrai taiseux en fait. Des hommes, beaucoup d’hommes, qui prenaient toute la place, qui voulaient la leur au soleil. Et les femmes, derrière tout ça, condamnées à être leur ombre mouvante, cuisinières altières, contraintes parfois d’être de patientes moucheuses de marmaille.
Un homme jeune, au regard un peu perdu, petit, le dos légèrement voûté, aux cheveux châtains et à la barbe de trois jours.

proposition n° 15

Je te vois assise sur un banc faisant face au port – la pluie d’octobre ne semble pas te déranger – et tu as le regard vague (un peu triste ?) : je te connais, et pourtant je n’arrive pas à savoir si tu es triste, parce que tu aurais des raisons de l’être après tout… triste, perdue, mélancolique, nostalgique, tout ça… je ne sais pas quels mots employer, une fois de plus, ils me semblent tous inutiles, vains, faux, en trop… les mots ça a toujours été ton affaire, pas la mienne : avec le temps tu les as apprivoisés, mais pas moi, pas encore – le temps des explications devrait-il venir ? a-t-il déjà eu lieu ? pourquoi avoir absolument tenu à venir ici ? une vieille lubie ? un retour aux sources en mode New Age ? retrouver ses racines, tout ça ? la volonté de faire table rase ? – ce sont des mots que tu veux ? dépit, aveu, actrice, voyage, théâtre, oubli, vivant, espoir, scène… tu vois, j’en connais, moi aussi, des mots, des mots, des mots

proposition n° 16

Je ne comprends pas. Tu parles d’une carte postale, de l’été, de la mer, du soleil irradiant… Et tout ce que je vois c’est un port de plaisance fantôme, une marina déserte, sous la pluie d’octobre. Les navires remuent gauchement sur l’eau qui clapote. Il n’y a que cette odeur d’iode qui vous prend à la gorge… Cette poissonnerie, on ne l’a jamais trouvée ; et pourtant ce n’est pas faute d’avoir déambulé dans ces rues désertes, alignement de goudron, de ciment et de bêton qui suintent et crachent leur gloire passée de Trente Glorieuses en tuberculeuses de la prospérité. Non, vraiment, je ne comprends pas. Pourquoi revenir dans ce lotissement, lugubre, alignement de villas moribondes – même celles qui sont neuves – étalage de la prospérité au carré, joie de l’épargnant qui a vidé son livret A et son PEL pour sa retraite au Soleil. Pas de chance : il pleut. Le casino avec vue sur la marina, il est tout juste bon à donner leur dose d’adrénaline sur ordonnance aux mémères permanentées que promènent au bout de leur laisse des chiens chiens au regard vitreux qui ont l’air dopés au Prozac. Je t’en ficherais du hors saison. Tout ça parce que tu ne veux pas me parler. Et la maison de la mer tu peux toujours la chercher.

proposition n° 17

Boire la tasse, perdre pieds, emporté par de molles vagues algueuses. Ce goût d’iode qui vous envahit la bouche et vous donne la nausée, jusqu’à plus soif.
Ces pieds qui parfois se coupent sur les rochers acérés de la calanque ou dans des fonds marins proches mais incertains, sans cesse envahis par une nuée sablonneuse où se planquent les méduses et les vives. D’où le port de ces ridicules sandales en plastique bleu, blanc, rose… Donnant l’air sempiternel d’un touriste allemand en goguette.
Et puis au retour, à la douche, pour rincer tout ce sel, tout ce sable, courir comme une dératée, et glisser, et se fracasser les côtes contre le rebord du bac à douche.

proposition n° 18

Deux bouées, sur la jetée, cherchent flottaison désespérément.

Sur la jetée, désespérément, deux bouées cherchent flottaison.

Désespérément, deux bouées cherchent flottaison sur la jetée.

Flottaison désespérément cherchée par deux bouées sur la jetée.
Jetée à l’eau… Recherche… Désespoir de deux bouées.

Flottaison – Flottant – Flotter – Flot. À l’eau – Sur l’eau.

Annonce : deux bouées cherchent flottaison. Plaisantins s’abstenir. Désespérément.

proposition n° 19

C’est l’Italie. Un lieu tout trouvé pour ces fameux acteurs de drames très antiques. Une mer toute démonstrative narguant la bleuité du ciel. (Un soleil extatique.) Un paysage de bord de lac où les roches tombent à pic dans la profondeur du flot. Un port dans une petite anse : tout sauf une ville. Un lieu, tout au plus, où l’homme est en sursis depuis des siècles ; mais il s’accroche à sa falaise et à son bord de mer, bord d’eau. Il s’en vante même : « Humilitas ». La devise des Borromée sous l’immense voûte bleutée d’un palais démesuré qui flotte sur le lac Majeur. Un balcon sur le flot, sur les montagnes et sur le ciel. Ces mêmes vanités antiques. Ces pierres vénérables. Ces grandiloquentes futilités. Et naviguer… Aborder la ville par la flottaison.

proposition n° 20

La maison qui était là, qui était vide, quand la nuit tombait. Les volets fermés. Aucun pas n’y résonnait plus. On y aurait entendu le vide. La terrasse abandonnée, et le parc déserté où même les pins n’osaient plus faire de bruit. Le silence, seul : même la ville en contrebas ne se faisait plus entendre. Partis… Partis… Partis… Au loin. Ne plus écouter la mer. Ne plus y flotter. Mais rester vivante. La mer… Le souvenir de son bruit, en posant son oreille sur un coquillage. Plus de cigales : elles ont plié bagages. D’autres étés, pourtant, peut-être sous le Soleil, peut-être au bord de la mer. Et toujours trop de Méditerranée.



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1ère mise en ligne 30 juin 2018 et dernière modification le 15 août 2018.
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