Jean-Yves Fick | Vanités

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l’auteur

Jean-Yves Fick vit à Strasbourg. Il propose un site de poésie et photographie, Gammalphabets. Sur Twitter @jean_yvesf.

le pitch

L’ensemble Vanités, qu’on pourra lire ici, s’inscrit au confluent de plusieurs gestes, mais n’aurait pas été sans la contrainte d’écrire au jour le jour. Au moment de redonner lisibilité à ces textes, je tente de retrouver quelques lignes de force – qui sont tout autant des lignes de vie – de ce qui fut à la fois un temps de clôture, et un temps d’apprentissage.

Temps de clôture, d’abord, — quelques mois auparavant un premier volume avait achevé de se proposer de manière similaire, Il y a le chemin. Depuis, la main cherchait à ne pas se désœuvrer trop de l’écrire, cherchait aussi en elle ses autres possibles, ses autres obliques. La mise au net d’alors, après que les textes se soient déposés, puis la relecture de ces derniers jours me laissent entrevoir que la ligne de clôture passe vraisemblablement ailleurs, dans un troisième ensemble, rédigé pour l’exposition d’un ami photographe. Si les motifs en sont différents, la plupart de leurs intensités sont communes.

Temps d’apprentissage, aussi, lié au tout-venant de vivre, par lequel je débutais un travail suivi avec des comédiens et des metteurs en scène. Sans filets. On reconnaîtra là la figure du récit qui s’est peu à peu transformée en personnage central d’une suite narrative, figure et suite à la fois closes et ouvertes. Il va de soi qu’un tel « personnage » emprunte ses traits non à une seule personne, mais à plusieurs d’entre celles côtoyées au long de plusieurs années : je pourrais encore nommer à qui la voix, à qui les gestes, à qui la fuite, à qui les motifs et quels les lieux. Mais cela ne serait que de peu de sens.

Un autre aspect est venu se prendre dans les inflexions que donnent les épigraphes qui ouvrent certains textes : ce que je dois à Shakespeare, entendu une première fois sur scène au début de l’adolescence, et lu ensuite dans les traductions d’Yves Bonnefoy, puis dans sa langue – le rapport à la langue que j’écris – mais aussi le lien à l’autre langue, l’allemand, ou ses variations dialectales, qui fut parlée autour de moi - et presque exclusivement – par la génération de mes grands-parents, langue dont il ne me reste rien. Rien sinon quelques bribes, et les cycles de Lieder de Schumann ou Schubert, en particulier le Winterreise.

le texte

 

OUVERTURE

« Aucun homme ne peut apprendre de ce qu’il va laisser quand il faudra qu’il le laisse »
W. Shakespeare

Sur la scène où la poussière retombe

la scène est de partout
la scène n’est de nulle part

sont disposées et cachées
des piles de verres
des tasses et des soucoupes

qui tremblent à chaque bruit à chaque passage
une masse noire et aveugle se déplace
loin brille la surface claire d’un miroir

il n’y aurait que le zinc d’un comptoir
et la salle du café où viendrait se prendre
tout des mouvements du dehors dans les paroles

mais la scène reste déserte
où s’élève le décor
les voix résonnent dans la distance – en coulisses

qui disent une absence – des trains partent
des trains arrivent on en manque ou l’un ou l’autre
un jour mais sans savoir pourquoi on ne veut pas

on reste immobile dans les mouvements
on regarde un œil transparent
ce qu’il voit on ne l’atteindra pas

à peine les heures accumulées
glisseront-elles sur son tain
il y faudra des siècles pour l’éteindre

il ne restera rien de tout
les instants qui se seront réfléchis
retourneront à l’ombre

la poussière monte des pas perdus
suie qui corrode la clarté inutile
dans la salle il n’y a plus de public

dehors la lumière pleut à grands traits
théâtre les jours où vont se tordre des ombres
tout disparaît au point du jour

les aubes sont parfois féroces
leur toucher un séjour de l’incertain.

++++

I – VERS LA SCÈNE

– 1 –

Le regard s’est perdu
qui pouvait mener
ceux qui vivaient là
à ce peu d’air et d’eau

ce que dansent les ombres

sur la rive qu’il faut
descendre ou remonter
ici n’est plus que ce reflet
un cerne sale couvre son éclat

un voile d’étincelles

le feu a disparu
achevé le geste parfait
dernier et inutile
la vie s’en est allée

et la forme émouvante

d’un souffle

d’un souffle

– 2 –

On avait laissé les jours
au plus pierreux de l’écrire
sa nuit de granit
aussi fragile que barque
qui vacille sur son erre

prise entre la mer
haute évidence et delta
la rive est mirage

l’autre côté noir
– un chaos enroche
l’inconcevable- est à-pic
qui s’escarpe à ne plus voir
et qu’il faudra bien gravir

– vertige

l’esquif langue frêle tangue
quels courants l’emportent droit
nul ne le sait moins
que lui – qui s’éveille à bord.

– 3 –

La nuit longue et lente
des hivers monte absolue
l’obscur une note
basse dans les noirs

ostinato seul
où passent et changent
de grandes figures
fugues de constellations

pour érailler clartés frêles
la marche de grands blocs noirs
le temps et l’effroi
leurs suites sont poussières

mais que tard brûle la lampe
qu’une seule voix claire chante
revenue du loin l’enfance
même disparue à jamais

la course d’Orion arrive
au bout de ses horizons
aux arbres les branches nues
se rêvent dans leur éveil

le gel peut figer
encore tout de la source
transir sa buée
briser la vasque de lave

qu’importe de cela
aux précessions des équinoxes
– elles tournoient inexorables
où l’horizon se dérobe

formes d’un plus grand ciel rouge
l’ici-bas seul vibre
près des mains sa démesure
la brise fait trembler des feuilles mortes

les hêtres n’ont plus d’autre ombre
que ce feu ténu tombé sur la roche.

– 3b –

Et venait peser
la masse de nuit
un rideau féroce

en volutes l’encre
à se figer au rebord
si frêle de l’horizon

le regard étreint
une eau noire où bougent
à peine des feuilles

leurs ombres déjà
qui flottent et passent
et chavirent presque

quoi du regard s’y pose
de vif d’encore clair
et s’embarque infime

ce qui n’est rien demeure
de l’impossible à traverser
aux aguets dans les signes

mêmes ceux insensés
qui se tracent incertains
en grands flux dissonants

qui montent des villes
en sortent ou y entrent
des foules perdues bruissent

de toutes les paroles tues
de tout ce qui ne se peut plus entendre
dans les cahots les hasards de voyage

chacun rêve ou chacun se pétrifie
la nuit achève sa course et déferle

Noir.

– 4 –

Rumeur de pas de voix
les saluts ont cessé
les lumières éteintes
laissent s’éloigner ceux

assis là puis debout
loin déjà des coulisses
du plateau des mots seuls
s’échangent langue pauvre

du tout venant exsangue
pour dire ce qui là
opérait pour deux heures
et n’est plus dans la rue

passée la porte ailleurs
la ville en mouvements
le ralenti nocturne
l’ombre épaisse province

des pas claquent au loin
solitudes ruelles
les sons quittent leur erre
les portes claquemurent

la salle entre en silence
écho lointain ce qui la quitte
elle est ombre en attente
de voix de pas de gestes

les planches sont désordre
qu’on reprendra demain
au matin le reflet
seul sur scène toujours

toujours à revenir
autour tout a changé
glissé d’une aube l’autre
la poussière retombe

dont les courbes l’effleurent
de trajectoires neuves
demain tout recommence
des cris des joies des voix

rien ne sera plus même
sinon ce point aveugle
comme corps transparent courbé
qui déroute et « détourne les rayons »

une fissure une ombre
de ce qui n’existe pas
brille subtile au miroir.

– 5 –

L’obscurité d’une aube
sur la scène vide
le silence de la salle
où séjournent les voix

qui toutes montèrent
vestiges du seul instant
c’est nuit d’avant le langage
encore à s’accorder pénombre

d’entre deux tuiles disjointes
un feston de lumière tombe
l’ombre seule bouge sur scène
et s’ébrèche en étoiles le miroir

la danse de moires claires
oubliée là loin dans un creux
le flot par quoi tout s’écoule
de quel songe le vertige

la ville s’éveille
des tessons de verre
brûlent sur ses rives.

– 6 –

– Noir—

des voix à s’éloigner
au lointain la rumeur
scandée par des pas
des éclats des rires
qui se détachent

dans l’ombre après la coulisse
après les couloirs
la salle vide où luit l’écran
dans l’ombre la loge – la même image montre
le miroir posé la scène vide sans voix

là-bas le silence pleut poussière
que la caméra ni l’écran ne peuvent voir
lui il la sait qui allume les lampes
autour de la psyché sa main est lasse
il s’assied regarde son visage fardé

il voulait sauter du haut des falaises
pour ne plus savoir ses yeux arrachés
ce n’est plus lui il se regarde
où le vieux roi devenu fou dans la tempête
la lumière est crue le rêve cesse

il efface une à une toutes les traces
son visage apparaît et ce qui le traverse
encore un peu « des mots des mots des mots »
tout ce qui s’y est pris de l’ instant-monde
il quitte le costume il éteint tout il sort

celle qu’il croise n’est plus la même
ils se sourient leurs chemins se séparent
passées les lourdes portes de verre
dehors la ville le flot nocturne les pas
tout sonne dans le vide et le froid nus

il n’est plus qu’une forme sans nom qui rejoint
sa silhouette dans les reflets morts
seule l’ombre à marcher dans les rues vers l’hôtel
il n’y a plus de mots qui portent ou traversent
les voix se sont tues à peine le bruit d’un train

l’étrangeté des brouillards d’ici
et rien pour juger de ce qui vaut
dans la lumière absente d’après les saluts
rien sinon la fatigue et la nuit
ce monde est mort il faut aller dormir

à l’arrière de couloirs sombres
et demain recommencer
faire couler ce plomb les mots au rouge
les laisser transpercer encore
tout de ce qui peut se ruer d’entre eux- pourquoi ?

– Noir –

– 7 –

A la lumière trop vive
quoi de la forme s’inscrit au miroir
sa perfection déjà défaite
les heures de feu les heures de scène

il y a bien les yeux qui sont miroirs
l’âme qui flotte au noir des prunelles
qu’elle batte est indéchiffrable
elle est ce tremblé diastoles-systoles

la main passe efface les couleurs fausses
perce déjà la peau striée de rides
dessous la dureté des os est minérale
un voile blanc demeure sur la peau

il ferme les yeux n’est plus qu’un gisant
il ne se voit pas il ne se voit plus
quand il les ouvre ce qui l’éblouit
une buée qui s’évapore sous les lampes

il ferme les yeux et respire
au bout du théâtre ce vide
le silence fait mémoire des mots
il ouvre les yeux se lave à grande eau

il va pour partir dans la nuit
ses traits sont sillonnés au blanc
sous le masque quoi de la vie
il voudrait le tableau impassible à jamais.

– 8 –

Sous les tuiles du toit
sont posées peintes noires
des lames d’épicéa
il n’y a pas de jour

le vent seul y passait
le vent et la chaleur
des fins d’été – après
les récoltes rentrées

la salle est vide immense
elle est refaite au noir
sur des planches de scène vides
luisent blanches des traces de pas

un chemin d’eux qui meurent
puis s’en vont anonymes
dormir plus loin dans la ville invisible
où se déployèrent voix leurs souffles

au plus haut des escaliers
l’ombre où l’on ne voit pas
le seuil à franchir derrière quoi
un espace encore se cache et se dérobe.

– 9 –

Était-ce rêve ou voyage
rien ne le pouvait dire
la nuit profonde un couloir
au loin deux rideaux lourds blancs

voiles que bercent les souffles du vent

la vision brusque et brève
est vitre embuée où perle la pluie
toute accordée juste qu’importe le lieu
qu’il soit le dehors ou le songe même

tout fuit deux visages du monde passent

à franchir la surface simple
de l’un et l’autre côté des lumières

il n’est plus que de s’y laisser entrer.

– 10 –

Nuit – on respire
corps allongé le souffle
se brise en saccades

il court dans une ville
immense et absurde
aucun de ses pas ne résonne
entre les murs de cendres
où des images sans couleurs s’écoulent

dans la course à se
demander à qui sont
tous ces visages et toutes ces voix écorchées
murs gris calcinés bétons liquéfiés
enfin une cour il entre passe des porches
gravit des étages s’y perd
partout la cendre qui perce
s’insinue dans sa bouche
qu’elle colle de ciments morts

il court il est tard
le rideau va se lever
rien ne va dans ce jour
il a perdu ses clefs
sa chambre n’ouvrira plus
tout y est de lui
son rôle s’efface
dans ce qui l’essouffle
l’éreinte

il court
ne pas entendre sa peur
ni sa part de cri
là le rideau se lève sur la scène vide
il n’y est pas
il croise quelqu’un
statue de pierre en marche
froide absolue sa main l’étreint
elle l’enserre ils luttent
il est perdu il le sait
feu de glace
ce toucher
le consume
il est perdu
il lutte
il est perdu
il le sait

tout dort de la salle loin
le chant seul d’un merle noir
entre dans son silence
il ouvre les yeux
le sommeil a fui
une lame le jour
perce l’horizon
il ne la voit pas.

– 11 –

Aller au hasard
à suivre le soleil
inverser l’oblique
tombée au sol les soirs

l’illusion du jour
sa chaleur est merveille
qu’il n’espérait plus
le bruit des voix les pas
les cuillers tintent dans les tasses

il n’ira pas s’asseoir ici
où les gens rient un peu fort
un peu faux de tout de rien
comme si la vie était douce
pour tout oublier de la peur

l’instant juste l’instant
une cuiller tombe au sol
quelqu’un se lève qui attend
trop brusque son geste brise
un verre en éclats de lumière

il traverse la place
son ombre le suit longue
il se tient aux reflets
il ne porte que son nom
dans le jour de relâche

nul ne le voit plus lui
qui n’est rien à l’affiche.

– 12 –

Un ruban noir l’avenue
la trouée rectiligne
traverse de part en part
jusqu’au bout la ville un fleuve
l’ombre puis l’étranger

encore une autre rive

son regard s’arrête
derrière la grille
un verre ancien bleu
courbe les mailles du fer
à l’endroit précis de la lampe absente

il y aura bien plus de nuit.

– 13 –
« le théâtre est une hérésie du silence »
Claude Régy

Jour à ne rien comprendre
de la saison de la lumière
de l’affluence dans les rues

il ne les connaît que désertes
dans ce que ses pas ramènent d’écho
les mots la scène sont hérésies du silence

il va à la fenêtre
où s’ouvre une orchidée
dans le soleil du soir

la couleur éphémère tremble
son reflet blanc s’inverse au noir de la pupille
à déplier une vie claire

il sait qu’il lui faudra partir bientôt
un autre rôle une autre ville une autre scène
il songe à ce qui se tient sous ses yeux

infime la demeure dans le temps
et tout de l’inespéré à rejoindre
pour qu’à l’avant de soi s’ouvre le monde

un horizon de courbe haute
où se lève un toucher – de l’aube.

– 14 –

Ce n’est rien il sait
le passage frêle
et sûr tout autant

il va un tremblé d’entre-deux

les eaux sont très hautes
elles coulent vertes
sous la passerelle

qui vibre à chacun de ses pas

il sent que plus loin
ce qui de l’amont
rugit et descend

dans l’écluse blanche d’écume

il l’avait remonté enfant dans une barque
il ne sait plus quelle main à la barre
devant lui s’ouvrent les portes des soirs

le flot le pousse vers le Noir
il sait la scène de bois vieux
il y entrera du lointain.

– 15 –

A nouveau la loge
devant le miroir
et ce qu’il renvoie
un regard le jour
où est-il passé

rien ne se voit plus
sinon le visage
surexposé dans
le cadre trop vif
le farder l’apaise

c’est peu de lisser
la peur et les os
derrière le masque
l’angoisse revient
ne plus retrouver

absents les repères
et le familier
mais ce n’est plus de scène
qu’il s’agit de parler
où la place est marquée

d’ incarner tout avec le corps
non c’est bien plus âpre chemin
à mener dans les rues du monde
où se peuvent merveilles voir
ou côtoyer la poix l’absurde

il suffit d’ouvrir les yeux
exercice la vitesse
dans les gestes à reprendre
puis le texte à fond de train
pour préférer cette angoisse

on efface le hasard
ce n’est que pour un instant
il faudra bien revenir
au règne glacé dehors
qui fige même les ombres

bientôt son tour d’entrer sur scène
sa main caresse un petit bout d’écorce
cela seul peut apaiser la mise en abyme
où l’entraîne le vertige le soir
qu’il connaît de toujours

il rêve que le souffle écarte le rideau
passe l’horizon où disparaît une voile
qu’il peut demeurer et l’approche et l’inconnu.

– 16 –

Ombre la coulisse
il écoute son souffle revenir
à son rythme seul
il a déroulé tout du rôle

de l’autre côté il écoute
les voix tonnent d’un lamento
dans quelques minutes
les vivants commenceront « un voyage à faire »

il en connait chacun des termes
« son cœur fêlé se brisa » marque
la fin de sa partie
bientôt les saluts le rideau

quand on aura éteint le plateau
les jeux d’enfants en liesse dans les coursives
la loge le miroir où revenir
à la petite ville assoupie

bientôt la dernière
— sur un escabeau
il a posé le livre
d’où lui viendront des mots nouveaux

il aime à ignorer ce qui s’inscrit en lui.

– 17 –

Sa joue touchait les planches
corps convulsé sur scène
et pas un seul accroc

une illusion parfaite
la falaise la chute
double geste les mots

le lourd du corps entraîne
en toute sûreté
la musique réplique

« …pour l’en guérir »

« Ô vous… »

« …puissants ! »

« Je renonce à… »

« …adieu »

« Je pars, Monsieur… »

rien dans l’enchaînement
qui le gênait ici
la coulisse un écran

à se remémorer
ce qui s’était défait
comme une note fausse

une accroche incongrue
hiatus à n’être pas le rôle
la phrase trop peu en syncope

il redit la réplique
la répète plus vite
il a le temps qu’il faut

il remue tout cela
il ne retrouve pas
une écharde de langue

il court pour saluer
son allure accélère
le moulin à paroles

dans le noir de la loge
un éclat au miroir
« la mèche de ma vie brûlera jusqu’au bout »

il ira s’endormir
dans la nuit transparente
il ne craint plus les rêves.

++++

II – HORS LES VILLES HORS LES SALLES

– 18 –

Quelque chose comme une nuit
une et première dans le monde
la maison de pierres sèches
s’étire et craque dans le calme

sa main touche une boîte
tout au fond de la poche
le même geste allume
la bougie de l’entrée

et son reflet qui danse au fond des yeux
il est heureux d’arriver
dans le hameau ce silence
où bougent les branches nues les hivers

il y est étranger
il pourra y dormir
les chemins qui s’ouvrent ici
se ramifient sous les arbres le désorientent

ils ne peuvent pas l’égarer
demain il ira voir
où dort la salamandre
au profond de la source.

– 19 –

Ils lui avaient remis les clés
et l’avaient emmené où il devrait quitter
la route pour une piste de terre
dans le soir qui tombait bleu la pierraille

il voulut marcher seul
au long d’un versant en terrasses
déjà les premiers toits
brillaient sous les arcades vides

qui furent d’un clocher
il devrait aller un peu au-delà
il trouverait de l’huile pour les lampes
à côté du bois sec sous l’appentis

(il savait le nom des étoiles dans le ciel
on les pouvait presque toucher quand il ouvrit.)

– 20 –

Était-ce le jour
au travers des volets
ou les chants qui montaient
de l’éveil du verger

(il ne saurait dire

attiser le feu chauffer l’eau
passer le café du matin
tous gestes de très peu qu’il retrouvait
dans les odeurs la mémoire et l’enfance

qu’il les avait appris

dehors le jour gagnait l’adret
il faisait doux il gravit le sentier
qui menait au haut de la source
il posa les mains sur la dalle

il lui suffisait de les accomplir

en écarta le sable et les brindilles
la fit pivoter un grain de granit
tomba dans l’eau très claire et froide
où nageaient de petites truites

comme un autre chemin de vivre en lui

il sourit et referma le regard
au rebord d’ombre de la vasque
hibernaient bien deux salamandres
tout de leur souffle ralenti

il était heureux de ce qui était.

– 21 –

Il lui semble suivre le jour
à monter d’un pas lent vers la falaise
le chemin est doux malgré les pierres
qui ne cessent de rouler sous les pieds

un bruit sec de petits éboulements
parmi les murets de pierraille
à retenir la chaleur pour les vignes
ou quadriller les châtaigneraies hautes

parcelles toutes de patience minutieuse
avant d’arriver à l’abrupt
sa main se pose sur la roche
en reconnaît la texture et le grain

il ne ressent aucun vertige
juste le souffle du vent dans la futaie nue
il sait jusqu’où il doit aller
pour rejoindre la crête

un passage haut revient au hameau
il veut voir le vent rouler sur les cimes
ce qu’il a appris des gestes suffit
on annonce d’amples pluies pour la nuit

après plus aucune voie ne se pourra suivre
ce qui était l’appelle il est en paix
il commence à gravir la paroi un pas l’autre
la pierre est sûre et vive elle le guide

il ne s’y peut pas perdre.

– 22 –

La nuit – les pluies étaient venues
il se tient auprès de l’âtre où le feu
que ses mains ont su faire prendre
se consume sans plus un bruit

sur une table il a posé
le livre où s’ouvre son rôle à venir
il n’en peut encore entendre un seul mot
ce soir il est tout entier au silence

à la flamme qui danse devant lui
la bougie ne charbonne pas
il en pourrait dessiner tout
il n’est que de suivre ses ombres

ce que sa main trace à la page
lui échappe souvent
il n’en reconnaît rien dans l’aube
de ce qui fut vivant ou songe

de tout son séjour il ne soufflera jamais
la lumière devant ses yeux
il aime à s’éveiller au point du jour
et découvrir auprès de lui

cette merveille simple des cires perdues.

– 23 –

Une scène revient
ici n’est pas son lieu
où le silence bruit
intérieur sous la pluie
et la mêlée des branches
dans le souffle du vent

une rue de quelle ville
des tables sous des auvents
où sont empilés des livres

peu de passants s’y arrêtent
toucher saisir ouvrir et lire
la rencontre de hasard
on la repose on l’emmène
au cœur de l’hiver

il y a le crépuscule

un homme seul sous un porche
joue du violon
il y met tout ce qu’il peut de lui
toute la musique sous ses mains sonne juste
personne pour l’écouter

l’étui posé ouvert devant lui
reste vide longtemps
à la dernière note
il avait vu nettement ses yeux se voiler
comme de larmes qui ne coulaient pas

sous le vent des hivers

il n’y eut pas de saluts
rien pour revenir d’errer rien
si ce n’est du sans fin l’ostinato

il lève les yeux
derrière le séjour la buée sur les vitres
tournoient les grands cercles d’or que font les étoiles
comme si elles aussi cherchaient le seul point fixe
d’une erre où demeurer par-delà l’écliptique

peut-être pouvait-ce être
la courbe très belle que laisse
la flamme qui vient de s’éteindre
précaires sont les demeures d’ici
le silence déroule un volute infini

d’aucuns dirent éternel son effroi.

– 24 –
« Je suis bien plus qu’un rêve dans le rêve. »
Rilke

Il n’a pas sommeil
le toit sous l’averse
un écho au vent
en Nuit l’harmonique

il voit une voûte
de l’obscur se lève
puis brusque et sec rompt
comme ploie l’ogive

sous la main immense
le geste architecte
retient toute masse
et suspend la chute

pan noir dans la Nuit
le sommeil de pierre
l’opaque dans quoi
il peut cheminer

les rêves absents
ce qui du corps va
vers la chaleur vive
la lueur de l’aube

l’autre du regard
ne pourra le dire
mais sera dispos
et pleine sa voix

un rai de jour filtre
qui l’éveille clair
il retrouve en lui
à peine une phrase

« nous ne sommes que l’écorce et la feuille »
c’est l’une de l’autre
langue sel figé
qu’il ne parle plus

qui revient sans fin
de l’antre sans rêves
la pendule bat
il fait du café.

– 25 –

Il laisse le hameau
les murs les portes et les toits
s’assombrissent s’éclairent
le matin se fait lanterne magique

à faire s’envoler
les éclats et les ombres
il voit même parfois
un lever d’astre proche

il avance plus haut
parmi les pierres sèches
les vergers de l’adret
sont encore assoupis

il lui faudra bientôt
rejoindre le métier
les villes les théâtres
les foules inconnues

il marche — son seul jour
se love dans le creux
qu’il crée dans la mémoire
une pupille noire

où s’inscrivent fugaces
les formes de ce monde
dans son sac il n’emporte
qu’un peu de pain et l’eau

qui chantait dans la source.

– 26 –

Soit cela de l’hiver
dont il sait de toujours
qu’il faut entrer ici
pour effacer la Nuit

le bois de la porte a blanchi
la clenche qu’il fait jouer ouvre
tout de l’intérieur est de l’ombre
sa main seule trouve la lampe

il ne peut trop tarder
dans la journée trop brève
ce qui éclot d’ici
il ne peut l’embrasser

ni inscrire l’image
au chemin qui descend
vers le soir sa demeure
même chose précaire

que le feu de la rampe
il ignore pourquoi
s’impose en clair-obscur
le mot « héliographie ».

– 27 –

Sentiment net et clair
qui claque dans l’air bleu
le verger les terrasses

il faudra revenir
parmi le grondement
parmi les voix passantes

les mouvements discords
les chemins noirs absurdes
les strates du bitume

l’air est douceur extrême
la chaleur se diffuse
il a fermé les yeux

ce qui revient d’ailleurs
labyrinthe de vivre
est un parcours de langue

le rebord de falaise
d’où une voix s’éloigne
il peut se tourner vers

le vide où il se jette
il tombe parmi l’herbe
neuve qui est caresse

son corps semble brisé
puis souple se relève
il a joué son rôle

il en a tant appris
de ce qui reste inscrit
il ne sait rien encore

ni de celui à suivre
il sourit aux nuages
il sourit au vent

il ne craint pas le Noir
ni la rampe de scène
malgré ce qu’il y voit

on entend hurler des sirènes
ce n’est peut-être qu’illusion.

– 28 –

Il va franchir les seuils
comme chute à rebours
ou errance de rêve

il emmène avec lui
une chaleur fragile
il ne saurait la dire

les ombres du mur sauves
vont danser sur le gouffre
un rien les peut éteindre

il est impossible
que plus rien ne luise
même inaperçu

un point infime est rouge dans les noirs
il entrevoit des taches de couleur
il sait leur envol dans l’obscur

la vie est une buée brève.

– 28b –

Les volets étaient clos
la maison était vide
qui lui fut un séjour

le vent seul passerait
le seuil clair de la porte
celui qu’il allait clore

sa main a pris la clef
il ferme la pénombre
où dansent les poussières

le jour de l’adret filtre
dans les chambres qu’il laisse
à sa seule présence

forme errante sa vie
il descend le chemin
qui mène vers la route

les branches bougent dans le soir
il avance parmi des ombres
s’en va rejoindre le dehors

il garde au fond des yeux
le lieu où commencent les pas
le lieu où mènent tous les pas.

– 29 –

Le village puis la gare
plus loin dans le bourg retour
une étape autour de voies
enchevêtrées au possible

perdu le simple du pas
qui se suffit d’avancer
seul même sans horizon
l’erre toujours a permis
de surprendre de l’infime

un bloc compact d’odeurs tombe
rouille graisse sur les rails
détritus haleine chaude
des mégots fument et luisent
mauvais dans le soir inerte

un bloc d’air hurle moteur
électrique la chaleur
file en bourrasque qui grince
les freins chauds puent composites
on entre en air confiné

la descente continue
une horizontale noire
il s’assied ferme les yeux
le paysage défile
traits points lignes plan hachés

il ne peut plus l’ignorer
il est proie de ce qui happe
cela l’étouffe déjà.

++++

III – RETOURS

– 30 –

Cela l’étouffe déjà
la nuit étriquée l’épuise
qui file autour de son corps
il ne pleut pas grand froid sec
tout un ciel noir le dehors

cela l’étouffe déjà
d’avoir à revenir là
où l’hiver fore les rues
et les constelle de trous
dont l’ombre est gouffre plus noir

cela l’étouffe déjà
un monde où les lignes n’ont
d’autre sens que s’effacer
sous le mouvement factice
qui anime un décor creux

cela l’étouffe déjà
d’être lui aussi cela
un corps creux parmi les autres
cela l’étouffe déjà
il murmure bas son rôle

la litanie se déroule
sans heurts ni accrocs aucun
il s’absente dans sa voix
d’ici il peut respirer
il n’erre plus ombre parmi les ombres

il ne saurait dire où il entre
il arpente une autre falaise
un pan de nuit ébauche le chemin.

– 31 –

L’insomnie comme poussière
venue irriter les yeux
puis éteindre net les lignes
qui circulent loin le soir

il y a derrière lui
les voies doubles du fer rouge
les mots les cahots les bribes
voyage en pays de nuit

non loin de la pièce blanche
où sa main ouvre des livres
dans les ombres d’une flamme
d’autres lampes plus loin disent

que l’on n’y peut pas dormir
malgré la nuit et le gel
il va et prend une boîte
il l’ouvre et relit les lettres

du menuisier qui la fit
juste avant de disparaître
quoi ce qu’il entend d’ici
où vit la langue perdue

il la porte aussi en lui
il repartira demain.

– 32 –

Il s’arrête net
au moment d’ouvrir la porte
devant lui la vitre
le seuil qu’il devait franchir

était-ce décor
ou songe ou quoi de ce monde
comment décider
son regard est trop voilé

des ombres y dansent
où perce de la clarté
qui pour savoir dire
où entrent les mots

de quoi leur écho
comme la lueur
qu’il croit voir vriller
sur un mur de l’aube

espace de scène
à simple portée de voix
ou glyphe de rêve
comment ici revenu

dans la cour d’immeuble
d’un rien renaît le jardin
parmi les décombres
paraissent les perce-neige

de quel théâtre surgis
les éléments du décor
et la forme qui s’envole ?

– 33 –

La porte s’ouvre devant
il a traversé des salles
des coursives inconnues
le lieu est nouveau pour lui

le parcours est un dédale
qu’il laisse avant d’entrer là
où sont déjà d’autres voix
qui rient qui disent la pièce

rien c’est encore l’ébauche
il entre du côté cour
le plateau est recouvert
comme d’une terre sombre

de branches de scories blanches
il a soudain le vertige
de retrouver ici loin
ce qu’il venait de quitter

tout au bas de son hôtel
il salue ceux qui sont là
d’à peine un geste rejoindre
la portée qu’ouvre leurs voix

il les entend qui s’éloignent
au creux précis de la salle
leur tessiture est très claire
il enchaîne sans un heurt

jeu d’où file une pelote
comme sous la main l’enfance.

– 34 –

Assis dans l’ombre de la salle
les lumières tournaient autour
on en cherchait la mise au point

ce n’est pas à lui de reprendre
ce qu’ils filaient ne convient pas
tous ont à trouver ailleurs le juste du geste

la voix exacte n’est pas là
lui aussi il le sent mais il s’en va
dans les cercles d’ombre il entend

la laine glisser sous ses doigts
qu’il ne saura plus reformer
en enroulements réguliers

la pelote au loin se défait
disparaissent ses huit penchés
il ne sait pourquoi à l’instant

il entend le vent et le sable de la dune
qui font psalmodier aux feuilles des chardons
une mélopée bleue

et demeure de disparaître
l’incantation à ce qui toujours se défait.

– 35 –
« …une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. »
Blaise Pascal

Par instants la lumière trouve
à sculpter le mouvant du geste

qui échappe déjà plus loin

un équilibre balance entre
se faire et se défaire ouvert

reste immobile le moment

où se tiennent les astres seuls
lui dicte une langue oubliée

ce n’est plus son affaire il est

en précaire demeure d’ombre
bientôt son tour d’entrer sur scène

où tout à reprendre sans cesse

parmi tout ce qui se dérobe
dans le jour d’entre deux rideaux

ce peu à soulever trébuche

tombe et se relève qui cherche
mais quoi de la grâce ici-bas

dont il ne saurait que saisir

sans disparaître tout à fait
dans ce qui reste d’inconnu

percer la sensation usée

d’un vêtement râpé – la langue -
faire entendre le son ténu

un costume qui s’effiloche

le son précis de l’instrument
dont la table d’harmonie craque

pour avoir été haut porté

il sait comment s’ouvrent les arbres
quand le vent souffle le jour neuf

tout instant passe et son vertige

sur la falaise tremble une fougère
sa fronde porte les enroulements

où paraît en spirales le vivant

ce seul mouvement lui importe
même lancé rouge dans la nuit infinie.

– 36 –

Il est passé dans la coulisse
et ne retrouve pas son souffle
l’attente est longue qui l’arrête

le repère de mots approche

par quoi il ira s’avancer
et devra paraître à son tour
n’être plus qui il est vraiment

il pose la main sur la porte

le mécanisme en est très doux
il pourra entrer en silence
l’éclairage change de peu

il se penche vers le vitrage

le scénographe a fait briser
l’eau pâle d’un verre ancien
où son visage se reflète

il le perçoit comme étranger

il voit le sable les brindilles
tout de la texture du sol
derrière le reflet brisé

son entrée doit se faire ici.

– 37 –

La loge le miroir
ailleurs toujours ailleurs
ces images de lui

en avant en allé

il va donner visage
au jeu de l’illusion
et s’expose à chercher

sous ses traits maquillés

ce qui de lui demeure

dans la mise en abyme

rien – à grand’peine un point

un moment de la courbe.

– 38 –
« Le paradis est verrouillé et le chérubin loin derrière nous ; il nous faut donc faire le voyage autour du monde et voir si, peut-être, quelque part, de l’autre côté, il ne serait pas à nouveau ouvert. »
Kleist.

Les planches sont nues
hormis les portes vitrées
qui mènent en coulisse
entrée ou sortie qu’importe
là il n’y plus le choix

entrer ou sortir
entrer et sortir passer
côté jardin l’ombre
côté cour on ne sait trop
à quoi mène ce voyage

même si d’aucuns
en ont cherché tout du sens
par tous les moyens
par toutes les assertions
sans compter ceux qui assènent

comme un coup ultime
ce qui au mieux ne vaudrait
que pour eux – une ombre
et rien d’assuré en elle-
il importe tout soudain

qu’un jour le vent passe
dans un rayon de soleil
à la surface des flots
où tout s’écoule insensé
sauf cet éclat sauf l’éclat

clarté l’intervalle
puis une nuit dissonante
un noir en balance
la pupille se dilate
la pupille se rétracte

l’œil ne trouve pas
où assurer la vision
cela ne fait rien
on peut traverser la scène
les yeux ouverts ou fermés

il sait qu’il vaudrait mieux
que puisse s’y inscrire aussi
le peu qui est la merveille
il ouvre les yeux il passe
la scène n’est qu’un instant
un creux infime irréel
qu’il va caresser sur un bois très vieux

quand il atteint l’autre porte
derrière lui on ferme le rideau
il ne sait qu’en dire
il se peut que la pièce soit jouée

de ce côté toute la promesse des aubes
il s’éloigne ne s’arrête plus à la loge
il doit quitter la scène
il le fait ainsi à chaque dernière
il aime tout de cette vie de saltimbanque

le monde paraît une bulle de savon
il flotte dans le souffle de l’enfant
la voix babille des mots en brèves nuées
parfois des notes de musique sont parfaites
des lampes s’allument dans le soir

il ne soufflera pas la bougie du séjour.

– 39 –

Il parcourt la rue
il quitte la ville
son bagage est maigre

on n’emporte rien
si peu où il va
c’est un crépuscule

dans l’aube ou le soir
cela n’importe que peu
derrière une grille

toute en fer forgé
où perle la rouille
sont posées des pierres

blanches excoriées
elles ne sont pas du lieu
l’Océan marque ses roches

qui entourent les rosiers
enracinent un figuier
devant la façade rouge

la brise d’ici se lève
un souffle d’hiver
s’efface en silence.

– 40 –

Il marche il s’approche
du point de départ
la ville se défait
toujours autour des gares

le couperet-fer des voies
marque une fatalité

les pylônes déjà dépassent
il sait qu’il arrive passages
passerelles ponts grillages
architecture hérissée

il en pressent tout là en cercles
des maisons semblent d’abandon

un pan de mur blanc
porte trace noire
un bel arbre incandescent
qui se serait consumé

devenu flamme de lui-même
pour brûler bien trop haut entier

demeure à la surface
sa forme éblouissante
– naufrage au noir – mais non ce n’est
qu’un lierre arraché

au sortir de l’hiver
la main d’un jardinier

avant celle du peintre
il emporte l’image en lui
elle ne pèse rien dans les yeux
plutôt tout le contraire

on s’envole avec elle.

– 41 –

Interstice
une herbe sèche folle
entre-deux l’un
son intervalle
qui bruit dans le vent

musique pauvre

on n’en peut entendre
l’ostinato que pour peu
parmi les bruits de la ville
un rien
ce chant qui s’élève

percussion sèche et douce

s’ ouvre un autre voyage
un dessein se dégage
qu’il ne peut qu’entrevoir

il suivra le chemin.

– 42 –

Se ferment les portes vitrées
la salle des pas perdus bruit
volée de marches fixes
escaliers mécaniques
souterrains sombres
froid ascenseur foule
quai il est à quai

esprit d’escalier
il le reconnait

il monte en wagon
s’assied les portes se ferment
claquement pneumatique
 qu’entend-il dans le son
d’avant le départ il ne sait-
il est seul parmi les passagers -étranger-
quand s’annonce un léger vertige

sentiment du départ
pour où faire retour

la question lancine lancée
avant la machine
qui roule accélère fonce
elle ouvre l’espace
figure de proue devant
qui flottera sur tout
avant tout pressentie devant

même de fer le chemin
froid insensé cahoteux

de la nuit épaisse le monde
reste tremblé son incertain
d’ après l’arrivée – quand ?
il ouvrira un vieux coffret
boîte de bois où passent des sépias
ce qui vient d’eux siècle
demeure s’efface devance

un pas l’autre sur un fil suivre ce chemin
le vertige de cela qu’il fait chaque jour
à se reprendre dans des mots le vivre

« Tous mes charmes sont abolis
Et voici que j’en suis réduit
A mon seul pouvoir, combien pauvre »
et le train de nuit file en souffle de Tempête.

++++

IV – FINALE

Courbe la route retour
la pénombre douce des soirs
les arbres au loin
libèrent des brumes légères
tout leur souffle d’hiver
une estampe de maître lointain
où flotte un rideau de couleur bleue
juste avant la Nuit
les découpes des branches
haut
l’inexplicable du jour
n’est rien mais il sauve les ombres

rien
au soir d’hiver dans la ville
nul ne peut plus même parler
des corps muets

Rideau – Noir sur la scène
s’ouvrent en théâtre les songes
les gestes de l’écrire ou le Noir nu
vide
une salle déserte
les murs sont défaits
les échos immenses
nul ne les peut plus entendre
le texte est perdu
son chiffre et sa trace
qui pour se laisser flotter sur ces planches
où rode quoi de ce qui broie tout le dehors

on allume les feux
des ombres passent sur scène
où seul demeure erratique un miroir
ses reflets sont de l’insondable
un peu de vie reprend
 ce n’est qu’un temps-

Noir.

Un autre seuil recouvert de scories.

sortir du labyrinthe :

– 1 –

il a ouvert les yeux

note scordatura
l’inflexion fausse à l’instrument
un son suraigu se recouvre

de lui-même
le rideau du visible
déchire ses trames trouées

quand il ouvre les yeux
parcouru de quelle nuit
il ne sait plus si c’était rêve

il ne peut plus dormir tranquille.

– 2 –

Dans un train de nuit il rêve
une seule séquence opaque
il tient un objet noir
qu’il ne s’explique pas

le mécanisme s’affole cela bruit
il le retourne aperçoit l’objectif
une lentille de verre entourée
par des chiffres blancs d’étranges sérigraphies

le bourdonnement ne s’interrompt pas
deux chiffres reviennent et s’effacent
l’un après l’autre ∞ / 16
une question d’enfant : où cesse l’infini

aussi indéchiffrable
que la buée qui s’évapore
où se refait la transparence

à l’arrêt dans l’aube il quitte le train
le soleil jette des ombres sur le métal
bien plus nettes que les voyageurs même.

– 3 –

Sur le quai il retrouve
dans le vide d’en face
 la gare est déserte-
un visage de bronze

il est absent de ce qu’il voit
il ne pense qu’à l’inconnu
aux mots qu’ils ne se sont jamais
dits de l’un à l’autre quai

départ sentiment du départ
il s’enfonce dans un tunnel
qui passe sous les voies
l’air y est une poix glaciale.

– 4 –

Où inscrire les instruments
il en ignore tout
des grilles et des codes
qui font plus que langage

il en retrouve parfois
l’appel qu’engendre leur toucher
comment venu à lui
il l’ignore il ira revoir

dans une salle de musée
la boîte transparente
dans quoi ils reposent brisés
épaves qu’anime encore une ombre la vie.

– 5 –

Avant la nuit ou juste après
il ne peut en rien l’établir
la scène s’encadre à la vitre
du mouvement retour

un espace abstrait par la brume
s’arrête au rideau d’arbres loin
dans l’entre-deux s’avance – sur quelle route-
celui qui va un pas de voyageur

il n’est guère qu’une ombre
en contrejour on ne voit pas
où le dirige le chemin

ni même s’il y faut un lieu
où aller au bout de l’errance
et lequel.

– 6 –

Comme un autre jour
à la surface des eaux
qu’anime le vent
l’herbe brille et bouge au pré
dernière gelée de l’aube

il pousse la porte
dans les pièces vides pèse
plus que l’air vicié
un silence surtendu
que plus rien ne vient rythmer

l’horloge s’est arrêtée

il reprendra un à un
les gestes à accomplir
pour redonner mouvement

il les connaît de longtemps.

– 7 –

Combien encore à venir
de jours à errer ici
où l’absurde partout dresse
des monceaux de cendres

des glacis de grilles
des lambeaux d’escaliers
des routes sans fin
à ne mener nulle part

jamais

il éteint la lampe
il écoute bruire la nuit
la nuit noire seule et le vent
qu’il ira rejoindre

se dit quoi de l’à-jamais là.

– 8 –

Dans la nuit le fleuve
à franchir il coule noir
on ne voit rien de son flot
il est du toujours cette ombre

c’est ici qu’il doit passer
où s’échafaude un chemin
devant lui un pont élève
son tracé excorié

les termes du connu changent
pierres et métaux disposent
sous ses pas l’avancée simple
de formes géométriques

les droites ondulent toutes
il peut tenir l’équilibre
en dépit de la terreur
à calciner tout des pierres

il est seul dans le vertige
absenté comme étranger
entre les vides immenses
des abymes parallèles

il ne se demande pas
comment il peut respirer
on ne le suit pas
il ne doit pas se retourner

juste franchir tous les murs
illusoires de l’impasse
il voudrait bien revenir
il lui faut aller plus loin

toujours plus loin dans la cendre
l’arène du minotaure.

– 9 –

Il devrait être impossible
ne serait-ce qu’arriver
ici où il continue

il devrait être impossible
de pouvoir continuer
ici où tout l’a mené

il devrait être impossible
qu’on l’ait mené dans la cendre
d’ici le détour l’oubli

il devrait être impossible
que se trouve ce qui ne
cherche plus au loin l’ici

il devrait être impossible
qu’un reflet bref sur l’eau noire
que nul n’attendait plus perce

tout de l’ombre épaisse et blanche
ou que la nuit transparaisse
malgré les gangues de cendres

il ne continuerait pas
sans cela qui n’est rien
comme il peut l’être lui-même

que rien n’étaye plus
le vertige les mots
déroulent la spirale double en point de fuite.

– 10 –

A franchir les obstacles
qu’élevaient les structures
absurdes devant lui

il aurait dû se perdre
égaré à jamais
en lui-même ou au lieu

hostile dont les murs
s’élevaient cendres ternes
mais il continuait

à dérouler le fil
que dévidaient les mots
pour y guider les pas

comme une mélopée
belle douce obstinée
qui ourlerait la courbe

là-bas au bout d’errer
d’une chose oubliée
par-delà l’horizon

il fallait retourner
d’où il ne savait pas venir
rien pour le dérouter

du terme indicible au bout du chemin.

– 11 –

Encore un couloir
après tous les autres
à ne plus savoir

pourquoi l’errance ici

un pressentiment
que l’ombre plus dense
est gouffre à venir

l’inexorable dans la course

pas même une étoile
pâle ou presque éteinte
à scintiller seule

comment ne pas en convenir

on ne peut qu’attendre de s’éveiller
dans l’aube inattendue la nuit
la tête posée sur les bras

il n’attend plus que disparaître

il n’y faudrait qu’un chant d’oiseau
une note seule rien d’autre
pour que s’interrompe le mauvais rêve

quoi hante la table sans lampe

où s’est fait vanité le rôle délirant
qu’il lui incombe de tenir pour un instant

il faudrait pouvoir abandonner tout

pour une promenade sous la pluie

il se lève il sort il quitte l’hiver

il ne reviendra plus quelque chose l’appelle

il n’est plus temps de se dérober même au noir.

– 12 –

Don
cela retentit dans le soir
se tient à la lumière
qui n’est encore nuit

les ombres s’allongent
un arbrisseau mort pousse
peut-être des bourgeons
vers plus haut que lui

lui jeté aux scories
qui maculent les ballasts
rouges de rouilles et de graisses
où percent des herbes folles

dans les wagons de voyageurs
on pourrait toucher le silence
la fatigue immense éteint les regards
tout file et passe le fracas des grandes lignes

le rideau est prêt de tomber
avant d’ éteindre tout
brillent des larmes de condensation
il semble que se peut de respirer ici

l’air est atrocement vicié.

– 13 –

Le silence l’aube
pris rune aux rues vides
le crépuscule sans
même le bruissement des nuits

dans l’arbre un seul oiseau pépie

Là dans le proche toute encore
s’extasie la distance un peu de brume
serein un jour translucide
mais qui dans les ombres trop nettes passe ?

on n’aura pas fermé les yeux.

– 14 –

Le regard à filer en trombe
dans l’envers du décor

un contrejour en estompe
se cherche se rêve et s’égare
bleu le lointain brille éployé
dans l’entre-deux que laissent les lisières

quelque chose à s’ouvrir qui ne
se peut voir ni entendre
se tient se lève d’entre les voiles du jour
clair cela bouge lentement dans l’air

on l’entend se faire musique
toujours autre et toujours même
comme font les encres sur la feuille du peintre.

– 15 –

Mono no aware

L’averse s’éloigne
la suit une traînée d’ombres
passages sans fin
dans les journées l’équinoxe

des arbres s’éveillent
de petites flaques brillent
miroirs éphémères
à consteller l’avenue

viennent s’y poser
voiles ou barques fragiles
des pétales blancs
qui se détachent d’un souffle

puis

flottent comme un geste s’ouvre.



Tiers Livre Éditeur, la revue – mentions légales.
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1ère mise en ligne et dernière modification le 1er mai 2013.
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