Jean Karaboudjan | Creuser

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Est une fiction. Prétend écrire depuis le post—post—exotisme suite a une supposée liaison avec Manuela Draeger. Aurait aussi suivi l’enseignement de Malt Olbren. Serait en fait un ancien maton ayant fait son miel des textes murmurés par les dissidents post—exotiques dans leur pénitencier et souhaiterait maintenant en faire son beurre.
proposition n° 1

Elle revient là. Au bord du gris. Elle s’avance seule. Elle regarde. Rien. Elle ressent quoi ? Elle revoit quoi ? Elle revoit qui ? Au bord du manque de la ville.

proposition n° 2

Le regard survole loin. Friche inventaire. Mauvaises herbes en touffes vert-de-gris au creux ou sur la crête des vagues de gravats. Ferrailles tordues de rouille enchevêtrées avec blocs béton en décomposition. Souvent, des flaques, des taches, d’une poisse noire. Parfois, un lambeau de vieux plastique laiteux, jaunâtre finit de se déchirer. Toujours la bise, pleine face, à siffler, à claquer sec là-dessus. Et puis l’horizon, bas.

proposition n° 3

Derrière, à une vingtaine de mètres, le regard heurte la carcasse rouillée d’un tramway avachi contre un butoir bois acier. Pantographe démantibulé, écailles de peinture blanc-beige sur les flancs. À l’avant, l’emplacement béant pour un gros phare rond. Les vitres, les portes ont disparu elles aussi. Avec la bise, le regard s’engouffre à l’intérieur. Squelette métal des anciennes banquettes, quelques restes de lattes de bois autrefois claires, puis salies, râpées, usées. Certaines à moitié carbonisées. Et puis, au-delà du vieux tram, la bise qui s’étale sur la steppe.

proposition n° 4

La bise, brutale, tourne au nord, gonfle pour devenir blizzard. Le tram s’agite. Un moineau ébouriffé essaye de surfer les rafales. Avec le souffle il est projeté en arrière, vers l’horizon. On décolle avec lui, tout file, tout diminue dans le vert jaune pelé du dessous : plein sud, les rails sombres, la carcasse du tram, tache grise contre le butoir ; la femme Elle, juste un petit point. Elle se tient là où s’interrompent les lignes d’un sillon qui dessine au sol comme un vaste rectangle. Sinon, la steppe.

proposition n° 5

Devant Elle, sûr qu’Elle les voit maintenant avec le vent qui remue tout ça. Là, entre les vieux gravats gris et les gouilles noirâtres, de petites fleurs jaune vif, courtes sur pieds. On ne les retrouve que dans la zone délimitée par le sillon visible du ciel. Rien de pareil ailleurs sur la steppe.

proposition n° 6

Quand Elle est arrivée près du tram, Elle est allée vers l’avant du pachyderme, pour vérifier. Sur une pancarte aux lettres délavées, Elle a déchiffré le nom de la destination : « Ville du Futur ». Elle dit : « c’est ici que nous vivions ».

proposition n° 7

Pour Elle désormais, considérer chaque tas de gravats comme tumulus, fosse à souvenirs. Bientôt Elle va creuser. Dans sa tête, Elle—enfant sait où commencer, mais Elle—adulte, un peu perdue. Après le tram, dépasser le sillon de l’ancienne palissade. Ultime repère. Elle—enfant, déjà disparues les planches de sapin brut ; des chevaux de frise barbelés à la place. Tourner à gauche, mais où s’arrêter pour commencer ? Le nombre de pas ? La durée de la marche ? Les petites fleurs jaunes surtout font signe.

proposition n° 8

De son paquetage, Elle a sorti un petit brasero et s’est assise en tailleur devant, dos appuyé contre les flancs du tram. A jeté dans la petite flamme quelques tiges de cette mauvaise herbe qui pousse sur les gravats, plus longue, plus grasse que les poils de la steppe, au-delà du sillon. Puis, Elle a craché, à plusieurs reprises, dans son ustensile. À l’aide d’un lourd bâton de marche, toujours assise, Elle a martelé le sol et murmuré sans cesse le mot « pluie ». Avec son bâton, à deux mains, Elle a touillé cette mixture douteuse, toujours en appelant « pluie ». Trois jours plus tard, ils sont arrivés, avec le vent, les nuages et enfin, le rideau d’une pluie raide et tranchante. Le gris de l’horizon s’abat sur la steppe.

proposition n° 9

La bise domine tout, parfois elle hurle, mais elle embarque aussi avec elle autres bruits arrachés à la steppe. Se concentrer fort pour les isoler. La panique des taupes. Le jour, elles arrêtent de creuser la steppe quand soi en approche. La nuit, elles signalent l’intrus qui rode autour du campement. Parfois des hurlements ? Des aboiements ? Des bombardements ? Un petit sifflement d’oiseau aussi.

Là, Elle a écouté les grosses gouttes éclater sur le tram en ruine et sur les monticules de gravats. Il lui semble entendre les bruits du chantier, ponctués par les cris d’une marmaille éclatante. Ce ne sont pas des taupes qui creusent. Tête vers le ciel, Elle hurle, mais on ne l’entend pas.

proposition n° 10

L’acidité de la pluie dans sa bouche pour laver la poisse de la route. L’odeur fraîche de la pluie, une surprise. Elle met un genou au sol, devant le premier tas de gravats. Souplesse du sol boueux. Elle ôte ses moufles et, de la main, effleure la surface granuleuse des vieux restes de ferrailles et de béton. Il faudra les déplacer. Elle cueille sa première fleur jaune puis elle la mâche. La laitance âcre lui vrille l’estomac. Dans sa tête, elle part.

proposition n° 11

Réveil boueux. Un oiseau siffle. Elle le sait, elle ne doit pas tarder. Elle a mis tant pour arriver là. Elle s’attaque au premier monticule fer et béton. Il faut éviter les blessures. Elle utilise son bâton comme barre à mine, pousse, racle. Le tas de gravats est finalement déplacé de quelques mètres en quelques jours. Enfin, une parcelle de sol meuble dégagée ! Elle va pouvoir creuser ! De son sac à dos, Elle sort une petite pelle de jardinier avec un manche très court. Elle va travailler à genou. Elle creuse. Un petit tas de terre grise pousse sur sa droite. Et puis, bientôt, un son métallique sous sa pelle. Elle calme le mouvement. Il est là, un petit disque de rouille presque aussi grand qu’une main. Elle finit par déterrer un bocal de verre. Elle le lève vers le ciel. À l’intérieur, un petit rouleau de papier jauni. Les rêves disaient vrais. Elle se rend dans la carcasse du tram. Elle repousse les couvertures en tas et s’agenouille au centre. Elle ôte avec délicatesse le couvercle. Puis, avec mille précautions, Elle déroule le petit bout de papier. Il se casse presque au milieu. Elle rapproche les deux extrémités et déchiffre de sa voix râpeuse.

« Souvenez-vous de ces baraques à saucisses de la capitale. Vous en trouviez à chaque coin de la zone industrielle de ses remorques ouvertes sur le côté avec un petit comptoir en bois… Un unique néon qui éclairait la nuit autour. Le vendeur était souvent un ancien ouvrier. Le mien, c’était V. La Société lui fournissait tout le nécessaire. Dans sa remorque aménagée il vous vendait, pour presque rien, de ces saucisses juteuses de graisse entre deux tranches de pain blanc. Le mou du pain dense, le boyau artificiel et orangé de la saucisse déchiré par les dents ! Vous en calait plus d’un ! Et ce café, fort à réveiller les morts comme il disait V. Et puis les camarades, les presque morts, qu’on retrouvait et les mains qu’on serrait. Souvenez-vous, c’était dans les banlieues de la capitale, avant ici. Avant que nous les bientôt morts… » Déjà, l’encre, attaquée par l’air de la steppe, disparaît. Vite, vite, Elle relit, apprend, récite.

« Souvenez-vous de ces baraques à saucisses de la capitale. Vous en trouviez aux quatre coins de la zone industrielle de ses remorques ouvertes sur le côté avec un petit comptoir en bois… Le pain mou, V, les presque bientôt morts… »

proposition n° 12

En déblayant un nouveau tumulus à petite fleur jaune, Elle fait une découverte : un bout de planche de bois pâle. Sapin ? Bien pour le brasero. En touchant le rugueux, Elle s’est souvenue. Ces planches étaient grandes. Elles ont servi à construire ces longues travées couvertes qui reliaient entre elles les baraques du camp disposées en un gigantesque carré autour du chantier. Espace de transition entre la baraque cuisine-réfectoire, les baraques dortoirs, la baraque bibliothèque-réunions-expos-projos. Se terminaient en cul de sac sur celle des chefs d’un côté et sur la baraque réserve de l’autre. En fait ces deux dernières formaient une même et grande baraque divisée en deux parties. Les travées, où le froid et les ombres vous enlaçaient dès les portes des baraques franchies, étaient éclairées par une grosse ampoule au fonctionnement des plus aléatoires et s’étiraient sur plusieurs dizaines de mètres, parfois cinquante. Espace de liberté où l’on échappait à toute surveillance, idéal pour échanger, en passant et à la sauvette, un morceau de pain, du tabac, une caresse, un baiser, un mot. Sûr qu’ils traînaient pas trop seuls dans ces couloirs venteux les chefs !

proposition n° 13

Toujours la bise ou le vent déboulent de l’horizon par le Nord, chassent les nuages comme la nuit le gris du jour et font trembler le scintillement des étoiles dans les constellations aux noms perdus. Parfois, un mouvement plus brutal tranche dans l’agitation régulière à la surface vague de la friche. Sans doute une taupe qui mange, par la racine, une touffe de ces herbes bien plus longues et plus grasses que les pelures de la steppe. Les petites fleurs jaunes, la nuit, se recroquevillent. Les taupes s’en détournent. Le petit moineau se pose souvent puis déambule entre les monticules. Parfois, il plante son bec avec violence dans le sol. Sinon, les autres bestioles qui rôdent, elles, passent au large, très au large et aussi parfois, ces bruits sourds et ces hurlements.

proposition n° 14

Transcription-récitation du texte trouvé au quatorzième jour de fouille dans un bocal verre taille moyenne (inventaire N°4) :

« Cette nuit trois sont encore passés devant ; à la queue leu leu, boue gelée. Vieil homme perdu dans une combinaison matelassée et usée couleur gris souris, les oreilles de sa chapka rabattues. Il soutient une babouchka plutôt robuste, en pleurs. Ensuite, un (une ?) petit (e ?) gosse, anorak kaki rapiécé, visage mangé par une cagoule en laine râpeuse marron. Tous portent les moufles et les bottes de feutre réglementaires mais en piteux état, réparées avec des lanières de tissus sales et effilochées. Tous ont la tête baissée. Derrière eux, un homme en manteau et képi de la garde. Dans sa main droite gantée de cuir, il tient ferme une longue matraque plombée. Il regarde dans ma direction et sourit. »

proposition n° 15

Je ne sais pas encore très bien qui tu es ni à quoi tu ressembles, mais je sais pourquoi je t’ai fait revenir toi-adulte ici ; tu es le témoin humain, tu es leur mémoire, la mémoire de leur défaite, depuis toujours, mais tu vieillis alors il fallait te faire revenir pour gratter la poussière de la ville qui n’a jamais été mais d’abord il fallait que le souvenir te revienne, ce fut long, te retrouver, y ai laissé pas mal de plumes, puis il a fallu attendre que tu te décides et que tu prennes la route du retour, je ne t’ai pas choisi pour tes compétences en terrassement ou en horticulture, tu étais la seule à porter ce souvenir avec moi, nos moyens sont limités mais voit ses montagnes de gravats que tu déplaces, ces bocaux que tu ouvres, ces souffles du passé qui débarquent dans les ruines, bientôt il te faudra rentrer et les porter, alors creuse, creuse sous chaque petite fleur jaune, « C’est ici que nous vivions ».

proposition n° 16

Au milieu du carré des baraques aurait dû pousser une grande statue, immense, puis une place, puis des immeubles hauts, puissants, le long de larges avenues ouvertes aux vents de la steppe. Prévu d’étendre le nombre de baraques, d’agrandir le carré, petit à petit. On aurait été nombreux pour réaliser le projet des chefs et des architectes. C’était avant Elle-Enfant. C’était avant le sombre. Les volontaires devaient venir nombreux pour bâtir la Ville mais aussi construire une société d’amis, d’égaux. Les archichefs ont dirigé, plus égaux que les autres, les volontaires de moins en moins, des dissidents, de plus en plus, puis leurs proches, puis leurs amis, puis leurs relations. Le carré des baraques ne s’est pas élargi au contraire du nombre de. Les architectes puis les chefs sont partis, les gardes sont restés. La Ville a jauni, oubliée sur des plans, dans la baraque bibliothèque-réunions-expos-projos. Qui étaient les taupes ? Les bâtisseurs ont été engloutis par le froid et la faim dans la steppe. Le futur réduit en lambeaux par les vents. L’arrêt du tram devenu vrai terminus. « C’est ici qu’ils sont morts ».

proposition n° 17

Mon lieu il n’existe que dans ma tête. J’ai essayé de l’ancrer, de l’arrimer à une sorte de steppe sibérienne mais après une sorte d’apocalypse. Mon lieu c’est une friche de ruines. Il y a peu. Donc nécessité d’Elle pour le faire vivre par le souvenir, pour le faire parler au passé — ça fait formule—. Nécessité aussi des bestioles pour l’ancrage au réel. Pourtant les baraques de mon lieu ont bien existé mais comme une sorte de lieu second. À l’intérieur d’un plus vaste, très connu —googlez, vous trouverez—. Ce lieu était une installation grandeur nature, parce que tellement impressionné, avalé, ce lieu depuis, il m’habite. Alors faire de la fiction architecturale, une fiction d’écriture.

proposition n° 18

Toujours la bise ou le vent déboulent de l’horizon par le Nord, chassent les nuages comme la nuit le gris du jour et font trembler le scintillement des étoiles dans les constellations aux noms perdus.
Tout, toujours la bise ou le vent déboulent, dédoublent l’horizon par le Nord, chassent les nuages comme la nuit le gris du jour, jour et font trembler le scintillement des étoiles dans les constellations aux noms perdus. Toujours la bise et le vent déboulent, dédoublent, le Nord dégueule l’horizon, les nuages, la nuit font tomber les étoiles et les constellations aux noms perdus, pour toujours.

proposition n° 19

Un tram vide mais éclairé de l’intérieur par un néon blafard, dans une ville d’Europe centrale à l’entre-deux-guerres. Des baraques, la boue, perdues dans le froid. Un camp, un camp de travail forcé, un camp de concentration. Les déportés morts par le travail, esclaves d’un totalitarisme brun ou rouge. Les Nacht und Nebel, les Zeks. La mort sur ces îles froides aux dimensions parfois archipélagiques. Tellement perdus, loin, aux confins du monde mais aussi de la vie. Enfer dans la boue, dans le froid. Et ceux, exterminés du monde dans des centres pour cela.

Parfois, des traces fragiles, dans les souvenirs. Parfois aussi les fantômes en ont enterrées pour nous de ces traces infimes et elles remontent à quarante, cinquante ans de distance. Ce dire que non.

Le tram lui tourne, tourne, en boucle, dans la nuit et le vide de la ville.

proposition n° 20

Tiens par exemple, dans la baraque biblo-réunion-expo-projo, il n’y avait pas de fenêtres. Il devait y faire bien sombre. Peut-être des rais faiblards de lumières sous chacune des deux portes, aux extrémités, permettaient de voir juste les poussières en suspension. Lentement elles s’accumulaient sur le coin d’un plan ou d’une affiche du projet dont la punaise était tombée et bientôt, c’est l’affiche qui tomberait. Le papier de propagande, jauni, prêt à craquer. Au centre, devant le mur d’affiches, incrustée dans un pupitre en bois grossier, la tête du guide entourée d’une grande étoile, trônait devant des bancs faits de planches brutes mal équarries. L’été, on écoutait peut-être, avec envie, les larves dodues et parasites grignoter le bois. En tout cas, le haut parleur qui pendouillait dans un angle au-dessus du pupitre, on ne l’entendait plus depuis que les fils de son alimentation avaient été arrachés. Les courants d’air, ne s’amusaient plus à tourner les pages des livres de la bibliothèque qui se trouvait face au mur d’affiches. Elle et son contenu avaient servi de combustible. Juste la poussière et le lent pourrissement dans la steppe.



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1ère mise en ligne 20 juin 2018 et dernière modification le 9 juillet 2018.
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