Catherine Serre | Rue étroite

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née à Lyon vit à Villefranche sur Saône

écrit depuis longtemps ou toujours et ne le fait savoir que depuis 2012, navigue à vue de l’écriture au montage son et à la création vidéo, a rejoint les Ecrits Studio en octobre 2016.

à la recherche d’une langue rythmée et imprégnée des forces du sonore se demande comment revisiter le temps et l’espace dans ce monde désarticulé, c’est la poésie le plus souvent qui le lui permet

alors se frotter, avec d’autres, avec des contraintes, à une écriture de la prose, en une équipée qu’elle désire

proposition n° 1

Elle est comment sa petite rue ? Comment ça, elle est comment ? C’est tout simple, elle est petite et c’est le nom qu’elle lui donne. La petite rue. Assez longue, elle vire un peu vers la gauche puis doucement vers la droite, on n’en voit pas le bout quand on est à une extrémité, elle est étroite et même très étroite. Assez étroite pour avoir peur quand elle passe en voiture, elle pourrait érafler la peinture ou accrocher un rétroviseur. C’est une petite rue, étroite, à taille humaine.

Elle y marche, bien protégée par les murs qui la bordent tout du long, murs de jardins ou murs de maisons. Bien que chaque extrémité de la rue ait été élargie au cours des années, c’est bien la petite rue, étroite, qu’elle parcourt de part en part. A mi-chemin la maison. Elle n’aime pas spécialement la maison, mais elle aime savoir qu’elle est arrivée, qu’elle peut en pousser la porte, qu’elle n’a rien à demander pour y être. La rue et la maison ne font qu’un, même si elle préfère la rue quand lui vient ce soupir intérieur de se savoir de retour.

proposition n° 2

Le vent siffle depuis le Champ du Prieur, le vent qui ripe aux craquelures des murs. Et les murs malmenés par le vent qui apporte le froid. Des petites plantes obstinées, entre le crépi qui s’écaille et les pierres sèches. Graines venues d’un autre mur, par l’action du vent, ou d’une fourmi tombée d’une branche de l’arbre. La branche squelette, noire et tourmentée, en travers, au-dessus de la rue, abri en cas de pluie d’été, amie-fantôme les jours de vent. La maison est à peine derrière, son ombre grise et haute domine, à mi-distance de la rue du Champ du Prieur au nord et de la rue de La Sonnerie au sud, elle en est la gardienne.

proposition n° 3

Une trouée au niveau du jardin, dans la petite rue. Ça s’éclaire de ciel après l’étroit. Souvent, arrivés là, les passants ralentissent, profitent, se reposent de leurs sacs de course à bout de bras ou de leurs chiens regard collé par terre.

Et puis aussitôt les yeux un peu habitués, le regard butte sur la montagne, la pointe de la pie en français – elle ne le dit jamais en français – ça pique presque, ce nom-là. Son nom de pays, la Pouncho d’Agast, se fait rond pour ses oreilles. La Pouncho s’expose à la vue depuis la petite rue, ses flancs en pente régulière et soudain en explosion de calcaire, en verticales de falaises. La Pouncho y affirme son nom, domine les fonds, hautes lisses de pierre à nu, le ciel n’a qu’à bien se tenir. Reine de deux vallées, elle borde en majesté le Causse Noir.

Il faut monter dans la maison pour voir au loin un rocher particulier en découpe sur le ciel, côté Larzac, forme parfaite d’un sphinx. Derrière ce roc-énigme, entre les deux causses, comme pour éclairer la Pouncho, dans les dernières brumes de la nuit des rivières, se lève le soleil.

proposition n° 4

Petite rue et … tourne à gauche vers le haut de la rue du Champ du Prieur, voie large mais sans trottoirs ni vraies bordures, des murettes tordues et des jardins en contrebas, des façades borgnes, un parking maintenant que la transversale a été ouverte, un petit théâtre populaire. En haut le boulevard de Bonald, ceinture de la vieille ville, boulevard-frontière. Sur la Place du Marché, les toitures les unes dans les autres, les escaliers en force dans des immeubles sans âge. De ce cœur aux pentes du Larzac, redescente par l’autre côté et traversée du Tarn au pont Lerouge. La route puis le chemin, les dernières constructions, une ferme apicole, un loueur de voiture, un fast-food. Vers le col du Renard, le long d’une forêt et lentement en apparition, la ville. Serrée dans son enceinte du moyen-âge autour du Beffroi et du clocher, puis au-delà des remparts, lancée dans les vallées, à l’assaut des hauteurs. Presque une grande, un peu folle, un peu perdue dans ses limites de falaises et de bords de rivières. Depuis la cuvette et la confluence, et aussi haut que possible, volontaire, avide, à l’ouvrage par cercle concentrique. Barrant la vue depuis un moment, impossible à éviter, l’ogre de toutes les perspectives, le dérégleur des échelles et des distances, le modificateur d’horizon, la signature de ciel, l’avaleur de temps : le pont. Depuis le haut du col, derrière Baticoop reconnaissable à ses blocs de quatre étages, côté rue de la Sonnerie, en partie base de la ville, dans la zone inondable, la petite rue, cachée.

proposition n° 5

Au 9, le fil du téléphone arrive à travers le ciel depuis les maisons d’en face. Ce ne sont que raccords, prises, branchements. Sous la fenêtre, un câble entre dans la chambre quand un autre continue à descendre pour disparaître dans le salon, un mètre au-dessus du niveau de la rue. De l’autre côté de la façade, comme une erreur, un amas en forme de crosse entre et sort, et plus loin disparait dans la grande chambre. Puis la ligne repart vers le toit suivant.

Le 9 reste longtemps le seul poste de la rue, les voisins y viennent passer leurs communications. La voisine du 7 est la dernière à en faire usage. Un appel, elle accourt en soufflant, sonne pour prévenir, monte les marches, entre dans la cuisine, passe dans le salon, s’excuse de déranger, parle fort, s’excuse encore, raconte ce que la maison sait déjà : sa fille en pension qui se languit, son cousin qui les attend dimanche. Elle s’en va, sans vouloir déranger, et cinq minutes après porte des œufs, en remerciement, pour le dérangement, elle le sait bien que ça dérange, et même ça l’embête, et les œufs sont tout frais.

Après le raccordement du 7, elle continue à porter des œufs, parce que les poules, elles pondent.

proposition n° 6

Elle lève les yeux vers la plaque. Et s’agace. Pas de Sonnerie pour cette rue, mais bien plutôt un rappel des sauniers, et du traitement des peaux, des cuirs. Comment s’est-elle à nouveau trompée ? Rue de la Saunerie. Une erreur qui lui rappelle qu’elle n’est pas d’ici. Rue de la Saunerie au droit de la petite rue, une ou deux maisons tiennent l’angle puis un grand bloc fermé depuis longtemps. Encore visible sur la façade, en écriture appliquée comme dans une grande étiquette de cahier, Tannerie ALRIC Mégisserie. Alric est le nom de sa grand-mère pour faire court, mais le Alric de la mégisserie et le Alric de sa grand-mère n’ont rien à voir, lui a-t-on dit. Le nom suisse à consonance allemande de son grand-père lui parait moins étrange qu’Alric, en grande lettre sur l’usine, à deux pas de la maison, et qui n’a rien à voir avec Alric, de la grand-mère. Des Alric dans la famille il n’y en a plus, le nom ne se prononce pas, il se lit. Dans un des livrets de famille. Sur le fronton de l’usine. L’usine Alric, les odeurs et les bruits du dedans, les hommes en bleus à l’heure de la sirène et des camions à quai. Alors qu’elle descend le passage, elle se fait la remarque que comme au fond de la rue du Champ du Prieur, c’est un théâtre qui occupe les friches. LA FABRICK, en lettres découpées, avec au-dessus THEATRE et en dessous C Ephémère. Elle s’engage rue du Baron de Vitré, sa petite rue.

proposition n° 7

Au 37, un immeuble rouge et étroit pourrait faire l’affaire mais elle ne voit pas de verrière pour coiffer le toit. Même en se dévissant le cou, elle ne voit rien. Ce n’est pas là. Au 39, un quatrième étage et une verrière mais l’entrée est trop large, et le balcon couvert n’offre pas la vue sur la rivière. Le dernier immeuble fait le coin et verrière ou pas, ce n’est pas non plus celui où a eu lieu cette soirée. La musique de Éric Satie comme sortie du cœur d’un ange, une gymnopédie des plus connues aujourd’hui, mais qui, alors, n’était appréciée que de quelques-uns. Leur hôte, un jeune homme un peu plus âgé qu’elle, fils d’un éditeur lyonnais, ou alors son neveu ? Une sorte de géant, aux épaules fortes et larges, chemise entre-ouverte, rire bruyant et bouche énorme. Le petit appartement rempli d’amis. La verrière au-dessus, avec vue sur la rivière, semblant joindre les rives l’une à l’autre. Il y écrit et il y peint. Aucune idée de ce qu’il fait donc. Poète explique-t-il et il rit, et les peintures il les vend. Et puis son père l’aide pas mal, lui dira une des filles présentes. Les notes s’égrainent une à une, elle y flotte dans une torpeur où les mots des autres, leur aisance, leur facilité à être complice, et à rire aux éclats lui semblent simple.

Un jour elle parlera à l’éditeur mais ce qu’il dira de son fils ne correspondra en rien à ce grand blond, trop costaud. Qui était-il ? D’où vient l’erreur ? Debout dans la rue, elle titube, hésite, cherche encore. Où est passé l’immeuble ? Il était pourtant dans cette partie du quai.

proposition n° 8

Les flaques, le gris du mur, le gris du ciel et le gris de l’arbre. Tout est gris jusqu’au bout de la petite rue. La Pouncho dans la brume, la vallée et les causses dans une fade humeur grise. Le gris enveloppe la ville, les rues, les gens et le ciel. Ce qui distingue encore le reste du monde, gris, mouillé, imbibé et son passage à travers ce gris, c’est son manteau rouge, en gros coton épais, de forme ample, sans capuche. Elle pense qu’il lui va bien sans en être sûre. Il le pense remarquable, c’est le principal et contre cette météo locale qu’elle commence à détester, être remarquable, n’est déjà pas si mal. Ici le vent du nord souffle, s’arrête, se retourne et apporte cette humidité qui suinte et colle le ciel aux falaises, les falaises aux brumes et les brumes aux bouches. Les passants sont pressés d’échapper à ce débordement, visages fermés, yeux baissés, mains malhabiles dans le froid. Ça tombe doucement, régulièrement, sans heurts. Ça tombe droit, dans les flaques pour les remplir, dans les gouttières pour les faire gargouiller, sur les toits pour les faire briller. Ça tombe avec obstination, avec volonté presque. Le tissu de son manteau est déperlant, l’eau ne s’y accroche pas, ne pénètre pas, ne traverse pas, l’eau coule depuis les épaules, le long du dos ou de la poitrine et passe directement à ses jambes, elle se mouille en rond, tout autour de son manteau, et aussi au-dessus de son manteau. Le manteau tient tête à la réalité. Mieux qu’elle ne le fera jamais. Un manteau rouge.

proposition n° 9

La maison craque les jours de vent du nord, un long craquement sourd, voix enfermée dans les murs et que le vent rend folle. Le vent du nord souffle des journées entières, dedans il siffle, il enfle, dehors il s’énerve dans les arbres et vibre avec les fils de téléphone. Les fenêtres tapent un rythme bref, au jeu de leur espagnolette. Une porte s’ouvre, en fait claquer une autre, des voix s’exclament, se disent de faire attention, de tenir les poignées, de vérifier les clenches avant de lâcher. Un volet, pourtant attaché, non ? se met à battre, il se plaque contre la fenêtre avant d’être jeté d’un grand coup sec contre le mur. Les pieds cavalent dans l’escalier et la rumeur du vent ensourde. Dans la chambre, une cheminée sert de tuyau d’orgue à la rafale, un cri de bête dans le conduit fermé, une présence qui se jette contre la trappe, la fait vrombir, se calme et se retire avant de revenir à l’assaut. Cette bête, il faudra l’apprivoiser cette nuit, l’amadouer, ses cris et ses sifflements en guise de musique, en amie du doux qui endort.

proposition n° 10
1

Soupe de poireau chez Bonaterre, la cocotte-minute en pleine action sur la fenêtre du 7 laisse échapper une vapeur forte, presque iodée, un nuage épais envoyé sous la pression. Les légumes bouillis y rendent l’âme de leurs arômes et de leur goût rustique. Au 9, l’huile chauffe, une bonne épaisseur dans la poêle, presque une friture, et la pâte qui aussitôt versée se met à grésiller, une odeur d’œuf sucrée, une senteur de fleur d’oranger. Si un peu d’âcreté se mêle à cette odeur de paradis, vite on baisse le feu, une pascade se cuit à l’œil et… au nez. Deux maisons plus loin, la sauce mijote depuis le matin, acidulée de vin et de laurier pendant les premières heures, elle s’est veloutée et adoucie dans l’après-midi, ce soir c’est la violette qui domine. La petite rue, avant que les portes ne se ferment, respire l’odeur de chacune de ses maisons, avec le sentiment d’être une bonne petite rue, qui ne changera jamais, protectrice et tranquille. Qui sent bon le bonheur familial. Elle, elle aimerait y croire aussi.

2

Madame Muret leur tue le poulet après qu’il ait passé une semaine à manger des épluchures et des graines de maïs. Elle plante un petit couteau très pointu dans son cou, le sang en flot rapide remplit un bol. L’odeur de la vie, et celle de la mort. En bouche lui vient le goût léché sur une écorchure, de son sang à elle, salé et crémeux. Le jet a coulé bien droit, sans trop d’éclaboussures mais il faut faire vite. Remonte ça à ta grand-mère, lui dit Madame Muret, tout en tournant le bol. Elle traverse le passage entre les maisons, passe la porte en fer du jardin de derrière, le poulailler est vide à présent, monte l’escalier et entre dans la cuisine. La grand-mère ajoute une cuillère de vinaigre et laisse prendre. Ensuite elle verse le contenu du récipient dans la poêle sur les autres ingrédients, le pain rassis bien revenu, le lard et l’oignon frit au gras et le mélange d’herbe. Le persil éclate de fraîcheur. La grand-mère sert la sanguette, galette noire musquée d’herbes, de poivre et de lard, sur une bonne salade à l’ail. Elle découvre ce petit rien, au goût d’oiseau.

3

Ça chauffe. Les balles de caoutchouc lancées contre le mur. Polichinelle, la rouge. Monte à l’échelle, la jaune. Casse un carreau, la bleue. Et plouf dans l’eau, les trois très haut. Elle en a plein les mains, les balles ne sont pas lisses, elles ont comme un gaufrage qui aide à les tenir, leur poids semble calculé pour la situation : un mur, une comptine et une enfant qui envoie au mur, alternativement les trois balles, toujours deux balles en main, la troisième au lancé. Et plouf dans l’eau, il s’agit de lancer les deux balles restantes, la rouge main droite puis la jaune main gauche aussi haut que possible, ça gagne du temps, et à peine les balles lancées, de faire un tour sur soi-même pour les rattraper, la bleue, la jaune, la rouge, et de recommencer. Les graviers freinent un peu les pieds mais dans les sandales, la morsure des petits éclats de pierre la fait sauter plus vite. Le chaud des balles contraste avec leur capacité à se sauver n’importe où, dans des directions contraires. Une balle, puis l’autre et enfin la troisième. Il faut du temps avant de réussir ce tourbillon où les mains vides, l’air caresse les joues et les jambes. Et plouf dans l’eau ! Alors qu’elle tourne sur elle-même. Et plouf dans l’eau ! Alors qu’elle s’envole et s’allège. Et plouf dans l’eau ! Alors que ses mains rattrapent une, deux, trois balles, trois chocs moelleux dans le creux de ses paumes.

proposition n° 11

Elle arrive à la Capelle. Capelle, chapelle, y-a-t-il eu ici une chapelle ? Un de ces parvis où se croiser, se surveiller, se toiser. On ne s’en souvient plus mais là commence la ville des rencontres, les rues des Bonjours, les boulevards Regarde-moi. Elle arrive vers le tabac-presse. On s’y croise avec peine, celui qui entre se pousse contre les cartes postales, celui qui sort s’écarte entre les présentoirs de presse. Minuscule, encombré, sans trop de lumière du dehors, les vitrines couvertes d’annonces locales, bals, course à pied, vide-greniers …, les portants de magasines en travers, la boutique est un petit bazar, on y vend des piles, des mouchoirs, des appareils-photos jetables même des polaroïds, des bonbons, des lunettes, des bob à l’effigie du pont, il doit rester quelques pipes et des briquets en acier, on peut y choisir un cigare. On y vend le journal du jour à cette heure-là. Avec le patron, on commente la une du Journal de M., une visite de ministre ce n’est pas tous les jours, et puis le pont sera ouvert aux piétons. Pour la dernière fois ! Un enfant, hagard à cette heure de petit matin, réclame un jouet que sa mère pressée ne veut pas acheter, juste l’argent des cigarettes au creux du porte-monnaie. Le gars se retourne, attrape le paquet de tabac, sans commentaires, ça a encore augmenté. La femme demande aussi du papier à rouler, du bleu. Elle attrape le gamin par l’épaule et le pousse vers la porte, dans 5 minutes il sera chez la nourrice, la mère soupire, déjà fatiguée. Un habitué prend le Midi-Libre et réclame celui d’hier, on le lui a mis de côté. Il ne faudrait pas manquer l’annonce d’un quine ou d’un vide-grenier ! Mais non ce n’est pas ça, c’est la chronique des décès, la plus lue c’est connu ! Heureusement, elle côtoie celle des naissances, avec les clichés des petits nouveaux dans leur berceau ou dans les bras de leurs parents. Où un prénom désuet est remplacé par celui d’une jeune chanteuse américaine ou d’un chevalier de la Table ronde. L’air du temps. L’homme prend ses journaux et un ASTRO Verseau, une chance journalière à gratter dans le bistro d’à côté où il va rejoindre quelques clients croisés ici, habitués là-bas.

proposition n°12

Les colonnes courent sur deux côtés de la place, soutien aux immeubles débordés de balcons, un petit air de moyen-âge. Avec les rénovations et évolutions, la banalité des immeubles, pas de souffle coupé devant la galerie. Les voitures s’y garent, les panneaux d’interdictions et les plaquettes d’informations hôtelières en barrent la perspective. Utiles, les colonnes ferment la place. Vendredi le marché, une fontaine aux lions, une ombre de platanes. On parle de la fontaine et des lions, des platanes, du marché mais des arcades, on ne dit pas même le mot, on y passe sans y penser, on y va, on y est, sans y penser, s’il pleut on y trouve un abri, sans y penser autrement que comme à un abri. On dit les Colonnes, le nom du bistrot qui se cale dans le coin, une salle sous l’immeuble, un bar ouvert sur la galerie où patron et serveur se passent les consommations et les verres vides sans entrer ou sortir incessamment. La terrasse entre la façade et les colonnes s’étale sur la rue le vendredi, on y boit un crème, on s’attend, on se retrouve. Tant de monde aux beaux jours. On y partage les tables si serrées qu’à chaque instant on se dérange pour passer ou prendre une chaise. Rencontres, brouhaha, accents, éclats de rire, cafés, vin blanc, et pour les visiteurs cappuccinos, chocolats. On y goûte les fromages, les fraises, les flaunes, on y graille ces nourritures d’ici avec la sensation de chance et d’exception. Vers 11 heures les visages sont rouges quand arrivent les apéritifs, 51 ou Berger blanc, bières, cinzano et même whisky. Le bruit, si cela est possible, monte encore et culmine vers midi et demi, les tournées s’enchaînent, puis ça se calme, ça se vide et l’après-midi remplace le matin. Une ouverture rejoint la rue derrière, passage dans le passage, le jour de marché on y trouve le premier raisin au cul d’une voiture, on se laisse tenter par la pintade d’une vieille derrière son présentoir, à l’affut, plus ridée que la peau des poulets, plus noiraude que les pintades, une de ces vieilles qui parlent à peine, prennent les sous, plient les billets. Les colonnes soutiennent et forment la place. Ici elles protègent et accueillent les habitués et les passants, là elles s’écartent et commencent la rue vers le marché couvert, de l’autre côté elles conduisent vers la descente qui rejoint le boulevard, sous une porte de la ville. On y vient semaine après semaine, en hiver, en été, on commente la présence des touristes, l’avancée de la saison, les prix, on s’y salue, on s’y croise, on s’y repose avant de soulever le gros panier, on s’en va, on laisse la place aux habitués, à ceux qui se calent contre le mur sur de hauts tabourets en métal, à ceux qu’on comprend à peine, dans leur bouche un accent de pierre. Mais personne ne marche le long des arcades. Elles abritent la terrasse des Colonnes et de l’autre côté un restaurant, un marchand de fruit, un brocanteur, tous s’ouvrent largement sous le couvert mais ça n’en fait pas une promenade. Au contraire, on y passe dans le travers, on y entre, on est dessous, on en ressort. Elles forment antichambre et se prêtent aux affluences du vendredi. Piège à vent les jours de vent du nord. Rassurante de fraicheur au gros du mois d’août. Abri sous roche, on y est toujours de retour.

proposition n° 13

Elle a son sac, ses chaussures de marche et sous le pont, les rivières se retrouvent. Elle attend les trois, une heure déjà. Sous le pont l’eau est au plus bas, des longues herbes aquatiques flottent en rythme, au fil de l’eau, des gars bronzés débarquent des canoës en plastique jaune et rouge, des minibus arrivent et partent, tout bouge. Sur le pont passent les touristes qui vont et viennent depuis leurs camping, des bandes de cyclistes arrivent de la vallée de la Dourbie. Au-dessus du pont les parapentes semblent la narguer, ils la survolent et repartent vers le ciel, ils s’écartent pour atterrir plus loin vers M.Plage, on a peur de rien ici, un bord de rivière en terre battue à descendre en glissant, une piscine en béton ouverte au grand vent, gratuite il faut le souligner, un camping, et voilà pour des décennies ce nom de M.Plage attribué à ce coin sans attrait. Ça la fait rire et une minute est passée. Les trois n’arrivent pas. La grand-mère le lui a dit, c’est au pont Lerouge pour monter au Larzac, pas à Cureplat, mais l’ami a dit on se retrouve à Cureplat, alors c’est là qu’elle attend, depuis une heure et demi, et pour rien. Mais si elle s’en va, si elle laisse aux rivières la chance de balayer sa rage, d’emporter son attente déçue, il ne lui restera qu’un problème à résoudre, des questions à poser, des explications à écouter, une honte à être si sotte, un sentiment de vexation à ne rien comprendre. Tant qu’elle attend – cette idée la calme - la rencontre peut se produire, les trois peuvent arriver, la promenade peut avoir lieu. Le soleil tourne et il fait moins chaud, elle avale un biscuit et un peu d’eau. Un moniteur de kayak particulièrement athlétique porte son embarcation et la cale sur la remorque du J9 qui emmène les touristes pour une descente des gorges, elle le trouve beau, il est rapide, déterminé et sûr de ses gestes. L’ami n’arrive pas, ni lui ni les deux autres, elle ne montera pas le col du Renard, elle n’ira pas à la chapelle cachée dans les herbes, tout en verre, qui domine les vallées, elle restera, là sur le pont, côté ville à regarder les voitures faire la queue, les quelques piétons traverser et disparaître. Un chien aussi passe vers elle et rejoint la base de loisir en contrebas, même les chiens savent ce qu’ils font là, la rage et la honte à l’idée des moqueries qu’elle va affronter au retour lui tordent le ventre. Elle attend pour attendre à présent, elle compte cent et mille, elle se balance d’un pied sur l’autre, envie de partir seule, mais il est tard, le soleil passe au loin derrière, elle attend, elle tourne le dos à la route et se penche aux balustrades, l’eau du Tarn et l’eau de la Dourbie, confluence, rencontre, eaux mêlées aujourd’hui et un jour en pluie dans l’un ou l’autre cours, drôle d’affaire, la distraction de se penser goutte d’eau la rappelle à son sort d’humaine, plutôt à contre sens cette après-midi. Les trois ne viendront plus, le soleil est comme en feu, la marche est perdue mais l’attente l’a remplacée, elle en est fatiguée, elle n’a jamais autant attendue, une attente de parole, de chemins nouveaux, de garçons, de fille avec les garçons, en lieu de quoi les allers-retours des sportifs de l’été, les cris que quelques-uns qui baignent leurs enfants, un chien galeux, des touristes en voiture qui traversent une ville dont ils ne verront rien. À force sa tête se met à tourner, l’eau coule et s’assombrit, elle ne doit pas rester là, il va falloir décider de quitter le pont, les bruits de circulations, les canoës et les moniteurs, les minibus rangés en épis. Une femme passe avec un gros sac de course, leurs yeux se croisent. Elle doit rentrer, laisser la promenade à sa non-advenue, ne pas connaître le chemin qui permet de monter là-haut, ne pas savoir rejoindre cette étrange chapelle, ne pas rire avec les trois, ne pas se faire des amis, ne pas se croire ordinaire, ne pas se dire qu’elle s’y sent après tout, dans cette ville.

proposition n° 14

Les quelques habitués vident leur troisième ou quatrième verre, ils se lâchent un peu, et l’interpellent quand elle arrive, elle les regarde, répond à leur invitation sans s’approcher. Ils boivent du rosé en cette saison. Sous les arcades chacun à une table, le dos contre le mur, les jambes pliées sur les barreaux des tabourets, copies conformes l’un de l’autre, un peu gris, presque sales, leur peau raconte le vin en excès, leurs yeux tristes trop rouges. Ils appuient leurs coudes, rien ne fait passer le temps assez vite, même pas un verre de rosé. Arrivent les motards, bien équipés, massifs, des hommes et des femmes apparus une fois les casques enlevés, ils défont leurs manches, les combinaisons pendent dans leur dos, les rires sont forts et les boissons aussi, pastis, whisky, vodka-citron, américano, avec une bière souvent, pour la soif. Ils se lèvent et s’assoient, se passent une chaise, se font une place, le groupe ne cesse de changer, deux arrivent, l’un repart, ils parlent par allusions de sujets qu’ils connaissent, ils forment un rassemblement de rouge et de noir, d’aigles brodées, de bottes serrées, de ventres sanglés dans des cuirs. Un moteur tourne au ralenti puis lance les gaz avant de décoller, les autres regardent la cylindrée qui s’éloigne. Aux cloches de la fin de messe, une famille de bonne facture rejoint la terrasse des Colonnes, commande des boissons désaltérantes, attend le grand-père parti chercher les choux à la crème. Un enfant de 6 ou 7 ans fait gargouiller sa paille, on le rappelle à l’ordre. Un bébé, bandeau rose autour de la tête, passe de bras en bras, on lui fait risette jusqu’à ce qu’elle pleure et que sa mère la reprenne en roucoulant de drôles de petits bruits, sa bouche sur les joues de la petite, puis dans son cou. Ils se lèvent presque ensemble et se croisent avec les motards, le ton monte et tout le monde semble gêné. Elle reste seule avec les habitués. Le garçon se sert un verre et se prépare une cigarette, il fume au coin des arcades, les yeux dans le vague, pause méritée dans la matinée qui finit de s’étirer. Il est grand et sans âge, il sert à toute heure, il parle un peu anglais, rien ne l’étonne. Sa lavette dans une poche de ceinture, il donne un coup systématique aux tables, il mémorise la commande au fur et à mesure, sans écrire, la récapitule, passe le mot au patron qui tire les bières, apporte les bouteilles de rosé aux habitués qui ont un compte, fait les Américano, Vermouth et Campari dans de l’eau pétillante, il mesure avec soin les pastis. Aux tables, le garçon encaisse puis repart prendre la prochaine commande. A partir de 11h30 les verres sont accompagnés de quelques tranches de saucisson ou par des cacahouètes. Les habitués aiment ce verre-là, comme une balise dans la matinée, regain d’action, instants où lancer à la cantonade quelque bon mot, plaisir de rire et de déclencher les rires, qu’on répète pour être sûr que tous ont entendu. Deux allemands s’installent et commandent des cappuccino en guise de déjeuner. La femme regarde la place, la fontaine et les platanes, le mari montre du doigt une chose invisible et ensemble ils replongent dans leur guide. C’est le nord qu’ils repèrent. Direction Comprégnac, et le pont. Randonneurs à vélo, ils ont posé les-leurs contre les bacs à plantes, ils descendent le Tarn depuis le haut des Gorges, visages tavelés et mollets découpés. Elle leur parle un peu, mais ils n’ont besoin de rien.

proposition n° 15

Je ne savais pas que tu étais rentrée, j’en avais entendu parler pourtant, et là dans la rue, je te vois, devant la maison, la même, tu es pareille, tout aussi bien on aurait pu se voir hier pour la dernière fois, moi aussi ça m’étonne de te reconnaître aussi vite, de te parler comme si …enfin tu vois, je suis là par hasard, un besoin de couper au plus vite dans le bas de la ville, la petite rue, le passage entre les deux côtés, je m’y pointe et tu sors de chez toi, enfin de chez tes grands-parents, d’ailleurs c’était quoi cette dernière fois, ce fiasco incompréhensible, cette fois où tu as décidé de rentrer en passant par Cork, alors que moi avec mon billet cheminot je n’avais droit à aucun changement sous peine de perdre ma réduction — à l’aller tu avais changé de trajet pour rester avec moi mais trois semaines après, au retour, tu ne voulais plus -– avant ça il y avait eu la nuit à Londres, ton père qui nous avait envoyé dans un coupe-gorge, un squat complètement pourri, le taxi voulait pas nous emmener, on avait fait des quarts de surveillance en coinçant la porte avec un bout de bois, une fille et quatre mecs, pas si courant même dans ce taudis, on savait pas où on était, toi tu disais rien, c’était ton père qui avait dégotté ce guide, cette adresse, ce guide, London Beat Underground, un truc de ce genre, tu pouvais pas râler, tu nous avais entraînés, tu as serré les dents comme nous et le matin on est parti dès qu’il a fait jour, mais quel gourbis, quel lieu perdu, et à la gare, on apprend que pour 28 livres, on peut être à Dublin par Liverpool, et moi, mon billet qui passe par le sud, et pas de changement possible, je partage la différence de prix avec toi, on quitte les trois autres le temps de la traversée jusqu’à Rosslare, quant à eux, ils partent directement, après ça on aurait pu rester ensemble, nous deux seulement, on aurait pu, ça aurait été bien, un autre voyage, je te l’ai demandé dix fois, tu chantais, on se baladait et tu chantais, on aurait pu rester comme ça, sans eux, et vivre une autre vie peut-être, on a dormi à la belle étoile, tu buvais du lait froid en riant, tu disais que tu ne savais pas que tu aimais le lait, et on est arrivé à Dublin pour rejoindre les autres au rendez-vous, sous la statue de O’Connell, ils avaient perdu leur tente à la gare, piquée sans doute, mais quelle affaire, acheter une tente dans ce pays, et cette coloc au sud de Dublin, on se perdait chaque fois qu’il fallait rentrer, et ces gosses qui nous suivaient, tu te taisais, tu disais rien, une fois à Dublin je ne t’ai plus entendue, tu riais plus, la Guinness, la musique, nous quatre, tu suivais, tu n’avais pas d’idée, pas d’envie, et le soir où dans une disco, ce mec t’avait abordée, et nous les gars, rien, pas la moindre lueur, pourtant à Dublin il y avait plus de femmes que d’hommes dans ces années-là, mais c’est toi qu’un gars avait collée, impossible de lui faire comprendre qu’on allait te ramener et qu’il allait rentrer chez lui, comme un couillon, on avait bu des bières avec lui pour finir, mais au fond c’est moi qui suis rentré comme un couillon, j’étais furieux, je ne comprenais pas où tu voulais en venir, ce que tu voulais éviter, on se connaissait depuis un moment pourtant, et là, plus moyen de passer une journée tranquille ensemble, il te fallait les autres tout le temps, après Dublin, cinq jours de pluie, chacun dans sa tente, à partager des boites de haricots au ketchup, tu avais même accompagné Alain chez le docteur, ou Philippe, un des deux jumeaux de toute façon, il avait fini par tomber malade avec toute cette pluie, les affaires mouillées, la déprime de rien comprendre, tu parlais anglais un peu mieux que nous, tu venais à bout de leur accent, la pluie et des journées dans la baie, à regarder mer et ciel se mettre minable, le soir on sortait, on se réchauffait dans les folk-club, au retour en septembre, les lettres que je t’envoyais, tu y a répondu mais il manquait une étincelle, c’était pas ce que j’appelle des lettres, les miennes te donnaient des nouvelles mais tu n’aimais pas le caviardage qui les barraient de noir, c’est seulement sur ça que tu me répondais, de quoi est-ce que je ne te parlais pas, que s’était-il vraiment passé à M. après ton départ, sous les larges traces au feutre indélébile que voulais-je te dire puis te cacher, tu ne pensais qu’à ça, tu ne répondais pas à mes questions, tu ne me donnais aucun argument pour te retrouver, et j’ai choisi Toulouse, comme ça, à cause d’une fille et pas d’une autre, ça met à l’envers les hasards et les choix, leurs conséquences, tu es partie à Cork et moi à Rosslare, on s’est perdu ce jour-là, ensuite nos tentatives de retrouvailles sonnaient faux, tu as entendu la fausse note et moi aussi, et après des années on se retrouve un matin, un dimanche, au coin de la rue étroite, un dimanche matin où je t’embrasse, où je te serre dans mes bras, je ne sais pas ce que tu fais là ni quand tu repars, ne me le dis pas, moi non-plus je ne dirai rien, cette rencontre devant le numéro 9, un improbable qui advient, je ne passe plus jamais par ici, toi tu n’es, pour ainsi dire, jamais là et ce matin, ce dimanche matin, tu ouvres la porte à la seconde où je passe, je préfère te dire vite au revoir, ne me pose pas d’autres questions, je vois que tu as peu changé, tu es taciturne et raisonneuse, trop rapide à juger, je crois que tu n’as pas assez changé, c’est le problème, tu n’as pas assez changé, tu es encore coincée dans des histoires dont j’ai même oublié le nom, je parie que tu vas me redemander ce que les ratures des lettres que je t’envoyais dissimulaient, ça ne m’étonne pas, tu pourrais rester encore longtemps avant de changer, mais je dois te dire une chose, je n’ai pas le temps, j’ai rendez-vous aux Colonnes.

proposition n° 16

Elle monte la rue avec lui. Il n’a pas changé, et il est toujours aussi bavard, il ne lui a parlé que de ce voyage en Irlande où partis ensemble, il est revenu sans elle. Une petite histoire entre eux. Et une fin sans explications. Elle rêvasse sur cet épisode et manque le changement de sujet. Il en est où ? À l’usine ? Il en aurait fait l’audit avant sa transformation – elle ne savait rien de ce projet. Les ouvriers rachètent l’outil de travail et se montent en coopérative. C’est viable. Sa boite a été mise sur le coup pour les études préalables, et le rapport confirme l’engagement des ouvriers. Veut-il encore prendre une revanche sur les patrons de M, les usines et leurs politiques locales au modèle colonialiste, elle se perd dans ses questions mais lui en est au renouveau des gants de peau, à la deuxième chance d’une mégisserie, elle l’entend dire "une option attractive", "un plus dans le marketing de territoire", elle approuve la chaîne complète – qui va du traitement des peaux à la sortie des gants. "D’ici à ce que l’abattoir réouvre" la fait rire. Pour l’instant les peaux salées et séchées arriveront du Maroc, elles seront entièrement traitées chez ALRIC, les ouvriers ont levé assez de fonds pour les préachats des deux ans à venir, de quoi amorcer la coopérative, et un projet européen va leur payer la mise aux normes et un système de contrôles des effluents, objectif zéro pollution ! Le meilleur dossier de l’an dernier ! Il s’enthousiasme et elle le retrouve tel que jadis, quand pour la langue occitane il était prêt à tout. Le boulevard à traverser et ils montent vers les Colonnes. À présent il s’en prend aux autorités, il est vraiment comme autrefois. Il vitupère, la ville doit s’y remette, le dernier projet c’était il y a plus de vingt ans – M. et ses certitudes – et une rénovation de quartier ancien ça se reprend, les techniques changent, regarde-moi cette façade, cette façon d’ouvrir un passage entre immeuble pour arriver sur une cour sans charme. Il fallait des passages, ils les ont faits. Mais maintenant c’est une bonne équipe de paysagistes qui doit travailler. Unifier les sols, les signalétiques, aménager des parcours thématiques, planter, faire émerger une unité d’ensemble, mettre le paquet sur le concept Ville du Moyen-Age en résonnance avec le pont et on passe du plus ancien au plus technique. Les gens adorent ça. La ville devient une leçon d’histoire à ciel ouvert, une manière de vivre son passé dans la modernité. Pas mal non ? M son passé dans la modernité. Comme "signature de territoire". Je ne devrai pas te le dire, la ville nous a missionné, et on va leur présenter notre proposition. Pas un mot à quiconque, ça vaut de l’or ces quelques mots…. M son passé dans la modernité. Sur tous les docs de com, sur les 4x3 et aux portes de la ville. Ce sera une prime pour tous. Je t’ai déjà dit que j’ai monté ma boite ?

proposition n° 17

Trois fois la ville a fait faux bond, trois fois la ville a changé de visage, trois fois elle a offert d’elle- même cette image de sauvage et d’enfant semi-folle. Après une nuit de pluies soutenues, l’alarme est en route en continue, les pompiers sont appelés à tout instant, et il y a aussi la montée des eaux, on est prévenu à chaque palier. Dans la maison, au 9, l’inquiétude est au maximum, la rue de la Saunerie est sous l’eau et dans la petite rue, l’eau arrive peu à peu jusqu’à l’entrée de la maison, la sirène hurle que l’eau continue de monter sous le pont. La rue se transforme en rivière noire et sale, y flottent aussitôt des détritus. Bientôt l’eau entre sur le palier et dans le jardin en contrebas sans atteindre le mur de pierre qui sépare du jardin voisin, zone déjà largement inondée, l’eau appuie de l’autre côté mais il tient bon. Que vaut le petit mur quand ce sont les ponts qui risquent de partir. Cureplat, Pont Lerouge. Dans la rue étroite, on arrête d’éponger, on ne sait plus où vider l’eau des seaux qu’on remplit, les toilettes semblent les entrailles d’un monstre malade. Depuis la cuisine où on a ouvert la fenêtre, on scrute, on écoute les craquements, la pluie s’est arrêtée mais l’alarme sonne une nouvelle fois. Et le mur cède. Le bruit de la vague et du flot libéré est inouï, le front de l’eau efface le mur qui s’écroule et ne laisse pas le temps de comprendre, deux ou trois secondes suffisent à remplir le jardin, puis la marée atteint la rue, arrache la porte d’entrée, l’eau entre, elle dévale vers la cave en même temps qu’elle submerge quatre ou cinq marches de l’escalier qui monte à la cuisine. Puis peu à peu le niveau maximum est atteint. Le reflux, quand il commence, change pour toujours la maison. Une autre fois, c’est la montagne qui dit son désaccord. Depuis des mois un chantier est en place, des tirs de mines bloquent le passage, de façon régulière, annoncée. La roche est percée, emplie d’explosifs, saccagée et déblayée. L’arrivée sur M. est le dernier tronçon de route à une voie, le dernier à enchaîner virage sur virage, le dernier avant la ville et ses embouteillages célèbres chaque été. Et puis la montagne le prend mal, trop de pluie, trop de vibrations, elle lâche et des tonnes de rochers et de pierres tombent, ouvrent une falaise. Il a fallu qu’à ce moment passe une voiture et sa passagère, un accident à mi-pente de la côte, là où la paroi est fortement ceinturée de protections depuis, là où la ville s’offre à la vue, étalée, douce le jour, brillante la nuit, sertie entre les flancs des causses tout autour, dans un équilibre de constructions et de nature, avec des lisières en place aux bons endroits. La rage de pierre, prix de l’acharnement à faire de ce monde une grande circulation, résultat des erreurs de calculs et de prévisions, et à mi pente la vie jeune perdue, la violence dans le choc violent et le cercueil de taule dans un tumulus de rochers. On voit, dans les rocs, la trace plus claire de l’éboulement. La troisième fois la ville rattrape la rue, la dote de nouveaux riverains, en change le rythme de vie, le rapport à l’espace, aux bruits. Du côté de l’épicerie, fermée depuis plusieurs années déjà – une grande surface a ouvert à l’autre bout, la gendarmerie, les logements des gendarmes et une petite cité HLM sortent de terre. Il aurait fallu un repreneur pour que le vieux magasin ne ferme pas, personne ne s’y est lancé, le magasin était modeste, le coin un peu dépeuplé, la grande proximité pas encore en vogue. La ville a préempté le bâtiment, les jardins et les cabanes, la rue s’est agrandie de la largeur d’un stationnement. Toujours impossible de se croiser en voiture, mais la rue est comme plus ordinaire, longée par une clôture de béton et de grillage et de quelques voitures. Fin de l’étroit passage vers un autre monde, rue étroite devenue simple rue, presque passante à condition de pouvoir se ranger, et d’aller doucement, voie rendue visible, défigurée pour ceux qui l’ont toujours connue entre deux murs et en façades anciennes, déséquilibrée sur 80 mètres. Plus tard à l’autre extrémité, une maison au coin, vendue, démolie, reconstruite en retrait et voilà un peu de place face au vieux mur côté Champ du Prieur, ce côté perd à son tour son étroitesse. La maison suivante recule un peu sur sa parcelle pour être rénovée et il ne reste plus de la rue étroite que quelques mètres, une vingtaine peut-être, où le faible écart entre les murs rappelle celui qui, longtemps, était l’essence de la rue, son ombre portée.

proposition n° 18

Adventives, le crépi et le mur, et les pierres du mur. Le vent aux craquelures, accrochées craquelures. Le vent qui fouaille et qui flagelle et les pierres du mur écaillé. Adventives attachées, enfoncées dans le mur craquelé aux écailles écartées, mur et pierres fondés au vent qui châtie, vent du nord qui inflige. Malmenées adventives, vent qui gifle le mur, adventives accrochées, craquelures aux pierres, au crépi vent qui bat. Affolées adventives, écailles en craquelures, pierres et mur, vent qui cingle, vent du nord qui cravache. Adventives accrochées, petites aux craquelures, tordues au vent du nord, au mur, aux pierres, au crépi obstiné. Adventives aux écailles accrochées, vent qui frappe, vent du nord qui maltraite, mur de pierres craquant, griffé de craquelures. Le crépi aux écailles et le mur aux crevasses, et le vent qui assomme. Vent du nord qui matraque, mur solide face au vent qui rosse et qui conquière, obstiné face au vent qui façonne et explore, vent du nord. Adventives en patience, accrochées, attachées, craquelures de mur, mur de pierre et de force. Mur de pierre en folie face au vent. Sauvages vagabondes, coutumières solides, valeureuses face au vent, vent qui roue, vent du nord, adventives.

proposition n° 19

Une terre et une rivière, une terre berceau et une rivière, une terre humaine et une rivière, une évidence où s’installer, croître, revenir. Les villes d’abord villages, les villages d’abord campements, mais toujours dans les villes-rivières des traces, des vestiges, des os et des tessons, des murs et des foyers, des histoires de toujours, des rumeurs d’humanité ancienne. Parfois la rivière ouvre la ville en deux, deux rives, chacune n’existant que de l’existence de l’autre, en disparition dès qu’on y déambule, en apparition dès qu’on la considère. Parfois la ville se love dans une courbe, sur une rive ronde, creux de poitrine, douceur de bras, une anse de sable où faire à son lit. Parfois la ville s’arcboute contre le méandre, s’installe contre l’évidence du creux dans la berge extérieure, trop de vase peut-être pour la traversée et la fondation, une carrière d’argile, l’activité de céramique qui démarre, un peu de terrain plat, quelques troncs et on y retrouve un port, un abri aux bateaux remontant le cours, ils apportent et emportent la marchandise, les tissus, la vaisselle, le vin ou le miel, les animaux vivants qu’on tuera sur place pour la viande et les peaux. Parfois la ville périclite sur une rive, renaît sur la rive opposée, sur une butte conquise, à l’abri des débordements, des crues, des folies de l’eau. La ville s’éteint, se meurt, n’est plus en état, on l’oublie même, on la redécouvre en grattant, en creusant, on réinvente. La ville naît de la volonté d’ériger, de faire signe, de grandir vers le ciel et de défier, la ville entoure le solide, le fort, la ville enceinte rassemble, mure et rassure à l’ombre des hautes pierres, de la haute tour, du haut clocher, de la haute autorité. Derrière le retrait des murs, on vit, on invente, on creuse, on bâtit, on nomme. La ville grandit, se protège, et avale la rivière, elle jette un pont puis deux par-dessus les eaux, érige des digues, des gabions, creuse des canaux, installe des déversoirs, des moulins. Elle contraint la rivière, en fait une voie d’eau, un moyen de transport, une zone de loisir, les temps changent. Elle aménage des rives à l’image des rives anciennes, moins facile à ronger, à éroder, plus propice à l’arrivée des oiseaux d’eau, plus douce au regard, plus sensible aux arbres grand buveurs qui assèchent les bords et les confortent. Elle prend conscience d’elle-même, elle sait l’histoire de ses sœurs disparues, elle essaie d’être la plus forte, la plus immortelle, elle se surveille, imagine des plans de sauvegarde. Si le combat est vain, il sera long, espère-t-elle. Elle écoute tantôt le murmure tantôt le déferlement de la rivière, et elle sait que c’est ensemble qu’elles y arriveront, ensemble qu’elles défient le temps et les évolutions, ensemble, en symbiose et en opposition elles ne font qu’une.

proposition n° 20

Minuit au clocher de Sainte Anne, dans la salle du théâtre populaire un craquement dans les murs, réponse aux vibrations de la cloche, elle a sonné une fois, elle ne va pas tarder à reprendre une autre volée de coups, lents, clairs, sûrs, mesure du temps, seule présence sonore à cette heure, heure de la nuit faite, heure du crime. Les fauteuils relevés semblent des petites tombes, rangées de reposoirs offerts aux épitaphes formés par les dossiers, leur bleu profond s’accorde à la nuit noire du dehors et à la nuit intérieure verdâtre, le halo des panneaux Sortie qui jamais ne s’éteignent éclairent à peine cette fausse nuit, une fausse nuit toujours là, même en plein jour, par la vertu des boites lumineuses. La nuit de la nuit dans la salle du théâtre de la maison du peuple n’est pourtant pas la même que la nuit du jour. Durant la nuit de la nuit la salle et le plateau diffèrent peu de la salle et du plateau de la nuit du jour mais s’ouvre à une dimension supplémentaire, le silence, la profondeur du silence, son épaisseur, la matière du silence. Un silence grave, inaudible, fait d’absence, de vide, de creux, de volume, un silence en résonance, un silence qui s’offre à l’absence, une sorte d’écho ou de vertige, de lointain. Dans la salle, les marches de l’escalier sont rendues au noir, si elles peuvent s’éclairer de lucioles bleues, à cette heure elles sont éteintes et ne signent pas la salle de leurs pointillés, elles n’offrent aucun repère, ne sont d’aucune aide et il n’y a personne à aider, aucun œil ébloui à guider vers sa place, elles se succèdent invisibles, aussi éloignées l’une de l’autre que les dimensions d’un monde différent. La masse des fauteuils brille à la manière d’un trou noir, par l’aspiration que crée leur nombre, leur densité, leur rassemblement. Ils se tiennent alignés, soldats d’une armée sans commandement en ce creux de nuit, inutiles, abandonnés, ou endormis par un charme qui semble centenaire. La salle au repos n’est rien qu’un ventre vide, celui d’une baleine aux voyages immobiles qui naissent de la certitude de la lumière et des voix venues la scène, uniques, traces indélébiles déposées en creux. Les textes imprègnent l’air, lui donne, malgré la solitude du lieu, une saveur que personne ne perçoit, au matin elle s’évanouit pour renaitre la nuit suivante. Les répliques des absents s’alignent dans une logique nouvelle, Dom Juan se rapproche d’Ondine, Othello s’émerveille avec Ernesto, Oreste se console auprès de Julie. Ces histoires qui n’auront pas lieu envahissent la scène, en prennent possession, tourbillonnent et s’éloignent à peine ébauchées. Le silence du théâtre n’est troublé que par la volée des cloches de Sainte Anne, la deuxième volée de minuit vient de sonner. Un mur craque.

proposition n° 21

Lignes souples, bleu azur et liserés, parme et petits plis, fuchsia et abandons, bleu roi, blanc et d’autres blancs, lignes moelleuses, riches de matières, posés négligemment, visibles de trois quart, s’affaissant vers l’arrière, pliages à la fois alignés et disparates, arrangés sans méthode stricte. Retours d’une bonne largeur, étoffés, bordés d’ombre noire. Huit couches d’un même blanc à peine grisé par la lumière rasante, blanc de blanc creusant des profondeurs. Un contour tombant en coin par-dessus les courbes, lisière d’une fine apparition rouge aux spirales à peine visibles entraperçues dans un repli, puis c’est la ligne parme, en découpe brisée. Une large rayure bleue ciel entrecoupée de tresses ou d’épis blancs, traversée de traits bleus foncés, très fins, comme un rythme posé, en contraste avec des plis larges penchés, écroulement en dévers. Du léger, une sorte de buée, inégalement enroulé, alangui sous la pile, en bleu intense, en débordement. Et sous une ombre, en porte-à-faux, un rectangle blanc et dur, à peine visible, qui dépasse un peu, deux triangles roses de part et d’autre rejoints par une ligne blanche, frontière. Un empilement irrégulier en décalage, oblique, puis en reprise. Une pile plus petite, bleu pervenche et orange, bien formée, concave. Et en angle tournant, en désordre, d’autres piles, irrégulières et bancales, piquées de bleu azur et de turquoise, de rouge et de blanc, de lettres en travers, inégales, avec des coins saillants, des coupures vives, des ombres et des inaperçus. Attirant la lumière, une épaisseur marquées d’éclats d’argent, de nervures fines et noires dans le blanc mat. Une brillance brun-clair, une arrête, un bord, dans un coin un peu de vert et de rouge, deux cubes marqués de fines stries horizontales. Un rectangle, vide, aspiré dans le sombre.

proposition n° 22

Entre la table et le lit en vrac, des chaussettes, une chemise, un verre et une paire de chaussure. Son dos fait un avec le drap enroulé sur ses fesses et ses jambes, tunique de pli et de creux. La peau mate, un peu épaisse, charnue se mêle au drap ancien, adouci d’avoir été lavé mille fois. Beige et blanc crème, tissage et peau, travail de fabrique et pores sans tâches lui sont un même vêtement. Ses yeux passent de l’usure du drap aux griffures de ronces sur son mollet, géographie de chair et de raccommodages, de sutures, de fils croisés et recroisés. Des mains habiles ont travaillé jusqu’à refaire le tissu là où les lessives et les corps avaient donné aux fibres une transparence proche de la rupture. Les doigts habitués au ravaudage tissent un carré solide et propre et le drap repart pour de nouvelles années de service. Un chiffre oublié, initiales des noms de familles, dessine un entrelacs de lettres. Un petit cordonnet cousu à grand point à la forme voulue, ici un B et un S largement volutés et ornementés, est soigneusement enroulé de fil de soie, la finition impeccable forme un renflement chargé de raconter l’histoire des mariages. Les lettres en reliefs, aussi longtemps que perdure la patience à se transmettre, entretenir, laver et repasser le linge devenu lourd et malcommode convoque le travail des femmes. Toute une année de broderie. Toute une année d’aiguille et de patience, toute une année à attendre le jour, la messe puis la danse. La fiancée s’est piqué les doigts aux bribes de sa vie future murmurée par la parentèle, aux allusions, et aux grivoiseries. Elle ne pense pas à ça, entortillée dans son drap au sortir de la nuit, alors qu’entre les volets un rai de lumière prépare le jour. Elle ressent dans sa colonne vertébrale l’inconfort du vieux matelas en dévers et trop creux, chacun de ses muscles épuisés d’un combat qui recommence chaque nuit. Le déclic de l’interrupteur déclenche le plafonnier du couloir et les carreaux de verre dépolis de la paroi de la chambre, noirs jusque-là, s’éclairent et laissent passer la lumière d’une ampoule éléctrique. L’alignement sur cinq ou six rangées de dix pavés de verre donne un peu de jour dans le passage que vient de prendre une ombre, plus réveillée qu’elle, qui occupe dans la chambre voisine. La chambre était une cuisine quand la famille habitait le bas et le haut de la maison en deux appartements. On a monté la paroi quand on a eu besoin d’une chambre de plus, l’évier a gardé son nom, il sert à la toilette de chat qu’on y fait mais aussi à se laver la tête en se penchant sous le robinet. L’opération est délicate mais possible même si l’eau vous coule dans le cou dans le geste de se relever et d’enrouler vos cheveux dans une serviette. Peut-on appeler salle d’eau, ce couloir mal éclairé, l’évier surmonté d’un miroir sous des grands placards qui bloquent le peu de lumière. Elle gémit, se tord un peu plus, se tourne pour s’enrouler profond dans le drap. La chaleur de la journée traverse les volets, de dehors une lumière force un trou dans une des planches, il rappelle la branche logée là à l’origine de l’arbre. Un nuage de poussière danse dans le faisceau entre la fenêtre et le bas de sa cuisse où se projette un rond de lumière. Elle bouge et le rond remonte jusqu’à son ventre, un sourire change son visage. Finie la grinche ! Elle joue encore un peu avec la poussière de soleil, sa peau et le lin. Son regard s’arrête sur le plateau de bois dur où ses livres l’attendent. Le Gaffiot… version latine, mobilisation cérébrale et retrait absolu du réel. Elle y recherche la phrase déjà traduite, le reste du temps elle passe des heures dans un ennui étrange, deux ou trois heures filées sans qu’elle n’en ait conscience sauf par une épaule douloureuse ou ses yeux qui piquent. Le plateau est en réalité le dessous du pied d’une machine à coudre. La machine montée sur un axe bascule et se range commodément dans un mouvement bien huilée, elle laisse place à une surface suffisante pour quelques livres et un cahier, c’est le bureau qu’elle occupe depuis qu’elle a pris cette chambre il y a quelques semaines. L’autre était grande, froide, impersonnelle, celle-ci, déjà occupée, était parfaite. Elle a usé de sa persuasion pour permuter, elle en a vaguement honte mais ne se voit plus retourner dans l’autre chambre. La table de chevet supporte une étrange créature de feutrine, poupée-souris en position debout, museau pointu, moustaches raides, qui devient lampe et éclaire par transparence la robe rose, le papier peint et la frise donnent à la pièce une chaleur douce, elle est y a ajouté un poster et quelques disques, elle en a fait son domaine provisoire. Pour lire elle allume une deuxième lampe, un spot pincé sur le manteau de la cheminée où était installé le poêle quand cette chambre était cuisine. Sous le plateau couvert d’un sous-main de cuir noir, une tige de métal et une roue reliée à une courroie permet d’engager le mouvement par un système de vilebrequin. Après l’engagement les pieds prennent le relais, un petit coup sec, régulier donné une fois sur deux, l’inertie provoque par retour le mouvement inverse. Les pieds exercent la pression nécessaire sur la pédale reliée à la tige et à la courroie, une pression vers le bas, pas trop forte, la pédale bascule, le pied envoie un signal de blocage, l’inertie inverse le mouvement puis la pédale revient. C’est le moment d’appuyer. Trop forte la pression fait sauter la pédale et perdre le rythme, trop faible le système ralentit, s’arrête et repart mal. La courroie passe dans une autre roue directement dans la machine, l’aiguille monte et descend, le tissu avance entraîné par le pied de biche et le support crénelé qui au rythme de l’aiguille qui monte et descend saute à peine d’avant en arrière, c’est suffisant pour caler le tissu et lui permettre d’avancer. Plus le rythme est régulier, contrôlé plus les points sont serrés et la couture solide. Plus personne n’utilise cette machine, attablée à ses devoirs de dissertations elle s’y cogne régulièrement les genoux.

proposition n° 23

Les parcelles, les haies, les routes et au loin l’envol du pont sont suites de lignes et de couleurs, entre patchwork géométrique et peinture naïve. Une bonne prise d’air dans un courant ascensionnel, un virage vers le vide d’en haut et le sol bascule, la rivière et la confluence échappent au regard, tour complet, la sensation augmente à la remontée des falaises puis à nouveau la ville et son mikado de rues, de façades, d’empilement, seuls dépassent le pic du clocher et les pierres lourdes du beffroi au-dessus de la masse des toits plus ou moins rouges selon l’orientation au soleil couchant. D’autres voiles en dessous et au-dessus, gonflés d’air, rayées ou unies, aux couleurs franches et joyeuses, celles de la liberté de voler au-dessus des villes.

Un rayon de soleil éclaire dans la pente le mur tout en verre, sa transparence encadrée de pierre clôt l’écrin de la chapelle dont il est le point sublime. Dans la pénombre de l’édifice, l’ouverture du mur de verre sur le ciel et la montagne au-dessus de l’abîme distord l’immensité et le minuscule. Un arbre ou plutôt une branche qui se pose là dessine un monde. Les feuilles en caléidoscope coupent la lumière et la reflètent, le sol de cailloux disparait en rupture de pente, la paroi transparente posée au bord. Au fond de la vallée, la ville est pelotonnée dans l’anse de la rivière. Le regard vole et survole, perd ses repères, la vue s’élargie de l’arbre à la montagne de l’autre côté, verts et blancs mêlés. Soudain un vol de milan devant un nuage à l’aval de la paroi, sa réapparition dans le cadre comme un paraphe noir dans la brillance.

Le vert soutenu de l’eau aux nuances de cuivre le long des quais, borde la ville mais déjà elle délaisse les berges. La lumière se diffracte à la surface, la ville s’enroule le long du courant pourtant elle se protège de sa possible folie par des murs plantés à pic puis elle s’élève aussi vite qu’elle peut vers la place centrale.

Sur la place tout tourne, la fontaine et ses jets, les quatre rues qui arrivent et partent, les passants qui la contournent. La ville se cherche une âme, elle ne sait plus vivre, trop de voitures, de bruits, de commerces dispersés, d’incohérence entre les couleurs, les formes, les affichages. Le tribunal fermé ou presque, l’ancien Monoprix à la terne vitrine, les silhouettes serrées devant le pâtissier, les cafés et les terrasses bruyantes, les passants ne traînent pas dans cette ambiance dont ils ne savent pas dire ce qui la rend pénible.

L’ouverture étroite d’une rue s’embranche en biais sur la place, les immeubles rapprochés se protègent des chaleurs de l’été et des vents de l’hiver, ils forment un couloir étroit qui laisse la place à ses excès en à peine quelques mètres. Les couleurs s’adoucissent, le bruit se calme, les vitrines retrouvent un peu de personnalité. Sur les façades, des fenêtres irrégulières disposées selon des besoins anciens, des marches d’escaliers tordues qui entrent en force dans les murs et semblent soulever les portes d’entrées. Ce cheminement tracé il y a des siècles en rejoint d’autres tout aussi anciens, un entremêlement illogique, intestinal.

proposition n° 24

Le vert soutenu de la rivière le long des quais borde la ville qui déjà délaisse les berges. La lumière se difracte à la surface de l’eau, la ville s’enroule dans le courant mais se protège de sa possible folie par des murs plantés à pic. Le quai ne sert qu’à tenir les hautes-eaux et à empêcher l’érosion dans la courbe avant de passer sous le pont au sortir de la ville, une courbe en chicane, courte et travaillée depuis longtemps par un bâti où le flot se déverse et efface un rapide. Elle n’aime pas y aller et ne sait pas pourquoi on va y brûler le bonhomme Carnaval, les élèves des lycées et des collèges généraux et techniques sont tous là, la voie est coupée, les professeurs s’agitent mais le bonhomme hiver ne veut pas s’allumer, à moitié brûlé et encore plein de pétards qui n’ont pas tenu leurs promesses il bascule par-dessus la balustrade et tombe dans le Tarn, il s’écrase dans l’eau, tourbillonne mollement et sans couler s’éloigne du lieu de la fête. Le signal de rentrer dans les établissements est donné, fin du moment de rencontre pour les élèves bien triés le reste de l’année. Un dernier coup d’œil aux murailles irrégulières, tassées par l’érosion, qui dans quelques années se laisseront malgré leur hauteur et leur efficacité, déborder par la crue centennale, leurs succèdent des immeubles donnant directement sur la rivière, de ces immeubles ayant eu un rôle à jouer avec l’eau, n’y avait-il pas ici une prison au moyen-âge ou des activités de rouage dans cette anse sage. Leurs habitants resteront vingt-quatre heure sans sortir, les pompiers passeront des victuailles par un panier attaché à une corde à mademoiselle Rose Calmes le lendemain de la nuit d’effroi et c’est seulement deux jours après que cette amie de la famille viendra donner de ses nouvelles, de la montée des eaux, des sirènes et de la peur, elle n’avait rien dans son petit appartement au premier étage où l’eau a effleuré et elle ne perdra rien. Restera ce courant fou devant elle, charriant des arbres et des voitures, elle parlera d’un bruit de fin du monde. La plus part du temps la balade du soir ne descend pas aussi loin sur les quais, trop malcommode d’y marcher, on suit la rue étroite, on descend la rue de la Saunerie puis on longe la rivière vers l’amont sur quelques centaines de mètres avant de revenir de l’autre côté, par le Champ du Prieur. Le tour du Tarn se fait de nuit et elle y a tous les âges. A dix-sept ans, elle fait le tour pour faire plaisir, pour se souvenir du temps où petite elle adorait ce tour, sans trop de lumière, dans les bruits de la nuit, les étoiles et la lune bien visibles, les ombres de son corps qui s’allongeaient démesurément puis rétrécissaient jusque sous ses pieds au passage des lampadaires, elle y chantait, y posait mille question sur les astres, le bord de l’eau était sauvage, ça débordait un peu de temps en temps, sans grand mal, et l’eau déposait des limons dans les jardins, la rivière semblait une frontière, amie et protectrice, le monde s’en écoulait pour on ne savait où et c’était bien comme ça. La température a à peine baissée après une courte pluie chaude et elle retourne au bord du Tarn, aménagé après des années d’embouteillages d’avant le pont. La laideur de la promenade tant aimée après la construction du boulevard extérieur, la circulation des vacanciers par la place centrale asphyxiait la ville et la paralysait des journées entières, est resté une souffrance. Le bas de ville délaissé pour cause d’inondations transformé en un enfer de voitures et de mauvaise réputation dans une zone de désolation urbaine. On avait appris à faire des détours pour arriver autrement jusqu’à la rue étroite, par le nord du Larzac ou par le Lévézou, on fustigeait les choix qui avaient créé la traversée de ville la plus cauchemardesque de France. Jusqu’à l’ouverture du pont. Et voilà que ce morceau de berge, longtemps inaccessible à cause des voitures, longtemps pollué, est devenu cet été une plage urbaine, pas encore de grande qualité mais avec un bel avenir au fur et à mesure que les normes nouvelles seront appliqués aux rejets. L’eau y a un fort courant, presque impossible à remonter, elle s’y maintient à grand peine, les bras jetés fort en avant, les jambes battant l’eau et même avec des petites palmes, elle y fait du surplace. Quand enfin elle atteint un point haut de la plage elle se laisse emporter et en quelques instants elle parcourt l’anse. Ces deux instants inverses, l’un tout en lutte contre l’adversité et le poids de l’eau et l’autre tout en douceur et légèreté de l’eau semblent appartenir à des univers sans liens entre eux, ils adviennent pourtant exactement au même endroit.

proposition n° 25

Au bout. Des choses vues et entendues mais aussi senties et goutées qui accompagnent sans qu’on sache comment elles se sont accumulées et agrégées dans l’épaisseur de la mémoire. Au bout. De la rue étroite au fin fond de la zone inondable de la petite ville où se sont joués tant d’épisodes de la vie de la famille franco-suisse allemande dont le voyage garde encore bien des inconnues. Au bout. De gens jamais oubliés tant leur visage et leurs mots ont creusé vite et profond une marque dans la cacophonie des criailleries et des erreurs. Au bout. Du temps exploré tel une grotte sans lumière et au seul souvenir d’une petite lampe à huile dans le creux d’une pierre. Au bout. Des rivières d’automne dans leurs folles crues comme des rivières d’été aux rives de cailloux où les araignées d’eau écrivaient les livres que les enfants déchiffraient en approchant leurs yeux auprès de leurs pattes à peine posées à la surface dans un tout petit creux. Au bout. Des amours dont les débuts comme les fins se sont jouées sur des "à peut-près" dont le hasard a distribué les cartes. Au bout. Des attentes d’autres rencontres ou du prochain train sur les routes du voyage. Au bout. Du jour qui plonge dans le flamboiement quelque part sur la terre et de la nuit qui s’étend à la même vitesse quelque part sur la terre tout comme quelque part sur la terre se lève un soleil neuf et s’ouvre une journée qui commence. Au bout. Des courants d’air et des vents du nord en hiver ou du sud au printemps qui dispersent les rumeurs et des courants d’eau de l’amont vers l’aval qui se rejoignent sans cesse plus forts et plus larges sans répit coulant même quand personne nulle part ne les regarde. Au bout. Des ponts qui enjambent et traversent mais aussi relient et rejoignent ce qui jamais n’avaient été enjambé ou rejoint. Au bout. Des traversées d’une rive à l’autre comme à travers une frontière quand sous les semelles se colle un peu de ce qui fait l’autre côté. Au bout. Des heures répétées au rythme sans syncope et sans surprise de l’enfance laissée à l’ennui. Au bout. Du plateau qui se fait pays sans se donner et sans la douceur de l’idée de ce qui fait pays. Au bout. Des chemins ensoleillés selon les saisons sillonnés par temps clair pour le plaisir d’une vue et d’un peu de chaleur sur les os. Au bout. Des villes qui s’interrompent pour devenir des landes et un entrelacs de chemin de terre ou qui sautent la rivière et arrêtent de grandir de l’autre côté. Au bout. Des vents du nord et des bises qui ne sont que rafales et odeurs de bains de tannage ou odeurs de viande et de sang venues des tanneries et des abattoirs. Au bout. Du boulevard circulaire en écharpe autour de la ville enchevêtrée dedans traversée de quelques rues et de centaines de petits passages et de voutes. Au bout. Des places avec fontaine qui comme des salles de séjour qui suivant les architectes qui les ont conçues ou les propriétaires qui les ont entretenues veulent se faire voir ou simplement rappeler qu’on venait là y chercher l’indispensable. Au bout. Des retours dans les rues qui se donnent et se cachent au fil des transformations que des séjours trop espacés ont rendu méconnaissables. Au bout. D’une ville qui ne serait accueillante que pour celles et ceux qui n’en connaissent rien dans l’oubli de ses usines malodorantes et de ses ouvrières modestes, dans la noirceur des rues et des petits passages aux circonvolutions bien cachées. Au bout. Des pluies d’été sur des ponts anciens et du pont qui de partout se voit mais qu’on ne traverse jamais quand les points de vues depuis les quatre points cardinaux font la ville autant que la ville elle-même. Au bout. De la ville aperçue depuis une petite chapelle au mur de verre au-dessus du vide dont nulle carte ou dépliant ne porte trace et qui attend d’être redécouverte dans le haut d’un vallon. Au bout. D’un quartier bas inondable sans rien que quelques rues et quelques maisons entourant des bâtiments d’usine obsolète et des jardins de limon peu à peu remplacés par des parkings.

proposition n° 26

Un avant et un après, un endroit non identifié et qui par une expérience intérieure, un croisement de sensations, odeurs, bruits, luminosité, chaleur peut-être aussi, serait ce qui ferait ville soudain, un ensemble de blocs rectilignes, de mouvements mécaniques, d’objets implantés dont l’usage s’explique s’il s’agit de s’assoir, plus mystérieux s’il s’agit d’éviter de mourir, ainsi par une intégration mentale des phénomènes de couleurs et de déplacements la révélation aurait eu lieu. C’est compter sans un sacré ménage à faire, un classement à ordonner sur autre chose que l’habituelle géographie mémorielle, abandonner l’ancien système, se munir d’un balancier pour réguler l’équilibre nouveau et traverser sur un fil, le travers du temps en regardant en bas, sans tomber. Et cette fois ne pas laisser un de ces instants tant et tant évoqués qu’ils empêchent le regard de se libérer pour un coup d’œil sur le côté, et enfin le dévoilement. La ville la première, va-t-elle effacer les suivantes ou sera-t-elle un amalgame de plusieurs villes premières, ce n’est pas ce qui compte à l’instant de traverser seule le boulevard à deux fois deux voies du 5ème arrondissement de Marseille, à pas encore huit ans, de nuit, les lumières à hauteur d’yeux d’enfant effacent les véhicules et les remplacent par un mélange d’éblouissements jaunes et rouges, une permanence rétinienne de ces mêmes lumières font aux voitures des gueules de dragons, des faces de monstres, des mouvements brillants puis noirs dans un troupeau de métal sans couleur, et le sac de gymnastique dans le dos, un de ces petits sacs en toile bleue avec deux fines bretelles en ficelle qui vous scient les épaules, est un pauvre petit objet magique pour vous protéger d’ici à l’autre trottoir, celui des nombres impairs, celui qui vous ramène chez vous, ou plutôt là où depuis 6 mois c’est chez vous, alors que vous savez que chez vous est ailleurs, dans la rue étroite à M. Retrouver les parents, les frères et sœurs, se réhabituer, partager avec eux ce qui depuis presque deux ans faisait votre – tous les jours—, y compris ce drôle de moment où en pleine foire du 6 mai vous vous étiez perdue dans la foule du boulevard circulaire rendu aux piétons et aux forains, une journée spéciale puisque en plus de vous être perdue, d’avoir été retrouvée et rendue un peu hébétée à vos grands-parents vous aviez lu votre premier mot en dehors d’un livre, boucherie, sur une boucherie, ce qui vous avez semblé particulièrement stupide même si aucune parole n’avait accompagné la sensation d’avoir été dupée. Depuis des mois vous rattrapiez votre retard en lecture, vous étiez arrivé en novembre d’Espagne et l’ensemble de la classe lisait presque alors que vous ne saviez même pas écrire votre nom, que votre main gauche allait se révéler être un sujet de conversation, un sujet de honte et aussi un vrai handicap, votre main lente, incapable de faire ce mouvement de gauche à droite qui libère la ligne et permet à l’écriture d’avancer, votre main toujours tachée de l’encre traînée en repassant dessus, votre main incapable d’inverser un ordre, une consigne, traçant à l’envers, tenant à l’envers, coupant à l’envers, déchirant à l’envers, et même mangeant à l’envers, un monde à l’envers dont vous êtes la seule habitante dans une famille de droitiers, jamais défendue par l’unique gauchère contrariée, une tante, rappelant à chaque visite son exploit de savoir écrire en miroir, ce que vous aussi saurez faire un jour, apprenant à inverser ce monde à l’envers, perdant définitivement toute chance de savoir si une chose, une rue, un morceau de vous-même est à gauche ou à droite, ainsi un tout autre système prend le pas, jamais basé sur les mots maudits et toujours prêts à être l’inverse de ce qu’ils disent mais construisant plutôt une sensation, un basculement, une manière de savoir que c’est de ce côté qu’on est monté, que c’est par-là qu’il faudra tourner, qu’après le croisement il faudra suivre les arbres ou la fraicheur vers le parc, une manière de se déplacer basée sur le souvenir, le déjà-vu, le devers intérieur, une sorte de géographie kinesthésique, cet ensemble de sensations des organes internes, et des antennes du corps tel les poils ou les cheveux, assez sorcière pour qui l’a vue de près, ou stupéfiant, c’est selon. Ainsi un trajet une fois fait est mémorisé, partagé en un ensemble de rectangles dans lequel basculer, traverser en diagonale ou en médiane, qui se succèdent et s’articulent sur quelques points remarquables. Le long du boulevard il en est ainsi, il y a d’abord la sortie du cours de gymnastique alors que la pensée d’une légère dispute ou d’un mouvement mal réalisé créent du désordre dans la concentration nécessaire pour rentrer sans se perdre, sortir, s’arrêter et tourner la tête du côté où l’on va marcher, sentir l’air sur cette joue, du côté le plus bruyant qui rejoint le boulevard, mais aussi celui où les immeubles s’écartent un peu des arbres, le suivre, arriver au feu de la circulation, si les voitures sont déjà arrêtées ne pas traverser car le rouge peut à tout moment tourner au vert, éviter le danger de ne pas avoir eu le temps d’être à l’abri de l’autre côté, attendre donc que le rouge se mettent sous vos yeux, ne pas penser qu’une voiture va rouler quand même, mettre le pied sur la chaussée puis l’autre et enfiler les pas – sans courir, on peut mourir écrasée – marcher comme si de rien n’était, comme si vous n’aviez pas huit ans à la sortie du cours de gym, comme si les autres n’étaient pas toutes parties accompagnées, ne pas penser à ça, ne pas penser à cette séance pour apprendre à traverser seule, la mère en observatrice et conseillère, donnant les consignes puis organisant le retour, la nuit, depuis le cours de gym le long du boulevard Chave puis à travers le boulevard Sakakini jusqu’au 95, entrée en encoignure, immeuble étroit au-dessus d’un supermarché. Le boulevard une fois traversé reste inquiétant, les trottoirs sont tellement larges, rester bien au milieu, c’est la consigne, ne pas craindre ceux qui marchent dans l’autre sens et vous dévisagent lorsqu’ils vous croisent, ne pas presser le pas, ne pas attirer l’attention, porter son sac bien au milieu de son dos, sentir les chaussons de gymnastique ballotter, se dire qu’on est grande, ne pas penser à ce soleil manqué, aux barres asymétriques. La ville est nuit et lumière ce soir d’hiver au retour du cours de gym, vous ne le savez pas et vous ne le saurez pas avant un drôle de soir à y penser autrement mais c’est sans doute là que la première fois vous avez su la ville, sa grandeur, sa sauvagerie à l’égal de votre capacité à la traverser malgré la nuit, malgré le bruit et malgré votre petitesse, malgré les paroles dures et les réponses sauvages, vous avez su que le dehors, quoiqu’il arrive est toujours là, prêt à vous engloutir mais aussi à vous servir de refuge si le reste bouge trop, vous avez su que les boulevards même trop larges mènent les trottoirs, que les trottoirs même trop larges vont et viennent pour vous, que les lumières racontent des histoires, et comprennent les vôtres, que le chemin va vous ramener, tout comme le train qui d’une gare à l’autre vous ramène rue étroite à chaque vacances, que les déménagements se succèdent mais que partout les rues sont là, longues, du proche au lointain, que toujours en les suivant elles sauront vos histoires, et en raconteront de nouvelles, comme ce soir le boulevard si loin de la petite rue, du tour du Tarn, du vent qui pue dans la maison, et il vous offre le monde, celui que votre main gauche vous laisse entrevoir sans savoir encore l’écrire.

proposition n° 27

Arrêter son corps, presque de force, il avance trop vite, traverse, bouge, change de direction. Arrêter son corps, les pieds calés dans les chaussures épaisses plantées dans le sol carrelé. Arrêter son corps, laisser passer les corps des autres, qui portent leurs valises, leurs sacs, qui s’embrassent l’un l’autre, qui s’interpellent, se rapprochent et se serrent, vêtus de bonnets et de manteaux, qui parlent avec cet accent qui n’est pas le sien. Arrêter son corps, sous la pendule, au milieu de la salle jaune et froide de la gare de M., avec derrière elle les guichets, chacun avec un petit rideau tiré et le mot FERMÉ, et de l’autre côté une grosse flèche indiquant – Buffet, il est fameux ici, même si elle n’y a jamais mangé et se demande quel rapport il y a entre manger au restaurant et prendre le train. Ce sont des restaurants dont les portes s’ouvrent à tout moment, où pénètrent des voyageurs un peu perdus, ils ont tous ce regard trop large quand ils arrivent, et même si les services de repas y durent plus longtemps qu’ailleurs, les déçus sont nombreux, ceux qui après huit ou dix heures de voyage auraient aimé découvrir tout de suite cette nourriture goûtue, riche en saveur, bien cuite et savoureuse. Il leur faudra revenir, revenir à la gare, pour y manger mais sans partir, ce mélange d’usage ne lui plaît pas, elle le leur laisse, de toute façon à cette heure-ci le Buffet est fermé tout comme les guichets, à cette heure où on arrive pour vite se disperser, souper au chaud chez soi, elle et les autres viennent de sortir du dernier train qui a continué sa route vers Paris, emmenant ceux qui demain vont s’y éveiller vers 6 heures et demi à condition qu’ils s’endorment sur les couchettes étroites et dures que le contrôleur est venu ouvrir juste avant l’entrée en gare. Le chef de gare la regarde de travers, pas question pour quiconque de s’attarder, ou de tenter de dormir dans la gare, la salle des pas perdus va fermer, il le lui dit. Elle regarde le sol aux gros carreaux de bétons noirs et blancs, elle regarde le guichet de bois et les trois petites alcôves derrière lesquelles les employés vendent les billets aux heures d’ouverture, elle regarde le plafond large et cannelé de moulures de plâtre, elle regarde le chef de gare, sa casquette et sa veste un peu de travers, elle regarde les grandes portes vitrées à larges battants qu’elle va traverser dans un instant, les vitres granuleuses de leur verre dépoli et les pans qui se poussent dans les deux sens, elle jette un dernier coup d’œil à la pendule, voit la petite aiguille bouger et se mettre sur l’heure juste en même temps que la grosse aiguille avance et masque les gros chiffres noirs du 12, en haut du cadran. Elle allège un peu un de ses pieds et bascule sur l’autre, empoigne sa valise étiquetée du nom du pays dont elle arrive, pays où elle a laissé ce matin la neige et le givre sur les arbres, féérie de longues aiguilles de glaces blanches qui font aux arbres et à toutes choses une gangue solide et magnifique au soleil, qui devient fantomatique à la nuit tombée, véritable fabrique d’une métamorphose totale des rues, des passages, des routes habituelles. Dans le pays étranger ce matin elle a dit au revoir à sa famille, à l’hiver sec et froid, et ce soir elle est à M., elle va rejoindre la rue étroite, mais avant elle veut encore profiter de l’étrange idée qui lui est venue en sortant du train, celle de la banalité de cette gare qui ressemble à toutes les gares de France et en même temps est unique, la stupeur de cette pensée l’a arrêtée net dans sa traversée de la salle qui depuis s’est vidée et elle n’a plus bougé. Ses yeux font encore une fois un tour tout autour d’elle et son regard butte sur les deux grandes affiches qui proposent la visite de l’Aven Armand et des Gorges du Tarn, elle ne les avait pas encore remarquées. Deux belles images en couleur, l’une de rochers mouvementés au-dessus d’un cours d’eau vert sombre, l’autre de concrétions sous terre qui ressemblent aux langues de glaces des arbres vus ce matin. Leurs beautés, grottes ou gorges, cette nuit personne ne les verra mais sous terre ou dans les canyons, elles existent, comme le pays de neige à sept cents kilomètres, comme la gare multiple et unique. Cette idée des lieux présents même quand ses yeux à elle ne les voient pas et même si aucun œil humain ne les voit lui offre le monde, tout entier. Cette fois, la valise à la main, elle dit au revoir à l’agent SNCF et se dirige vers la seule porte qu’il a laissée ouverte. Elle entre dans la nuit venteuse et humide de l’Aveyron, prend une bouffée d’air un peu acide. Elle est arrivée.

proposition n° 28

Elle va y aller en avion. Le mari d’une femme rencontrée dans les Alpes approfondit son brevet de pilote, et effectue des vols avec passagers. C’est ce qu’elle lui explique alors qu’elle l’a invitée à déjeuner et maintenant ils disent qu’elle pourrait rejoindre M. en avion puisqu’il y va, ils lui décrivent le vol, la courte durée, le plaisir de survoler Montpellier puis la plaine et finalement la montée du Larzac, le contraste en quelques minutes entre la ville et le quasi-désert. L’envie de le faire est venue petit à petit, désir du ciel et de la traversée mais soudain ils se souviendront qu’aujourd’hui l’avion est plein, ou alors qu’il manque un siège ou un casque ou une chose incompréhensible sauf celle qu’il n’y aura pas d’arrivée par les airs, pas d’atterrissage à M – Larzac le long de la piste courte au milieu de l’herbe jaune du causse, le hangar qu’on aurait visité, la salle commune où passagers et pilote se disent au revoir ou bien se retrouvent, elle leur dira que ce n’est rien et finira son déjeuner. Elle partira, promettant de revenir, de donner des nouvelles, sachant qu’elle ne fera rien de tel car c’est ainsi qu’elle va, effaçant toutes celles et ceux qu’elle rencontre dans ses voyages, déplacements, déménagements. Elle dit au revoir et se dirige vers l’arrêt de bus qui la conduira à Juvignac où elle va s’installer pour faire du stop. Elle en a l’habitude car le train met trois heures et le car s’arrête dans chaque village, payer un trajet quand on a son âge est une idée qui n’a pas cours de toute façon. Le train, c’est bon pour l’enfance, avec sa mère et les deux autres plus petits. Voyage d’une journée avec trois changements, le mouvement et le rythme des roues pour finir depuis Béziers par deux heures de micheline rouge et blanche, les sièges de bois et un arrêt tous les huit kilomètres dans un incessant mouvement d’accélération et de freinage, des entrées en gare aux noms qu’on n’apprend pas mais qu’on retient – Tournemire-Roquefort, Saint-Rome-de-Tarn, Saint-Georges-de-Luzençon. Quand le conducteur annonce la gare de M. s’énerver pour se préparer à descendre, retrouver la terre ferme, on sera bien à ne plus tanguer, la voiture attend sur l’esplanade, on y est, l’arrivée, la fin d’une journée de transfert et d’attente, de wagons bruyants, de gares malcommodes pour passer d’un quai à l’autre, à M. après une dernière traversée de voie, une dernière recommandation à faire attention, la voiture et dans cinq minutes au plus on atteindra la petite rue. La vieille auto sait s’y prendre pour tourner à angle droit et entrer au pas, comme toutes les voitures qui arrivent, celles des parents ou plus tard les siennes, celles où elle est à l’arrière, celles où elle est à la conduite, lentement tourner le coin, se positionner face à l’entrée de la rue et rester en première, avancer, jeter un œil de chaque côté, surtout au passage à la hauteur du poteau électrique qui, avec le bord du jardin, est le point étroit de l’étroite rue, puis pendant six ou sept mètres ne plus bouger le volant, longer l’entre-deux murs le plus directement possible, s’arrêter par peur ou parce qu’on a calé complique tout, les murs font ceux qui se rapprochent et il faut donner au véhicule l’impulsion de repartir sans à-coups pour finalement tourner le volant et se garer sur la plateforme devant le garage, libre pour l’arrivée. À la fenêtre les bonnes figures poussent des cris, joyeuses de voir les arrivants, et voilà la porte en bois dont on tourne la grosse poignée octogonale, le panneau lourd en chêne avec ce mécanisme de fer blanc décoré de formes géométriques qui assurent une prise solide quand il faut forcer pour ouvrir. Le passage dans la rue étroite et avant ça, la nationale, la montagne, la ville traversée, la rue elle-même, tout prépare à la main sur la poignée, le visage tourné vers la fenêtre, avec la sensation du chaud de la rue et les odeurs de fruits cuits, les éclats de voix. L’instant de s’appuyer sur la porte et de tourner. Après avoir tourné la poignée, c’est l’entrée dans le lieu sans nom qu’on désigne par – en bas de l’escalier –, minuscule vestibule et son accès aux caves, passer la porte vitrée à mi-hauteur, à toujours fermer à cause des courants d’air, monter l’escalier du bas et après 6 marches poser le pied sur le vrai dégagement vers la cuisine, la salle et l’escalier du haut. Entre valises et sacs, ça se bouscule pour les embrassades. Mais ce sera pour tout à l’heure cette joie du retour. Depuis la place passager de la voiture qui s’est arrêtée pour elle il y a plus d’une heure et qui lui offre un transport, elle voit, au large de la nationale, l’aérodrome de M— Larzac où elle ne viendra jamais même pour un baptême de l’air, facile à reconnaître avec son avion planté sur un terre-plein en guise d’annonce. Le coin prendra la couleur d’un rendez-vous manqué, et en traversant la commune de L’Hospitalet elle se demandera toujours quelles sensations elle aurait eu cette après-midi-là, comment les gros rochers à l’entour lui seraient apparus vus d’en haut puis se rapprochant au fur et à mesure du court atterrissage, quels rires elles auraient eu avec cet ami d’un jour et ses passagers, comment elle aurait rallié la ville en toute fin.

proposition n° 29

Au milieu de la foire, sur le boulevard occupé par les forains, elle l’aperçoit, lunettes sur le nez, marchant droit devant lui et sans regarder personne, il a cette veste épaisse de velours qu’il met tous les jours et semblent avoir été déplacé là par erreur. Il ne la voit ou fait semblant de ne pas la voir, elle monte aux autos-tamponneuses où l’attend la bande et n’a pas le temps de savoir ce qu’il fait dans la rue un jour de réjouissance commerciale, elle ne veut non plus lui reparler de l’autre soir ou même savoir si ce que les autres ont fait lui a convenu. Il est appariteur au lycée, il installe les travaux pratiques en physique et chimie, ou en sciences naturelles. Quand elle y pense et à tout ce qu’il a dit peut-être est-il dangereux, beaucoup plus que ce que les autres ne veulent l’accepter. C’est la fille D. qui l’a invitée à la réunion spéciale. Il a fallu promettre de ne rien en dire, à personne. La fille D. pense que ça va lui plaire de s’engager plus et lui a parlé de l’appariteur, Roger ou Robert, qui sera là, qui mène la discussion et leur suggère des actions, ils sont six tout au plus, élèves du Lycée, des secondes et des premières, les terminales ne doivent pas avoir le temps de venir militer avec un groupuscule d’extrême-gauche… Rogerobert parle par énigme, sous-entendus et associations d’idée, elle n’y comprend rien, il semble vouloir la faire plier, ne lui laisse pas le temps de le contredire et avance argument sur argument. Lui qui au lycée rase les murs, plie l’échine devant certains profs despotiques, jamais contents de leurs installations, de leurs expériences, prêts à lui faire préparer à nouveau une manip qu’ils ont ratée, se révèle être un meneur de troupe. Il parle vite, ses idées sont complexes, ses références incessantes, même son regard de myope semble plus vif et plus clair. Il y a deux Rogerobert, celui du lycée effacé et terne et celui du groupe qui s’implique, lit, réfléchit, son seul problème est d’avoir avec lui une troupe d’enfants même s’il répète que l’âge n’est pas un problème, que ce qui compte c’est la maturité et la conscience de classe. Elle n’en sera pas, elle ne fera rien, son amie calme le jeu et explique qu’elle arrive de Suisse, que là-bas ce n’est pas comme ici, qu’il faut lui laisser du temps pour décider par elle-même. Il prend le parti de l’ignorer et la réunion se termine, c’est la nuit prochaine que tout se jouera, elle n’a pas compris comment et a juré une nouvelle fois de ne rien dire. Le surlendemain la ville se réveille couverte de slogans antimilitaristes, anti-police et anti-gouvernement, plus de vingt endroits ont été pris pour cible, les phrases sont dures, tranchantes, les mots se détachent sur les murs, noirs et bien formés. Elle fait le tour de la ville à pied pour en lire le plus possible. Elle en trouve quinze dont un sur le mur du Lycée qui lui semble s’adresser à elle – plus de courage moins de censure – elle se demande ce qu’elle aurait choisi d’écrire et commence à regretter de ne pas avoir bombé avec les autres, éprouvé l’adrénaline de la nuit blanche, de la sortie interdite et des rues devenues un grand tableau noir pour des messages de bon sens, pense-t-elle, qui à présent sont visibles aux yeux de tous. Au lycée, l’appariteur finit de préparer un mélange qui tout à l’heure va exploser en classe de physique pour un cours de travaux pratique sur l’hydrogène.

proposition n° 30

6 mai, jour de foire, les enfants ont un jour du maire, une journée sans école, octroyée par les maires pour des occasions, locales ou pas, à M. il en donne un le 6 mai. Depuis une semaine les manèges sont arrivés, ils resteront encore une autre semaine, mais aujourd’hui tout le monde veut y être. Et depuis les premières heures du matin les forains installent leurs marchandises. Dans la maison, on se prépare aussi, car une fois l’an les cousins de Fontaneilles viennent déjeuner, les deux anciens, les parents et les quatre filles. Ce repas, tout le monde l’attend, c’est le repas de l’année que la mère ne prépare pas, elle le redira sans doute, et ses filles en seront heureuses pour elle. Ici on le prépare avec soin, en entrée, les asperges du jardin, on les garde depuis quelques jours pour en avoir assez, ensuite ce sera bouchée à la reine, ris de veau, quenelle, olives vertes, champignons dans une sauce blanche crémée, le tout réchauffé dans une croute de pâte feuilletée, et puis gigot de mouton et gratin de pommes de terre, pérails et roquefort en fromage à l’honneur, et pour dessert des flaunes, tartes au fromage blanc et à la fleur d’oranger, spécialité de M. qu’on a réservé chez Beziat. Il faudra laver une salade, et prévoir le pain. Pendant ce temps les cousines qui sont arrivées conduite par le père, les grands parent sont dans une autre voiture, montent en ville, elles suivent la rue étroite et rejoignent le boulevard, il est entièrement occupé par les étals, elles commencent par ce qui les attirent, les voix goualeuses des marchands de linge, pour le prix annoncé d’un drap celui-ci accumule les offres, les taies d’oreiller sont offertes et le drap de dessous, avec un rien de plus on a aussi le deuxième en supplément, on rit à l’idée de changer les draps au rythme que le bonimenteur évoque, la pile devant lui grandit, il la tape, la retourne, la donne à toucher, pour conquérir son public, car chaque femme arrêtée en pousse une autre à s’arrêter, alors il déchire le carton qui entoure le drap, le déballe d’un coup sec, le fait virevolter, une fois encore il veut donner des preuves de la qualité de ce linge et invite les spectatrices du premier rang, à toucher, à dire à voix haute que le tissu est doux mais épais, que la couleur est intense, que les bords ourlés ne laissent voir aucun fil, il fait du drap déballé un sorte de socle, une forme bouchonnée savamment posée et dessus récapitule tout ce qu’il propose pour ce prix de misère, que si elles en profitent, il se demande comment il va vivre, pour la seconde fois il répète le contenu de ce lot, et le prix à payer et que même c’est donné, que Madame, vous allez emporter, pour un lit deux places, pour des nuits inoubliables avec Monsieur, voyez ce que je veux dire Madame, un drap de dessus imprimé et brodé, deux draps de dessous, deux taies d’oreiller et que oui, il ne vous l’avait pas dit encore, mais là il y pense et que cette fois c’est sûr, ce lot il ne faut pas le laisser passer, qu’il ne sait pas si dans la journée il va refaire une offre pareille, la housse de traversin, allez il la met par-dessus, normalement il la vend mais là pour le 6 mai, pour M. et pour elles toutes prête à sortir leurs billets, n’est-ce pas Madame, la housse de traversin, allez va, il ne la compte pas, il montre encore, déballe un nouveau drap dans un autre coloris, refait une présentation de chacun des draps ou taies, met un oreiller qu’il avait caché jusqu’alors dans une des taies et le fait gonfler d’un geste ferme, il met en valeur la broderie des draps en les pliant juste au bon endroit comme pour un revers, puis lâche enfin ce que toutes attendaient, elles le connaissent et si elles l’écoutent comme au théâtre, elles savent aussi toutes les répliques, alors Madame, oui, la première qui prend le tout, à ce prix-là, je lui offre un deuxième drap, c’est le signal, la ruée, toutes crient en même temps, il désigne la gagnante et console les autres, puis en riant pour les convaincre rajoute ce dernier drap – à tout le monde, il dit, oui c’est bien ça, à tout le monde, les doigts se lèvent, les paquets complets d’article de literie se préparent à toute vitesse, les deux acolytes qui depuis le début de la scène ne disaient rien prennent sur des piles, deux draps de dessus brodés, deux draps de dessous, deux taies d’oreillers et une taie de traversin, les billets s’échangent, on encaisse vite, l’appoint est facile à faire, les draps sont emballés dans une feuille de papier kraft, roulés d’un geste précis et fermés d’un morceau de papier collant, les femmes les fourrent dans les cabas qu’elles ont apportés, elles ont fait une bonne affaire, lui aussi, chacun repart content, il va attendre un peu avant de s’y remettre. Les cousines n’ont rien pris, elles utilisent encore les gros draps de mariage, en coton blanc brodées des initiales de la famille, longs à laver et interminables à sécher, mais qui payés depuis longtemps ne coutent rien. Elles regardent ensuite les multi-couteaux, les serpillères magiques, croisent le père qui se fait montrer les fenêtres, ce serait bien d’en changer une ou deux cette année. Elles continuent vers les robes et terminent avec les sous-vêtements, culottes et soutiens gorges qui ne ressemblent pas à ce qu’elles mettent, les filles sont attirées mais la mère n’a pas de quoi. À midi et quart tout le monde est à table, les asperges et la mayonnaise plaisent beaucoup, elles sont tendres et la mayonnaise a magnifiquement bien pris, on reste muet pendant les bouchées à la reine, on en mange une fois par an, et il faut imprimer le goût profondément en soi pour ne pas le perdre, les champignons croquent et les quenelles de veau fondent, les olives ont perdu leur sel, il en reste une petite amertume à peine acide qui contraste avec la douceur de la crème, le ris de veau ajoute une note riche et sa texture unique se marie à la sauce blanche, ce qui fait la réussite de ce mélange délicieux c’est la coque feuilletée, on y passe le couteau et on l’ouvre en deux, la sauce et les morceaux glissent de part et d’autre et imprègnent généreusement les deux moitiés croustillantes, on y prélève la première bouchée, elle tapisse les papilles et les compliments fusent. Le gigot aussi est commenté, sa tendreté et le goût de la viande, la salade aide à digérer et les pérails sont honorés, la flaune disparait vite des assiettes, elle est parfumée comme il faut et la garniture de flan fromagé fond dans la bouche, une tasse de café et un pousse café pour ses messieurs, un canard pour qui veut. Après le café les cousines remontent en ville, achètent une robe ou un tablier repéré le matin, se tordent les pieds sur le goudron, disent – On n’a pas l’habitude, ça nous change des vaches, il faudra revenir avant l’année prochaine. Elles dépensent le billet que la grand-mère a donné, et s’étonnent des prix de ces drôles de moulinettes pour les carottes râpées, le boulevard est bondé, ça leur tourne la tête, c’est l’heure des bêtes de toute façon et la tournée de lait reste à faire. Tout le monde s’embrasse, remercie et encore, et se donne rendez-vous au village, pour les cerises.

proposition n° 31

Parfois les morts arrivent en voiture, passent en coup de vent au retour du marché, sonnent, entrent, saluent, ne veulent pas déranger, viennent pour dire bonjour, en vitesse, embrassent et s’en vont. Parfois les morts partent en balade, pour un tour au soleil, parcourent toutes les rues et toutes les routes, choisissent avec soin leur destination de l’après-midi, ne s’éloignent jamais de plus d’une demi-heure et reviennent en ville avant le soir. Parfois les morts décident de manger ensemble, font un bruit de famille, un brouhaha de joyeuses rencontres, les bises claquent, se hèlent et s’interpellent, mais le brouhaha, les interpellations ne vont guère plus loin que l’instant des retrouvailles quand se souviennent. Parfois les morts marchent dans la rue étroite ou même traversent le boulevard, sont de dos et s’éloignent, vont un peu trop vite, sont un peu trop loin pour être rattrapés. Parfois les morts semblent s’approcher puis quand la distance se réduit, deviennent diaphanes, vaporeux, ne sont plus vraiment là, à nouveau vagues et attendus, guettés mais invisibles. Parfois les morts marchent côte à côte, la conversation reprend, mais au début d’une phrase nouvelle, un voiture, un oiseau, un coup de vent ou un pied qui trébuche et voilà qu’aussitôt le son s’éteint, les voix se font murmures doux mais totalement incompréhensibles. Parfois les morts se penchent sur la terre, remuent l’invisible, retournent un caillou, font fuir un scarabée, le jardin y reprend vigueur. De la rue il semble moins vide, les framboises y rosissent et les asperges buissons de feuilles-plumes le revêtent d’un habit léger. Parfois les morts poussent leurs vélos, rapportent un pain, un melon, un poulet, laissent à ceux qui restent le soin de la cuisine et remontent en ville. Parfois les morts arpentent les rues en groupe, bruyants, ne s’occupent de rien sauf du plaisir de se voir, jeunes, traces plus que morts, empreintes, mais ceux-là aussi déteignent soudain à l’idée de boire un café, ou une bière, à la vue d’une terrasse trop bien occupée. Parfois les morts semblent s’absenter, plus aucun ne passe après le marché, plus de tour en voiture, ils ne s’éloignent ni ne se rapprochent, ne marchent plus côte à côte, leurs présence devient plus transparente. Jusqu’au retour sur les lieux, la réouverture des portes, le claquement d’une fenêtre, un vieil outil déplacé, une couverture remise en place, alors les morts s’annoncent, arrivent en voiture, entrent, ne veulent pas déranger, embrassent et repartent aussitôt. Les boulevards et les places se repeuplent, la petite troupe se laisse apercevoir, réelle et indispensable pour que la ville tourne rond.

proposition n° 32

Elle ne fait plus que des photos en noir et blanc car le bleu du ciel qui mange l’image électronique donne aux prises de vues une unicité qui efface toute émotion ou plutôt s’y substitue. Le bleu brille, pique, et rend vivable même le pire endroit, la rue la plus sale ou l’immeuble squatté, rien n’a d’importance, le bleu l’emporte, on peut là-dessous vivre ou mourir avec la même facilité. Le noir et blanc rend sa noblesse aux endroits déchus, l’hégémonie du bleu enfin éteinte, les masses, les contrastes, les distances se révèlent. Dans ses photos, elle lance au ciel un défi et le piège fonctionne, le bleu vire au gris, le gris prend des teintes de métal refroidi, la ville dessous se défend bien, les toits en majesté, les façades et leurs lézardes fières leur rang, gris contre gris, elles tiennent leur chance et affirment leur beauté née du temps qui passe, du retrait des hommes et des coups répétés d’une météo vivante. Une usine désaffectée dépeint un décor shakespearien pour un songe d’hiver ou un conte d’été, des tubes d’acier et des méandres de rails y sont une géographie à ciel rouvert, une carte de l’usine décalée dans cet entrelacs. La dextérité de ceux qui ont installé les tuyaux, les tubes, les rails se lit dans leur abandon. Le plan initial se perçoit, la rationalité éclate, la mise au rebus est plus difficile encore à supporter tant les proportions, les rythmes et les logiques des bâtiments s’impriment sous le ciel, privé de sa couleur, la lumière n’y manquent pas. Dans le contraste poussé de la surexposition, en noir et blanc, l’usine crie au ciel son désespoir d’avoir été écartée, le gris des flux aériens et celui plus dense, plus tranché des murs se heurtent l’un l’autre, ils s’entrechoquent, il y a combat de titan, ciel contre bâtis, ciel contre rues, ciel contre foule, à chaque bataille le ciel semble perdre et pourtant c’est lui avec ses nuances bleues effacées qui atténue la dureté de l’échec industriel. Quelquefois, dans un moment de réel, le ciel offre un tout autre spectacle, le bleu en découpe de nuances variées, incertaines, du presque blanc au bleu roi, il déploie pour la ville, juste en dessous, une immense verrière. Les nuages sont des grisailles, mais aussi des plombs d’encadrements, la couleur par transparence y prend toutes les libertés, elle vire au violet, s’intensifie ou pâlit, en aplat ou en épaisseur, elle est sans cesse mouvante, elle palpite. Au gré du vent et des mouvements d’air, le ciel est vitrail de la vie, méditation d’air et de pigments. Variable, il déverse une parfaite quantité de lumière sur les rues, les places, les ruelles, les parcs, une lumière filtrée et recomposée comme aux nefs des cathédrales, une lumière mélange de toutes les nuances, roses, presque noires, jaunes ou oranges qui en parfaites proportions révèlent une blancheur laiteuse, en éclats, en entremêlement des teintes dont elle est le mélange.

proposition n° 33

Au lycée ça s’énerve, on va débrayer et partir promener un cercueil. Elle en est. Tout le monde ne parle que de ça, on a réussi, le cercueil. Fabriqué par les classes de CPPN, les pires classes du collège technique, celles-là même que la réforme veut faire disparaitre et accueillir au sein d’un collège unique, ouvert à tous, le cercueil est le clou de la manifestation. Et les enfants, ce matin comme d’autres matins déjà, crient qu’ils sont contre, tous, même ceux écartés du système général à cause de leur nom, leur figure, le travail de leur père, le nombre de leurs frères et sœurs. Sans comprendre l’assignation, ils ont fabriqué, seuls, le cercueil à l’atelier bois, et viennent avec les autres, ceux du collège d’enseignement spécialisé, le promener et crier, avec eux promis aux avenirs éclairés, qu’ils ne veulent pas de cette réforme qui va leur donner plus d’école et moins d’atelier, et aussi la chance de travailler un peu plus tard. Mais ils n’appellent pas ça une chance, ils appellent ça une injustice, ils veulent s’y mettre et vite, dès leurs quatorze ans, gagner leur vie, tout de suite, les patrons les attendent et eux attendent la fin de semaine pour une clope, une sortie, une fille. Elle a laissé derrière elle ses quatorze ans et sait qu’elle ne veut pas travailler pour un patron, ni attendre le vendredi pour boire une bière ou faire un tour de scooter. Elle aimerait le leur dire et aussi que ça cloche, mais ce n’est plus le moment et elle ne les connaît pas. Il est lourd le cercueil, un peu petit aussi, ils ont fait ce qu’ils pouvaient avec les chutes que les profs leurs ont dit de prendre, ils le portent et crient les slogans contre la réforme. Ceux du CES et du Lycée sortent dans la rue, on se retrouve et on s’observe, on attend le cercueil, il est un peu en arrière sur les épaules de 5 ou 6 gars des ateliers, leurs blouses bleues, leurs yeux tirés et leurs peaux grenues ne plaisent pas aux filles du collège et encore moins aux lycéennes. La méfiance s’installe. Les gars ont la voix rauque et demandent par où il faut passer. L’impasse est à proscrire, la rue devant les hauts murs du lycée ne va non plus, personne ne les verra. Il faudrait rejoindre le boulevard mais il y a une interdiction pour le boulevard, les gars s’énervent, ils débrayent mais veulent quand même y comprendre quelque chose, une voix plus énervée que les autres, crie – À bas la réforme ! Tous reprennent. Les filles se regroupent et les gars refilent le cercueil décoré d’une banderole, d’un nom propre et d’une couronne en carton marquée – Réforme – à des lycéens de seconde, ils chantent un peu et crie encore – Ah bas la réforme, puis viennent vers les filles, proposent des cigarettes, interdites dans le lycée, mais on est dehors et on débraye, deux ou trois acceptent. Ils veulent en savoir plus, sur ce qu’elles font le soir, et si elles vont au cinéma, le dernier Bruce Lee vient de sortir, on pourrait s’y retrouver, leurs bouches larges ne leur plaisent pas mais elles ne veulent pas de bagarre. On s’est dit en réunion avant : on parle, on se rapproche – mais surtout – on évite la bagarre, on ne veut pas de la réforme et pas question de se faire remarquer pour autre chose, et rappelez-vous, ils ont le sang chaud, les gars des ateliers, alors les filles ne dites rien qui puisse déclencher la bagarre, et vous les gars ne vous approchez pas trop d’eux, et surtout évitez la provocation. Elle hésite à parler, dit deux ou trois mots, à propos du cinéma et aussi du théâtre qui arrive en ville, un gars du Lycée passe derrière elle, lui coupe la parole, et dit que le théâtre de bourgeois n’intéresse personne. Elle se demande en quoi les Tréteaux de France sont bourgeois, ils arrivent en camion, jouent sous un chapiteau, changent de ville tous les deux jours. On lui a promis une intrigue de la jalousie, elle veut voir et aussi entendre tous ces mots. Elle comprend, la jalousie est bourgeoise, c’est ce qu’a voulu dire ce lycéen mal élevé. Les gars rigolent et lui tendent une cigarette. Ils répètent – La jalousie est bourgeoise, faut pas être jalouse, c’est bourgeois, viens avec nous et il n’y aura pas de jaloux. Ils rigolent et répètent qu’aucun d’eux ne sera jaloux, qu’elle n’a qu’à les rejoindre, après l’école, à la Boule Joyeuse, ils y sont le soir après l’atelier. Le cercueil est vraiment lourd, tout en planche, il faut décider quelque chose, tous se rapprochent, et essaient de se parler, finalement les gars qui l’ont apporté, remmènent le cercueil au CEG, les autres gardent la couronne, destination la fontaine de la place et ce sera l’heure de rentrer.

proposition n° 34
SUD

Ce n’est rien. Pas même un empêchement, une haute falaise, une montée de tournants et d’épingles à cheveux, il n’y a pas de vues ni d’ascensions. Tout ça est un peu plus à l’est. Ce n’est pas une route, petite ou grande, qui escalade puis traverse le plateau. Par là, ça ne passe pas. Ce n’est pas une impression. Ça ne passe pas. Ce n’est jamais un itinéraire bis, ou de délestage comme pendant la construction du pont ou les éboulements. Pas de voiture où alors par des routes si sinueuses que personne ne les prend ou rarement. Personne à pied. Aucune gorge, aucun aven, aucun chemin de pèlerinage, rien ne motive ce trajet-là, mal indiqué. Pourtant c’est par là qu’entre et sort de la ville, le train. Il contourne d’abord puis trace un chemin direct, la ligne de Bézier. Les routes n’ont pas suivi cette logique, depuis longtemps on monte sur le plateau et on s’éloigne de la ville en cuvette en grimpant le bout de côte, en admirant la vue large, imprenable, barrée par le pont maintenant, nouvelle fierté mais on s’écarte un peu, on allonge le vol d’oiseau. Les wagons quittent la ville et filent, un tunnel et le train disparaît. Ce qui toujours s’est appelé un détour du train par Béziers vient de trouver sa justification géographique : une direction franche et nette, nécessitant quelques tunnels bien sûr mais sans besoin de monter à 700 mètres d’altitude pour redescendre aussitôt. Le train s’ébranle, passe sous la montagne et déjà la ville est effacée, ensuite un trajet de 80 kilomètres jusqu’à la mer, en route une multitude de gares, d’arrêts, de ralentissements et des plages où l’on ne va jamais. La ville s’étire le long du Tarn en petites villes voisines mais aucune route ne coupe directement vers la grande bleue, la ville n’a pas grandi par-là, ni logement, ni installation industrielle, seulement depuis le haut, et pour le bonheur de survoler la vallée et la ville, une aire d’envol de deltaplane et de parapentes.

NORD

La belle fontaine en arrière-plan et monte en pente douce, la République, jusqu’à la Victoire. Le long du boulevard jusqu’au parc, immeubles cossus, hôtels particuliers, l’un Sous-préfecture l’autre Mairie, plus large que haut, fronton, péristyle, jardin d’apparat, arbres centenaires, grilles forgées et portail assez large pour un équipage de chevaux, longtemps habitat des gantiers, les patrons. Il n’y a qu’un seul mot pour eux et les ouvriers et les ouvrières, à la coupe, à la couture des pouces, aux entre-doigts, minuscule losange qui donne aisance et confort à la main gantée, aux doublures, au montage final. Gantiers et gantières, comme les patrons. Payés à la pièce, ils travaillent chez eux, parfois un plus jeune prend en main une opération de routine, mettre en pile les mains gauches et les mains droites, enrouler de papier de soie les gants rehaussés de fourrure, en poil de lapin pour les bourgeoises d’ici, en vison pour la haute couture internationale, cousue à points minuscules autour des poignets. Sur les immeubles les noms se succèdent, Laurens, Galtier, Favre, Sales, gravés dans les frontons, les dessus de portes, parfois sur une plaque de cuivre. Les patrons gantiers ont tenu la ville, la ville nouvelle, en dehors de l’enceinte du moyen-âge, loin des eaux troubles, sur la route large qui sort en pente douce avant de s’élever vers le Lévézou, riche en eau, en bêtes, en bras, par où longtemps arrivent les troupeaux de veaux sur pied qui rejoignent les abattoirs au bord du Tarn, leurs peaux bientôt mises à la saumure en attente de tannage. Le boulevard de la République, les trottoirs, les futaies des platanes, tout est large, riche, loin des zones inondables, des maisons vites construites, des jardins ouvriers. Les bijoux, les cuirs, les restaurants étoilés y occupent les rez-de-chaussée avec pignon sur rue, les hauts appartements au garde-à-vous. Les murs à mi-hauteur dévoilent une cour, un massif. Le boulevard de la République, renommé La Monte, longtemps rendez-vous des jeunes filles et jeunes gens montant le boulevard pour se croiser, profiter d’un genou découvert, d’une œillade et même parfois d’un rendez-vous secret, sans parler des petites envies pour une robe ou une paire de chaussures. La Monte, arpentée jusqu’aux grilles du Parc, limite de la ville et de la montagne, avant le retour vers la place centrale, en attente déjà du prochain soir. Et de se revoir.

EST

Affluent sauvage, la rivière sur quatorze kilomètres, droit devant elle, creuse dos au soleil levant, ici et là contourne un bloc plus dur mais garde le cap, ne s’écarte pas, ne change pas d’humeur, se faufile entre les deux Causses, le Noir et le Larzac, et les départage. Bois, forêt, aven et chaos rocheux pour l’un. Pour l’autre, pâturages à mouton, abreuvoirs naturels, ces lavognes énigmatiques qui retiennent l’eau des troupeaux toujours assoiffés. La rivière entre les plateaux peut devenir furie, la vallée n’a pas plus de quelques centaines de mètres par endroit mais pourtant la ville s’immisce. Au moindre replat, un hameau, aux premières arrivées de lumière, une ferme, un moulin, une fabrique, l’eau même capricieuse ne se néglige pas. Le soleil du matin pénètre la vallée et celui de l’après-midi s’y glisse. Dans l’espace de la confluence, on fouille les ateliers de céramique, où les artistes et les artisans de la Rome gauloise nuits et jours fabriquaient les sigillées retrouvées jusqu’en Turquie. Les fours brûlaient des semaines entières, cuisant des centaines de pièces à la fois, jusqu’à la déforestation totale ou presque du Larzac et en grande partie celle du Causse Noir. Toujours plus de bois et de toujours plus loin. Et un jour ça s’arrête. La céramique, les feux, les expéditions, la voie encombrée, qui traverse toujours le causse sous une voûte de buis. Persiste les échos, les éclats de voix, les roulements des roues pleines sur les passages pavées, et les tessons qui remontent. La rivière plus étroite, longe le bord du Larzac, passe au plus près de la falaise, la berge disparaît, du causse Noir ça descend plus doucement, chaos et pierres, une inflexion et c’est un lambeau de pente cultivable, jusqu’au premier village. Un nouvel à-pic protège le château, en ruine, de Monsieur de Bonald, de triste souvenir pour sa politique de restauration, obtuse et extrême, à l’image de sa salle de travail orientée vers la montagne, le sombre, le pierreux, aucun regard à l’eau qui file à ses pieds, à l’ouverture sur la ville, à ses habitants, il les néglige et les méprise, leur tourne le dos, le soleil se lève derrière lui, il ne l’aime pas et œuvre au retour des valeurs féodales, pouvoir divin, main de fer. Vite lâcher ce val sinistre et remonter le courant encore un peu, la rivière se jette d’un côté à l’autre, rétrécit, s’élargit et semble jouer à un jeu nouveau pour elle, faire la grande, prendre ses aises. Sa haute vallée la rendait folle, bondissant d’un rocher à un rebord, à peine le temps d’une marmite pour tournoyer ou d’un gourd pour creuser un peu que déjà le prochain escarpement l’étrangle, la pousse à de vertigineuses cascade, mais tout cela est beaucoup plus haut, presque oublié. En arrivant en ville après avoir pris un tournant à angle droit et changé de direction, là où la route la franchit d’un pont étroit, elle s’assagit, se fait plus douce, s’étale et brille si le soleil arrive jusqu’à elle, au soir tombant, elle se fait belle, elle essaie d’oublier ses excès de fin d’hiver quand grossie des eaux cévenoles, elle fait la sauvage, et danse au roi des aulnes une sarabande de fin du monde.

OUEST

Alors le pont. Celui dont on parle. Celui que l’on traverse. Celui qu’on a détesté ou adoré durant dix ans de construction. Celui qui est devenu signature territoriale. On dit ça dans les réunions préfectorales, dans les équipes de communication et même chez Eiffage. Le pont. Une signature de béton et d’acier, une légèreté paradoxale, une envolée bien arrimée. Celui qui, de tout côté, se voit. Celui qui, nuit et jour, se voit. Celui qui une fois s’est ouvert aux piétons. Celui qui a offert un rêve à des milliers de véhicules à l’arrêt, en traversée de ville. Celui qui par les journées d’hiver offrait le but de promenade le plus ensoleillé. Le chantier peu à peu, les piles une à une, une structure rouge à chaque extrémité qui monte avec la pile, et le tablier, enfin, poussé des deux bords, et qui se rejoint. Un sujet excitant, source de commentaires, de bavardages, d’émerveillement, et d’admiration. Le pont. Celui qui enjambe le Tarn à son étroit. Celui qui rejoint les frères ennemis, le Larzac, sec et calcaire, jaune de cette herbe profitable aux brebis et à peine peuplé, et le Lévézou, aux eaux généreuses, aux lacs de retenues, et vert de ses forêts et de ses prairies, largement habité. Le pont. Performance technique, humaine, industrielle, ouvrière. Aucun mort à déplorer. Aucun regret à ce jour. Un pont à l’échelle de l’Europe, un modèle mondial, le plus long pont haubané jusqu’à il y a peu, une prouesse, une œuvre majeure. Toute la ville de M. répète le nom de Foster, parle de Eiffage comme d’un cousin proche, sa politique d’embauche, sa capacité à collaborer au développement, la polémique vite arrêtée du maintien d’un lieu permanent d’observation, de vue, de découverte, et le développement offert à M. grâce à des milliers d’autocars, de voitures, de camping-car, déversant quelques heures, quelques jours, des visiteurs ébahis, près à ce détour pour s’extasier. Le Pont. Dans la rue étroite, depuis la fenêtre du haut de l’escalier, il faut se pencher un peu, se tordre le cou et dans la nuit, en haut des mâts, les balises rouges clignotent.

proposition n° 35
SUD

Ce n’est rien. Pas même un empêchement, une haute falaise, une montée de tournants et d’épingles à cheveux, il n’y a pas de vues ni d’ascensions. Tout ça est un peu plus à l’est, même si chaque passage sur le pont déclasse la côte vers le Larzac, la relègue au rang de route touristique, entretenue et pittoresque mais sans réelle utilité. Par là, ça ne passe pas. Ce n’est pas une impression. Ça ne passe pas. Ce n’est jamais un itinéraire bis, ou de délestage. Pas de voiture où alors par des routes si sinueuses que personne ne les prend. Pourtant tout motive ce trajet-là, bien indiqué, devenu portion de marathon, de courses à pieds, lieu de loisirs utiles où mesurer sa place, consommer des boissons énergétiques, changer de chaussures, se déplacer de nulle part à nulle part avec une bonne raison pour ceux fatigués de leur vie, de leur travail et de tout ce qu’ils ne choisissent pas. C’est par là qu’entre et sort de la ville, le train. Il contourne le Causse avant de tracer un chemin direct, la ligne de Bézier. La construction d’un tunnel sur la ligne exalte les conversations et dope la vente des journaux, des convois de train sous le causse, une image folle, encore lointaine. Ce qui toujours s’est appelé un détour du train par Béziers trouve sa solution dans ce creusement : une direction franche et nette, nécessitant seulement un tunnel sous le plateau. Le train sous la montagne, la ville effacée, le trajet de 80 kilomètres jusqu’à la mer en 45 minutes. Une offre nouvelle pour aller et venir, mieux gérer ses loisirs et son travail, motiver les visites. Depuis le haut de la falaise, pour le bonheur de survoler la vallée et la ville, volent toujours les parapentes.

NORD

La fontaine est arrêtée et les engins ont ouvert la voirie de la République jusqu’à la Victoire. Le long du boulevard jusqu’au parc, les immeubles cossus, hôtels particuliers, tous plus larges que hauts, frontons, péristyles, jardins d’apparat, grilles forgées et portails large pour équipage de chevaux souffre du chantier qui s’étale depuis des mois. Le changement d’un collecteur, des arrivées de gaz et la prolongation du câble internet provoquent le chaos et la grogne. La ville de demain se paye cher aujourd’hui, disent les mauvaises langues. La circulation est détournée, et toute l’activité du boulevard est à l’arrêt. Sales tente de faire vivre un dernier magasin de cuir sur la place déjà peu commode pour se garer. Les travaux, le bruit permanent, la circulation bloquée découragent les touristes. Le boulevard de la République, ses trottoirs inutilisables, les futaies des platanes décimées et en partie coupés malgré les manifestations des riverains, semble vivre ses derniers jours. Les bijoux, les cuirs, les restaurants étoilés qui occupent les rez-de-chaussée avec pignon sur rue, les hauts appartements au garde-à-vous qui les surveillent sont à l’arrêt, en attente de la ville connectée. Les ombres sur La Monte, ce rendez-vous ancien des jeunes filles et jeunes gens montant le boulevard pour se croiser, profiter d’un genou découvert, d’une œillade et même parfois d’un rendez-vous secret, arpentée jusqu’aux grilles du Parc, s’effacent et s’oublient pour de bon. Quand le boulevard sera rouvert et que les trottoirs seront rendus aux piétons, une nouvelle rangée d’arbres en bonne santé aura pris la place des vieux platanes, feuilles imputrescible et branches cassant au vent. Les touristes pourront accéder à une application permettant de visiter la ville avec son smartphone comme guide, et à des jeux pour les enfants, à toutes les infos nécessaires, marché paysan, danse ou spectacle de chant. La fontaine, son nouveau jet, coloré et programmé pour varier en fonction du nombre de personnes qui la photographient ou la filment sera le clou de l’inauguration.

EST

Affluent sauvage, la rivière sur quatorze kilomètres, droit devant elle, creuse dos au soleil levant, ici et là contourne un bloc plus dur mais garde le cap, ne s’écarte pas, ne change pas d’humeur, se faufile entre les deux Causses, le Noir et le Larzac, et les départage. Bois, forêt, aven et chaos rocheux pour l’un. Pour l’autre, pâturages à mouton, abreuvoirs naturels, ces lavognes énigmatiques qui retiennent l’eau des troupeaux toujours assoiffés. La rivière, entre les plateaux peut devenir furie, la vallée n’a pas plus de quelques centaines de mètres par endroit mais pourtant la ville s’est immiscée. Au moindre replat, un hameau, aux premières arrivées de lumière, une ferme, un moulin oublié, une fabrique fermée, l’eau même capricieuse ne se négligeait pas. Le soleil du matin pénètre la vallée et celui de l’après-midi s’y glisse. Dans l’espace de la confluence, la fouille des ateliers de céramique, où les artistes et les artisans de la Rome gauloise nuits et jours fabriquaient les sigillées retrouvées jusqu’en Turquie prend un tour inattendu, on savait que les fours brûlaient des semaines entières, cuisant des centaines de pièces à la fois, jusqu’à la déforestation totale ou presque du Larzac et en grande partie celle du Causse Noir. Toujours plus de bois et de toujours plus loin. On savait qu’un jour les fours s’étaient éteints pour ne plus être rallumés. La découverte qui vient d’être faite change la donne sur cet arrêt, on a accusé le bois qui a manqué, on a trouvé des explications à l’interruption des transports du au manque de solidité des chariots, tout a été dit, et son contraire, mais la mise à jour de plaques d’argile gravées portant la chronique de la Graufesenque, sidère le monde de l’Antique. On y découvre un scandale sans précédent, digne de notre temps, des profits détournés, des avantages injustes, et finalement une fuite des potiers, préférant renoncer, et vendre ailleurs leur dextérité et leurs connaissances, laissant la ville à sa ruine et à sa perte. La rivière, indifférente à l’agitation, longe le bord du Larzac, passe au plus près de la falaise quand du causse Noir ça descend plus doucement, chaos et pierres, lambeau de pente cultivable, jusqu’au premier village. Un nouvel à-pic protège le château de Monsieur de Bonald. Sa rénovation est une réussite, le château remis à neuf efface définitivement le souvenir de la politique du vicomte, obtuse et extrême. Sa salle de travail bien que orientée vers la montagne, vue sur le sombre, le pierreux offre un ameublement riche qui atténue la fermeture de la pièce, la fait oublier. L’histoire des valeurs féodales attire les familles, friandes de montrer aux enfants les basses et hautes-cours, les mâchicoulis et les ponts-levis. L’ouverture du château chaque fin de semaine est une réussite. En remontant le courant encore un peu, la rivière se jette d’un côté à l’autre, rétrécit, s’élargit et semble jouer à un jeu nouveau pour elle, faire la grande, prendre ses aises. Sa haute vallée semble loin, où elle bondit d’un rocher à un rebord, d’une marmite à un gourd. En arrivant en ville après avoir pris un tournant à angle droit, là où la route la franchit sur un pont refait pour le passage des coureurs à pieds, des vélos et même des trottinettes, elle s’assagit, plus douce, elle s’étale, elle se fait belle. Ses excès de fin d’hiver sont un mauvais souvenir, quand grossie des eaux cévenoles, elle faisait la sauvage, et dansait au roi des aulnes une sarabande de fin du monde, un système de rétention vient d’être inauguré au-dessus du hameau du Tayrac.

OUEST

Alors le pont. Celui dont on parlait. Celui que l’on traversait. Celui qu’on avait détesté ou adoré durant dix ans de construction. Celui qui était devenu signature territoriale. On disait ça dans les réunions préfectorales, dans les équipes de communication et même chez Eiffage. Le pont. Une signature de béton et d’acier, une légèreté paradoxale, une envolée bien arrimée. Celui qui, de tout côté, se voyait. Celui qui, de nuit et de jour, se voyait. Celui qui une fois s’était ouvert aux piétons. Celui qui avait offert un rêve à des milliers de véhicules à l’arrêt, en traversée de ville. Celui qui par les journées d’hiver avait été le but de promenade le plus ensoleillé. Le chantier peu à peu, les piles une à une, une structure rouge à chaque extrémité qui montait avec la pile, et le tablier, enfin, poussé des deux bords pour se rejoindre. Un sujet excitant, source de commentaires, de bavardages, d’émerveillement, et d’admiration. Le pont. Celui qui enjambait le Tarn à son étroit. Celui qui reliait les frères ennemis, le Larzac, sec et calcaire, jaune de cette herbe profitable aux brebis et à peine peuplé, et le Lévézou, aux eaux généreuses, aux lacs de retenues, et vert de ses forêts et de ses prairies, largement habité. Le pont. Performance technique, humaine, industrielle, ouvrière. Aucun mort à déplorer. Un pont à l’échelle de l’Europe, un modèle mondial, le plus long pont haubané jusqu’à il y a peu, une prouesse, une œuvre majeure. Toute la ville de M. répétait le nom de Foster, parlait de Eiffage comme d’un cousin perdu de vue, la polémique du maintien d’un lieu permanent d’observation recommençait. Le Pont. Dans la rue étroite, depuis la fenêtre du haut de l’escalier, elle se penche un peu, se tord le cou et dans la nuit se demander comment il a pu disparaître.

proposition n° 36

La falaise a sauté à la dynamite, le gaz de schiste en quantité n’est pas au rendez-vous, mais la CompAnie sonde le terrain, et de nouveaux essais sont en cours un peu plus à l’est. Le trafic sur le pont s’intensifie. Les camions géants et leurs remorques traversent sans descendre, et pour EnBas ce que vient d’EnHaut est une rumeur, ils la racontent mais elle les ignore. EnBas, plus aucun passage. Ce n’est pas une impression. Plus aucun. Ce n’est pas un itinéraire bis, ou de délestage. Les routes sinueuses, les organes de conduite des camions ne les connaissent pas, elles ne figurent pas dans leurs données enregistrées, et ne sont plus cartographiées. Il arrive, sans que les DenBas en soient avertis, que débarque la SupeRorga, venue avec tout le nécessaire à une course de nuit. Les coureurs, habitants des villes, MontPelé ou BêtSauvage, PaRici ou même MerSalée sont convoyés la veille de la course, ils viennent se mesurer et se classer, ils veulent gagner. Courir le long des routes effacées des mémoires, une aventure recherchée, exotique, le frisson du danger pour une petite élite mondiale bien entraînée et capable de se le payer. Ils rechargent leurs batteries vitales et oublient quelques heures leur autre vie. La SupeRorga les fait arriver par un tunnel pleine-conscience, sous le Haut-Pays. Une solution franche et nette, pas de montagne, pas de ville, des convois autoguidés. L’effet est radical, les passagers bien préparés, concentrés et pleinement conscients, rayonnent à leur descente de voiture, leur course à pied en zone blanche est déjà une réussite. Les DenBas les voient de loin mais aucun coureur ne vient jamais, ils ne savent peut-être pas que la ville est si proche. Depuis que la fontaine est arrêtée, que les tests de gaz de schiste ne donnent rien, le mail Retour d’EnHAut n’est plus un lieu de rendez-vous pour les habitants, les DenBas ne viennent plus monter et descendre le mail, ils ne font plus de cérémonie à l’ArbrGinkO, rescapé des coupes de l’hiver, et des grands froids. Deux ou trois DenBas, armés, le protègent nuits et jours. Le long du boulevard, dans les cours des immeubles cossus, hôtels particuliers, frontons, péristyles, jardins d’apparat et grilles forgées, des hommes de troupe s’interpellent. L’armée protège le chantier du schiste. Une centaine de soldats se préparent à un grand défilé, honneur et gaîté, ça s’entend dans leurs éclats de voix. – La ville de demain – sur un panneau, en grandes lettres rouges, souvenir d’un mauvais choix pour EnBas, est devenue la ville de garnison. Aux régiments, les hyper connexions, les arrivées d’eau, les évacuations, un confort que plus aucun DenBas entassé dans les quartiers inondables sans eau potable, ne connaît. Derrière les façades aux noms gravés, les personnels de l’armée ont leurs aises, les gradés entrent et sortent des immeubles cossus, passent sous les frontons, longent les vérandas. Sur la place derrière la fontaine, le nom de Sales se devine au-dessus d’un hangar de stockage. Un engin de travaux que personne n’a réclamé occupe un bout de trottoir éclaté. Un grondement au loin – le pont. Le boulevard, les trottoirs, un arbre centenaire, les convoyeurs qui le traversent en ignorent l’existence. Une application sur leur smartphone commente ce qu’ils ne voient pas, pas un instant ils imaginent y aller voir par eux-mêmes, des vidéos leur présentent un marché paysan, une danse ou un spectacle de folklore, un moyen de faire passer les kilomètres plus vite. Un éclat de rire accueille le jet, coloré en bleu, de la fontaine qui vient de se remettre en route alors que les soldats prêts à monter dans les cars du défilé posent pour une photo. Les autres quittent la ville à leur tour, il faut inspecter les chantiers du gaz le long d’un affluent du TardNe, quatorze kilomètres creusés dans les roches, face au soleil couchant. Un cours d’eau qui se faufile entre les deux Kaus, le Black et le Zac, et les y tranche une vallée. Bois, forêt, aven et chaos rocheux d’un côté, et pâturages à mouton, abreuvoirs naturels des troupeaux assoiffés de l’autre. La rivière se fait parfois furie, la vallée n’a pas plus de quelques centaines de mètres par endroit, pourtant le chantier est là, à creuser, à chercher, à faire exploser. Au moindre replat, un derrick, au moindre endroit ouvert, une station de pompage ou un point d’injection, et s’il y a la place, une zone de stockage d’eau usée dans une piscine hors-sol. L’eau même capricieuse est indispensable à l’exploitation du gaz de schiste, elle en est le précieux carburant, paradoxe que plus personne ne relève. Dans l’espace de la confluence, les ingénieurs ont monté leur camp, des bureaux temporaires pour leurs calculs, leurs analyses et un centre d’information d’où ils envoient les plans de forage. À leurs pieds, ils trouvent parfois des tessons de céramiques qui dateraient des premiers siècles de l’R1, c’est inimaginable, ils en rient entre eux, certains en remplissent des boîtes et les mettent en vente, quelques revenus supplémentaires ne sont pas négligeables et ces restes plaisent aux enfants, ils en profitent. L’ingénieur en chef a tenu à s’installer dans la vallée en amont, entre les hauts murs d’une demeure de pierre, après les derniers derricks. Dans un à-pic, il a transporté ses affaires jusqu’au château. Sa chambre, dans une pièce orientée vers la montagne dont il ne craint ni le sombre, ni le pierreux à l’image de son caractère dur et déterminé, est ornée du blason – oiseaux écartelés et griffons – dont il a fait sa marque. Dans la vallée, des installations de métal et de tubes signalent les recherches en cours, les mauvais résultats dopent l’énergie de l’équipe et les explosions se succèdent. Il reste le lac de retenu dans les gorges, les ingénieurs y feront des forages mais rien n’est dit encore. En ville, arrive un filet d’eau qui vient se jeter dans le TardNe, l’eau qui manque a été injecté pour la fracturation, perdue dans les failles. Les cars de militaires en route pour le défilé atteignent à présent le pont. Celui dont on raconte la construction. Le pont. Une signature de béton et d’acier, une légèreté paradoxale, une envolée bien arrimée. Le pont. Performance technique, humaine, industrielle, ouvrière. Un modèle, une prouesse, une œuvre majeure de l’R1. Le Pont. Celui qu’on a arrêté en toute hâte une nuit, la première nuit de l’Éveil, la nuit qui a marqué le commencement de l’R2. À présent EnBAs n’est plus qu’un point de rêve pour des touristes millionnaires parcourant, la nuit, à la course, des routes effacées, une ville pour garnison, une ville minière pour quelques ingénieurs et une armada de robots. L’effondrement a commencé, les nuits de l’Éveil, espoir d’un arrêt des gaspillages, d’une réflexion n’ont pas suffi, la course en avant a repris plus sauvagement, les derniers habitants des villes d’EnBas sont hors-jeu, vivre et travailler au pays ne veut absolument plus rien dire.

proposition n° 37

Les murs tremblent alors que les explosions reprennent, tout bouge, le gaz que l’on extrait est évacué sans attendre, les camions se relaient, se suivent, un ballet qui ne s’arrête pas, ils s’en vont, ils quittent les lieux dans une lenteur régulière, un mouvement cosmique, sans heurts, inéluctable. À part les camions de gaz, les véhicules n’empruntent plus la vallée. Au-dessus d’elle, le pont, ogre ou géant engloutit tout le trafic, voitures, camions, plus personne ne descend, tout se passe là-haut et les rues sont vides. Le parking d’un supermarché, cinq ou six voitures seulement et des acheteurs à pied, des sacs à chaque bras, les étalages mal garnis, peu de choix, quelques denrées indispensables qu’on se dispute et de temps en temps une gourmandise convoitée qui déclenche une émeute. Le ravitaillement arrive, irrégulier, la nouvelle se repend d’escalier en escalier, sans qu’on sache comment, il n’y a pas de cris ou de signal, alors on se prépare, on fait les comptes et chacun part tenter sa chance, la mère au supermarché, le père aux culs des camions, les enfants agiles, oreilles grandes ouvertes à l’affut d’une information, tous essaient de rapporter le meilleur. Les appartements dégagent un jour ou deux des odeurs de cuit, oignons, patates, choux. Par les fenêtres, quelques bruits de casseroles, un chuintement de vapeur, personne ne les entend, les rues sont désertes, on met en conserve ce qui peut se garder et on mange ce qui s’abime, on vend parfois un bol de soupe à des moins chanceux. Les coureurs à pied des courses de nuits ignorent la ville qui a faim. Les tentes hautes et vastes les protègent du soleil avant leur course, les vêtements de sports débordent de leurs sacs pleins de poches, triés selon des critères de températures, de performance, de pluie ou de temps sec. Ils ne savent pas que la ville est si proche. Par les rues, derrière le campement, les maisons inhabitées, aux murs lépreux qui semblent vouloir s’écrouler alternent avec des habitations refaites mais silencieuses qu’ils n’habiteront pas, ils préfèrent le campement, l’ambiance festive sans surprise au risque d’une clef qui tourne mal dans une serrure, d’un frigo vide ou d’une douche froide. Grace au tunnel ils n’ont rien vu des chambres sombres de la poussière des explosions, des portes fermées sur des familles inquiètes, des fenêtres qui battent chez les voisins déjà partis. Faire les paquets une épreuve difficile. On a entassé tout ce qui pouvait servir et maintenant on est envahi, des étages inhabités sont remplis de meubles abandonnés par d’autres, de vaisselle, de montants de lit, de vêtements de toutes les tailles, on ne veut pas être la famille qui laisse tout derrière elle, que d’autres vont piller. Impossible d’abandonner les photos et les albums, les paires de gants en dentelles, les dictionnaires de médecine et de ménage, les bassines à confiture, et puis les jouets, les vélos, les jeux de société. Il y a aussi les cahiers, de grammaire, de math ou de récitation, on voudrait tout garder, cela retarde le départ. On feuillette, on range, on étiquette, on empile, on lave, on préserve. Ne rien oublier. De ce qui dans les maisons éclairait la vie. Les rires des vacances et les portes qui claquent, les allers et les retours, les odeurs de peaux ou les embrassades. Après le supermarché les enfants montent un moment jusqu’à la fontaine, des soldats y vont et viennent, leurs garnisons occupent les hôtels particuliers, aux fenêtres sèchent d’improbables lessives, parfois on y voit sur le rebord des fruits ou une bouteille. Des cris et des mouvements alors que sort d’une des cours un véhicule qui emporte une patrouille surveiller la prochaine explosion. Les enfants réclament un biscuit ou une cigarette, ils gênent les soldats qui les écartent comme des moustiques, d’une main largement ouverte. À premier étage ni lessive ni bière mais des rideaux légers qui volent devant les fenêtres, la salle à manger de l’ancien logement bourgeois devenu mess des officiers, ils y jouent aux cartes, y fument et boivent des boissons fortes. Les trouffions utilisent les escaliers de services pour monter dans leurs chambrées, les cuisiniers s’affairent au rez-de-chaussée, les victuailles arrivent chaque jour, les enfants le savent et espèrent grappiller un morceau de pain ou une boite de sardines. Ils s’approchent du dernier arbre, rescapé des coupes de l’hiver, ils en aiment l’ombre et l’odeur, ils oublient un moment les gardes armés, les explosions et les relents de poudre. Sur le chantier le long de la rivière toutes les maisons évacuées, les jardins gris de poussière où rien ne pousse, les hangars et les garages vidés de tout, fermés avec des chaines espèrent encore leurs habitants, il parait que le sable bitumineux n’est pas très riche, l’exploitation sera peut-être abandonnée. Les volets ne battent pas au vent, ils sont bien serrés sur leurs fenêtres, seuls les fenestrons sont restés ouverts, on espère que personne ne pourra s’y glisser. Et puis qui voudrait des cuisines aux éviers gris, des chambres aux tapisseries grises, des salles aux peintures grises, et des escaliers aux marches grises, la poussière est passée par tous les interstices, les maisons sont devenues inhabitables. La rivière entre les deux falaises, n’est qu’un filet d’eau, des pompes la pillent et emmènent l’eau jusqu’au injecteurs, sous pression elle fragmente la roche bitumineuse, en retour un flot noir pour des bassins de décantation. Les ingénieurs calculent et prévoient les explosions, ils se rendent sur le terrain quelquefois mais préfèrent rester dans leur village provisoire. Tout est pratique, bien installé, chacun a sa propre cabane, petite maison de toile et de bois avec une chambre et une arrivée d’eau, des locaux communs pour manger et se détendre. Dans la vallée un peu plus haut le château réservé à l’ingénieur chef entièrement remis en ordre, pierres jointoyées, crépis repris, trous bouchés, sols ragréées, boiseries repeintes, système d’éclairage et de chauffage en route contre le froid et le sombre, une demeure de prestige pour la compagnie et pour son représentant. La patrouille de surveillance vient de passer et la prochaine explosion ne va pas tarder. Du pont on l’entendra même si aucun des conducteurs, aucune des convoyeuses ne verra rien. Le pont. Celui dont on parle. Celui qu’on déteste ou adore. Le pont. Voie de béton et d’acier, par où on partira. Le pont. Performance technique, humaine, industrielle. Un modèle, une prouesse, une œuvre majeure de l’ingénierie française et anglaise, les meilleures. Le Pont. Au trafic qui ne cesse d’augmenter. Que l’on n’arrête jamais. Qui relie les villes mais oublie la ville en-dessous de lui, ses routes effacées, sa garnison de soldats, sa zone de prospection, son gaz de schiste, ses quelques ingénieurs. Qui oublie les hommes et les femmes qui continuent à y vivre, à y chercher chaque jour comment y rester un jour de plus, qui en aiment l’enroulement sur une hauteur, les rivières, les falaises, les vents et les lumières.

proposition n° 38

La question de l’écriture est celle du titre. À priori, il faut nommer les notes, les manuscrits, les carnets. Sinon la pagaille s’installe, le décousu, le manque de rigueur, les postures, les bonnes intentions. Au prochain commencement, garder le cap, ne pas dévier, nommer, nommer, nommer, suivre le fil, ne pas dérailler. Saut de l’Ange, à propos de risque, et de jeunesse, grand éclat de rire, autodérision et retour à la case départ. Round and round, pour les jours où l’écriture ritournelle tourne en rond et cherche la sortie, une écriture au creux de la main, une chatouille enfantine, tourne, tourne, un éclat de rire ou un rire à l’idée de la chatouille, un petit corps-à-corps en accordage, en balancement, en tendresse dans la paume, au bout des doigts. Ou un mot unique : Contre, Pluie, Échange, un moment de rage ou d’intimité, de ces moments qui déroulent un premier fil puis vient toute la pelote. À propos de bête, un voyage à la rencontre d’animaux mythiques, de grands animaux chassés jadis et respectés comme des dieux, à propos des bêtes des femmes, les araignées, les ourses, les corbeaux et les cygnes, les chats noirs, déambulation où se croisent les animaux vivants et ceux anciens, des images et des contes, des procès, des folklores et des possessions. Un autre voyage, sans horaire pourtant, s’appellerait 13 le 13, pour coller à une histoire qui s’écrit ailleurs, un personnage sans nom, oublieux de sa vie, cherchant sa voix, son chemin et ce qu’il attend de lui-même. Tout de suite à la première minute, lui donner un prénom, prendre soin d’elle, lui donner un corps, une chambre, et la faire marcher, courir, traverser les rivières, se baigner dans l’eau froide. La nommer, La Nommer, avoir ce pauvre courage de figer dans quelques lettres un prénom et choisir de la voir monter ou descendre, tout au long du livre ce nom, bien elle, mais qui jamais ne serait révélé. Quand le titre fait sa crise, lui accorder On est là à tracer des lignes, il se calme et se met lui aussi à tracer des lignes, en tout sens, à oublier ce qu’il annonçait, une fiction, il gribouille, envahit la page du carnet, la marge devient noire d’encre et de traces de doigts. Les doigts pianotent sur le clavier, pas de marge à proprement parler, une fausse marge, un grand rectangle noir qui se dessine et des marges lentement mais sans ralentir, ni crayonner, ni tester un mot ou un bout de phrase. En apparitions, les lettres s’inscrivent, sans liens, juste des blancs entre elles, et peu à peu les lignes d’On est là pour tracer des lignes, titre ambitieux et bête à la fois, descriptif d’une réalité répétitive et obsédante, On est là, ensemble, on est là avec une bonne raison, on trace, trace, trace des lignes et des lignes, mais les scribouillis nous manquent, le recopiage, les découpages et les collages, paperoles et ajouts. Les signes minuscules sur un morceau de journal, un morceau de nappe, un papier de boulanger, papiers infimes, emballages à usage unique, prêt à jeter, il suffirait d’un crayon à papier, de patience, de silence aussi, tout ce qui à présent manque, mais surtout ne peut se retourner, car on aime le bruit des touches, on apprécie les corrections instantanées, tiraillée entre l’efficacité et la traversée des sensations. Lire les mots, écrivant. La traversée des sensations. Un texte-peau, une écriture-sang, une invitation à la revisite des géographies intérieures au regard des espaces. Espaces. Espaces ouverts, invitation à la balade, à la marche, d’idée en idée, de proche en proche on s’offre à la ville, à sa dévoration en une suite de déambulations de place en place, d’esplanade en esplanade, de recoin en recoin. À chaque instant, un vêtement de pierre et de ciel pour le corps, un point d’écoute en cadeau au sensible de l’ouïe, sans oublier les espaces couverts, protégés, plus intimes, ombre et repos après les traversées, les élans. Parfois envie de Mélanger les genres, sans savoir s’il s’agira de genres humains ou littéraires, une incertaine discipline sur des questions Beyond me. Questions trop larges, qui doivent trouver leur focale, leur petite machine à serrer les détails, cadrage sec pour un traitement personnel, le personnage, ne voulant pas être attrapé, courant de dos. Il s’échappe par un passage étroit, se faufile, on ne voit que sa chemise, gros carreaux bleus et blancs, épaisse et chaude, presque une veste. Encore manqué. Il a rejoint quelques amis, et parle au téléphone à une fille qui lui donne un rendez-vous, ou à un garçon, un autre lui-même en chemise, qui veut le voir et vite. C’est La troisième déclinaison qui l’emporte, celle qui en latin s’appuie sur Enfant, puer, pueri, on y entend vrombir une enfance mal embarquée, qui arpente des rues désertes, avale des bonbons achetés avec de l’argent volé, s’aventure la nuit sur les trottoirs trop larges d’avenues bruyantes, une enfance qui se projette sur les mots à l’aune de l’ennui, des départs, des embarquements, des langues et des accents. Alors vient le moment de la liste, Les délaissées provisoires, une liste sensible et géographique à la fois, physique et matérielle, qui parle d’un réel provisoirement abandonné, un réel immergé, un temps délaissé. Plus tard un chantier, une grue, un immeuble neuf mais avant, l’entre-temps, l’abandon, l’abandon total, une arrivée de plantes sauvages et vagabondes, une nichée de chats, quelques morceaux de pain, un duvet et un carton, des fleurs hors-saison jaunes et roses, un peu de terre sous la semelle, une brique ébréchée, un tas de planches. Délaissées dans un carré irrégulier au sol tassé avec deux coins de murs où des lambeaux de papiers bleuâtres racontent une histoire de signes, où la trace d’un lavabo envoie des éclaboussures de toilettes oubliées. Il manque Personnage, qui ne trouve pas sa place, ne s’incarne pas, ne veut pas de cette chair de mots, ne veut pas de genre, ni de vêtements, toujours à s’échapper, il ne veut rien savoir de l’enfermement des mots, il ne veut ni nom, ni passé, ni famille, ni lieu, ne veut pas se reposer de sa fatigue, de sa course folle, de son ombre, à peine. Juste courir de livre en livre.

proposition n° 39

Rendre la ville plus belle, plus touristique, plus remarquable, laisser aux passants une impression de Moyen Âge, plus nette, plus marquée. Remplacer le sol bétonné de la place par de larges pierres, des pierres gris-rose, refaire les bords de la place, surélever la place, comme une petite estrade, une mise en scène autour des quatre platanes et de la fontaine aux lions. Qui y gagne à ce pavage, qui vend ces pavés venus de nulle part, qui a choisi ce sol pour une place aseptisée. Assez vite ce chantier est oublié. Car vient le pont. Avant le pont, pas de gouffre, pas de manque entre les deux horizons jamais joints, pas de lien visible ou invisible. Mais deux lieux, uniques, chacun unique, ignorant l’autre. Les piles dans l’eau, ou presque, la rivière à son étroit dans ce goulet, les piles se calent, convoitent le ciel, combattent les falaises, les rebords de pierre, les piles fortes, hautes, doubles, rien ne les arrête, elles s’élèvent. Autour, dessus, dedans, minuscules, rouge et jaune, insectes, nourriture de chantier, ils s’affairent. Et les camions. Qui arrivent et repartent. Les piles s’appuient au fond de la vallée, les autres deux s’élèvent d’un côté et les trois dernières de l’autre côté, elles posent les repères entre les bords des deux montagnes. Elles créent le gouffre, le délimitent, l’élargissent, le chantier s’élève à l’assaut des hauteurs, le chantier borne et dessine, la construction barre la page blanche, donne à voir le vide qu’on ne regardait pas. L’espace ouvert désormais couturé cicatrice dans le bleu. Remplir un vide, y dessiner un jamais-vu, y faire grandir un impensé, relier ce qui jamais ne l’a été, un restant de montagne, noyau de granit, noir, solide, buté dans le paysage, et en face, fendu cinq fois de longues failles, le plateau et son insularité perdue. Le regard reste bloqué sur les glissières et les parapets, l’horizon et le ciel confondu, au-dessus du gouffre. Il n’y avait rien, un vide d’air, un non-lieu entre les rives d’une rivière quittant la ville, des routes insignifiantes pour s’en extirper, et le chantier s’installe, trois ans pour les piles les plus hautes du monde à l’assaut du vide, de l’air, sept points d’appui pour une traversée de plus de deux kilomètres, un dragon de béton, une dentelle dans le vide, un paraphe. De cette opération à vallée ouverte, les fils ne se résorbent pas, ils accrochent aux montagnes leurs espoirs de funambules, leur imposture de légèreté.

proposition n° 40

Un fond de rue, un tas de branches abandonnées, quelques arbres d’un ancien parc se disputent le soleil. Des traces de murettes, de margelles, de puits, racontent une maison disparue, une vie de famille et d’enfants qui couraient après des cerceaux, ou jouaient au croquet, l’endroit devait être propice, la rivière y arrive en douceur, elle n’a pas encore tourné, elle s’éclaire à l’heure du soir de reflets dorés, c’était sans doute une résidence d’été, le risque d’inondation y est grand, une de ces villégiatures où l’on envoyait les familles retrouver la fraîcheur. Il n’en reste que quelques vestiges, à peine reconnaissables, cachés dans un bosquet, si peu visibles qu’il faut les chercher, les imaginer. Les arbres continuent de pousser et malgré quelques branches enlevées, ils prennent leurs aises, plus de maîtres attentifs à surveiller leur croissance ou protéger un toit, ils s’égarent dans le ciel, envoient leurs branches aussi loin qu’ils leur aient possible, ils se densifient et forment un groupe solide et protecteur. Quelques-uns en ont fait leur coin, deux ou trois tentes, des traces de feu, des canettes et des boîtes vides, ils ne sont pas là ou bien dorment à l’abri, on ne les voit pas, ils ne font pas de bruit, ne se mêlent pas à rien, ils vivent une vie de peu, entre eux, une de ces vies que les villes cachent sans vouloir en rien savoir, ou le moins possible, les laissant à leur débrouillardise ou leur apathie entretenue d’alcool et d’herbe. Une forme allongée le long d’un pied de mur disparu, enroulée d’une couverture terne et d’un film d’aluminium doit être un de ces dormeurs, on ne s’approche pas , une précaution ou une peur devant ce sommeil dont on ne sait rien, on le regarde, on le plaint, des mots nous viennent, des envies de l’aider mais il dort, ne demande rien sauf la paix, la sécurité, on les lui laisse, on s’éloigne en essayant de ne pas faire craquer les branches, en baissant la voix, en ne tournant pas la tête. On traverse un terrain entouré de grillages à poule qui sert de parking, une esplanade vide où la nuit viennent des camping-cars silencieux. Leurs voyageurs dinent dans des petits espaces, entre deux véhicules, accolé au véhicule voisin, ils se ressemblent, leurs chaises longues aussi, leur voyage semble toujours arrêté à l’heure d’une bière et d’un bol de chips, ils ne se parlent pas ou alors pour se saluer s’ils se sont vu à l’étape précédente, ils échangent un tuyau pour vider les toilettes, ou se montrer un nouvel équipement, on ne les voit pas arriver, ni partir, demain des comme-eux les remplacent. Le long du parking la rue arrivée en courbe se termine sans vraiment de fin, elle s’élargit vers la droite comme pour permettre un retour en arrière, sans marque, sans ligne, sans repère, on ne sait comment s’éloigner, on hésite, on croit à un cul-de sac, à une fin de la rue, sans raison et sans avertissement. Il faut chercher et on hésite pour savoir quoi faire, où aller, où continuer si la rue elle-même ne le sait pas, ne le balise pas, ne dessine pas de lignes fermes, bien tracées, rassurantes où entraîner nos pas, sans nous inquiéter, jusqu’à l’embranchement suivant. Au-dessus de la rue, ajoutant à la confusion naissante, dans la troisième dimension, s’élève une passerelle. Elle évacue le trafic de la ville, la contourne, une de ces larges passerelles de béton gris, qui monte lentement, incurvée, sa forme ample se déploie, elle s’élargit, semble une aile lourde, de larges replis de béton la soutiennent, la renforcent, en haut, les voitures ignorent des systèmes des forces et contre forces en jeu, sans cesse recalculées selon leur nombre et les déplacements contraires. La passerelle pose sur la rue finissante et sur le parking une ombre bruyante, un intérieur, de rares piétons ou des voitures égarées perdent leurs repères, ne sachant plus comment continuer. La rue contourne un pilier évasé, rue sans forme, sans but, servant à traverser on ne sait quoi, à relier on ne sait où, une rue sans idée de chemin, de trajet. Le regard est attiré par une entrée dans un vieux mur, un jardin partagé, un de ceux qui ne servent pas à manger, on y plante aucun légume, mais à créer des sociabilités fragiles. Les groupes-jardins y décorent des pagodes de fleurs à la mode orientale, ils passent dans le journal et s’occupent toute une saison, des enfants étonnés y viennent en visite, ainsi quelquefois la rue s’égaye, mais ça ne dure pas et elle retrouve isolement et rumeur mécanique. Des feuilles mortes, même en été, dans les caniveaux, des herbes jaunes et sèches, plantes indésirables, arrivées avec le vent, ou les semelles, qui n’ont pas résisté aux chaleurs, goudron maculé de reprise, de zone de gravier, de fissures, voie rapide à travers le ciel et rue au devenir incertain, la ville vient buter sur la rivière, assommée d’être empêchée, de ne pouvoir grandir comme elle l’entend. Pareillement à chaque butée, chaque ligne d’arrêt, une pente raide, une falaise, une rivière, un départ de vallée, l’histoire se rejoue. La ville s’étiole, incertaine.

proposition n° 41

Les murs tremblent [1] alors que les explosions reprennent, [2] tout bouge, le gaz que l’on extrait est évacué sans attendre, les camions se relaient, se suivent, un ballet qui ne s’arrête pas, ils s’en vont, ils quittent les lieux dans une lenteur régulière, un mouvement cosmique, sans heurts, inéluctable [3]. À part les camions de gaz, les véhicules n’empruntent plus la vallée. Au-dessus d’elle, le pont, ogre ou géant engloutit tout le trafic, voitures, camions. [4] Plus personne ne descend en ville, tout se passe là-haut et les rues sont vides. Le parking d’un supermarché, [5] cinq ou six voitures en épi et des acheteurs à pied, des sacs à chaque bras, les étalages mal garnis, peu de choix, quelques denrées indispensables qu’on se dispute et de temps en temps une gourmandise convoitée qui déclenche une émeute. [6] Le ravitaillement arrive, irrégulier, la nouvelle se repend d’escalier en escalier, sans qu’on sache comment, [7] il n’y a pas de cris ou de signal, alors on se prépare, on fait les comptes et chacun part tenter sa chance, la mère au supermarché, [8] le père [9] aux culs des camions, les enfants [10] agiles, oreilles grandes ouvertes à l’affut d’une information, tous essaient de rapporter le meilleur. [11] Les appartements dégagent un jour ou deux des odeurs de cuit, oignons, patates, choux. Par les fenêtres, quelques bruits de casseroles, un chuintement de vapeur, personne ne les entend, les rues sont désertes [12], on met en conserve ce qui peut se garder [13] et on mange ce qui s’abime, on vend parfois un bol de soupe à des moins chanceux. [14] Les coureurs à pied des courses de nuits ignorent la ville qui a faim. Les tentes hautes et vastes les protègent du soleil avant leur course, les vêtements de sports débordent de leurs sacs pleins de poches, triés selon des critères de températures, de performance, de pluie ou de temps sec. [15] Ils ne savent pas que la ville est si proche. Par les rues, derrière le campement, les maisons inhabitées, aux murs lépreux qui semblent vouloir s’écrouler alternent avec des habitations refaites mais silencieuses qu’ils n’habiteront pas, [16] ils préfèrent le campement, l’ambiance festive sans surprise au risque d’une clef qui tourne mal dans une serrure, d’un frigo vide ou d’une douche froide. [17] Grace au tunnel ils n’ont rien vu des chambres sombres de la poussière des explosions, des portes fermées sur des familles inquiètes, des fenêtres qui battent chez les voisins déjà partis. Faire les paquets une épreuve difficile. On a entassé tout ce qui pouvait servir et maintenant on est envahi, des étages inhabités sont remplis de meubles abandonnés par d’autres, de vaisselle, de montants de lit, de vêtements de toutes les tailles, on ne veut pas être la famille qui laisse tout derrière elle, que d’autres vont piller. Impossible d’abandonner les photos et les albums, les paires de gants en dentelles, les dictionnaires de médecine et de ménage, [18] les bassines à confiture, et puis les jouets, les vélos, les jeux de société. Il y a aussi les cahiers, de grammaire, de math ou de récitation, [19] on voudrait tout garder, cela retarde le départ. On feuillette, on range, on étiquette, on empile, on lave, on préserve. Ne rien oublier. De ce qui dans les maisons éclairait la vie. Les rires des vacances et les portes qui claquent, les allers et les retours, l’odeur des peaux ou les embrassades. Après le supermarché les enfants montent un moment jusqu’à la fontaine, des soldats y vont et viennent, leurs garnisons occupent les hôtels particuliers, aux fenêtres sèchent d’improbables lessives, [20] parfois on y voit sur le rebord, des fruits ou une bouteille. Des cris et des mouvements alors que sort d’une des cours un véhicule qui emporte une patrouille surveiller la prochaine injection d’eau dans les profondeurs du schiste. Les enfants réclament un biscuit ou une cigarette, [21] ils gênent les soldats qui les écartent comme des moustiques, d’une main largement ouverte. Au premier étage ni lessive ni bière mais des rideaux légers qui volent devant les fenêtres, la salle à manger de l’ancien logement bourgeois devenu mess des officiers, ils y jouent aux cartes, [22] ils y fument et boivent des boissons fortes. [23] Les cuisiniers s’affairent au rez-de-chaussée, les victuailles arrivent chaque jour, les enfants le savent et espèrent grappiller un morceau de pain ou une boite de sardines. [24] Ils s’approchent du dernier arbre, rescapé des coupes de l’hiver, ils en aiment l’ombre et l’odeur, [25] ils en oublient un moment les gardes armés, les explosions et les relents de poudre. Sur le chantier le long de la rivière toutes les maisons évacuées, les jardins gris de poussière où rien ne pousse, les hangars et les garages vidés de tout, fermés avec des chaines espèrent encore leurs habitants, il parait que le sable bitumineux n’est pas très riche, [26] l’exploitation en sera peut-être abandonnée. Les volets ne battent pas au vent, ils sont bien serrés sur leurs fenêtres, seuls les fenestrons sont restés ouverts, on espère que personne ne pourra s’y glisser. [27] Et puis qui voudrait des cuisines aux éviers gris, des chambres aux tapisseries grises, des salles aux peintures grises, et des escaliers aux marches grises, la poussière est passée par tous les interstices, les maisons sont devenues inhabitables. La rivière entre les deux falaises, n’est qu’un filet d’eau, des pompes la pillent et emmènent l’eau jusqu’aux injecteurs, sous pression elle fragmente la roche bitumineuse, en retour remonte un flot noir qui rejoint des bassins de décantation. [28] Les ingénieurs calculent et prévoient les injections, ils se rendent sur le terrain quelquefois mais ils préfèrent rester dans leur village provisoire. Tout est pratique, bien installé, chacun a sa propre cabane, petite maison de toile et de bois avec une chambre et une arrivée d’eau des locaux communs pour manger et se détendre. [29] Dans la vallée un peu plus haut le château réservé à l’ingénieur chef entièrement remis en ordre, pierres jointoyées, crépis repris, trous bouchés, sols ragréées, boiseries repeintes, système d’éclairage et de chauffage en route contre le froid et le sombre, une demeure de prestige pour la compagnie et son représentant. [30] La patrouille de surveillance vient de passer et la prochaine explosion ne va pas tarder. Du pont on l’entendra même si aucun des conducteurs, aucune des convoyeuses ne verra rien. Le pont. Celui dont on parle. Celui qu’on déteste ou adore. [31] Le pont. Voie de béton et d’acier, par où on partira. Le pont. Performance technique, humaine, industrielle. Un modèle, une prouesse, une œuvre majeure de l’ingénierie française et anglaise, les meilleures. [32] Le Pont. Au trafic qui ne cesse d’augmenter. Que l’on n’arrête jamais. Qui relie les villes mais oublie la ville là en-dessous, ses routes effacées, sa garnison de soldats, sa zone de prospection, son gaz de schiste, ses quelques ingénieurs. Le pont. Qui oublie les hommes et les femmes qui vivent dans la ville, y cherchent chaque jour comment rester un jour de plus, qui en aiment l’enroulement sur une hauteur, les rivières, les falaises, les vents et les lumières. [33]

proposition n° 42

entre 2 et 3

La maison, à elle seule un monde, une porte qui ouvre vers un intérieur odorant, chaud, joyeusement bruyant, radio, appels, bruit de cuisine. Le bruit est la nature de la maison, un moindre craquement, un petit bruit et ça résonne, le son passe du haut au bas, s’engouffre dans l’escalier. Dehors souvent c’est le silence qui lui paraît déplacé.

entre 9 et 10

Le manteau accroché à la patère, elle se demande si réellement il lui va, n’est-il pas trop ample, trop lourd, trop rouge, ou plutôt trop orangé ou trop vermillon, la tête lui tourne. Elle ne voit pas les couleurs correctement, elles tremblent, se mêlent, ont des noms sur lesquels elle peut passer des heures, terre de sienne, elle inverse et profite de l’effet, sienne terre, jaune d’or, chocolat. Mais les nuances, les harmonies, les accords lui échappent. Elle voit de manière globale des ensembles, des mouvements, des blocs, des lignes, mais elle ne sait pas en parler, en mémoriser les couleurs. À voir son vêtement humide, marqué de traces de pluie qui ternissent encore la couleur, elle se décide qu’elle n’achètera plus de rouge, trop voyant. Dehors la pluie se calme, pourvu que le vent ne s’y mette pas.

entre 21 et 22

Encore à rêvasser ! Rappel à l’ordre sévère, celui qu’elle s’envoie à elle-même, celui qu’elle formule intérieurement, qui la fustige et lui donne l’ordre d’arrêter ça. Regarder ce qui l’entoure avec une telle intensité que les choses s’animent, respirent, semblent être là, vivante, à esquisser un pas de danse, à lui faire entendre un appel. Elle se voit se faufiler dans les objets, tomber au fond d’un vase, glisser sur une assiette, installer un camp de nuit au creux du fauteuil. Elle serait petite mais qu’importe, elle serait seule, tant mieux, elle n’aurait dans une seule pièce un monde à explorer et aucun compte à rendre. Encore à rêvasser ! Elle s’en veut de ne pouvoir sortir de cette torpeur, elle ne sait plus qu’elle a un nom, elle oublie les comptes à rendre, des devoirs à rendre, elle parcourt un tableau en canevas, salue la femme en robe qui grave une initiale dans le creux d’une écorce, et déjà elle sort du tableau et se passe derrière l’arbre pour profiter du petit lac un peu plus loin. Tu rêvasses ? La voix la surprend, le regard rieur la fait redescendre, elle est là cette fois. Non je m’endors, je monte, c’est l’heure de dormir et j’ai une traduction à rendre. Demain sera un autre jour. Elle rit pour faire bonne figure, se met sur ses pieds, ça tourne un peu,elle s’accroche à la rampe, monte à l’étage, s’enferme dans sa chambre. Il ne reste qu’à dormir, à s’endormir. Demain sera.

proposition n° 43

Une bonne raison pour revenir encore une fois, et cette fois rester. Vider les derniers sacs, épousseter les grains de poussière et y voir simplement des particules de terre, de sable, de pollution, la poussière n’est pas une attaque du monde. Ouvrir tous les matins les fenêtres, parcourir les rues, se dire et se savoir chez soi. Les histoires emmêlées des générations comme une histoire, simple et sans rancune, chacune et chacun à sa place, avec un nom, un prénom, un corps, des jambes, des morts à dire et des mots à offrir, mais aussi l’éclaircie, la traversée, les orages et les vents, les attentes, les départs des unes et celles qui sont restées. Les faire circuler dans leur temps, mais par une pirouette leur offrir un coup de folie dans une autre dimension, comme ça pour voir, se dire que tout peut arriver et le faire arriver. Passer un moment avec eux tous, finir les conversations, en ouvrir de nouvelles, les laisser repartir simplement et sans s’inquiéter pour eux, pour elles. Ou laisser l’eau faire. S’accrocher à une inconnue, lui inventer une ville, lui offrir des rencontres et des regards, lui laisser explorer des lieux pas encore inventés, la nommer et aimer son nom, lui faire un corps solide et fiable, un corps qui raconte, qui imprime sa place, accepte d’occuper des espaces vides, et de laisser derrière lui des espaces vides.

proposition n° 44

Ainsi parcourir des lieux connus, un hasard bien sûr, qui fait bien les choses, peut-être ou peut-être pas. Il y a ce qui ressemble en tout point à la réalité et on s’y voit, on y est, le métro, les carrefours, certaines rues, une boulangerie, mais à la moindre différence, au moindre écart il faut faire un effort, se concentrer, est-ce un oubli, une trahison. Le réel se dérobe, change de couleur, d’époque, créée un lieu nouveau où se promener, déambule. Ça ne dure pas, nouveau croc-en jambe de la réalité, là reconnaissable, les odeurs, les couleurs, tout est vrai, juste, à sa place, et oblige au retour, puis nouveau sursaut, changement de hauteur, circulations inconnues, cavalcade dans un escalier qui vient de sortir de terre.

Mêler un retour en arrière et un lieu réinventé et une fille sous la pluie, ou qui se réveille sans désir mais forte et présente, totalement présente, une incarnation et un souffle d’air à travers les mots. Le manque du nom renforce les rues, les intérieurs, les silhouettes. Le contre feu pour rendre anonyme, pour effacer toute incarnation offre une vie de quelques instants à un buveur de bière, à une passante, à une ombre et même à un ami retrouvé. Une fontaine prend une place folle, rend une place folle, un pont, deux ponts et même trois ponts se disputent la vedette. Lui donner un nom, la laisser prendre ses aises, pas question. Qu’elle reste ce qu’elle est, parfois totalement là, d’autres fois passive, muette, qu’elle n’espère rien d’autre que quelques coups de pinceaux rapides, des croquis d’elle au coin d’une rue, en haut d’un escalier, au tournant d’une vie.

Un petit morceau seulement, quelques pages, quelques lignes tout au plus mais le regret de la suite, enfuie, perdue la silhouette de la fillette, son visage, son corps, plus ici, seuls ses pieds, ses pieds chaussés de patin à roulettes. Qui n’a pas roulé en patins ne peut comprendre le rêve d’envol, de souplesse, de mouvements gracieux, faciles, et la perte de ses illusions sur des trottoirs inégaux, fesses en arrière à cahoter sur un sol granuleux, irrégulier, où il est impossible d’accélérer ou de freiner. Longtemps après, dans une de ces villes aux larges trottoirs, lisses, doux comme une peau, sans rainure, ni devers, un de ces trottoirs qui semble n’être là que pour le passage rapide, le petit courant d’air des corps qui glissent, il vous vient la rue du quartier, surgi à reculons de votre mémoire, une fillette maladroite sur des pavés bancals de béton de gris.



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1ère mise en ligne 15 juin 2018 et dernière modification le 15 septembre 2018.
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[1le mâchefer, scorie de houille, a servi de matériau de construction, il est friable et se fissure facilement

[2l’utilisation d’explosif complète l’injection d’eau sous pression

[3la construction d’un pipeline devrait se faire, en attendant le gaz est acheminé par camions

[4l’utilisation d’image de monstre pour un pont est assez étonnante, la forme générale et le contexte s’y prête pourtant bien. Une baleine pourra personnifier un immeuble, une tour de pierre sera peut-être une sorcière ancienne. Ces éléments de contes, ou de coutumes locales ajoutent aux histoires des voies imaginaires souvent bienvenues

[5chaque enseigne règne sur un bout de la ville, les centres sont aux points de sortie de l’agglomération, les enseignes les plus populaire se sont implantées le long de la route la plus fréquentée, double peine pour la ville en déclin

[6l’évocation d’une émeute déclenchée lors de la mise en vente de produit sucrée à haute valeur affective n’est pas une fiction, on rapporte qu’un tel fait est avéré, des photographies illustrent de tel moments de folie

[7une étude fiable décrit le mécanisme de diffusion d’une nouvelle d’un escalier à l’autre, d’une bouche à une oreille, cette étude de plus de mille pages est une référence solide et confirme que la diffusion se fait en cercle concentriques, la propagation est rapide, homogène et régulière

[8la mère est ici emblématique de toutes les mères du quartier

[9idem

[10idem

[11le meilleur reste très moyen, le pain est rare, les légumes verts indemnes de pourriture un souvenir, ils sont pleins de traces, de tâches, de points mous ou de piqure d’insectes

[12il n’est question ici que de présence ou plutôt d’absence humaine, des animaux errants se regroupent en meute, en troupeau et hante les parages

[13beaucoup de recettes ont été perdue ou oubliée mais celles des conserves par stérilisation dans l’eau bouillante continue de se transmettre, une petite sécurité alimentaire bienvenue en ces temps de disette

[14l’entraide de voisinage fonctionne, on se soutient, on s’offre un peu de soupe ou un bout de pain d’un appartement à l’autre, mais dès lors qu’il s’agit d’habitants installés quelque rues plus loin, les relations sont plus mercantiles, moins généreuses

[15les coureurs ont des infos météo fiables qu’ils payent très chers, parfois même ils emploient leur propre météorologue. De leur précision peut découler une victoire et ils sont prêts à tout pour gagner

[16un vaste plan de soutien aux villes isolées avait permis de croire qu’un nouvel avenir était possible, de fortes sommes injectées pour des aides aux travaux, pour l’isolation des murs, la réfection des toits, le changement des huisseries, on y avait cru qu’ainsi rénovées les habitations draineraient de nouvelles foules vers les villes en voie d’abandon mais malgré les prix, la qualité de vie, la promesse d’emploi, les citadins n’étaient pas revenus en arrière, ils n’avaient pas réintégré les villes de leurs parents, celles de leur enfance

[17les économies d’énergie recommandent de prendre des douches tièdes avec un jet d’eau de force faible, mais même dans des conditions de campagne nos coureurs ont accès à des flots d’eau bien chauffée, et à mille autres avantages

[18certains de ces ouvrages sont désormais si prisés que leurs prix flambent, un peu comme les oignons de tulipe au dix-septième siècle, un engouement pour un peu de papier, une promesse de crise à venir

[19la poésie reste un jalon de la vie des enfants, puis par un mécanisme d’oubli et de désintérêt, de difficultés à affronter la vie matérielle, ils s’en détournent comme leurs parents avant eux

[20les paquetages des soldats, constitué de vêtements règlementaires, est enrichi de leur propres vêtements, les formes et les couleurs de leurs affaires personnelles est un spectacle à part entière dont on en se lasse pas

[21l’usage du tabac est réglementé, pourtant il n’est pas rare de voir des enfants même jeunes fumer, le manque de nourriture, sa monotonie et sa médiocrité font du tabac une tentation

[22une liste complète des jeux de cartes avait été commencée, mais devant le nombre et la variété de cette liste le projet a été abandonné, on peut cependant citer la scopa, la crapette, la belotte, le roi de cœur etc. …

[23comme pour les jeux de cartes la liste des alcools forts est longue, on retiendra le bourbon, le raki, l’eau de vie, la prune, l’aquavit

[24il s’agit de sardines conservées de longue date, oubliées dans une cave à conserve et redécouvertes, elles alimentent une bonne partie des armées européennes qui les revendent ou les distribuent

[25probablement un ginko femelle, l’odeur de ses fruits, des petites prunes est particulièrement forte et désagréable selon nos critères, mais les enfants, privés de bien des choses, trouvent cette odeur agréable, elle est proche de celle du beure rance, sûre et fade mais les prunes les attirent et attisent leur gourmandise

[26les sables de schiste sont nommés de divers noms, on lit parfois huile bitumineuse

[27fenestron ou fenestrou, petite fenêtre d’environ cinquante centimètre de côté, éclaire un cabinet, le haut d’une cuisine, d’une salle de bain, un garde-manger ou une buanderie

[28les quantités d’eau sont si grandes qu’il est nécessaire d’en importer, venue de plus loin ; l’avenir de la rivière semble bien compromis

[29la construction de ces tentes n’a pas été confiée aux locaux de peur qu’ils ne sachent pas lire les plans ou ne travaillent pas assidument ; des couple de robots ont rempli cette tâche

[30le blason de la famille qui durant trois cents ans occupa ce château plût beaucoup à l’ingénieur, il se l’attribua et par ce vol, cette usurpation, il contribua à sa sauvegarde

[31des groupes politiques basent leur programme sur le pont, leurs slogans décrivent le meilleur et le pire

[32cet ouvrage d’avant le schisme entre l’Angleterre et l’Europe, du temps où des coopérations joyeuses aboutissaient à des résultats hors-pairs

[33lieu d’un long combat pour maintenir le plateau hors de l’emprise de l’armée, une légende raconte que le héros, José, s’est battu pour vivre et travailler au pays ; il était contre l’armée et préparait des défilés de tracteurs et de troupeaux ; grâce à un procédé malin et simple d’achat de parcelles de 1m² il avait bloqué le système d’expropriation et retardé le projet, finalement abandonné. La garnison dans la ville aujourd’hui le rendrait sans doute bien amer