Annick Brabant | Et les flacons de lessive Formil au savon de Marseille sur le parking du Lidl en feu

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Annick Brabant vit, écrit et photographie à Tournai (Be). Son blog : au verso des mots. Aussi sur Facebook.
proposition n° 1

Salle d’op’. Son corps. Comme un logement insalubre à détruire-reconstruire. Salle d’op’. Son corps. L’anesthésier. Et tétaniser ses secrets, ses oublis, ses dilemmes. Salle d’op’. Des hommes en bleu-vert s’agitent autour de son corps comme le chœur des bohémiennes et des matadors s’agite dans La Traviata. Salle d’op’. Son corps. Ses fissures, ses moisissures, ses défauts de construction mis K.O. par le scalpel. Salle d’op’. Son corps. Colmaté. Habité de nouveaux plans. Salle d’op’. Son corps. Quelle vie avant, quelle vie après. Et la cicatrice pour identité.

proposition n° 2

Juste un bloc noir. Et à l’intérieur un froid presque indescriptible. Un froid qu’on imaginerait capable d’égorger les lourds secrets qui se cramponnent aux lampadaires proches des églises à la tombée de la nuit. Juste un bloc noir. Odeur lisse, aucun pli nulle part. Juste un bloc noir. Et un méli-mélo de voix et de bruits graves et aigus qui hantent tout l’espace. Et ces voix et ces bruits qui se donnent la parole à tour de rôle, parfois s’expriment en même temps, cherchent à s’imposer, à camoufler, à écraser ce qui les dérange. Juste un bloc noir. Parois sans fin. Impossible d’y poser le regard, une main, de saisir leur texture, leur puissance. Juste un bloc noir. Et en son centre des machines sur roulettes qui manipulent des hommes en bleu-vert. Et des hommes en bleu-vert qui manipulent un corps inanimé. Et un corps inanimé, la tête sous cellophane, qui ne contrôle plus rien.

proposition n° 3

Derrière le bloc noir on perçoit un parking d’une vingtaine de places. Aucun marquage blanc au sol. Juste du gravier mêlé à un peu de terre. Et pour limites un grillage vert foncé en simple torsion tout alentour et une barrière à rayures blanches et oranges qui se lève automatiquement lorsqu’on prend un ticket au distributeur situé quelques mètres plus loin. On distingue deux voitures garées, l’une à l’opposé de l’autre. La première, une Bentley Continental Supersport, ne nous donne pas vraiment d’informations sur son propriétaire. La deuxième, une Dacia Logan rouge avec quelques griffes sur le flanc droit, nous fournit davantage d’indications. On remarque notamment une alliance sur le tableau de bord. Et aussi quelques traces de passage d’un ou de plusieurs enfants à l’arrière du siège conducteur : une cocotte en papier, un bout de Carambar dont la moitié est entourée d’un reste de papier d’emballage déchiré, des feuilles d’exercices de calcul. Et dans le coffre un chariot de courses bleu écossais traîne sur un tas de vêtements usés, roulés en boule. Au-dessus du parking le ciel est chargé.

proposition n° 4

Il s’éloigne. Il court. Et le bloc noir devient tumeur. Elle brûle, brouille, réduit la mémoire du narrateur en boulettes de papier mâché. Il court encore, mais son corps plie sous le poids de la tumeur. Il résiste comme il peut. Il tente d’imposer à ce qu’il reste de sa mémoire les images d’un lieu dans lequel il ne se rendra pas. Une route de village et ses nids de poule un peu partout. Trop de camions. Un Lidl brûlé. Ça fume encore. Et quelques flacons de lessive Formil au savon de Marseille renversés sur son parking. Une sanisette. Et son plan du village. Un théâtre d’à peine trente sièges. Et quelques seuls en scène programmés le mardi ou le vendredi soir. Sold out pour Pierre Kroll. Et parfois des apéros-débats sur des thèmes comme la démocratie participative, les inégalités en matière de santé, la décroissance. Une pharmacie ouverte sept jours sur sept. Et son drive pour les éclopés. Utile aussi pour les agoraphobes. Utile aussi pour les vieux qui ont peur d’être agressés par le gang de jeunes délinquants pour un numéro du magazine Jardin Facile, une broderie japonaise ou un DVD de Mr Bean achetés au Trafic. Et depuis quelques jours, un bruit. Un bruit que le narrateur peine à décrire, à comprendre. Pas vraiment un cliquetis. Pas vraiment un sifflement. Juste une menace. Il s’approche du village, s’en éloigne lorsqu’il bruine, s’en rapproche à nouveau. Frisbee manipulé par on ne sait quoi, on ne sait qui. Il attrape les villageois par surprise, les cogne. Peu importe l’âge, le sexe, la classe sociale, le vécu. Il cogne. Douleur aussi violente qu’une rage de dent qu’on aurait laissée s’installer progressivement. Il cogne. Et impossible d’y échapper.

proposition n° 5

Bloc noir… la table 170 centimètres de long 80 centimètres de large en fer rouillé aux bords relevés et sans draps et sans roulettes… la tête et pas de corps dans son prolongement… et du fil à coudre une aiguille et pas de désinfectant.

Bloc noir… on s’approche de la tête… si proche qu’on remarque qu’on n’avait pas remarqué qu’il n’y a plus d’yeux… juste des trous noirs… et en dedans de ces trous noirs des fragments de la ville… dans le premier trou la rue du village avec son Lidl brûlé et ses flacons de lessive Formil au savon de Marseille… et même une dame cheveux roux robe unie noire et boutons gris-verts qui tient un landau de 1940 auquel il manque une roue et on ne sait pas s’il y a un enfant à l’intérieur… et aussi un stade de foot tout proche… on aurait presque envie d’entendre la Brabançonne… et de respirer l’odeur du gazon après le match… parfum de victoire défaite fraternité que quelques bagarres dans les tribunes ne parviennent pas à effacer… dans le second trou un kiosque et une fanfare de quartier qui n’a d’autre prétention que celle d’égayer les passants qui mangent une gaufre au sucre ou un panini grillé au jambon Forêt Noire provenant du foodtruck d’en face… et la Bentley garée à quelques pas seulement avec en dedans cette fois-ci un Rubik’s Cube et quelques extraits de compte nous informant que le conducteur est peu dépensier.

Bloc noir… un chuchotis… ‘ça va aller’… en boucle… et sur la tête la bouche aux lèvres trop fines entourée de rides à la verticale et fermée hermétiquement voudrait crier ‘crève !’.

Bloc noir… un décompteur temps… 29’59.

proposition n° 6

under the falling sky bonnie raitt 04h17 ciel charbon sa vie un rubik’s cube losing my religion r.e.m. 09h52 ciel tipex son identité perdue dans les flammes de l’incendie du lidl kitchen door wolf larsen 11h55 ciel gravier ça va aller standing in the way of control gossip 13h30 ciel vide je te rassure maman j’ai encore des rêves roads portishead 15h08 ciel vide des hommes en bleu-vert how i needed you puggy 17h41 ciel gravier j’ai froid mercedes benz janis joplin 20h02 ciel tipex revient papa i wonder bobby bazini 23h59 ciel charbon crever

proposition n° 7

Une cocotte en papier enveloppée de poussière sur le rebord de la fenêtre en bois peint blanc. Ciel gravier. Et le landau de dix-neuf cent quarante sur le trottoir deux étages plus bas. Et son doudou lapin rose défraîchi. Et ses quelques souvenirs roulés en boule sous la couverture en broderie japonaise. Doivent-ils vraiment monter dans la camionnette du voisin, prendre la direction d’Ipalle ? La mémoire efface-t-elle vraiment les souvenirs douloureux en réduisant en cendres les objets qui les retiennent parfois des décennies entières sans s’essouffler ? Ou les souvenirs ont-ils l’audace de s’échapper à temps de leur mauvais sort et de revenir jusqu’à leur propriétaire en empruntant le chemin le plus court, tenaces et ineffaçables malgré les fissures en dedans ? Quelques-uns d’entre eux s’enfuient-ils temporairement dans d’autres ailleurs en attendant que leur propriétaire vienne les chercher de lui-même, prêt à les porter sans que ça cogne ?

Elle pensait que ce quelque chose d’inqualifiable, peut-être une sorte de vide, qui lui donne des maux de ventre les nuits d’insomnie disparaîtrait définitivement une fois le landau et son contenu éloignés du palier de son studio où reposent encore une fougère fanée dans son pot en terre cuite et deux ou trois chaussettes fines d’été dépareillées dont l’une d’elle est trouée côté orteil. Il résiste, inexplicable et garde-fou. Et ni ibuprofène, ni paracétamol n’allège son intensité.

Et le chuchotis de l’homme en bleu-vert – elle se souvient de ses yeux d’un bleu encre, de sa main moite, effet ventouse, plutôt autoritaire que rassurante posée sur la sienne avant que le masque anesthésiant provoque la petite asphyxie, une demi-seconde, l’impression de mourir, et bascule dans le néant à paupières closes – ‘Ca va aller’, traitre refrain qui assomme toutes tentatives d’oubli du passé.

Elle le sait, c’est pour son bien que quelques hommes en bleu-vert ont déambulés à l’aide de leurs mains dans ses souterrains. Y ont découvert ses impasses et ses sens uniques, ses volte-face, son mur de Berlin, ses nids de poule, ses secrets, ses crashs, ses dilemmes, son jazz et ses blues, ses douanes, ses poèmes, ses averses et ses nuits à étoiles filantes. Ils se sont emparés du dedans de son corps sans demander l’autorisation, la soumettant à leur bon vouloir, année après année pendant quinze années. Comment lui imposer de s’approprier son corps, le sentir sien, l’apprivoiser quand d’autres mains que les siennes ont accédées à son intime le plus intime auquel elle n’aura jamais accès ? Mains passent-partout. Un corps, un autre, à la chaîne. Quelles parties de ces inconnus rejetées dans son dedans à elle ? Quelles parties d’elle oubliées dans le dedans de ces inconnus ? Et comment construire sa propre identité à partir de ces mélanges accidentels ?

Elle le sait. C’était pour son bien.

Elle dépose son thé noir de Ceylan tiède sur la table basse en fer forgé, quitte son rocking chair zébré et descend l’escalier en colimaçon, métal blanc, qui mène aux 5 studios. Et la roue manquante du landau, pneu dégonflé, dans l’entrebâillement de la porte d’entrée. Rappel à l’ordre. Ne pas chercher à oublier l’histoire, son histoire. Un courant d’air secoue ses cheveux, la ramène dans l’ici et maintenant. Elle sort. Ciel caramel. Elle dessine une marelle à la craie rose sur le trottoir, invite les gamins du quartier à jouer avec elle. Rattraper un peu de son enfance. Enfance loin des printemps à la kermesse à jouer à la pêche aux canards et à monter sur les chevaux de bois, des bonhommes en pâte à modeler, de Frère Jacques, des Carambar, des poupées Barbie et du Docteur Maboul. Enfance sous perfusions, atèles, soins de kiné et le devoir d’être déjà un peu adulte.

proposition n° 8

test spip. La pluie dessine des flaques d’eau sur le bitume. Et en dedans le reflet de quelques souvenirs roulés en boule sous la couverture en broderie japonaise du landau. Et en dedans des visages. test spip.



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1ère mise en ligne 13 juin 2018 et dernière modification le 13 juillet 2018.
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