Will | L’homme qui chavire

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Mini bio et liens à compléter.
proposition n° 1

L’escalier. On ne sait plus très bien, mais là, c’est gris. Et lumineux. Un gris clair, un gris de ciment. Noyé dans la lumière des cubes de verres. On l’emprunte tous les jours, plusieurs fois. Des dizaines, des centaines de fois. Sûrement des milliers. — Avec le temps, on ne compte plus. — Pour Will, la première fois, c’était lors de la visite du collège, avec ses camarades de primaires. Mais ce n’est pas cette fois-là qui compte. Ni les fois où il l’a monté, des fois et des fois, pour aller… en anglais avec M. Galet… en histoire avec Mme Poirier… en français pour terminer son récit préhistorique… ? Non, celle qui compte, c’est quand il retourne seul au CDI. On ne sait plus vraiment pour quoi il s’y rendait. Un devoir ? Un livre ? Un rendez-vous ? En tout cas, il flâne. Il va d’une pièce à une autre, tirant un livre d’une étagère, le feuilletant, le remettant bientôt à sa place. Dans ces grandes et hautes bibliothèques de bois noir. Elles étaient certainement plus claires, mais là, le bois des bibliothèques, c’est comme de l’ébène. Même chose pour le parquet, qui craque. C’est étrange, d’ailleurs, cette bibliothèque — car c’est une bibliothèque, pas un Centre de Documentation et d’Information —, plus vieille que le collège aux airs de HLM. On a déjà écrit quelque chose là-dessus. On serait curieux de savoir quoi. Mais est-ce que ça changerait quoi que ce soit ? On sait qu’il va finir par s’arrêter devant un livre. Parce que c’est le livre qui va l’arrêter. Un gros livre d’images. Un livre avec de nombreuses photos en noir et blanc. Il n’a jamais rien vu de tel. Ce sont des hommes mais… il n’en est pas vraiment sûr. Si, il en est sûr. Parce que dans les yeux… la détresse… Mais il préférerait ne pas. Ces hommes… qui n’ont d’humain que ce qu’Alberto Giacometti aura rendu trop visible avec L’Homme qui chavire… — mais ça, il ne l’apprendra que bien des années plus tard, des dizaines (et peut-être des millions). Ces hommes et ces femmes… — « Il y avait des enfants ? » — Mais où sont passées les fenêtres ?

proposition n° 2

Une image. Une image en double page. Ou une image sur la page de gauche et deux ou trois autres sur celle de droite. Mais une image compte, ici. Un portrait. On l’a déjà vu. Plusieurs fois certainement. Et même des milliers de fois, des millions, à l’échelle du monde — et peut-être plus encore, à l’échelle de l’histoire. Mais là, c’est la première fois. Il faut qu’il y ait une première fois. Pour lui, aujourd’hui, c’est la première fois qu’il voit cette image, ce portrait. Un portrait ? S’agit-il vraiment d’un portrait ? Là, cet homme, au visage coupé au couteau, aux traits tirés. Qui regarde l’objectif. Qui le regarde. L’air… Cet homme, vêtu de loques rayées, agrippé au montant d’un lit double — sa main, ses doigts : comme des serres. Tout est gris, tout est sombre. Cet homme, on dirait qu’il veut parler. Cet homme sans âge. Qui a l’air… Ce n’est pas sa bouche entrouverte. Mais ses yeux… ce regard… peut-être… comme le petit Hurbinek de Primo Levi dans La Trêve… ? « un regard à la fois sauvage et humain, un regard adulte qui jugeait, que personne d’entre nous n’arrivait à soutenir, tant il était chargé de force et de douleur ».

Le livre est posé sur une table massive, foncée. Tout semble du même acabit. La table, la bibliothèque en face, en guise de mur, le plafond, gagné par l’ombre. Même les livres portent les traces d’on ne sait quel grand incendie. Pourtant, la lumière trop vive des réflecteurs est certainement allumée. Et il doit bien y avoir quelques visages, là (des filles), dans son champ de de vision. Mais non. Ne reste que ce décor d’ombres et ce visage, au fond d’un livre, plus ivre de pâleur qu’une chandelle.

proposition n°3

La fenêtre, dans son dos, est ouverte. Juste un peu. C’est juste un liseré de lumière et de fraîcheur le long du rebord. C’est le genre de fenêtre qu’on pousse en avant pour ouvrir. Le genre de fenêtre qui bascule. Il pleut. La cour est déserte. Non, quelqu’un est en train de courir, là-bas au fond. C’est le sac rouge et jaune, sur la bande bleue du préau — un bleu de nuit. On devine, dessous, des silhouettes, quelques visages — à peine. C’est si loin, au bout de ces grandes plaques de béton fissurées. Petit aussi, au pied du grand escalier qui sépare le collège du lycée — deux volées de dix ou douze marches (une quinzaine peut-être). Il pleut. Il y a de grandes flaques d’eau dans la cour. Où se reflètent peut-être ici le long bâtiment blanc de quatre étages, à droite, où l’on doit se rendre, avec M. Galet — au pied de l’escalier, d’autres y sont déjà, tassés sous le préau. Ou peut-être, là, à gauche, le feuillage noir des grands arbres abritant les deux murets servant de bancs de béton. À moins que ce ne soit seulement la masse grise et vide du ciel, dans ce miroir d’eau éclaté, éphémère.

« Allez on fonce ! » On aura pu se dire ça, pour tenter la traversée du bâtiment vers les arbres, sacs de sport sur la tête. Au bout de la cour inondée, le bâtiment administratif. Trois étages de vitres. Et ça bouge dans la masse d’ombre, dessous, du préau. Il y aura eu des fenêtres entrouvertes, ici et là. Parce qu’il pleut, mais il fait chaud, lourd — un peu comme aujourd’hui, même si le soleil veut percer. Peut-être les trois ou quatre du CDI, juste au-dessus du préau. Les stores blancs en grande partie baissés, elles ne réfléchissent rien. Sinon le feu de cette grosse goutte glacée, tombant d’une feuille dans le cou ? Parce qu’il y a un arbre en haut de l’escalier. Un grand arbre, qui le surplombe d’un feuillage dans lequel la lumière, une autre fois, se jouera comme à travers une dentelle.

proposition n°4

La sortie. C’est par le grand escalier. On monte et on gagne une sorte de hall d’entrée. Vitré certainement, mais pas là. C’est un trou dans le bâtiment, comme on enlèverait une des briquettes brunes qui recouvrent les murs de ce hall. On débouche sur une place ou un parking de goudron et de gravier, bleu gris. Des bus attendent. Mais il faut aussi attendre le sien. — Un jour, en montant, il a pris une béquille dans la cuisse. Un coup du blondinet, un petit dur aux cheveux longs. — Il y a un arbre quelque part, ou un arbuste, devant ce hall. La rue est passante. Le quartier pavillonnaire. On s’enfonce dans le centre ville. On passe devant les Nouvelles Galeries. On tourne, on vire. On fait sonner sa nouvelle montre Panthère Rose. On longe la Loire. Et au détour d’un immeuble, on se retrouve au-dessus du fleuve. Camping et terrain de foot d’un côté, bois sauvages de l’autre. Et puis un nouveau pont pour traverser l’autre bras du fleuve. Désert de sable l’été, lac l’hiver. — Quand il a fallu le refaire, l’élargir, on a construit un pont en bois plus étroit. Ça cahotait, ça claquait. — Virage à droite. Tout droit. Virage à gauche. Ligne droite jusqu’à la route qui longe le canal de Briard. On prend à droite. Des champs, des prés. La route devient ocre. On se retrouve de l’autre côté du canal, qui nous est passé dessous. Et puis la voie de chemin de fer arrive. Au loin, le panache blanc des cheminées de la centrale de Belleville. Deux nuages qui s’entremêlent et finissent par s’effilocher, se dissoudre dans le ciel, bleu.

proposition n°5

Disparition, apparition. Sur la vue aérienne, on aperçoit nettement deux grands changements. La seconde cour du collège a disparu. Les arbres, entre lesquels on courait, sous lesquels on s’abritait, contre lesquels on se reposait, dans lesquels on aura même grimpé : les arbres ont été rasés. La cour a cédé la place à un parking. Un grand parc de stationnement pour les voitures d’un côté, les bus de l’autre. On imagine alors que l’entrée où les parents nous déposaient et nous récupéraient se situe ailleurs. — Mais non, le street view montre que le portillon existe toujours. On pensait plutôt à un grand portail par lequel un véhicule pouvait passer. Et puis, les emplacements des arbres, ces terre-pleins délimités par des barres de béton, sont toujours là. Mais la grande porte en fer forgé, la clôture avec quelques volutes, d’un vert foncé, qui surmontait le muret sur lequel il grimpait et qu’il longeait, accroché aux barreaux, en essayant de ne pas tomber (sinon, gare aux dents de la mer !), elle aussi n’existe plus. — Côté lycée, de l’autre côté, une espèce de grand manège blanc, juste derrière le hall d’entrée, a été installé. Certainement un abri de toile reliant plus facilement, par l’angle plus ouvert de ses deux coursives, les deux bâtiments dans l’angle droit desquels il se situe.

proposition n°6

Collège Claude Tillier. Du nom d’un écrivain du dix-neuvième siècle, contemporain de Balzac, connu comme pamphlétaire et auteur du roman Mon oncle Benjamin, selon Wikipédia. Un tillier, ce pourrait être le lieu où poussent des tilleuls, mais Généanet indique aussi qu’il pourrait s’agir d’une autre forme de tellier, fabricant ou marchand de toile. Mais si c’était un verbe, que voudrait dire : je tillie, tu tillies, etc. — Du latin claudius, Claude, lui, signifie boiteux.

M. Galet et Mme Poirier. Respectivement professeurs d’anglais et d’histoire-géographie. Grand, mince, barbe noire, lunettes rondes, M. Galet aimait nous raconter des histoires, dans tous les sens de l’expression. Un jour, il a lui expliqué le plus sérieusement du monde comment on fabriquait les macaronis en Italie avec un fusil, pour leur aspect coudé. « On tire sur les spaghettis dans un coin de mur ! » Mme Poirier était une petite femme blonde et ronde, douce. Elle donnait à colorier beaucoup de cartes, et il aimait ça. Il s’appliquait toujours, comme si c’était un exercice d’art plastique. On pense aussi qu’il aimait tout court Mme Poirier. Sinon, aurait-il eu avec elle son premier 20/20 (sur une leçon de géographie du Brésil) ? — Étrangement, en ancien français, galet désigne aussi un joyeux compagnon.

S. Rousseau, P. M’Bongué. Parmi ses camarades de classe de sixième, cinquième et quatrième, ce sont les seuls dont il se souvienne. S., sa coupe au carré châtain clair, ses yeux clairs, son petit nez et ses quelques taches de rousseur (à moins que le nom influe). P., grand noir, brillant. D’où vient son nom ? D’un poème de Senghor ? C’est quoi un m’bongué (ou une). Une arme, un ustensile de cuisine ? Un instrument de musique ? Un fruit d’or ? Un calame malawite ? — Il y a aussi Sophie, dont il s’était amouraché. Il ne sait plus son nom. Juste Sophie.

Nouvelle Galeries. Pour Noël, son père, qui travaille à la centrale nucléaire, reçoit des bons d’achat pour les Nouvelles galeries. Sa mère l’emmène avec sa sœur. Ils vont choisir ce qui leur ferait plaisir au pied du sapin. C’était… ça ou ça… ou ça… non ça et ça… Tout ça, qu’on a jeté et oublié depuis longtemps. Sauf… l’Escalator ! — Et son premier ordinateur : Amstrad CPC 6128, 128 ko de mémoire vive, dont la moitié de mémoire paginée… vous imaginez la bête ! (Son père, il ne les accompagnait jamais aux Nouvelles Galeries.)

proposition n°8

La crue. Les crues de la Loire. C’est tout le paysage qui change. C’est un autre monde. Un monde nouveau. Déjà, quand on s’arrêtait sur le pont. Tu descendais pour voir et… c’est le bruit, c’est le grondement des eaux, ce sont les tourbillons autour des piles du pont. L’écume qu’ils crachent. Et quand tu relèves la tête, de l’eau, partout. Quelques bancs de sable. Là-bas un îlot, un bois. Qui semblait tanguer sous les lames de fond comme de surface du courant. Et les jours de crue, plus rien. Même plus le pont. Juste le tablier, à fleur d’eau. Et la route pour y parvenir, au fond du lac. Les véhicules, emportés, retrouvés plus loin, plus tard, peut-être au milieu des vaches, un phare brisé. Parfois, les eaux du fleuve flirtaient avec celle du canal, au pied de la levée. À Belleville-sur-Loire, sur la dernière vieille bâtisse quelques mètres après le pont, on retrouve les marques des crues du siècle, en bleu. Encore quelques poignées de centimètres avant le record de dix-huit cent… « Allez, allez. Encore ! Demain c’est bon ! » Et la centrale nucléaire là-bas… Est-ce qu’elle prenait l’eau la centrale, au milieu des eaux qui avaient noyé le fleuve lui-même, qui avaient tout, comme dit Barthes, « étendu de l’angle au plan : plus de voies, plus de rives, plus de directions ; une substance plane qui ne va nulle part, et qui suspend ainsi le devenir de l’homme, le détache d’une raison, d’une ustensilité des lieux » ? D’ailleurs, plus de collège, sur l’autre rive. Dommage, ça doit être beau à voir, ce lac, depuis une fenêtre du quatrième étage. Il n’est pas si loin le coude de la Loire. À une encablure de route, après le chemin de fer. Ça doit être quelque chose, au sommet des arbres ou ce qu’il en reste, ces nuages d’ombres flottant entre mille et un éclats de soleil.

proposition n°9

Rien. Il n’entend rien. Il ne peut pas entendre, tout assourdi qu’il est par ce regard qui prend toute la place, tout l’espace de la bibliothèque, et qui se répercute au fond de lui. C’est ça, ce qu’il entend. Ce cri, qui écrase le lieu, qui renverse le lieu, et l’envoie au fond de lui. C’est ça. C’est la bibliothèque renversée, c’est la chute des livres sous le feu du regard tueur. C’est le brasier, le souffle du grand autodafé qu’il tient entre ses mains. Qui a lieu là-bas, quelque part, derrière cet homme qui le regarde. Comme un… un réacteur. Mais si on tend un peu l’oreille, ce sont… des grincements, du parquet, d’une chaise… ce sont… des froissements de pages qu’on tourne, qu’on griffonne aussi… ce sont des chuchotements… des bruits de pas, des voix dans le couloir — ça résonne, ils s’éloignent… ce sont aussi des ronronnements… quelque chose ronronne, mais quoi ? on n’entend pas vraiment, et pourtant, oui : ça ronronne… il y a les voix qui viennent d’en bas, dehors, sous la fenêtre ouverte, et les bruits de chaise à l’étage au-dessus — qui raclent, et claquent —, et les véhicules au loin — un klaxon, sûrement les pompiers et la sirène, un quatre temps, et leu chuintement léger du passage incessant — et c’est peut-être ça, ce qui ronronne ? Et puis des cris dans l’escalier, forcément. « Attends-moi ! — Allez grouille-toi ! » Et la pluie, sur la fenêtre ouverte, que remonte les odeurs mêlées de la cour brûlée (ciment, bitume, poussière).

proposition n°10
1

Un œil. Dans un plateau ou un bac blanc. Un œil de bœuf, c’est ça qu’il faut disséquer. Un œil de bœuf qui baigne dans… un sirop. Un sirop clair. Une espèce de substance légèrement visqueuse. Du formol ? En tout cas, quelque chose qui, peut-être, colle un peu aux doigts. Ou plutôt, comme certains savons, vous recouvre les mains d’une pellicule qui les rend plus… glissantes, car l’œil nous échappe des mains. On l’attaque au scalpel. Un œil par binôme. Il faut bien quatre mains pour cet organe plus gros qu’une balle de tennis. Comme une boule de pétanque. On ne dirait pas comme ça, que les vaches vous regardent avec des yeux doux presque plus gros que votre ventre — oui, on parle d’œil de bœuf, mais c’était peut-être celui d’une vache (voire un veau). Et de plus en plus gros à mesure qu’on le tourne pour savoir où se trouve le point d’attaque que montre la prof de bio, en brandissant son œil à elle — avec cette essence, poisseuse, qui devait dégoutter, ou lui courir dans la manche. Plus gros à mesure qu’on l’observe, en se demandant peut-être s’il ne grossit pas à vue d’œil justement parce que nos yeux à nous, estomaqués, gonflent à l’idée de le percer, là, maintenant, ce ballon qui ne tient plus en place. « Putain c’est dur ! — Ouais mais arrête, t’en fous partout ! »

2

La langue. Elle était excellente. Il en a repris deux fois. Y avait du rabe. Normal, c’était un mercredi. C’était dans l’autre réfectoire, le petit. Peut-être même dans un coin des cuisines. Deux fois deux morceaux il a mangé. Avec beaucoup de sauce. Oui, et avec du riz. Beaucoup de riz. C’est ça. Et ils étaient fins ces morceaux de langue, et moelleux. Fondants — mais il exagère un peu. Et le riz, dans la sauce… C’est ça, c’est le riz et la sauce. C’est toujours là, chaque semaine. Les petits c’est les pâtes, lui le riz (les petits aussi). Souvent avec du poisson. Souvent du saumon. Parfois grillé au four, mais plutôt en papillote. Et avec une sauce crème fraîche ciboulette (salée, poivrée, un soupçon de moutarde). C’est ça : le riz et la sauce. Le riz, ce grain sur la langue, un peu pâteux, mais qui roule, se détache, se sépare, se divise sous les coups de la langue, se disperse peut-être. Et la sauce, une sorte de liant qui fait glisser les grains sur la langue et tout au fond. Les aliments sont consistants, granuleux, fluides pour pouvoir être saisis par la langue — et en même temps, la langue existe parce que les aliments sont pâte, fragment, fluide, etc. La langue, je veux dire : la vraie. Mais cette fois-là, celle du bœuf (ou d’une vache, d’un veau), ça se détachait aussi tout seul, comme la chair de poisson. Mais la couleur… En fait, ça n’avait pas l’aspect brun des viandes bouillies. Il y avait quand même un drôle de teint. « C’était… un peu vert ? », dit-il. Parce qu’on avait fini par mener une petite enquête dans la cité scolaire. Qui était resté mangé ce mercredi-là ? Qu’avait-on mangé ? En avait-on repris ? Comment c’était ? « Bon. J’en ai repris deux fois. — Oh, le malade… — Mais… c’était peut-être un peu vert. — Et tu t’es senti comment l’après-midi ? — Ben… à la maison, j’ai eu mal au ventre et après… j’ai tout vomi partout. » (Alors c’était pour ça, pour le riz et la sauce, ce souvenir de la langue moisie au collège. Que peut alors recouvrir celui du boudin purée, à l’école ?)

3

EMT. Éducation manuelle et technologique. C’était couture et cuisine, menuiserie, informatique. Couture et cuisine, au quatrième étage du bâtiment du lycée, quand on vient de monter le grand escalier qui le sépare du collège (en bas), avec Madame… Il confectionne son premier caleçon, dans un tissu flashy. Les machines à coudre, sur les paillasses, avec une pédale électrique, ça mitraille. Mais ce qu’il préfère, c’est mesurer, tracer sur une grande feuille Canson, comme en Arts plastiques, le patron. C’est le découper, et reporter sur le tissu son profil. C’est recouper, sûrement en tirant la langue parce que c’est plus dur avec le tissu trop souple. Il a aussi appris à faire de la mousse au chocolat. Ça devait parfumer toute la salle, et tout le couloir. Et peut-être aussi le bus. La menuiserie, c’était dans les préfas. Les vieux préfas, tout en bois. On avait froid l’hiver, chaud avec les beaux jours. Ça craquait de partout et sentait le renfermé, le bois, la sciure moisie. Avec Monsieur… il a construit une étagère à cassettes audio.

En informatique, c’est le chaud que ça sent, le plastique chaud — entre autres émanations mystérieuses des composants électroniques des MO5 et TO7. Dernière heure, l’après-midi. La nuit tombe. On s’initie au langage Basic, au crayon optique. Ça fait des bulles de couleurs sur l’écran.

4

Quand il perce et taille les tuniques de l’œil de bœuf, fortement maintenu par son camarade — F. Debienne, tout rond, tout roux, le nez parsemé de taches de rousseur (alors c’était lui) —, le corps vitré, visqueux, gicle sur les blouses. Il faut ensuite extraire le cristallin du fond de l’œil, cisailler les ligaments, le détacher de l’iris. Et on se retrouve avec une espèce de petite gomme oblongue, translucide, plus dure qu’on ne l’aurait cru, autant sinon plus que la balle rebondissante, multicolore, obtenue dans une tirette de forain un jour de frairie, à Cosne, sous les tilleuls du quai du Sanitas.

proposition n°7

Qui ? Qui est là ? Il n’est pas seul. Quelqu’un l’accompagne. Il doit y avoir quelqu’un d’autre. Ce qu’il voit, ce qu’il lit, ce n’est pas au programme. Ils sont bien trop bien trop jeunes. Et s’il feuillette les livres au hasard, en les tirant du seul fait du titre sur la tranche, pourquoi ce livre, hors programme ? Rien de commun avec l’histoire des Gaulois en bande dessinée, et toute l’histoire de France dans la même collection en plusieurs volumes. Lui, c’est du lourd, du brut. Photos en noir et blanc, textes, fragments. Du réel. Ils ne le savent pas, évidemment, mais ils le sentent ça. Ils ont du temps pour consulter quelques livres, librement. Mais pourquoi ? Que font-ils là ? Pourquoi ne rejoignent-ils pas les autres dehors ? Il pleut à verse ? Non… il n’était pas seul. Et il y en avait d’autres dans la salle, à chercher des livres, à lire, à écrire. Tout haut, tête en l’air, stylo en bouche. Il devait y avoir quelqu’un avec lui au moment de choisir le livre, de l’ouvrir. De regarder les photos. D’observer ce visage, ce regard qui a l’air de les observer. De leur faire signe. Il semble, d’ailleurs, que l’autre s’exclame. Mais c’est si loin. Si étouffé. Pourtant il est là, derrière, par-dessus l’épaule. C’est pour ça qu’il fait sombre : sa tête, si proche, presque joue contre joue, le garde de la lumière. Son corps aussi. Il est là, derrière, debout. Son ombre portée sur le livre que, lui, attablé, tient entre les mains. Mais qui est-ce ? Qui ? Sophie ? Non… c’était avant de la rencontrer. Et que s’est-il passé ? Ça préparait cette rencontre à venir ? Parce que ça a été un choc, aussi, Sophie. Une belle rencontre, mais un choc ! Mais avant. Il y a un peu de monde. Pas de bruit. Ça chuchote un peu. Lui, assis, le livre entre les mains. Et l’autre… debout, derrière. Penché, la tête contre la sienne. Comme quand papa jette un œil à ses devoirs. Comme quand il reste devant son bureau, à la maison. C’est l’heure des devoirs. Il y passe des heures. Chaque fois qu’on en reparlera, maman répètera : "Mon pauv’ petit, tu voyais pas l’jour !" Mais il aura sûrement décroché et divagué plus d’une fois. Tout haut, nez en l’air, crayon de papier en bouche. Devant sa collection de fiches du monde animalier. Trois fichiers. Qui le fascinaient autant que ils le dégoutaient, avec leurs animaux aux formes bizarroïdes, parfois totalement inconnus, venant d’on ne sait où. Où sont-elles passées ces fiches ? Où ?

proposition n°11

Le salon de coiffure à Saint-Thomas-de-Conac. Après la place de l’église, la petite rue à gauche qui descend. Juste après le bistrot qui fait l’angle. Une toute petite rue, une toute petite route qui sort du village. Encore quelques mètres et vous êtes déjà en train de relever, vendanger ou tailler.

Il fait rouge dans le salon. C’est le gros fauteuil en skaï sur lequel il est assis, avec un rehausseur noir. Il y en a deux ou trois comme ça devant un long plan de travail en formica, rouge. Et deux ou trois grands miroirs. Tout le reste, c’est blanc. Autant le CDI se tapissait dans l’ombre, autant le salon demeure lumineux, peut-être ouvert. D’ailleurs, la porte est ouverte. Une petite porte vitrée (quatre grands carreaux) bleu ciel.

« Elle est là la patronne ? » Elle est là, la mère Corant. Elle va lui couper les cheveux. Elle va discuter avec papi Omer. Elle va le peigner, lui dégager la nuque. Ils parlent. De quoi ? Il a oublié. Mais il se souvient de chaque coup de peigne comme d’une caresse, parce que l’autre main, libre, passait derrière le peigne. Pour réajuster les cheveux ? Allez réajuster des mèches déjà bien en ligne. Ou des cheveux coupés. Non… Et c’est bien ce qui fait que ce geste demeure mystérieux. On coupe, on peigne et… ça caresse.
Il aime bien aussi la tondeuse sur la nuque. Une mécanique, avec un petit sabot noir. Papi Omer a la même à la maison. Ça tire un peu au départ. Mais après, qu’est-ce que ça chatouille. Ça les fait rire aussi. Et puis, à la fin, il y a la poire magique. Ce flacon en verre des mille et nuits, une fiole fusiforme en verre dépoli doré, diffuseur en laiton, muni d’un tube et d’une poire à longues franges vieux rose, framboise. La magie ? C’est ce sifflement doux qui volette, c’est cette brume qui l’enveloppe. Un nuage de fraîcheur et de douceur qui absorbe ce qu’ils se disent. Et alors, oui… maintenant… « Voilà le souvenir enivrant qui voltige / Dans l’air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige »
Aujourd’hui, chez le coiffeur — la coiffeuse, il préfère —, pourquoi faut-il que ça se termine par la question du gel ?

proposition n°12

Et le manège. Il se met à tourner. Un vrai petit carrousel de six ou huit petits chevaux. C’est pour un tout petit bonhomme, avec des yeux grands comme ça. Qui monte et qui descend, remonte, redescend, au rythme d’on ne sait plus quelle musique d’orgue de barbarie aux accents électroniques. Sa mère, plantée devant, lui fait un signe de la main à chaque tour. C’est une sorte de carrefour à l’entrée du grand Auchan. Les gens vont et viennent autour d’eux, Caddie vide, Caddie plein — et parfois ça dégorge. Moi — parce que je suis là comme les autres —, j’attends sur le banc, près des portes vitrées automatiques qui ne cessent de s’ouvrir et de se fermer, non de s’ouvrir, et de se refer… non, elles s’ouvrent, sans jamais pouvoir se refermer complètement elles s’ouvrent toujours en grand. Un banc au milieu de l’allée. À côté d’un gros agave, sur un lit de petits cailloux blancs, dans un pot cubique en fibre de terre. On sent les courants d’air. Derrière, des vélos, des réfrigérateurs, machines à laver et lave-vaisselle en promo, le photomaton, et un stand de livres à prix cassés (avant le pilon ?) — après, c’est l’espace culturel. En face de moi, les mille et un produits de la parapharmacie, entre ceux de la chocolaterie et du fleuriste. C’est là qu’elle se trouve. Je l’attends. Avec les signes à retardement du petit bonhomme. Elle est à la caisse. Elle parle. Elle fait de grands gestes. Elle parle. Les gens, les choses, défilent. Elle parle, gesticule. Le petit me fait signe. Elle lève aussi les yeux au ciel. Et on aperçoit au-dessus d’elle, et de mon reflet incertain dans la paroi vitrée, une enfilade de lumières. Impossible de savoir d’où elles proviennent en réalité. De plus loin, plus haut, derrière ? Dans l’autre allée que masque le manège ?

La véranda. C’est le passage obligé pour entrer chez mamie Lulu. Avant, on se trouvait devant la porte — une grosse porte en bois d’un drôle de vert foncé, toute moulurée et vermoulue —, dehors, à côté d’un petit jardin floral. C’est un petit carré de ce jardin qui a fait place à la véranda. Juste une dalle de béton, un muret blanc d’un mètre de hauteur, en face de la porte — qui rejoint le coin de mur du logement d’Hervé, le vieux commis qui ne sourit jamais, et dont il se méfie —, surmonté de portes vitrées bleu ciel, à carreaux, et d’une toiture ondulée translucide, presque transparente. L’été comme l’hiver, c’est intenable. Le froid comme le chaud semblent toujours exagérés. Pourtant, la véranda est aménagée comme une pièce à vivre. Mais… de quelle nature ? Parce qu’il y a là du mobilier et des objets si divers que toute la maison semble réunie ici, fragmentaire, éclatée, jusqu’à la cour et au jardin — et au ciel, à travers les vagues de l’Onduline qui font danser les nuages — tant il y a de pots de fleurs, de géraniums de toutes les couleurs. Et chaque rien n’est jamais à sa place, tout est toujours en transit. Un pneu, un arrosoir et sa pomme, un canapé rouge en skaï, la cuisinière dont le four contient les nombreux magazines Rustica de papi Omer, une caisse à outils, sa boîte de Majokit et ses petites voitures — c’est Majorette qui avait conçu des jouets en plastique pour reconstituer, en kit, une ville et ça lui prend beaucoup de temps —, la banquette en velours marron qui remplace le canapé (avec l’angle, défoncé, garni d’un couvre-pieds déchiré, pour les chiens), une bouteille Butagaz grise (peinture écaillée), le buffet de guingois de la mère Fissou (comme elle, atteinte d’Alzheimer — durant vingt ans, vingt années de lente dégradation physique, mentale, mais pas plus parce que mamie est là pour s’occuper d’elle, lui parler, chaque jour, chaque fois, même un petit mot), une pile de Télé 7 Jours dessus, une poêle dans son emballage, un pot à crayons — les crayons au sol, dispersés autours du cahier de vacances qu’il a délaissé et des feuilles de coloriage (il y reviendra) —, le porte-bouteilles de Marcel Duchamp la belle machine à pédalier Singer, une horloge à poids qui n’est jamais remontée. Quoi d’autre ? Mille et autres choses. Les bandes adhésives Catch, mouchetées, qu’il essaie de toucher en sautant. Une grosse télé éventrée, avec sa drôle de ville électronique. Le petit fer à souder de tonton Ben, dont le carénage en plastique rouge a fondu. La tondeuse mécanique sur la cuisinière, avec laquelle il joue — elle vient de servir à couper les cheveux du vieux Yves (celui-là il l’aime bien, même s’il parle peu, et peut-être justement pour ça), elle n’a pas été rangée dans sa boîte (qui contient aussi une paire de ciseaux, un peigne et un blaireau), il en profite. La corde à sauter et le maillot de foot de la Hollande de tonton Domi. Un seau à vendanger plein des bûches que le père Fissou vient de fendre — il remonte avec sa faucille, disparaît au coin du mur. Le grand bassiot dans lequel il prend ses bains — la salle de bains avec douche, ce sera pour bientôt. Le néon clignotant, bleu. Et par vent mauvais, tout s’ébranle et claque.

Et alors cette pièce à vivre, sa nature ? C’est quoi ce coin, entre extérieur et intérieur ? C’est fondé sur quoi ? Des fonctions de relations, comme l’imaginait Georges Perec, des fonctions sensorielles, ou des rythmes particuliers (des fois on ne fait que passer, des fois on y reste — des fois) ? — Une chambre à air ?

proposition n°13

Le bus. Il est en retard c’matin, non ? — Mmm… Quelques voitures défilent, feux allumés. Le jour se lève. Le ciel est encore sombre devant eux, mais plus claire et rosé derrière. Parfois il pleut. Les gouttes distordent les champs de blé, d’orge. Quand il gèle, ils ne voient rien. Rien d’autre que ce que leurs phares illuminent. La route, le fossé. La balise d’intersection blanche, bandeau rouge. Le gel, en une myriade d’éclats. Ventilation à fond. Avant, c’était le car. Ils l’attendaient dans la voiture, une R12. La disposition était semblable. Juste en face du panneau cédez-le-passage, de la route, du fossé et de la levée. C’est sa mère qui l’emmenait, avec sa sœur. Ils y retrouvaient leur cousine-de-loin.

Maintenant, il emmène son fils au bus. Maddy, et celle dont il ne sait pas le nom, les deux petites blacks, sont déjà là. Rivées sur l’écran qui éclaire le visage. Adossées au bac à poubelles (bac jaune). Le disque tourne. Il y a toujours de la musique. Pas trop fort. On peut entendre les oiseaux de passage. Un croassement quand vient l’automne, le chuintement d’un véhicule, le grondement de l’orage là-bas. On voit la masse nuageuse s’embraser. Sa mère, parfois, elle restait en robe de chambre. Bleu ciel. À côté, son sac sur les genoux l’écrasait. Ils écoutaient la radio. Les infos de sept heures, c’était le signe que le bus avait du retard. Et quand Christian déboulait en tracteur… il était plus que temps.

Dans le rétro, l’hiver, les phares de Sissi l’aveuglent. Elle se gare juste derrière lui pour déposer les filles. Parfois ce de grands appels de phares. C’est quelqu’un d’autre qui cherche à passer. C’est que pour bien se garer la route est étroite, et le fossé profond. Il doit filer. Alors Loulou se dépêche de sortir. Allez à c’soir et t’oublie pas maman vient t’chercher ! — Mmm Mmm. Et il croise le 806. C’est écrit en gros chiffres lumineux.

proposition n°14

Sophie. Quelle affinité avec elle ! Mais c’est tout ce qu’on sait. Aucun mot pour savoir comment. Pas même le son de sa voix. Juste ce qui reste de son visage. Sa coupe de garçonne. Ses cheveux noirs, lisses, brillants. Les volutes de sa frange, formées par l’habitude de les tirer vers l’arrière. Comme deux ouïes d’un violoncelle, qui encadrent son visage ovale, doux. Ses grands yeux noirs. Pour quel nez ? Quel bout de nez ? Pas vraiment celui de la Femme aux cheveux noirs de Modigliani. Mais on en saura plus. Il y a quelque part la photo de classe où ils sont l’un à côté de l’autre, assis sur le banc, au premier rang. Il y a sa main à elle sur son genou à lui. Quelques doigts en fait. C’est sa main à elle, sur son propre genou, mais il y a cette torsion de la main, cette tension des doigts vers son genou à lui, collé au sien. Si seulement son nom pouvait revenir. Juste sur le bout de la langue. Peut-être se ferait-elle alors entendre, la voix de Sophie ?

Les Pardeillan. Trois frères et deux sœurs, dont des jumeaux (garçon et fille). Quatre ans d’écart entre l’aînée et le benjamin. Avec eux, on a l’impression de se retrouver au milieu d’une peuplade de la Grande Garabagne. Mais laquelle ? Vu de l’extérieur, il y aurait quelque chose des Murnes, « goborets, gobasses, ocrabottes, rnommés pour leur bêtise repue et parfaitement étanche ». Mais de l’intérieur… Chacun a l’air d’appartenir à un autre peuple.

Parce que B, l’aînée, grande et blonde et blanche comme un cierge pascal, toujours une tête de plus que vous, semble vous regarder avec la voix douce des Vibres, qui « aiment l’eau, plongent aux épongent, ont raison des requins et des pieuvres » — et « reviennent le soir, sans s’être essuyés, le corps bleuté de phosphorescences ».
Avec F, c’est le « fond rin-rin » des Rocodis et Nijidus. À cause de son corps peut-être, un brin trop grand et trop large. Ses membres, ses palmes et ses paluches, ont toujours l’air de le gêner en marchant. C’est lourd ! Mais dans son visage d’homme (déjà), on voit qu’il conservera pour longtemps les traits légers (les deux petits traits droits au-dessus de ses grandes billes) de l’enfant qui s’en va.

J-M et M, jumeaux kalakiès : « Le peuple est bagarreur à ce point que les conversations ont dû être interdites ».

H, le benjamin. Le garçon est aussi dur que les jumeaux. Mais il y a beaucoup plus de féminité en lui et de méfiance. C’est ça, c’est une de ces Arnadis, « petites, moqueuses à ne s’y pas frotter, en un mot : des épiettes ».

Et puis ce n’est pas pour rien que B le protège.

proposition n°15

Quoi ! Qu’est-ce que tu me chantes ? Tu croyais que ce serait facile ? Franchement, t’y croyais, à ça ? Non… Ça, c’est jamais simple. Jamais. Même si ce n’est pas non plus si complexe qu’on le pense. C’est juste une question de confiance. Pas de confiance en soi, mais confiance dans… la littérature ? Peut-être. En tout cas dans l’écriture. Écrire, oui. Écrire… Toi, ça, tu sais faire. Moi non. Mais toi, oui. Je le sais. Sinon, tu n’y serais pas retourné là-bas. Là-bas, où ça ? C’est vrai, l’endroit n’est pas si simple à identifier. Le collège, le CDI, les livres, celui que tu feuillettes, les images, le portrait de cet homme, son visage, ses yeux, la détresse… Tout ça, c’est facile. Ça, c’est dans fil que tu tiens. Tu ne sais ni où il mène ni s’il se termine, mais tu le suis. Comme s’il filait bien droit, d’un nœud à l’autre, à un autre, et puis un autre… Seulement voilà, la vérité, c’est qu’elle est peut-être ailleurs. Comme le Je du jeune poète, le nœud est peut-être toujours le même, coulissant le long d’un fil insensiblement replié sur lui-même. Ce que tu suis, c’est une boucle. Une boucle qui se resserre, insensiblement. Et même, une boucle qui virevolte. C’est un lasso qui tourne et qui tourne. C’est fou comme il tourne ! Mais c’est peut-être toi. C’est ça. Le lasso tourne à vide et ne s’arrête pas de tourner à force d’attendre ce sur quoi — mais quoi ? — se fixer mais, toi aussi, tu tournes, insensiblement. Tu tournes au centre du lasso, où il n’y a rien. Et c’est peut-être ça… Quelque chose comme ça… Là-bas… Ce moment-là de lecture… Toi seul as les mots. Moi non. Moi, je suis dans… Quoi déjà ? Le bloc noir ? Au cœur du lasso ? Dans les mille et une révolutions ? Non… Moi non. Toi, oui. Même si tu penses le contraire, tu as les mots. Même quand tu les cherches encore, et surtout quand tu les cherches, tu en as les mains pleines, de mots. Et tu peux te retourner. Moi non — ou si peu ! Mais toi… Tiens par exemple, ce lieu, là, tout auprès, mais on ne sait plus y retourner. Tu n’as encore rien écrit. Et tu cherches encore ce lieu à chercher. Mais moi je sais que tu vas finir par retourner dans cette salle de CDI, dans ce livre. Parce que tout est là. Tu ne le sais pas, et c’est bien pour ça que t’y reviens. Encore. J’imagine d’ailleurs ce que tu pourrais dire :

« Qui ? — Qui était là ? — Je ne pouvais pas être seul. Quelqu’un devait m’accompagner. Il fallait qu’il y ait quelqu’un avec moi. — Ce qu’il y a dans le livre, ce n’était pas au programme. J’étais bien trop jeune. — Et si je consultais les livres au hasard, en les tirant du seul fait du titre sur la tranche, pourquoi lui ? Rien de commun avec l’histoire des Gaulois en bande dessinée, et toute l’histoire de France dans la même collection en plusieurs volumes. Lui, c’était du lourd, du brut. Photos noir et blanc, textes. Du réel. Je ne le savais pas, mais ça se sentait. — Et puis si j’avais du temps libre pour feuilleter quelques livres, qu’est-ce que je faisais là ? Pourquoi je n’étais pas avec les autres dehors ? Il pleuvait trop ? — Non… Je n’étais pas seul. Il devait y avoir quelqu’un avec moi à ce moment-là. On devait être deux à regarder ces images. Il me semble entendre quelqu’un s’exclamer. — Peut-être. Par-dessus l’épaule. — Une chose est sûre, c’est moi qui tiens le livre entre mes mains. Mais qui ? — Qui ? — Sophie. — Sophie ? Non… C’était avant de la rencontrer. — Ça préparait sa rencontre ? Parce que ça a été un choc, aussi, Sophie. Une belle rencontre, mais un sacré choc ! — Avant. C’était avant. On était assis. Enfin moi je l’étais, le livre entre les mains. Et l’autre… Debout, derrière. Comme quand papa jetait un œil à mes devoirs. — J’étais à mon bureau. Je faisais mes devoirs. J’y passais des heures. Chaque fois qu’on en reparle, maman répète : "Mon pauv’ petit, tu voyais pas l’jour !" Mais je devais sûrement décrocher et divaguer plus qu’elle ne le pensait. — Je me souviens, ma collection de fiches du monde animalier. Trois fichiers. — Ça me fascinait autant que ça me dégoutait, ces animaux aux formes bizarroïdes, parfois totalement inconnus, venus de nulle part. — Où sont-elles passées ? — Où ? »

proposition n°16

Des viennoiseries. Des croissants, des chocolatines. Non, des pains au chocolat. Les chocolatines, là-bas… — Des quoi ? — L’air de rien, on t’a dépossédé de ton langage. Et d’une certaine manière, de ton corps. Parce que la chocolatine que je croyais manger, quand le surveillant me donnait un pain au chocolat, avait-elle encore le goût de celles que je mangeais quand on rentrait au pays, pour les vacances ? C’est à peu près le même problème que Perec se posait en observant un prof lire en mangeant, dans Penser/Classer. Tu sais, il se demandait « quel pouvait être l’effet de cette double activité, comment ça se mélangeait, quel goût avaient les mots et quel sens avait le fromage : une bouchée, un concept, une bouchée, un concept… Comment est-ce que ça se mâchait, un concept, comment est-ce que ça s’ingurgitait, comment ça se digérait ? » Eh bien là, à peu près pareil. C’est juste que dans la double activité de langage et de nourriture s’inscrit un petit dédoublement de sens, par redoublement du vocabulaire. Un problème de nuance, de figuration. Les synonymes ont-ils le même goût ? Une question toute byzantine. Mais quand même… Une choco, et tu devenais un étranger. Une choco, et le pain au chocolat laissait un goût amer. Dès le matin. Parce que c’était à la pause du matin, les croissants et les chocos — soyons un peu chauvins. Sous le préau. Quand le surveillant arrivait, son cageot était pris d’assaut. Pour une poignée de centimes, un croissant, une choco. Et quelques pains, au sens figuré. Certains dictaient leur loi pour être servis en premier. Juste quelques coups en douce, dans la cohue. Il y en avait un en particulier, doté d’une solide réputation de meneur, de bagarreur. Avoue qu’il te faisait peur. Tu l’évitais. Mais pourquoi ? Parce qu’on disait que… Et on répétait que… Mais qui est on ? Ou quoi, ce qui ne dit pas son nom derrière les mots jetés comme des pavés dans la mare ? Franchement… Le jour où tu n’as pas pu l’éviter parce qu’il te proposait de jouer avec lui au tennis (à la main, sous le préau, un joint au sol pour filet), a-t-il été si terrible ? Vif, dans ses gestes, son déplacement. Et son langage. Ça joue la gagne. Mais rien de plus. Sinon une poignée de main. Et une choco. — Une quoi ?

La bagarre. La vraie. Tu en as vu une un jour, derrière le préfa. Farid, que tu connaissais bien, et un autre, plutôt sympa. Deux amis du moment en somme. Pour un duel. Ils vont ensemble derrière le préfa. On les entoure, on les accompagne sur le ring. À peine arrivés, Farid décoche une claque qui aura peut-être sonné plus qu’elle n’aura fait de mal. En tout cas, on l’entend d’ici. Et on voit l’autre se jeter sur Farid. Je ne sais pas trop où tu te situes. Est-ce que tu criais avec les autres ? Le corps à corps se termine par coup sur le nez du revers de la main. C’est Farid, face à l’autre, en faisant un tour sur lui-même. Le sang coule. Toi, tu t’es battu une fois. Mais avec moins de violence. Enfin… le sang n’a pas coulé. Tu n’avais peut-être pas encore cinq ans. Tu te roulais dans la poussière avec l’autre. Pantalon rouge et t-shirt vert. Dans un recoin du garage où travaillais tonton Ben. Mais l’autre… où est-il en vérité. On ne voit plus que la poussière. Le corps à corps, c’est ça : toi et la poussière, en rouge et vert. Et papa qui arrive. — Mais laisse-le faire !

proposition n°17

Brune. Mèche blonde. Coupe très courte. De grands yeux clairs. Faux air d’Adjani. Quelque chose de Mylène. Bref, tu parles d’une beauté ! Celle qui prenait le bus avec toi jusqu’à… Léré ? Celle qui t’a tiré les cheveux sèchement sans que tu ne comprisses rien ? Elle se trouve juste derrière ton siège. Prétexte que tu viens de lui tirer toi-même les cheveux. Tu te souviens ? Tu te récuses mais… tes larmes te trahisses. Bien sûr que tu n’y es pour rien. J’imagine même un coup monté. Mais… les larmes, la honte… c’est un signe de culpabilité. De mensonge donc. C’est un aveu, une faiblesse. D’ailleurs, tu te souviens, l’autre au fond, affalé sur le siège. Le grand dadet en short de foot bleu et t-shirt blanc. Menteur ! Pleureuse ! Tu te rappelles, comment t’as bondi de ton siège ? Comment tu t’es mis en garde, façon Georges Carpentier ? Et quand tu t’es retrouvé sur les genoux de la belle ? Elle s’excuse, elle te console. Elle te caresse même, non ? Mais tu es son jouet. Depuis le début. Elle joue à la poupée. Grandeur nature. Une poupée vaudou, une tête jivaro. Tu ne t’appartiens plus. Et tu le sais. Tu le sais parce que tu as ce sourire… ce rictus… ce masque. Les caresses à répétition, c’est une tuerie. Parce que Jean qui rit c’est Jean qui pleure. Tes traits se défont, se métamorphosent. Ils dégoulinent et se durcissent en même temps, comme une lente coulée de lave. S’anamorphosent — et tant pis si ça ne colle pas, si on n’y comprend rien. Ton visage, comme cet étrange masque de danse inuit. Ce masque bifront de faces affrontées sur un même visage. Ce masque, en forme de flamme.

Pelés. Il a les pieds pelés. C’est sa peau. Elle se dessèche. Elle se défait. En plusieurs couches, comme un mille-feuille. Elle craquèle. Elle se soulève. Il l’enlève. C’est sa peau. Elle marche comme ça, comme une pelure. Et il ne peut plus marcher. Ce n’est pas seulement un problème de surface. Ce n’est pas simplement une mue. Ça va plus profond. Le mille-feuille gagne la profondeur. Elle craquèle et se soulève, sa peau, comme un tremblement de terre. Elle fait des crevasses. Elle se retourne. En tout cas ça finit par le retourner. Par le tordre. Douleur comprise. Aux articulations, on voit bien les failles. Ça rougeoie. Une coulée de lave dans la nuit. Ça se fissure. C’est sa peau. Sa peau de Peau Rouge. Sa peau marquée à vif. Scarifiée. Qui crevasse. Sa peau à ciel ouvert.

Petit… Tout petit il marchait pieds nus. Tout le temps. Dans la maison, dehors dans la cour. Dans les prés, les champs. Sur la route. The road. Il traçait la route. En va-nu-pieds. Insensible à tout ce qui roulait sous son cuir plantaire. Oui mais la peau… Elle aura fini par marcher du même pas sa peau ? Elle aura tracé sa route à elle, la peau ? Tout un réseau. Road is a road is a road is a road. En surface, en profondeur. Dans les articulations. Leurs creux. Dans le combat mythique de la Base et du Sommet ? Comme les villes à gratte-ciels ?

Stoupak. C’est lui qui sait. Normal, avec son de médicament ou de matériel médical. C’est lui qui a écrit sur l’ordonnance ce qu’il faut. Ce qu’il faut faire. Parce que ce qu’il écrit, Stoupak, ce qu’il griffonne, parce que c’est sûrement illisible : il faut le faire. Même si on ne sait pas bien comment. Et le voilà les pieds dans l’eau. Dans une solution violette chaude. Ça apaise. Chaque soir, Stoupak et sparadrap. Durant des jours, des semaines. Des mois et des mois peut-être. Cette solution violette qui lui faisait des pieds bleus que n’auraient pas dédaignés Yves Klein. Ou un médecin légiste ?

« J’aime… J’aime regarder les filles qui marchent sur la plage. » Tu te souviens, cette chanson de Patrick Coutin ? Moi aussi je l’aime bien. Mais pas pour les mêmes raisons. Moi, c’est le riff de guitare électrique. Ou plutôt son grésillement. Son grain. Sa tonalité basse aussi. Le même grain qu’on retrouve dans une chanson de My Bloody Valentine, et dans une de Lescop. Voilà, c’est cette granulosité électrique. Plutôt basse. Ça, ça le fait. Quand je l’entends, je crois que je vibre en même temps. Je grince, je m’égrène. Je graince quoi ! Je granule. Eh bien, tu sais quoi ? Toi aussi. Quand ça m’arrive, ça, eh bien toi aussi. De tout ton corps. C’est juste un peu plus lent. Parce qu’il y a la matière, parce qu’il y a la chair à traverser. À remonter. Moi, c’est instantané. Toi par contre, ça t’arrive avec un temps de retard. Mais quel temps ! C’est comme pour la lumière, le soleil. Il faut du temps, mais quand c’est là… Sophie. T’avais du mal à la regarder. Fallait toujours que tu esquisses un sourire mal réprimé. C’est ça la fascination. Pourtant vous aviez bien sympathisé. Assez vite je crois. Mais chaque fois, ses grands yeux clairs. Ce n’était pas fait pour m’aider ça. La musique, de temps en temps, ça va. Mais là… chaque jour, chaque fois… peut-être même à chaque mot quand tu lui parlais… quand tu l’écoutais ! Non ! J’aimais. Bien sûr que j’aimais. Mais là… Non ! Je ne sais pas pourquoi mais j’imagine que c’était comme Camus a pu aimer son personnage dans la scène du meurtre, sur la plage, sous le soleil. Ébloui, étourdi. La scène qu’a mis en musique The Cure. C’est bon ça aussi, non ? En tout cas, moi… j’aime.

proposition n°18

Le jour. Même pas. Maman dit que tu ne voyais le jour. Que tu restais à ton bureau toute la journée. Toute la journée, tu ne voyais pas le jour. Toute une journée sans le jour. Ça fait toute une journée dans la nuit ?

« Tu voyais mêm’pas l’jour. » Parce que tu faisais tes devoirs pendant longtemps. Durant des heures. Parce que ce n’était pas facile. Parce qu’il te fallait du temps. Parce que tu prenais le temps. Le temps pour comprendre la leçon. Le temps pour faire l’exercice. Le temps pour regarder par la fenêtre. Pour faire des signes aux autres.
« Tu voyais mêm’pas l’jour. » Parce que papa prend le temps de t’aider. Le soir, après manger. Il est rentré tard. Fatigué. Il prend le temps de t’aider. Vous êtes installés sur la table de salle à manger. La télé parle. Papa lit ta leçon, lit ce que tu as fait. Tu es fatigué. Papa te parle. Le film t’endort. Il a vu ce que tu n’as pas fait. Tu n’entends pas qu’on te parle. Il a faim maintenant. Et il voudrait bien aller se coucher. Il y a ces drôles de personnages. Et le cahier qu’ils prennent sur la tête.

« … mêm’pas l’jour. » Même pas… c’est comme si l’image du jour, en négatif (son absence), c’est toi qui la créais. Parce que le jour, bien sûr qu’il est là. Il est même toujours là, hein ! Mais c’est toi qui ne le voyais pas. Il était pourtant sous ton nez. Mais pas fichu de le voir. Tu pouvais pas te lever et sortir avec les autres, non ? Au lieu de ça, tu restais à ton bureau, le nez dans les cahiers et les manuels. À rien n’y comprendre si ça se trouve. Et on voit où ça mène ! C’est toujours un peu comme ça, non ?
« Tu voyais mêm’pas l’jour. » Maman, quand elle dit ça, elle ajoute aussi : « Mon pauv’ petit… » Pourquoi mon, en fait. Bien sûr, tu restes son fils, tu lui appartiens donc comme naturellement, chair de sa chair. Mais moi, je vois autre chose. Ne serait-ce pas aussi une espèce de méthode, un acte de nomination ? « Mon pauv’ petit » vaudrait pour : « Je te baptise pauv’ petit. » Même si tu ne voyais pas le jour. Même pas…
« Tu voyais mêm’pas l’jour. » Trop occupé à observer la nuit. Par exemple, avec ce petit livre d’origami. Maman doit toujours l’avoir, quelque part dans sa bibliothèque. C’est avec lui que tu as appris à faire avec les grandes feuilles de dessin des cocottes géantes ?

Tu ne voyais pas le jour. Mais à la place… des textes, des phrases, Un sac de billes, des mots, Thalès et Pythagore, des lettres et des chiffres, des traits, le Brésil de Mme Poirier (20/20), le Roi Soleil, des lignes, droites et courbes, des COD, des COI, irregular verbs, des tableaux, des schémas, la pierre de rosette, rosa rosa rosam, des dessins, Snoopy, Astérix, x =, des images, du découpage, collage, et puis on gomme, on peint, on déborde… Et tu te souviens, le vase renversé sur le bureau de Mme Bouton, ses polycopiés à l’alcool à l’époque ? L’encre violette qui coulait ?

Tu ne le voyais pas, mais tu l’entendais peut-être ? Tu sais, comme un fœtus. À un moment donné, sa vie commence à croiser la nôtre. Il finit par entendre, même par bribes, même étouffés, la vie, le monde, qui seront bientôt les siens. Même si sa vie à lui est éternelle, il finit par les entendre. Et c’est sûrement pour ça qu’elle décline. Il se laisse porter par les bruits, les sons. Un peu de musique peut-être. Mais la vie, le monde, évoquée quand tout reste à écrire comme on dit, c’est quand même un drôle de chant de sirènes, non ?

« Tu voyais mêm’pas l’jour. » Mais tu entendais tout. L’aspirateur. La cuisine que maman prépare. La télé. Ta sœur qui joue dans la chambre. Une tondeuse, quelque part. des voitures qui passent. Des passants qui parlent. Les copains qui jouent, dans le parc. — Allez, tu viens ? — Le téléphone. La sonnerie de téléphone des voisins. De la musique. La musique classique des… comment déjà. La fille s’appelait Belinda. Son père était gallois. On entendait de la musique classique. Jusque tard dans la nuit. Ça te tenait en éveil. Alors c’est peut-être ça que tu recherches, aujourd’hui, les nuits sans sommeil, dans un livre ou devant un film, ou dans tes pensées perdues ou tes rêves engloutis, un peu de musique ? D’un autre temps ?

proposition n°19

Du sous-sol. Pas une cave, mais façon garage. Parce que le préau c’est du pur béton. Du sol au plafond, tout est gris. Même les murs blancs, gagnés par les ombres. Le genre de garage où les manœuvres pour sortir sont sans fin, à cause des deux piliers trop rapprochés, prêts à bondir.

Les escaliers ? Qu’est-ce que ça résonne. Ça résonne toujours. Ça crie et ça claque même, aux heures de pointe. Mais là, même vide, même quand il n’y a plus personne — l’été, ou la nuit, comme tu veux —, ça résonne. Tu te souviens les fois où tu te faufilais dans les cuves de vin ? Les belles cuves de papi Omer, avec leur crépi rose et leurs petites portes en fonte qui grinçaient. C’était le noir complet. Et tu donnais de la voix. Tu t’égosillais. De la voix à l’état pur. C’est ça que tu cherchais, à te faire voix. Du moins son écho. Une voix basse, qui vibre grave. Vibratone ?

Une dalle. C’est une dalle la cour. Tu sais, ce vide au milieu des barres d’immeubles. Espace de béton ou de goudron. Parfois vert. Et peut-être même une petite école. J’arrive de Lisbonne. Il y en avait une attenante à un parc. Tout autour, des immeubles. Sauf là où je logeais. Une rangée d’échoppes avec son carré de verdure, et son citronnier. La dalle, c’était l’école, la cour, le parc. Eh bien la cour du collège, le grand escalier, la cour du lycée, c’est une grande dalle de plaques de béton au milieu des tours à trois, quatre étages. C’est bizarre parce que, tout autour, c’est un quartier pavillonnaire — et le cimetière. Il faut aller au collège ou au lycée — il y avait aussi une école — pour se retrouver en banlieue. Et les vieux préfas, en retrait, derrière le terrain de sport et le gymnase. Ça sent la fin de zone. Des cabanes de chantier ? Comme là où bossait papa, à la centrale ?

Et la rivière… il y avait une rivière. Non, je ne parle pas de la Loire. Mais là, au bord de la dalle, sous les grands arbres… comme un air de rivière. De gros troncs, une levée de terre, des creux et des bosses, les racines qui ressortent, le feuillage, le soleil pris dedans, le vent qui en sort. « Allez, monte ! » Et nous voilà partis, avec je ne sais qui sur le dos (moi peut-être), pour la traversée, d’un banc à l’autre, d’un quai à l’autre. « Attention ! On va chavirer ! On va chavirer ! » Non Sophie. Je m’étais raccroché à une branche. Je n’avais pas chaviré. Tu avais regagné le rivage. Je restais pendu au-dessus de l’eau. J’attendais que tu reviennes me prendre sur ton dos. J’attends toujours.

proposition n°20

Un chat. Par la fenêtre restée ouverte. On ne sait trop comment il est monté. Il va d’une pièce à l’autre du CDI. Sans bruit. Sauf lorsqu’il saute sur une table. Des petits coups feutrés. Quelques pas. Il sent quelque chose. Il lève son museau dans le courant d’air. Et bientôt il repartira comme il est parti. Par la fenêtre. Et plus tard, au bout de la nuit, par le portillon, entre les barreaux. Non sans avoir d’abord chassé sous les grands arbres, parce qu’il y a une foule de petits terriers que personne ne voit le jour. Non sans s’être battu avec un autre chat. On entend feuler par la fenêtre. Là-bas, quelque part sous les arbres, au-delà. On entend surtout craquer. Le bois du parquet, des tables, des étagères, puisque tu as mis du bois partout ? Mais qu’est-ce qui craque comme ça dans une pièce, trois ou quatre fois la nuit ? Qu’est-ce qui fait que la dilatation, le relâchement infinitésimal de la matière, finit par se briser ? Une voiture, de temps en temps, dans la rue. Peut-être des voix de passants attardés. Les lueurs de la ville. Elles éclairent le mobilier, les livres. Juste de quoi esquisser quelques profils. Juste de quoi évoquer la profondeur de la salle, du coin lecture. Il y a cette lumière bleue qui clignote. Toute la nuit, sur les tables vides. Et ça sent bizarre. Ça vient de dehors. Ça passe par la fenêtre. Ça envahit doucement les deux pièces. Une fois on aurait pu entendre des pas dans le couloir et l’escalier. Quelqu’un qui traînerait des pieds. Comme une façon de marcher en glissant, avec de vieilles charentaises. Et dans l’escalier… Une vraie chambre d’échos. Tout est amplifié. Et en même temps… tout comme insonorisé. Comme si les sons s’effondraient sur eux-mêmes. Il faut entendre quand passe le train de marchandises, le claquement lourd et régulier des roues sur les rails, le long de la Loire. Il faut le comprendre. Car c’est toujours ce même son qu’émet cet escalier au fond. C’est toujours ce même bruit de train, vaguement brouillé le jour par les voix humaines. Cet escalier, comme une caverne. Une de ces grottes qu’on trouve en Inde, à Marabar, dont Edward Morgan Forster a su dire comment, à l’intérieur, « le même bruit monotone répond et tremble le long des murs, montant et descendant jusqu’à ce que la paroi l’absorbe » ? C’est ça… c’est sûrement ça qu’il voit, l’homme, au fond du livre ? C’est ça qu’il montre dans son regard effaré ? Quelque chose comme ça… où « les espoirs, les politesses, les éternuements, le craquement d’un soulier, tout produit le même "boum" » ? Et les grands soirs d’été, quand il n’y a pas un bruit, pas un brin d’air, et plus un chat pour longtemps, est-ce qu’on entend le fleuve couler ? Est-ce que le remugle de ses eaux vient habiter le lieu, par la fenêtre oubliée ?

proposition n°21

ANAIS En lettres noires, inversées (tête en bas), manuscrites (en bâton, mal écrites). Un noir de feutre passé à force d’avoir été frotté à… Les lettres, les bâtons tordus (elle a écrit de la mauvaise main — la mauvaise main…), c’est plein de fines rayures. Comme le capot du boîtier de la clé USB sur lequel est inscrit le nom rayé. Un petit capot en plastique rectangulaire, à deux sommets opposés à angle droit, les deux autres arrondis. Et à l’intérieur de ce rectangle, un autre, de même forme. C’est là que se trouve le nom effacé, dans ce rectangle plus petit, transparent, auréolé d’un liseré translucide. À travers, là (on touche à rien, on bouge plus), l’espèce de trapèze jaune pâle (jaune paille, presque comme moi !) du bloc Post-it, et le coin (en haut à gauche) du dossier vert (un vert clair, tension bleue) où dorment mes thèmes, mes textes de… Et un soupçon de la pâte dorée (mais pas trop), lignée (comme du pin), du bureau. Juste un soupçon. Ça fait un bel objectif ça, non ? Tant pis si dans le cadre on a toujours en écran, informe, rayé, effacé (ou quasi). ANAIS

Derrière ce nom à l’envers — dans le cadre transparent — il y a, droit devant, la nuque de Brice. Une nuque tendue, décharnée, dont ressortent les extrémités des trapèzes. Elle fait penser à la nuque de ces poules qu’on appelle cou-nus. De part et d’autres de cet axe musculaire, rachitique, dans les creux du crâne (tronqué), la bande de cheveux grisonnants, le pavillon des oreilles. Dessous, le haut du t-shirt gris chiné, délavé. La bandoulière kaki du sac qu’il n’enlève jamais. Il est devant son ordinateur dont on aperçoit les coins, le cadre noir et l’écran blanc. Sur la droite, la page défile. En arrière-plan, trois rangées d’étagères à montants métalliques jaunes (piqués de trous noir), à plateaux et fond blancs remplis de livres, de manuels, de dictionnaires, de dossiers noirs (3 au milieu, 6 en bas dont 2 séparés des autres par les dicos médicaux, verts (le même vert tendu de bleu, on en compte 6 autour de la tête de Brice), bleus (4 en haut, 2 au milieu) et rouges (7 en bas). Sur la tranche de chaque dossier, des fiches blanches, avec dessus le nom illisible des thèmes, des sous-thèmes, des illustrations en couleur (on ne reconnaît rien). Et des vides, ici et là. À gauche. ANAIS, sur le fond blanc (cassé) du mur. Et dans le coin droit du cadre (à gauche du S), la tête blanche de la petite lampe articulée (on devine son corps flexible noir). L’ampoule blanche, un peu sale, auréolée d’ombre. Et un point noir sur le rebord intérieur. Une chiure ? À droite. Vers la droite plutôt, et avec plus de profondeur (adaptons donc notre objectif), les stries du store en contraste élevé par le soleil. Les stries du store en ombres portées sur le mur adjacent à la fenêtre grâce auxquelles on lit l’inclinaison du rayonnement solaire. En plein sur la bulle noire (façon BD) dans laquelle on lit, en lettres manuscrites roses : « Une idée ? »

On change de place. En face de Brice, cadre porté sur la gauche, dans une plus grande profondeur de champ. Et si on changeait le sens du rectangle, en portrait au lieu du paysage ? Au premier plan, d’un côté le dossier d’un fauteuil (structure en bois brun, coussin beige), de l’autre le coin d’un casier (effacé dans l’ombre) et l’arrête du mur (interrupteur, carré blanc) en face de laquelle se trouve, au second plan, l’arrête de l’autre mur (et la tête du portemanteau noir). Et au milieu, où l’on perd le point de fuite, le bureau de la secrétaire. Bloc du caisson noir, par-dessus, tranche du plateau beige, rectangle noir de l’écran (de biais, parallélogramme), empilement de sept bannettes bleues, transparentes, brillantes. Rectangle blanc d’une multiprise. Des fils pendent (deux noirs, un gris), dessinent de belles ellipses. Entre le noir de l’écran et le bleu des bannettes, la même petite lampe blanche au corps flexible noir (profil de trois-quarts, plastique ondulé). Au fond, mur blanc, demi-cercle bleu de l’horloge (cadran blanc, chiffres noirs illisibles), coin de fenêtre en pavés de verre, bas de l’autre fenêtre, (illuminée). Et, la tête dans l’écran, notre secrétaire, son chignon, sa mèche sur la nuque dégagée, bras et épaules nus, pâles, petit haut noir. Jambes blanches, croisées, mal recouvertes par une jupe à volants beige. Les pieds sont coupés. On l’entend taper. Et au sol, vers moi, l’ombre portée du bloc noir.

proposition n°22

L’onyx. Quand tu t’installes au bureau, il y a ces deux têtes de cheval. Deux serre-livres d’un blanc marbré laiteux, sur l’étagère, un peu translucide. La poignée de livres, Visa Junior bleu (pour la science ?), Snoopy (sur sa niche, allongé), Fourberies de Scapin (Classiques Larousse). D’autres livres (oubliés). Le range-cassettes en bois du cours d’EMT. C’était quoi les cassettes ? Pink Floyd, The Piper at the gate of dawn — la seule que tu possèdes encore ?

Il y a les lignes sinueuses noires sur le bureau marron. Les fiches de faune et de flore, collection Cousteau, sous l’étagère. Leurs boitiers bleu turquoise. Un pot à crayons en métal, rouge bordeaux, Creeks. Les crayons de papier, surmontés de personnages souples. Une petite balle imitant un ballon de basket, le mini panier accroché au mur. Des avions en papier. Des cocottes aussi, avec leurs points rouge, bleu, vert, jaune, orange, violet — et quand on déplie, derrière chaque couleur un petit mot, un gage parce que dire c’est faire.

La moquette grise. La tapisserie beige. Tu feuillettes un manuel. Un tabouret ou une chaise ? La table basse, derrière, brune. La porte-fenêtre aussi, sur le mur latéral. Les rideaux ajourés. Tu griffonnes dans le coin de la pièce. La butte de terre, le terrain vague, le parc — avec le temps. Le canapé d’angle — celui de la véranda, éventré, pour les chiens. Il y avait une plante verte, genre roseau, quelque part. Et toi qui dessines. Et la mappemonde… ! avec l’U.R.S.S., la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie — mais l’éclatement c’est pour bientôt ! Une boule en plastique qui était aussi une lampe. Ça ne brille pas fort, mais tu peux éclairer le monde de l’intérieur !

Dans les tiroirs… plus rien. C’est bien rangé. Mais quoi ? Rien. Bien sûr, des cahiers, des classeurs, des manuels, des feuilles Canson, millimétrées, double, des feuilles volantes et des crayons de couleur… toutes choses que tu retrouves aujourd’hui dans les casiers de Loulou, en vrac… et que tu trouvais déjà dans le bureau pupitre de tonton Domi — de vraies plumes et un plumier à sec en plus, des buvards bleus déchirés, son cahier de brouillon remplis de schémas et de chiffres, et de ratures, le Bled aussi, et l’album d’images autocollantes Panini, et le casier au fond, et les petits tiroirs, quoi dedans ? — Rien. — Mais si, c’est juste que tu ne te souviens plus. — De rien. — Moi je me souviens, moi je sais. — Quoi ? — Tout ! — Tout quoi ? — Tout ce qu’il faut… comme dans l’armoire d’enfance de Walter Benjamin, dans ces tiroirs, au fond de ce bureau (qu’il fallait ouvrir avec une petite clef bénarde, et ça grinçait), une chose… c’est quand « la forme et le contenu, l’enveloppe et l’enveloppé, le bagage et la pochette ne sont qu’une seule et même chose ». — Ah mais ça, c’était plutôt dans l’armoire à côté où je me faufilais, au milieu des vêtements, dans le noir… Mais dans mes tiroirs à moi… ? — Rien. Du rangement. Une opération aussi minutieuse que le plan de la maison qu’on t’a demandé. Et qui t’a valu une punition parce qu’on pensait que tu t’étais fait aider.

Et dans la chambre, sous le coussin, le clavier de l’Amstrad cpc 6128 reconstitué sur une feuille de papier calque — en phase avec le Velux et son carré d’étoiles.

proposition n ° 23

Géoportail. — À une trentaine de kilomètres d’altitude, il faut d’abord l’avoir vu de près pour deviner qu’il s’agit d’un pixel gris surmonté d’un fin accent blanc, dans un patchwork de zones allant du gris clair (quelques taches beige) au vert foncé (presque noir). Le contraste est parfois violent. 47°24’10.38’’ N et 2°55’25.41’’E, l’élévation est de 156 m. Du nord au sud, Belleville-sur-Loire, La Celle-sur-Loire, Léré, Alligny-Cosne, Savigny-en-Sancerre, Boulleret, Donzy, Sury-en-Vaux, Sancerre, Tracy-sur-Loire, Crézancy-en-Sancerre, se dispersent de part et d’autre de la faille du fleuve. En plein écran apparaissent Saint-Vérain, Sury-ès-Bois, Myennes, Saint-Loup, Saint-Père, Subligny, Sainte-Gemmes-en-Sancerrois, Bannay, Pougny, Saint-Martin-sur-Nohain, Menetou-Râtel, Verdigny, Saint-Quentin-sur-Nohain, Saint-Laurent-l’Abbaye, Suilly-la-Tour, Sens-Beaujeu. — À une vingtaine de kilomètres d’altitude, le rectangle gris se précise, dans le réseau urbain d’un gris un peu plus clair. Les figures géométriques beiges, et même châtain, se défendent un peu mieux. — À près de dix kilomètres d’altitude, la ville s’étend sur presque tout l’écran de bas en haut (selon le sens des eaux du fleuve). À sa droite, des figures beiges et brunes. À gauche, les figures bien plus vertes. Le lit du fleuve s’élargit. Restent Boulleret, Saint-Père et Bannay. — À 4.96 km d’altitude, l’élévation est de 161 m, 47°24’09.04’’ N et 2°55’25.99’’ E. La petite main du logiciel tient dans l’enceinte de la cité scolaire. Sont apparus Les Fouchards, Pommeret, Bussy, Moulin-l’Évêque. Le flanc est de Cosne est transpercé, jusqu’en son cœur pratiquement, par une langue de bocage resserrée très verte. — À un kilomètre pile, on distingue bien les barres des bâtiments, autour du stade et d’un carré de verdure. Au sud, le rectangle gris du gymnase, et une poignée de peupliers, à droite, dont on aperçoit surtout les longues ombres. Au nord, une longue barre gris clair et blanc de salles de cours, la cour beige, ombragée. Nord-ouest, la barre grise du collège (prolongée d’une nouvelle structure bleue), et le parking en dessous (l’ancienne cour arborée, les vieux préfas). À l’est, la très longue barre du lycée, ponctuée au sud d’un grand et beau feuillage. Et sur un plan urbain, le collège se situe dans le coin d’un drôle de triangle dessiné, à l’ouest par la droite verticale d’une double voie, coupée au nord par une route orientée sud-est (coupée aussi par l’arc brun de la voie de chemin de fer). Dans l’angle des deux grandes barres, le nouveau passage : la structure, très blanche, que tu n’as pas connue. — 47°24’08.60’’ N et 2°55’25.34’’ E, élévation de 160 m, images satellite du 11/9/2015.

Côté lycée. Un grand et vague parking, au pied d’un long et haut immeuble. Comme un chemin, le long d’un mur. Un dédale végétal.

Du gymnase. De l’espace, c’est le stade et le carré de verdure, la poussée de l’interminable barre du lycée. De l’air, les grands arbres, les autres bâtiments à travers, le chemin arboré (entre le stade et le carré vert). Du vide, parce que rien au milieu des couloirs du stade. Rien, sinon quelques lignes de couleur sur le sol noir.
Du portail — c’est la petite porte, c’est là que maman te déposait. — La clôture barreaudée, la façade du collège sur la gauche, murs blancs et grandes fenêtres, en face et sur toute la droite, la cour, les tilleuls, et dans la profondeur, les grands arbres — et le bruit, la rumeur de la grande cour derrière la façade.

Du CDI. Par la fenêtre, c’est la cour (la dalle grise) et le grand escalier (coupé). Le store est bien trop bas. Et on n’y voit pas fort.

proposition n°24

1982 — Il y a ce monticule de terre quand tu arrives. Une sacrée montagne. Quand tu gagnes le sommet, le temps de regarder derrière pour vérifier que tu vas être le premier, il y en a toujours un qui surgit avant, de la face invisible. En bas, de grosses canalisations en béton. Le Monde des Buses. On monte dessus, on passe dessous, on se faufile à l’intérieur et alors c’est la nuit, ça crie, ça bourdonne. De l’autre côté de la route, le profil de la R12 break (bleu ciel) de papa, la haie, l’allée et la maison, petit pavillon de cité isolé des autres par un chemin de gros cailloux à gauche (vers le cœur de la cité) et à droite par un chemin blanc (qui mène jusqu’au canal). Une chute sur le dos te vaudra des jours d’immobilisation dans ton lit. Plus d’école. Le collège, identique à ce qu’on en sait aujourd’hui, ne peut pas exister.

Le collège, tu le découvres trois ans après. Par la petite porte puisque maman t’a emmené. C’est cette longue rangée de barreaux autour du bâtiment et de la cour. On se gare devant. C’est le portail, la façade du collège à gauche, l’espace de la cour à gauche, les tilleuls, les préfas, les grands arbres droit devant. Et bientôt le préau noir de monde, et la grande cour grise, vide, le grand escalier — et peut-être les barres de bâtiments du lycée, qui ne peut pas exister. Quand tu rentres, le bus passes devant la maison, la R12 dans l’allée du garage et la R30 sur le trottoir. Tu remontes la rue. Le Monde des Buses et sa montagne imprenable ont laissé place à un terrain vague. Et avec les cailloux dans l’allée, cinq museaux à la porte-fenêtre.

Quand tu pars trois ans plus tard (pour un retour au pays), tu reviens en bus, laissant le collège côté lycée, un jour de juin où il fait chaud sur la dalle de goudron au pied du grand immeuble, au pic du soleil. Le grand départ a lieu quelques jours après. La R30 est pleine à craquer, dans le coffre, sur la plage arrière, sur la galerie, et même dans la maison vide et dans le jardin (les deux chiens enterrés). Ton dernier regard c’était sur quoi ? La maison aux volets clos ou le parc vert, ses jeunes arbres, sa grande allée blanche ?

Aujourd’hui, la cour des tilleuls et des préfas n’existe plus. C’est une dalle de goudron pour voitures d’un côté et bus de l’autre. Ça se voit bien sur Géoportail. Le bâtiment du collège s’est doté d’une sorte d’avant-toit bleu qui agrandit sûrement le préau (à moins qu’il ait été remplacé par de nouveaux bureaux ou de nouvelles salles), et, reliant les deux barres immobilières du lycée, cette structure de bois et de toile blanche. Tout ça n’existe pas pour toi. — Et encore moins pour lui. — A Belleville, les arbres du parc ont bien grandi. Il est même bien ombragé. Et il y a un petit édifice à l’entrée, devant la maison. Contrairement aux autres à côté, aucune voiture n’est garée devant. Et dans le jardin, ça a poussé. Ça a même l’air envahi.

Et demain ? Et plus tard ? Quand on sera encore une fois, une dernière fois, partis ? Dans le parc, au milieu de la cité, on aura construit un Carrefour Market. Pas besoin de parking, la cité elle-même en était déjà un en puissance. Mais en fait, le supermarché on l’aura placé en bas de la cité, à la place du camping et de la grande ferme de… comment il s’appelait déjà ? Et dans le parc, un petit Centre culturel, un Pôle nature ou une Maison de… de quoi, Belleville c’est juste connu pour sa centrale. — Eh bien une Maison de l’énergie ! — Une Crèche vaudrait mieux, surtout au cœur d’une cité dortoir. Mais non. Quand on sera tous partis, il ne se passera rien. Le parc sera devenu un bois. La maison sera toujours là, vide, gagnée par le jardin disparu sous la végétation. Comme à peu près tout dans la cité.

proposition n°25

Où. Où il est maintenant. Il est passé de l’autre côté. Il est devant le type effaré. Il cherche déjà une issue dans le Block. C’est comme l’agent Cooper à la fin de Twin Peaksfi. Il est entré dans le cercle et a disparu derrière les rideaux rouges. Et maintenant il cherche une issue dans la chambre rouge. Depuis plus de trente ans. Et toi aussi au fond. Pourquoi t’es parti à sa recherche. Tu crois vraiment que c’est une bonne idée. Mais tu cherches peut-être une issue. Pour toi ou pour lui. Pour lui non. Et si tu la trouves. Comment lui il va la retrouver. Et tu crois pas que même si tu la retrouves c’est un piège. Tu t’es jamais dit que tu pouvais être Jack à la poursuite de son fils dans le labyrinthe de Shining. Et pourquoi tu restes planté là. Qu’est-ce que t’attends pour y retourner. Tu sais plus comment retourner ta figure. Tu sais même pas quelle figure c’est. Et si y en n’avait pas. Si c’était toujours la même que tu retournais en boucle. — Comme Sisyphe. — Non disons plutôt un bousier. — Et lui alors. — Eh bien c’est le rocher. C’est la bouse. C’est la masse la matière le machin qu’on tripote et qu’on retourne sans cesse. Mais ce serait pas justement ce regard pour toi. Tu crois que je t’ai pas vu lorgner dessus dès le début. Tu crois que je vois pas que tu cherches la direction qu’il te montre ce regard. Et tu crois pas que tu devrais l’oublier. Et regarder un plus autour. — C’est ce que je fais mais si je regarde à côté alors on n’y verra plus rien. — Mais tu crois pas que c’est à cause de ce genre de raisonnement qu’il est parti. Pourquoi il est parti. Pourquoi il est coincé dans ce block que même ce pauvre type médusé par son propre regard a fini par oublier. T’as pas imaginé que c’était à cause de toi. — Même si j’arrive bien après lui. — T’as pas imaginé que c’était pour toi. Pour que t’arrives justement. Tu t’es jamais dit tout ça. — Ben et toi. — Moi. Mais moi moi quelle idée. Non mais moi moi c’est rien non. Moi disons que je reste dans l’ombre. — Comme le photographe du type. — Pourquoi pas. Non l’important dans l’histoire c’est plutôt toi. Et lui aussi ? Qu’est-ce que t’en penses. — Moi. — D’autant que vous vous ressemblez quand même beaucoup non. — Et comment tu peux le savoir puisque personne ne la revu depuis tout ce temps. Et puis t’arrives après moi. — Oui peut-être mais aurais-tu oublié que j’arrive du Block. — Du Block. T’as trouvé l’issue. — Non j’ai croisé quelqu’un et j’ai demandé Où. Et il m’a répondu un peu bizarrement en me retournant la question par Maintenant. Et alors c’est à ce moment-là que je suis arrivé. — Oh mais ce n’est pas la même que moi. — Parce que tu as trouvé une issue. — Peut-être. Qui sait — Menteur t’as vu comme tu me regardes. Tu veux que je te tende un miroir. — Le type de la photo. — Qui sait. Bref où j’en étais. Ah oui que je ne sais plus trop quand je suis arrivé là mais en tout cas je suis là et si je trouves que vous vous ressemblez c’est peut-être à cause de toutes ces questions que je me suis posée dans le Block. Tu veux savoir quoi. Je te dis tout en vrac.

Où je vais maintenant. Pourquoi est-ce qu’il me regarde comme ça lui. Pourquoi on l’a photographié. Comment est-il arrivé là. Et s’il s’en était sorti. Est-ce que je vais l’en sortir. Est-ce que je vais m’en sortir. Ça s’appelle un transfert. Même à travers une image. Même à travers un livre. Pourquoi je ne referme pas le livre. Pourquoi j’ai pris ce livre et pourquoi je l’ai ouvert. Et qu’est-ce qu’elle fait Sophie. Pourquoi son visage s’efface. Pourquoi pas son nom en même temps. C’est lui maintenant son visage à elle. Pourquoi on n’est pas ensemble. Pourquoi papa et maman ont décidé de rentrer au pays. Comment ça se fait qu’il reste sombre ce CDI. Pourquoi il est tout en bois. Je veux y voir la bibliothèque du château de Cheverny qu’on est allé visiter un jour avec Mme Poirier. Pourquoi la main de Sophie sur mon genou. Pourquoi au moment de la photo de classe. C’était quoi ce blouson que je portais. Et ces ourlets au bas de mon pantalon. Ma sœur ne m’a pas dit que c’était moche. Pourquoi je détestais quand maman me demandait si j’aimais ce blouson, ce pantalon, ce pull, etc. Comment lui dire que je n’aime pas quand elle me demande. Et que je n’aime pas cette chemise, ce t-shirt, ce slip et ces chaussettes. Et pas non plus quand elle pleure. Comment lui dire que papi Omer me manque aussi. Est-ce que j’ai dit au revoir à Sophie. Est-ce que je lui ai dit adieu. Est-ce que je lui ai dit je t’aime. Est-ce que je le lui ai écrit. Est-ce que je le lui ai crié. Pourquoi il ne crie pas le type sur la photo. Est-ce qu’il a pleuré dans un recoin du Block. Combien de fois. Combien. Et papa il a pleuré aussi. C’est à cause de papi Omer qu’il a décidé de partir. C’est à cause de la mère de papi aussi. Est-ce qu’ils savaient l’un et l’autre qu’ils étaient dans le même hôpital. Est-ce la mère ou le fils qui est parti en premier. Pourquoi je ne suis pas resté dans le même collège. Pourquoi pas une année de plus. Pourquoi pas on n’est pas parti au moment d’entrer au lycée. T’aurais été dans ma classe Sophie. On aurait été encore une fois sur la même photo. Et main dans la main cette fois. Tu te souviens Elli et Jacno dans Tout va sauter. « Main dans la main on se promène les gens se moquent car ça les gêne. » Et le type de la photo il aurait voulu qu’on lui tende la main. Le photographe lui a-t-il serré la main. Il aurait préféré serrer la main de ses proches. Savait-il que sa mère était dans un autre Block. Dans un autre camp. Savait-il qu’elle n’est jamais descendue du train. Ni sa fille peut-être. Pourquoi papa ne venait jamais avec moi maman et ma sœur faire des courses. Pourquoi il ne choisissait jamais son pantalon, sa chemise, ses chaussures. Il n’aime pas ça non plus. Et pourquoi il fume autant. Combien il fume de cigarettes par jour. Combien de paquets. Combien ça lui coûte ses Gitanes maïs. Combien ça a coûté à papi Omer ses Gauloises sans filtre. Combien en cigarettes. Combien en soins. Combien en chagrin. Pourquoi maman répétait que c’était son tour. Pourquoi me disait-elle que je ne voyais pas le jour. C’est vrai ça pourquoi je restais autant à mon bureau. Pourquoi je n’allais pas jouer plus souvent avec ma sœur. Ou retrouver les copains dans le parc. D’ailleurs les copains pourquoi on n’en parle pas assez. Les souvenirs s’effacent avec les visages. Pourquoi on n’a de lien avec personne. On a oublié combien on aura été heureux. Où sont passés les jeux. Les rires. Et les chiens. Sophie t’aurais pu connaître mes chiens. T’aurais accepté de venir à la maison. On aurait joué avec ma sœur. Et je t’aurais montré avec les chiens. Je t’en ai peut-être déjà parlé. Tu sais peut-être que je jouais à la penille avec eux. Tu sais ce que c’est qu’une penille. Tu sais qu’à l’origine c’était une sinse. Que les chiens mordaient dedans et je tirais le plus fort possible. Tu aurais pu voir comment ils secouaient cette sinse en lambeaux. Et comment ils grognaient et moi avec. Et je t’aurais montré là où je passais le plus clair de mon temps. Et j’aurais sorti la photo de classe où ta main flirte avec mon genou. Est-ce que tu as conservé cette photo. Est-ce que tu repenses à cette époque. Est-ce que tu te souviens de moi. Est-ce que mon visage aussi s’efface. Pourquoi le visage du type ne s’efface pas lui. Pourquoi l’image du livre persiste. Pourquoi ça perdure ça. Tu sais que même le visage de mon papi Omer je m’en souviens moins bien. Est-ce que ma sœur s’en souvient. Mais le rire de papi Omer si tu l’avais entendu. Je l’entendrai encore longtemps. J’aurais pu te montrer la photo où on le voit mort de rire avec les chiens si tu étais venue à la maison. Est-ce qu’on lui a montré son portrait au type du Block. Et qu’est-ce qu’il veut me dire à me regarder comme ça. Et papa et maman si je leur avais montré la photo ils auraient dit quoi. Et qu’est-ce que je leur aurais répondu. Rien. Et au type qu’est-ce que j’ai à répondre. Rien non plus. Ou peut-être comme Louise Attaque « j’ai sans doute voulu dire qu’on pouvait se diviser s’effacer en moitié chercher partout gratter les fonds les à-côtés ». — Ou le plan où on voit par-dessus l’épaule de Karine Viard dans le film Parlez-moi de vous la photo d’une petite fille assise par terre dans un coin bras croisés jambes allongées à l’équerre le long des murs pantalon bleu petit haut jaune. — Et toi Sophie si tu avais été là avec moi dans le CDI tu aurais dit quoi. C’était toi quand j’ai ouvert le livre. Pourquoi je ne t’ai jamais écrit. Et qu’est-ce que tu m’as répondu. Ce que le type du Block dit avec ses yeux. Comme papi Omer à papa et maman avant de partir. Pourquoi moi et ma sœur on n’est pas allé le voir avec eux. Qu’est-ce qu’on leur a dit avant qu’on s’en aille définitivement. Tu m’as répondu je t’aime. Oui mais comment. C’était quand. C’est écrit où. Maintenant. Genre explosif. « Je t’aime. — Moi non plus. »

proposition n°26

COOP. C’est en noir sur fond blanc. Quatre grosses lettres claires, sobres, police sans serif type Arial ou Verdana. Un rectangle blanc, un cadre orange. À moins que ce soit noir sur fond orange. Il y a beaucoup de orange. Sur le montant des portes ? Au-dessus ? Sur le mur ? Ou bien ce sont les lettres qui sont orange. Peu importe les combinaisons, l’essentiel c’est que ça bouge. Comme les portes automatiques. On avance, ça s’ouvre. On recule. On avance, ça s’ouvre. On recule. On s’avance doucement. Tout doucement. Ça s’ouvre et… — Allez allez… Il y a trois caisses enregistreuses. Peut-être quatre. Elles sont orange. Il y en a toujours une de vide. Un tourniquet métallique étincelant, le rayon fruits et légumes, et c’est partie de cache-cache avec ta sœur. Tu vas te glisser entre deux gondoles, ou dessous. Elle aussi. Et derrière le rideau de la cabine d’essayage. Et dans le manège à robes ! Chaque fois c’est pareil. La supérette est une super aire de jeux. Et c’est ça qui faisait « que le temps ici ne s’écoule pas, qu’il est un présent répété maintes et maintes fois. Qu’il n’y a pas d’Histoire », dit Annie Ernaux. Même si à la caisse, c’est long. La caissière doit taper les chiffres noirs des étiquettes autocollantes oranges de chaque article — avec ces petites fissures qui empêchent de les décoller sans les déchirer ? Et si elle se trompe, il faut effectuer la soustraction avec le prix erroné et reprendre l’addition avec les bons chiffres ? La caisse enregistreuse c’est juste une calculatrice ? Non, ça fait aussi imprimante. Du rouleau blanc de la caisse, on repart avec un morceau. La liste des articles, la liste des prix. Des chiffres et des lettres. Ça calcule et ça imprime. C’est inscrit et écrit noir sur blanc. Ça s’enregistre. Ça s’ouvre, on recule. Ça s’ouvre… — Et ta pochette surprise ! Un grand cornet de papier rouge, bleu, jaune, vert, violet, ou orange ?

Les courses, on y allait avec la Dauphine de papi Omer. On n’avait rien fait comme trajet, on sortait tout juste du bois de Balzac, que j’étais déjà allongé sur la plage arrière, endormi. Quand je me réveille on est à l’entrée de Jonzac, du côté de la gare et des abattoirs. C’est le cahot du passage à niveau qui m’a réveillé ? C’est le grondement du train ? Un jour on a eu un accident. Papi Omer a raté le virage, la voiture s’est couchée dans le fossé. — T’étais mussé sous le siège ! Aucun souvenir. C’est maman qui raconte. Juste une cicatrice sous et sur la lèvre inférieure. Quelque chose l’aura percée et sera entré dans la bouche ? À un âge tendre où le langage enfin se solidifie et se déploie, ça devait être assez impressionnant. D’ailleurs ça a fait un petit trait blanc et dur, en forme de virgule, que je mordille encore. Et puis il y a les lumières. Chaque fois qu’on partait à Belleville. Plus de quatre cents kilomètres, près de six heures de route. Et quand tombe la nuit, qu’on aborde les grandes villes par une rocade, qu’on croit les surplomber depuis un pont, un échangeur, virage un peu sec, et toutes ces lumières orangées qu’on n’a pas vu venir qui se mettent à tournoyer là-bas, et là-bas. Et plus loin. Et plus bas aussi. Est-ce que le ciel venait de tomber ? Est-ce qu’on roulait au milieu de la voûte céleste ? Et petit à petit, j’ai fini par apprendre par cœur le nom de toutes les villes et tous villages du trajet. Semoussac, Semillac, Saint-Dizan-du-Bois, Nieul-le-Virouil, Saint-Hilaire-du-Bois, Jonzac, Meux, Saint-Cier-Champagne, Le Mancou (commune de Guimps), Barbezieux-Saint-Hilaire, La Couronne, Saint-Michel, Angoulême… et Ruffec, Gençay, Civray, et Chauvigny en moitié route (avec un arrêt en pleine forêt dans une zone où les monticules de graviers et de cailloux servaient de terrain de jeux)… et d’autres noms oubliés, jusqu’à Belleville et les lueurs de la centrale.

(COOP. Cooper. Est-ce que c’est l’agent Cooper qui a préparé le terrain de la COOP ? Ou la COOP qui s’est d’abord manifestée à travers l’agent Cooper ?)

Et Loulou, il y a quelques temps déjà (à peu près à l’âge de mon accident) : « Mais maman, y a des lettres sur les maisons ! » On traversait Chevanceaux en voiture, sur la route des vacances avec ME et le Boubou (la Côte d’Azur). C’était quoi ses lettres à lui ? C’était quoi son mot, sa silhouette, ses couleurs ? Je conduisais, je n’ai rien vu. Ça dit quoi de nouveau sur le langage et sur le monde ? Je veux dire non seulement pour lui, Loulou, mais aussi pour moi. Parce que moi, là, je n’avais rien vu. Je n’ai pas vu ce que le petit Loulou venait de lire. Qu’est-ce que sa découverte à lui m’aurait appris de la place du langage dans le monde ? Si Matt Siber avait été là, avec Loulou, quel paysage de mots aurait-il dressé ? Quels mouvements internes de la langue et du lieu aurais-je découverts, comme autant de leviers possibles de la lecture naissante du Loulou ? Et de la lecture non simplement comme déchiffrement de lettres mais questionnement du monde ? Oui, c’est par là qu’on peut encore expérimenter, dans le regard des autres tout étonnés des nœuds du langage et du monde. Et y lire, de nœud en nœud, d’un regard à l’autre, le premier étonnement sur lequel notre lecture stupéfaite s’appuie ? Et comprendre qu’il y a beaucoup à lire dans ce qu’on voit sans y prêter attention ? Tiens, par exemple, il n’y a pas si longtemps, en revenant de vacances avec ME (sans les petits), on s’est retrouvés sur des routes signalant un marquage au sol expérimental. C’était du côté de Rodez. En plus des traits et des lignes blancs qu’on connaît bien on apercevait régulièrement de petites lignes bleues, vertes ou jaunes le long de la berne. On passait enfin à un niveau de lecture moins terre à terre. Mais je ne sais plus la signification de ces lignes colorées. Mais peut-être ne prenaient-elles tout leur sens qu’au moment où tombe la nuit ?

proposition n°27

Le pont. Suspendu au-dessus de la Loire. Encore quelques slaloms en ville, la nationale, le cimetière sur la gauche, le pont de la voie ferrée, et on était vraiment arrivés. Mais l’arrivée, ça se fait déjà avec le pont suspendu. Le massif d’ancrage, le câble qui s’élève, courbe, vers le sommet du pylône. Les arbres de part et d’autres. Les suspentes de plus en plus hautes. La masse, l’ombre du pylône. Et puis la nappe de sable, d’eau. Et mille et un boulons sur la structure métallique du tablier. Les suspentes, qui rythment la traversée, la vision, de lignes noires. Le bruit du bus. Les vibrations, les cahots, le coup de frein. Non, pas des boulons, des rivets. Le chuintement des véhicules croisés. Le bruit des voix. Qu’est-ce qui se dit ? Et le grondement de l’eau, de l’eau partout ? Et puis la petite route le long du quai (elle va passer sous le pont). Des toits, des façades, la rangée d’arbres. Les autres derrière qui font les cons (on entend gueuler). Les câbles d’ancrage qui replongent, les suspentes qui disparaissent (le pylône déjà loin derrière). Les massifs d’ancrage et la haie végétale. Le rond-point pavé et la grosse bâtisse devant, son crépi rouge. « Oh ! pas bientôt fini dans l’fond ? » Après on file à droite, on slalome. Rond-point, nationale, cimetière Saint Agnan. Voie ferrée. Mais c’est déjà une autre histoire. Comme le métro après le train. Mais la gare, le réseau de galeries, ici, c’est le pont suspendu (auto-ancré).

proposition n°28

Le canal. Qu’il y aille en bus ou en voiture, le canal est cette ligne plus ou moins brillante (fonction du temps bien sûr) qu’il a toujours en vue. Pas au départ. Il est pourtant là, à gauche en sortant de la cité, au bout de la route après le bois, la ferme enclavée, la belle mare noire mouchetée de nombreuses petites poules d’eau. Là, de l’autre côté de la route passagère, ton ocre clair. Un fossé large et profond et une levée de terre. Le canal se trouve, au-dessus de la route. Mais il redescend peu à peu. Et la route revient à son niveau à l’entrée du prochain village, Sury-près-Léré. Peut-être avec l’écluse ? Mais alors il s’éloigne. Et revient après le village. Et c’est comme ça tout le temps. Un chassé-croisé s’engage entre notre route, redevenue grise à Léré, et la ligne argentée du canal qui s’éloigne, se rapproche, nous colle même, mais se cache derrière une haie d’arbres, s’éloigne et revient pour nous passer dessous, aux Houards. On est de l’autre côté du canal. Jusqu’au Domaine-d’en-bas où on le recoupe pour l’abandonner aux Fouchards — direction le fleuve.

Il y a qui à côté de lui ? Hervé ? Jean-Marie ? Frédéric ? Muriel ? Fabien ? Sa sœur ? Quelqu’un d’autre ? Il parle de quoi ? Il parle ? Il doit bien parler un peu. Mais le canal. Il ne se passe pas un trajet en bus ou en voiture sans le suivre des yeux. D’ailleurs un jour il n’a fait que ça. Il venait de s’embrouiller avec Fabien. Il venait de lui mettre une claque. On s’attroupe. Mais il ne fait pas le poids face à l’autre qui le maintient fermement entre ses bras. Dans le bus c’était chacun de son côté. Rien d’autre à faire qu’à se laisser porter par le grondement du bus et cette ligne argentée ponctuée de petits bateaux blancs et de trop rares péniches assoupies, la panse pleine.

En route, le bus s’ébranle, s’ébroue, brome et carlingue même, dans un boucan couvert peu à peu par la rumeur qui monte à la mesure des deux, trois ou quatre élèves à chaque arrêt. Il est parmi les premiers à monter, au deuxième ou troisième arrêt. Le gros de la troupe, c’est à Léré. Mais il y en a un, juste avant le pont échangeur de la centrale, ou juste après, d’où il sort ? Il n’y a rien aux alentours, que des champs. Même pas un chemin de terre. Qu’est-ce qu’il fait là, sur la bande d’arrêt d’urgence, sur le garde-fou ? (Bromer, tu connais pas ce mot Sophie ?)

De l’autre côté de la rive, le canal c’est la route du port de Vitrezay. Sur des kilomètres, en ligne droite, entre deux canaux. D’un côté des roseaux, du jonc, des bambous. De l’autre, le marais à perte de vue. On voit bien la centrale du Blayais au fond, sa masse grise et son réseau de lignes entrecoupé par une ferme au loin, une bâtisse abandonnée, une haie d’arbres. Une voiture, qui oblige à se rapprocher des eaux vertes, sombres, du canal. Au bout de la route, le virage à angle droit. Un ou deux ponts aussi. Ou des passerelles. Des lattes en bois sur lesquelles ne passe qu’une seule voiture. Là aussi ça gronde. Et pas de murets. On a l’impression d’être en suspension au-dessus de l’eau et de s’enfoncer dans une jungle de bambous. C’est la même chose pour la route du port des Callonges. Il y a aussi la maison d’un vieil homme, aujourd’hui en ruines, ornée de centaines d’enjoliveurs étincelants. Pourquoi on s’y est-on arrêté ? Et, au bout de la route un jour, tonton Pierrot a raté le virage. C’était à l’époque de sa traction.

Et au milieu, quoi ? Entre le canal latéral à la Loire et les canaux de l’estuaire de la Gironde, dans les marais ? « Une route en parallèle, avec le même type de paysages, de couleurs bien travaillées, de belles nuances, un splendide bitume — qu’on n’empruntera pas » (Olivier Cadiot, Histoire de la littérature récente). Un bitume si lisse, si noir, que le soleil s’y reflète, aveugle. La rivière que tu remontais doucement. La rivière qu’on ne voit pas s’écouler, sauf au niveau du pont — deux gros blocs de pierre usés par les passages, mangés par mousses et lichens, et dont l’un a éclaté. La rivière les jours d’été, à l’ombre des frênes et des peupliers. Les petits bancs de sable granuleux. Les libellules, les araignées d’eau et les têtards. Des coassements. La bourgne du père Chapeau que t’ouvrais pour libérer le menu fretin. (Une bourgne, tu sais pas non plus ce que c’est Sophie ?) Et le chien qui te suit. Le chien qui ramène les pierres que tu lances au fond de l’eau — ca fait un drôle de bouillon limoneux. Le bout des oreilles en pointe cassées qui rebondissait. Et ses deux points orangés au-dessus ses billes noirs — on disait que c’était des phares. Le chien noir de mamie Lulu. On l’appelait le Nèg’.

proposition n°29

Mimi. Silhouette élancée, chevelure blonde frisée, toison brune, des seins pâles, plats. Elle vient le chercher dans le lit de Mumu. Un petit lit, structure de particule de bois. Une table de chevet, un tiroir, du même acabit. Le lit est fait au carré. La couverture bleue et le drap blanc qui le borde n’ont pas bougé. Seule sa tête dépasse. « Mais non… — Ah si si, tu vas y aller, j’vais t’y mettre. » Le lit d’à côté est défait. Et il y a cette espèce de renfoncement obscur. D’autant plus que le store du vasistas est fermé. Elle le prend dans ses bras. « Avec les chaussettes s’il faut. — Non, mais non… — Mais si… » C’étaient des chaussettes bien vertes, un ballon de foot pour motif. España 82 ? Dans l’eau, elles sont devenues plus sombres. Il y avait beaucoup de mousse. C’étaient ces petites billes de gel, dans le bocal au bout de la baignoire, qu’on jetait dans l’eau. Elles fondaient et libéraient leurs nébuleuses de parfum bleu. « Alors, on enlève le reste ? »

La Mère Carreau. Une vielle dame assez forte, poivre et sel permanenté, tablier écossais. Elle tient l’épicerie à l’angle de la rue qui donne d’un côté sur la mairie et l’église, de l’autre sur le canal, l’écluse. On y descend pour quelques courses d’appoint et pour bavarder un peu. Un peu. La pluie et le beau temps. D’untel, qui va comment, couci-couça. Et d’un autre, pour un oui ou pour un non. Le soleil qui a rendez-vous avec la lune. Et on attend bien sagement, on écoute en silence, sur le trottoir, devant l’entrée de l’épicerie où pendent ces lanières souples, des lignes de couleur bleu, vert jaune, rouge, à travers lesquelles on passe et repasse au fil du dialogue. Aujourd’hui l’épicerie a laissé place à un salon de coiffure. Est-ce que la patronne se tient aussi souvent dans l’embrasure de la porte que la Mère Carreau ?

Le grand type dans son pot de yaourt. Il n’était pas blond, il n’avait pas de chaussure noire, mais il y a de ça. Un type sorti d’un film de Tati. Ou un personnage de cartoon. Il était vraiment grand, et très maigre, échevelé, clope au bec. Quand il descendait de voiture — une petite voiture sans permis, en forme de cube blanc, qu’on appelait un pot de yaourt — le toit lui arrivait au niveau du buste. Pourquoi s’est-il arrêté à la maison ? Il venait voir papa ? Il avait une télé, une radio, à faire réparer ? Mais la plupart du temps il ne sortait pas de la voiture. Il ne faisait que passer. Et peut-être repasse-t-il encore dans la rue, devant la maison. Lui aussi il aura vu comment le terrain vague, et son monticule de terre, s’est transformé en parc. Tout contorsionné dans son pot de yaourt, le menton posé sur un genou plus haut que le volant, le cou moitié cassé. On le reconnaissait à cette espèce de bruit de tracteur en mode accéléré, un peu aigu, pétaradant.

Pour se déplacer, il utilise deux cannes dont l’extrémité a une forme de trépied. Et deux espèces de gros godillots noirs à semelle compensée épaisse. Chaque pas semble demander un effort énorme. Une chaussure se soulève doucement, en faisant trembler les cannes, et chute presque aussitôt lourdement. Il lui faut bien cinq minutes pour effectuer les cinq mètres qui le séparent de son fauteuil roulant, dans la cuisine, en bout de table. Là, tout le monde s’assoit autour de lui, et on les laisse seuls avec lui durant près d’heure pour la séance de catéchisme. Les Saintes Écritures s’énoncent alors dans un accent lourd, pâteux. Chaque mot prononcé semble mangé, mâché. Comme si parler demandait le même effort que marcher. Comme si la langue était une entrave, un poids qui, à force d’être brassé, finit par former une sorte d’écume aux commissures bord des lèvres — d’où s’échappera un filet de bave. Heureusement, il y aussi des temps de lecture personnelle. Et même, on dessine et on écrit sur un cahier. En jetant un œil de temps en temps à l’horloge, trônant sur le buffet aux portes sculptées, reproduisant des scènes de la vie paysanne d’antan. Un beau buffet de bois noir, très haut et massif. L’horloge au centre, sur un napperon blanc circulaire, ajouré, enfermée sous une cloche de verre, tout en arabesques dorées disposée à la manière de la pellicule de la Metro Goldwyn Meyer qu’on aperçoit au début de certains films américains (les westerns souvent) — avec au centre ce lion qui rugit, deux fois. Juste un coup d’œil sur la trotteuse, et son cliquetis. Et dans la pièce d’à côté, le pinson frigotte.

proposition n°30

Sur le seuil. Le soleil par-dessus les peupliers — leur ombre ne tardera plus. Pas un nuage. Pas un brin d’air. Il y a des fourmis en file indienne. Elles serpentent entre les cailloux. Des petits cris venus du ciel. Des hirondelles tournent au-dessus la cour. Il y en a une qui décroche et disparaît dans la grange. Ça piaille. On voit le père Fissou, en haut, passer avec sa faucille, disparaître au coin du chai. Maman et mamie Lulu, assises sur le rebord de la fenêtre de la cuisine, parlent. Tonton Ben, bras croisés, adossé à la véranda. Il fume. Les volutes de fumée de sa Royal menthol le long de son bras. Un filet blanc bien droit sur quelques centimètres, qui vibre, oscille, s’amplifie et se disperse autour de son visage. « Ah, v’là Dada. » Mamie Dada, qui n’est plus qu’une ombre au moment où elle passe entre la grange et le hangar. Quelque chose crisse en haut. « C’est quoi c’bruit mamie ? — Eh… l’père Fissou qu’aiguise la faux sur la meule. Magnéto… Magnéto ! » Il y a aussi une machine au loin. Toujours. Et quand il n’y en a pas on entend le bruit de fond de l’autoroute, tout là-bas — surtout la nuit. D’autres d’hirondelles tournent. De plus en plus. De plus en plus bas. Avec sa sœur, sur le rebord de la véranda, ils longent la paroi vitrée. Le portail en bas s’ouvre en grinçant et en raclant le sol, se referme en sifflant. Ils sautent par la fenêtre entrouverte. « Magnéto ! — Vl’à Dada ! » Ils reviennent par la porte de la véranda, remontent sur le rebord en ciment, longent la paroi vitrée. Le chien, les quatre pattes en l’air, se tord comme un ver. Mamie Dada se penche et lui gratte le ventre. Le chien s’immobilise. Mais sa patte arrière se met à trembler, sans relâche sous la main. « Eh… va donc chercher la miche. » Tonton Ben rentre. Les petits ressortent, remontent sur le rebord de la véranda, longent la paroi vitrée. Jusqu’au bout cette fois, jusqu’au mur. Tonton Ben revient avec la miche. « Merci bien. Alors, comment i’ va ? » Ils ressortent par la porte de la véranda, se faufilent entre maman et mamie Lulu, filent par la fenêtre dans la cuisine. La télé parle dans le vide. Il y a peut-être des étourneaux cachés tout en bas dans les peupliers. Il suffirait d’un battement de mains pour les voir former un nuage noir et couvrir le ciel. « Oh… là, c’est signe que l’temps est peté. » Mais non, pour l’instant, les arbres discutent, et les petits réapparaissent en haut au coin du chai, en criant. Les hirondelles disparaissent une à une. Tonton Ben se gratte l’échine sur un montant de la véranda. La cendre au bout de la cigarette, prête à tomber. Le père Fissou remonte avec une faux. Glissé sous sa casquette, un mouchoir à carreaux lui protège la nuque. « Magnéto ! » Le chien court comme un fou dans la cour. Les petits essaient de l’attraper. Mamie Dada parle encore toute seule. Le téléphone pourrait sonner, on n’irait pas décrocher. Il n’y a plus d’hirondelles. Mais on les entend bien, quelque part là-haut, derrière le chai. Elles se seront massées sur les fils électriques, comme des notes sur les lignes de la portée qu’elles interprètent — musique concrète.

proposition n°31

Aux Eyzies. Il y a ce squelette rouge dans le musée national de la préhistoire. Tout petit. Recroquevillé. Incomplet et le crâne éclaté. Mais rouge, ou rouille plutôt. Sans doute un enfant replié sur lui-même. Mais non. On lit sur le cartel : « Découverte en 1934 par R. Blanchard, la sépulture de Saint-Germain-La-Rivière abritait le squelette complètement enduit d’ocre d’une femme d’une trentaine d’années richement parée. » Il se trouve dans un caisson de verre, sur une plaque carrée grise. La lumière est faible — il ne faudrait pas l’éblouir et le réveiller. Mais suffisante pour bien apercevoir la posture. Comment les jambes et les bras sont fortement fléchis. Comment le crâne est fragmenté, troué. Et cette drôle de couleur ocre, terreux et ferreux. C’est une femme. C’est écrit. Mais on voit un enfant. Et ce repli sur soi, on pense à un fœtus. Et on se dit qu’ils avaient tout compris. La mort, un retour à la vie ? Ça fait rêver. En tout cas l’idée lui plaît. Est-ce que ça lui aurait plu aussi à elle cette idée ? Elle qu’on a déterrée, qu’on a nettoyée, reconstituée, abritée, sûrement protégée de l’air aussi — il faut faire le vide dans le caisson —, éclairée juste ce qu’il faut — mais pas trop, on la gênerait dans son rêve. Encore un peu, et on finira par reconstituer son visage, avec les moyens d’aujourd’hui. Juste un petit brin d’ADN passé dans une machine à décrypter les gènes, et voilà la silhouette et le visage de cette femme à différents âges de sa vie, même ceux qu’elle n’a pas pu vivre, sur la tablette autour du cou — ça vibrerait quand on s’approcherait du caisson vitré. Bref ! Est-ce qu’elle aurait cru à la vie après la mort ? Il paraît qu’à son époque la frontière entre le monde des vivants et celui des morts n’existait pas vraiment. Pas plus que celle entre l’homme et l’animal. Donc non, elle n’aurait pas cru, ni même imaginé, cette idée. Vivre et mourir, alors, comme les deux rives du fleuve à descendre, dans je ne sais quel paysage de vides escarpés. Rien avoir avec la mort après la vie. Cette mort qu’on voudrait encore vie, même sous une autre forme, même sous une forme vide — un nuage ? Et qui réduit la mort au seul événement de mourir. Un mauvais moment à passer, vite oublié. Mais les idées d’aujourd’hui vont aussi dans l’autre sens. Mauvignier écrit, dans Ce que j’appelle oubli, « n’y compte pas trop, parce que personne ne compte vraiment, ne compte pas, sur personne ni pour personne car à la fin tout dort dans l’oubli et ce n’est pas plus mal. » Mais alors est-ce que c’est rouge l’oubli ? Est-ce que c’est rouille ? Ou au contraire dans des tons verdâtres ? Et est-ce que ça se tient replié, lové ? Comme il le fait lui aussi avant de s’endormir. Moins maintenant. C’est surtout sur le ventre qu’il dort. Mais quand même, quand le sommeil ne vient pas, que l’angoisse monte et qu’il doit allumer la lumière — douce, heureusement, grâce au simulateur d’aube. Quand, décidément, ça-va-pas, il prend cette position de repli. Il s’accroche même à la couverture. Et parfois il pleure. Comme une madeleine. Il étouffe ses cris dans l’oreiller. Qui finit par crever fort. Si fort qu’il se réveille en sursaut. En nage. Dans les vapes. Il fait nuit noire. Il allume le simulateur et va pisser.

Mais à toi aussi, Sophie, ça a bien dû t’arriver ? Tu m’en aurais parlé si t’étais venue à la maison ? Comme il t’en aurait peut-être parlé le premier ? Parce que ça a bien dû arriver, ça, à papi Omer dans sa chambre d’hôpital ? Et à mamie Lulu seule, vide, dans son lit ? Et peut-être aujourd’hui encore ? Parce que c’est bientôt son tour maintenant. Comme ça a été le tour de l’homme du livre. Déjà, son regard sur la photo, ça semble écrit. Comment est-il mort ? Dans quelle position se trouve-t-il aujourd’hui ? On ne pense pas assez aux postures des morts. Est-ce qu’elles changent avec le temps ? Et c’est dû à quoi ces mouvements ? Et ça signifie quoi ces changements de position ? Se trouve-t-il lui aussi comme la femme de Saint-Germain-La-Rivière, en fœtus ? Mais non, lui c’est sûrement par la cheminée qu’il est parti. C’est dans les airs. Pas comme l’enfant de la Madeleine. « Le cadavre de cet enfant enduit de rouge (saupoudré d’ocre, ou plus vraisemblablement peint avec cette matière), avait été déposé là soigneusement, orné d’une riche parure », dit le cartel. Et toi Sophie, quelle position voudrais-tu adopter pour ton éternité ? Celle de ton sommeil ? Comme lui, malgré ces nuits où il ne cesse de bouger ? Jusqu’à ce qu’il retrouve enfin, et comme par surprise, ce fœtus qu’il a été. Mais au prix de combien de mouvements ? De combien d’images et d’idées sans noms en boucle ? Pire qu’un chien qui tourne et vire pour creuser sa couche. Chien de Sisyphe.

D’ailleurs, toi, tu te souviens de ce texte ? T’as essayé de te mettre à sa place. Peut-être de parler un peu pour lui. Parce que pour lui, c’était impensable. Trop dur. Il avait la tête suffisamment éclatée comme ça, même si on ne le voyait pas. Sinon, je pense qu’on ne serait tout simplement pas là nous. Bref, tu te souviens, René, le grand-père ? Cette plongée dans les obsèques de papi Omer à travers celle d’un autre ? Le trajet pour s’y rendre, avec les pensées qui vont avec. Ton léger retard, au moment de la mise en bière. Les larmes des proches, les geignements, la plainte des petits-enfants. Comme si tu avais photographié tout ce que tu pouvais. Un vrai roman-photo. Bien pauvre évidemment. Parce que tu tournais autour du pot. Ne compte au fond, dans tes lignes, que ce moment où le cri de mamie Lulu ne peut pas, ne peut plus être étouffé. En tout cas, je sais, moi, que c’est ce que tu visais. Peut-être pas au début. Mais c’est vite arrivé. Et ça ne t’a plus lâché cet instant. Où le sol se dérobe sous vos pieds, et le ciel vous tombe sur la tête. Je sais, c’est facile ces images. Ça ne veut pas dire grand-chose. Mais disons que ça fait partie de la ritournelle qui tourne depuis longtemps, maintenant. Depuis ce moment-là du cri de Lulu. Quand sa belle-sœur entre. Quand la sœur de feu papi Omer passe le seuil de la porte. C’est dans la cuisine. Il y a déjà beaucoup de monde autour de la table quand elles tombent dans les bras l’une l’autre. Se serrent fort. Fort fort fort. Avec cette espèce de « ah ! », de surprise presque mais sans réelle exclamation, qui a tout dilaté l’espace — un peu comme les galets frémissent sous l’eau du ruisseau courant voir sa mer, sur une courbe continue sans tangente. Fort à déchirer la chemise de papa auquel il s’agrippait, lui. La tête enfouie, retournée dans la veste. Comme il peut la fourrer aujourd’hui, parfois, sous l’oreiller, sous la couverture. Sous le drap l’été, quand il fait chaud. Nu. En serrant un bout dans son poing. Bras et jambes repliées. Dans la lumière de l’aube qui point. C’est souvent à ce moment-là qu’il s’endort. Au petit matin du monde. Et qu’il rêve aussi, peut-être. Des rêves rouges. Des rêves oubliés. Des rêves de rêves. Oui, parce qu’ « au pire on rêvera, chante Novö, au pire on crèvera, au pire on pourra toujours en finir, dehors et dedans, les erreurs du présent, ça soigne, névroses, on déploie le drapeau blanc, incandescent, la blessure se referme, la blessure se referme. »

Et toi Sophie ? Et l’homme du livre, le laissait-on dormir jusqu’au petit matin ? Le laissait-on dormir ? Et papi Omer, ça s’est passé dans son sommeil ? Comme le père Fissou. Il s’est couché, il s’est endormi, il ne s’est jamais levé. Et j’entends d’ici la mère Fissou gueuler : « Debout là-d’dans ! » Mais elle ne pouvait pas, elle était déjà moitié folle. Depuis longtemps. Et je te laisse imaginer le temps qu’il aura fallu pour qu’elle le devînt totalement. Et qu’elle s’en aille comme ça, elle, folle. Mais combien de temps pour y parvenir ? Combien de temps ça aura duré sa mort à elle ? Le corps rongé par l’esprit de plus en plus fragmentaire gagné par ce corps qui finira grabataire. Combien de temps elle sera restée allongée à raconter n’importe quoi ? Qu’est-ce qu’il y avait là, dans sa tête ? Quelles images, quelles idées remontées des soubresauts insoupçonnés du corps peut-être, pour lui faire dire on ne sait quoi, dans une langue, si c’en était une, dégingandée ? Qu’est-ce qui, là, lui traversait l’esprit, pour finir dans un filet de bave ? C’était un soir de match, Bordeaux contre… Il ne s’en souvient plus. Ni du résultat, il n’a pas voulu regarder la seconde mi-temps. Il ne voulait pas déranger. Parce qu’il regardait la télé dans la chambre à ce moment-là. Oui, elle était là, à côté la folle, la mourante. C’était sa chambre à elle. Alors quand il a aperçu ce filet à la mi-temps, il a tout éteint. Plus de commentaires de comptoir, plus chants de supporters insignifiants, plus de coups de sifflet. Plus de lumière — ou à peine, par-dessous la porte, juste un soupçon de pénombre. Et combien de temps il a mis ce filet à s’écouler, à s’étirer ? Trois fois rien ? Quelques minutes, le temps de la mi-temps ? Le temps du match ? Ou des années et des années, le temps de la maladie ? Toute la vie ? Ou un temps fou ? Parce qu’il y a de quoi, non ? Combien de temps ? C’est ça, non ? Tout est là ? Combien de temps ? Combien Sophie ? Pour toi ? Pour lui ? Et mamie Lulu, dans sa voyageuse de nuit ? Et combien de temps pour la femme-enfant ? Pour l’enfant de la Madeleine ? Pour retrouver la lumière — un peu, faudrait pas déranger. C’est ça non, la ritournelle ? « Encore combien à attendre / combien à attendre / combien à attendre / encore combien à attendre / tostaky », chante Noir Désir. Oui, Noir Désir. Todo está aquí.

proposition n°32

Une vague. Un rouleau colossal. Elle ne monte pas cette masse nuageuse, ça déferle. Voilà pourquoi on n’y voyait rien dans le CDI. Ce n’est pas seulement l’orage qui arrivait, vite, mais la nuit avec. Pourtant, aucun signe pour le laisser présager. Ni dans la lumière ni dans l’air. À croire que l’orage arrive comme ça. Mais non. Le vent finit par se lever. Par bondir même. Les fenêtres tremblent, les portes sifflent. Les feuilles des filles s’envolent. Et quelque chose a claqué dans le bâtiment. Mais l’homme du livre, l’homme en noir et blanc, ne sourcille pas. — Plus tard, dans un journal du soir, on apprendrait avec force images qu’une tornade avait dévasté les environs de La Charité. Pour rappel (Keraunos) : « abattis complet sur plusieurs parcelles de forêts (feuillus et conifères) ; arbres adultes et feuillus (hors zone de forêt) dépouillés ; toitures d’habitations arrachées ; 20 maison éventrées avec écroulement des murs extérieurs ; hangars soufflés ou déplacés entiers par le vent ; une partie du toit d’une piscine aspiré et projeté 100 m plus loin sur le haut de la façade d’un HLM ; voitures retournées ; caravanes pulvérisées ; poteaux télégraphiques et électriques abattus ; pylônes de 220 000 Volts abattus ; éoliennes tordues ; pan de mur de l’église de la Charité effondré ; silos d’une coopérative agricole broyés ; structures de plusieurs toitures d’entreprises enlevées ou soulevées ; un hangar métallique déplacé de 10 mètres ; projections à très grande distance. » Mais rien avoir avec l’orage. Qui lui-même n’avait pas de rapport avec cette journée au CDI. C’est que le tourbillon du souvenir emporte tout.
Quand il n’y a pas de vent, les nuages de qui se forment au-dessus des tours de refroidissement de la centrale s’étirent droit dans le ciel, s’effilochent et se dispersent haut en tourbillonnant doucement. Si un gel puissant s’abattait, est-ce que deux stalagmites géantes, tout blancs, se dresseraient dans le ciel, ou tout s’effondrerait en une averse de grêle ou de neige strictement localisée ? Mais le plus souvent, les deux nuages ploient sous les courants d’air et semblent s’emmêler.

Il aime bien, le soir, faire glisser le store du vasistas sans bruit et emporter dans son sommeil le carré de nuit étoilée qui vient de se détacher. Il aime bien aussi l’ouvrir le matin et se faire surprendre par la couche de neige. Il aime aussi passer sur le toit par le vasistas. Mais moins repasser en sens inverse la tête la première sur la table de chevet, quand Mimi crie… Un jour, c’est le chien qu’on a retrouvé sur le toit.

Jour de chasse ou de cueillette de champignons dans la forêt de Saint-Fargeau. À l’écart des chasseurs-cueilleurs, il se camoufle avec un copain sous une souche. Couchés sur le dos. Les autres appellent, défient, crient. C’est la guerre ! Les paroles viennent de toutes parts. Incompréhensibles le plus souvent. Ils demeurent immobiles, silencieux. Juste quelques chuchotis. Et au-dessus d’eux, les branches et les feuilles à n’en plus finir grincent, frétillent.

proposition n°33

Un mariage. Sophie, quand on y pense. La photo de classe, c’est une photo de mariage. Quand j’y repense Sophie, c’est ça. On vient vous chercher dans la classe. Ou la prof vous emmène directement. C’était la prof de français je crois. En tout cas la prof principale. En rang par deux. Le couloir, les escaliers. Ça ricane, on s’esclaffe. Des voix résonnent. « En silence ! », aura crié la prof. Vous attendez derrière l’appareil photo sur pied, dans la cour sous les arbres, que la séance de la classe précédente se termine. Quand les places se libèrent, ça se bouscule pour se placer derrière, debout sur la barre de béton. Ça pousse. Toi, tu t’assoies sur le banc devant, à côté de lui, un peu à gauche. La fille d’à côté te parle. Tu enlèves ta veste en jean. La prof va et vient pour installer tout le monde, déplace l’un derrière, replace l’autre devant. Intervertit une fois, deux fois au milieu, trois. « Non pas toi ! Et silence ! » Le photographe fait des signes pour resserrer les rangs. Le petit tas humain est en place. Ça pousse encore un peu derrière, ça joue des coudes, ça chuchote à l’autre bout. Et les signes idiots et les clins d’œil et la langue tirée. « Chuuuteee ! »

Mais toute cette activité de masse insignifiante, incohérente presque, ce ne serait pas une certaine conscience, Sophie (grosso modo), de l’avenir ? Ou quelque chose du souvenir futur, et du désir de souvenir, et désir de passé ? Vous êtes là, devant l’objectif comme prêt à un retour vers le futur ? Jusqu’à la pose finale, sourires ou gueules de circonstance, censée définir la forme de ces mouvements alors que c’est déjà fini. Le passé avait un avenir.

Quand j’ai appuyé sur la détente, il ne voyait pas que ta main venait de glisser près de son genou. Il ne sentait pas ton doigt l’effleurer. C’était lequel ? Le petit, ou l’annulaire ? Il n’a pas imaginé le grand Oui. Que tu voulais en conserver la trace. Que tu voulais que ça se voie, qu’on s’en souvienne pour plus tard, quand on sera vieux, quand on sera mort, comme dans les albums de famille. Ça tient à rien. Mais dans cette tension des doigts, cet écart qui aura échappé à la prof… Je pense au plan final du Dersou Ouzala de Kurosawa, à ce bâton planté droit dans le sol, avec une petite extension au sommet, un décalage, un pas de côté. C’est le signe de la ligne de vie parallèle qu’a pris le personnage, en grand solitaire, dans le film qu’on vient de voir. Mais c’est aussi le signe et du vide entre les extrémités — d’ailleurs ce bâton à la forme de la lettre grecque mu ; or, bien que le signe écrit soit très différent, mu en japonais, c’est le vide — et de la signifiance même par évocation (puisqu’on aperçoit un bâton ; un bâton filmé, cadré, certes, qui n’en est déjà plus un). Et donc de l’écriture Sophie ? Eh bien voilà, par ton geste, par cette signature, la photo de classe Sophie, quand j’y pense, moi, c’est même un acte de mariage. Quelque chose du moins qu’on glissera dans le livret, sur lequel il s’ouvrira. Encore eût-il fallu acheter la photo.

(La prof principale, est-ce que c’était avec elle qu’il avait réalisé une frise en classe ? Sur de grandes feuilles de dessin, un paysage de montagnes, une rivière, un gouffre, deux ou trois mammouths, des bonhommes avec des arcs et une pluie de flèches. Un travail de groupe. Qui avait fait quoi ? qui avait dessiné quoi ? colorié quoi ? Qui avait eu l’idée de la scène ? Qui avait écrit les légendes, ou l’histoire ? Et n’était-ce pas justement un travail d’Histoire ? ou un exercice d’Arts Plastiques ? Mais peu importe, les bons exercices de français se nourrissent un peu des deux autres, c’est un peu de l’Histoire Plastique ?)

proposition n°34

Au nord. Le cimetière. La voie ferrée. Le pont, la voie ferrée et le cimetière, sur la droite. C’est par là que le bus passe pour le ramener chez lui. Ce n’est pas une nationale mais c’est tout comme — l’autoroute de l’Arbre n’est pas loin. Il y a du monde au rond-point. Il y en a toujours en ville. Ça bouchonne toujours un peu. Ça bourdonne, ça siffle. C’est le grand axe qui traverse la ville. Ça klaxonne. Le feu. Le quartier pavillonnaire autour du cimetière. Et puis ça se resserre autour du centre et ça s’élève. Des toits rouges cèdent la place aux bruns, noirs. Les murs blancs, beiges, à des ocres, des gris. On descend sous terre ? On remonte le temps aussi ? On passe le Nohain qui se jette dans la Loire. Radio Nohain, c’est par là alors ? Il y a les Nouvelles Galeries. Dessous, un supermarché, avec parking en sous-sol, des garde-fous à l’entrée et la sortie, des rampes, les virages serrés, les gaz d’échappement, les feux qu’on allume — encore jaunes. Pas facile de sortir. Rue Victor Hugo, rue Traversière, c’est là qu’on tourne ?

Plus loin, la ville se disperse, la forêt arrive. La route se resserre entre la forêt et la voie ferrée. Là-bas, les Ardilles, le Pont Midou, le Bouchery, les Gâtines, la Bichatte, les Breux, la Chaume, les Chaumes, Cours. On n’y va jamais. Étranglement entre la voie ferrée et le fleuve. Jusqu’à Myennes, bourg étiré le long de la route d’un côté, ses usines de l’autre, derrière la voie ferrée. Et son énorme terrain vague, une gigantesque plateforme de bétons et goudrons en friche. On distingue des zones, des gris, du noir, des tons bleus, des verdâtres et des quadrillages, des lignes droites en tous sens là-bas, plus franches ici ou là — des passages ? Ça fait comme un semblant de carte. Mais un drôle de patchwork aussi. Et c’est tout. Juste ces nuances de couleurs ternes et ces lignes brisées au sol, gagnées par la nature. Était-il déjà désaffecté ce lieu qu’il n’avait jamais remarqué ?

La Charité. C’est par là-bas, au sud. On n’y va jamais. La Charité c’est pour les fous. C’est ce qui se dit. La Charité, la maison de fous — et la tornade. On n’y va pas. À Sancerre, oui, on y va. Il aimait bien aller à Sancerre. Ça monte là-bas, c’est un peu la montagne. Et le viaduc. Et les rues étroites, les pierres apparentes, les colombages. Les magasins de souvenirs. Des babioles insignifiantes, des personnages en bois. Toujours un peu de monde. Une fois ils y sont allés pour une course de voitures. Ils ont pique-niqué sur le bord de la route, dans un lacet. C’est là qu’il a trouvé plusieurs trèfles à quatre feuilles. De quoi nourrir toute une vie de chance, du moins dans le moment même où il les trouvait. Papi Omer avait la fringale — il connaissait pibale, mais pas ce mot. Papi Omer fallait aussi qu’il aille poser culotte. Mais Sancerre, c’est de l’autre côté du fleuve et pas si loin que la Charité. Mais la Charité, c’est les fous. C’est ce qu’on dit et on n’y va jamais. Il faudrait faire une chronique de la maison des fous. Raymond Depardon a déjà fait les photos, à Venise — sur une petite île de la lagune, à l’hôpital San Clemente. Il faudrait en faire la chronique à la Charité. Collecter les histoires de ceux qui savent que la Charité c’est les fous. Et pas forcément des histoires de fous, mais les histoires de ceux qui en connaissent. Ou les histoires de ceux qui disent que la Charité c’est les fous, même s’ils n’en savent rien. Et l’histoire, même, de comment ils en sont venus à savoir, à croire savoir, que les fous, c’est à la Charité.

L’est. Le grand escalier, les bâtiments du lycée, la place où il prend le bus. Et le H.L.M. Pas très haut ni très long, une bonne vingtaine de fenêtres sur quatre niveaux. Mais quand même, dans le quartier pavillonnaire la barre dénote. D’autant que la place, au pied, c’est comme une grande dalle. Les soirs d’hiver, en attendant que le bus parte, il a bien dû voir, comme dans les films qui mettent l’écran en abyme au carré ou au cube (ou en mode pixel), le damier des fenêtres. Il a peut-être aperçu quelques silhouettes, quelques ombres. Ou la lumière changer de timbre quand la télé change de plan — mais ça c’est plutôt la nuit. Il y a peut-être des élèves du collège ou du lycée dans l’immeuble ? Il y a peut-être comme dans le H.L.M. de Renaud, « une bande d’allumés / qui vivent à sept ou huit / dans soixante mètres carrés, / y’a tout l’temps de la musique. » Ou un type du genre d’Omar de La Canaille, « mon voisin du rez-de-chaussée. On se croise tous les jours ou presque, et quelquefois on parle on échange le temps d’une cigarette. Surtout la nuit. » Ou la Mano Negra et « l’père Cageot / avec ses 13 chiens et son chariot / sa barbe grise, son air fiérot / l’sang va couler dans l’caniveau ! » Ou bien la fille du Bruit Noir, « qui toute la journée aujourd’hui même / électrocute au Taser son 150ème cochon de la journée BZZZ / qui électrocute au Taser son 151ème cochon de la journée BZZZ / son 152ème cochon BZZZ BZZZ BZZZ BZZZ. » Ou le mec de La Blanche qui dit : « Réussir sa vie c’est tout bête : il suffit de bien choisir son camp. Je nettoie, je renvoie, je vire, je licencie les gens. C’est utile, c’est sympa : je m’occupe des encombrants. »

À l’ouest. C’est le chemin du retour à la maison, par le pont suspendu. C’est aussi celui des vacances chez papi et mamie, par de grandes forêts. Ça finit à Saint-Georges, chez Laheu. En escalier, d’ouest en sud en ouest en sud en ouest. À l’ouest, chez mamie Lulu, c’est sous l’ballet, la toiture fissurée, un pan de mur en ruines, le tracteur déglingué, sur parpaing, c’est le pied de frêne, c’est le pâr à poules, c’est le jardin potager et le pré des vaches, c’est la mare, à sec l’été pleine l’hiver alimentée par la rivière en crue, ce sont les grands peupliers qui vacillent sans cesse, les feuilles qui vibrent — avant la tempête du siècle.

proposition n°35

La nécropole. Juste à droite, après la passerelle et la voie verte là-bas. Juste une parcelle coupée en quatre. C’était loin du parc pris entre les bras du Nohain. À l’époque, le trafic était dense parce qu’il traversait le centre, perpétuellement alimenté par l’Arbre, qui était autrefois une autoroute. Il disait : « Ce n’est pas une nationale mais c’est tout comme — l’autoroute de l’Arbre n’est pas loin. Il y a du monde au rond-point. Il y en a toujours en ville. Ça bouchonne toujours un peu. Ça bourdonne, ça siffle. C’est le grand axe qui traverse la ville. Ça klaxonne. Le feu. » Le feu, ça régulait la circulation des véhicules en les faisant s’arrêter d’un côté et repartir de l’autre. Il disait aussi avoir l’impression de descendre sous terre, et de remonter le temps à mesure qu’il avançait dans le centre. Tu sais pourquoi ? Et plus bas on voit aussi qu’il s’est intéressé à un grand terrain vague, dans le quartier de Myennes. Plus exactement il s’intéresse à tout ce qui relève de la couleur, du dessin. Il dit : « On distingue des zones, des gris, du noir, des tons bleus, des verdâtres et des quadrillages, des lignes droites en tous sens là-bas, plus franches ici ou là. » Ça signifie quoi, et c’était quoi ce terrain vague ?

La Charité. C’est par là-bas, au sud. On n’y va jamais. La Charité c’est pour les fous. C’est ce qui se dit. La Charité, la maison de fous — et la tornade. On n’y va pas. À Sancerre, oui, on y va. Plus loin, la ville se disperse, la forêt arrive. La route se resserre entre la forêt et la voie ferrée. Là-bas, les Ardilles, le Pont Midou, le Bouchery, les Gâtines, la Bichatte, les Breux, la Chaume, les Chaumes, Cours. On n’y va jamais. Mais Sancerre, c’est de l’autre côté du fleuve et pas si loin que la Charité. Il y a les Nouvelles Galeries. Dessous, un supermarché, avec parking en sous-sol, des garde-fous à l’entrée et la sortie, des rampes, les virages serrés, les gaz d’échappement, les feux qu’on allume — encore jaunes. Mais la Charité, c’est les fous. Jusqu’à Myennes, bourg étiré le long de la route d’un côté, ses usines de l’autre, derrière la voie ferrée. C’est ce qu’on dit et on n’y va jamais. Il faudrait faire une chronique de la maison des fous. Raymond Depardon a déjà fait les photos, à Venise — sur une petite île de la lagune, à l’hôpital San Clemente. Rue Victor Hugo, rue Traversière, c’est là qu’on tourne ? Il faudrait en faire la chronique à la Charité. Collecter les histoires de ceux qui savent que la Charité c’est les fous. Et pas forcément des histoires de fous, mais les histoires de ceux qui en connaissent. Ça fait comme un semblant de carte. Mais un drôle de patchwork aussi. Ou les histoires de ceux qui disent que la Charité c’est les fous, même s’ils n’en savent rien. Juste ces nuances de couleurs ternes et ces lignes brisées au sol, gagnées par la nature. Et c’est tout. Et l’histoire, même, de comment ils en sont venus à savoir, à croire savoir, que les fous, c’est à la Charité.

Il aimait bien aller à Sancerre. Ça monte là-bas, c’est un peu la montagne. Et le viaduc. On passe le Nohain qui se jette dans la Loire. Radio Nohain, c’est par là alors ? Et les rues étroites, les pierres apparentes, les colombages. On distingue des zones, des gris, du noir, des tons bleus, des verdâtres et des quadrillages, des lignes droites en tous sens là-bas, plus franches ici ou là — des passages ? Les magasins de souvenirs. Des babioles insignifiantes, des personnages en bois. Toujours un peu de monde. Pas facile de sortir. Une fois ils y sont allés pour une course de voitures. Ils ont pique-niqué sur le bord de la route, dans un lacet. Étranglement entre la voie ferrée et le fleuve. Et son énorme terrain vague, une gigantesque plateforme de bétons et goudrons en friche. C’est là qu’il a trouvé plusieurs trèfles à quatre feuilles. De quoi nourrir toute une vie de chance, du moins dans le moment même où il les trouvait. Papi Omer avait la fringale — il connaissait pibale, mais pas ce mot. Papi Omer fallait aussi qu’il aille poser culotte. Était-il déjà désaffecté ce lieu qu’il n’avait jamais remarqué ?

L’est. Le grand escalier, les bâtiments du lycée, le parc où on prend le bus. Et le H.L.M. Pas très haut ni très long, une bonne quarantaine de fenêtres sur six niveaux. Mais quand même, dans l’écoquartier qui « se révèle comme un écrin composé de 6 immeubles, au cœur duquel s‘épanouit un jardin paysagé soigné » (selon le site), la vieille barre dénote. Les soirs d’hiver, en attendant le bus sur un banc du parc, on peut apercevoir, comme dans les séries qui jettent l’écran en abîme au carré ou au cube, le pixel des fenêtres. Quelques silhouettes, quelques ombres. La luminosité cadencée des écrans géants, des changements de plans — mais il fait alors nuit. Il y a peut-être des élèves de la cité scolaire dans l’immeuble ? Il y a peut-être comme dans le vieil H.L.M. de feu Renaud, « l’espèce de connasse, / celle qui bosse dans la pub’, / l’hiver à Avoriaz, / le mois de juillet au Club. » Ou le type sans nom des Négresse Vertes, « il était syndiqué / on l’a licencié / c’est pas toujours facile / de pouvoir s’exprimer / il n’avait plus d’argent / sa femme l’a quitté / il est tombé de haut / dans la bouche de métro / c’est son chien qui le guide / il va de pisse en pisse / il va de crotte en crotte / son destin est bien triste. » Ou le futur voyageur en solitaire de Bleu pétrole, « un jour / l’amour / l’a quitté, s’en est allé / faire un tour / d’l’autr’ côté / d’une ville où y avait pas d’places pour se garer. » Ou l’homme de Programme, qui chavire parce qu’il sent, il sait : « entre les gestes la ville transpire / ce qui éclate à l’intérieur résonne au dehors / un briquet s’allume sous une cuillère / des bouches tracent leur salive sur des cous / des phares de voiture préviennent une fuite / un croisement de jambes dévoile un grain de beauté / des escalators tournent dans une gare déserte / une pendule tourne dans cette gare déserte / une autre pendule tourne au centre sur une place bondée. »

À l’ouest. C’était le chemin du retour à la maison, par le pont suspendu. C’était aussi celui des vacances chez papi et mamie, par de grandes forêts. Ça finissait à Saint-Georges, chez Laheu. En escalier, d’ouest en sud en ouest en sud en ouest. À l’ouest, chez mamie Lulu, c’était sous l’ballet, la toiture fissurée, un pan de mur en ruines, le tracteur déglingué, sur parpaings, c’était le pied de frêne, c’était le pâr à poules, c’était le jardin potager et le pré des vaches, c’était la mare, à sec l’été pleine l’hiver alimentée par la rivière en crue, c’étaient les grands peupliers qui vacillaient sans cesse, les feuilles qui vibraient — avant la tempête du siècle. Aujourd’hui, tout ça n’existe plus que dans ma mémoire. Tout a été vendu. Tout a été refait. Les bâtiments sont devenus des gîtes à louer pour les vacances. Le jardin a fait place à une grande piscine naturelle, le pré est un park impeccable. On y a installé des bancs en béton. Et les peupliers, déjà décimés par la tempête, ont été abattus. Ils auraient fait beaucoup trop d’ombre à la piscine prise d’assaut.

proposition n°36

Il disait… Attends… C’est ça. Il disait qu’il y avait la nécropole. Juste à droite, après la passerelle et la voie verte là-bas. Juste une parcelle coupée en quatre. On était loin du park que tu connais, pris entre les bras du Nohain. À l’époque, le trafic était dense parce qu’il traversait le centre, perpétuellement alimenté par l’Arbre, qui était autrefois une autoroute — d’ailleurs si tu fais bien attention, dans la gare, tu en aperçois les traces sous les rails, des zones plus ou moins grises ou noires. Il disait : « Ce n’est pas une nationale mais c’est tout comme — l’autoroute de l’Arbre n’est pas loin. Il y a du monde au rond-point. Il y en a toujours en ville. Ça bouchonne toujours un peu. Ça bourdonne, ça siffle. C’est le grand axe qui traverse la ville. Ça klaxonne. Le feu. » Le feu, ça régulait la circulation des véhicules en les faisant s’arrêter d’un côté et repartir de l’autre. Rien avoir avec les engins en perpétuel mouvement dans les galeries aériennes. — Sans compter les nouvelles Lignes Temps Réel de la gouvernance, elles sont à l’essai en ce moment ! — Oh, tu sais la LTR reste encore loin de supplanter les LGV. Bon, il disait aussi avoir l’impression de descendre sous terre, et de remonter le temps à mesure qu’il avançait dans le centre. Tu sais pourquoi Sophie ? — Non. Mais plus bas on voit aussi qu’il s’est intéressé à un grand terrain vague, dans le quartier de Myennes. Et plus exactement il s’intéresse à tout ce qui relève de la couleur, du dessin. On dit : « On distingue des zones, des gris, du noir, des tons bleus, des verdâtres et des quadrillages, des lignes droites en tous sens là-bas, plus franches ici ou là. » Ça signifie quoi, et c’était quoi ce terrain vague ? — Oh, la couleur c’est toujours plus ou moins pulsionnel, ça n’a pas grand sens. Ça relève plutôt du signal, comme le feu dont j’ai parlé, derrière lequel se signale, précisément, le réel jusque dans sa matérialité la plus fuyante, jusque dans sa chair sous l’espèce d’un désir un peu fou. Ça n’a pas de sens. Quant au terrain vague on il a disparu. À la place se trouve l’espèce de structure que tu as peut-être aperçu en arrivant et qui correspond au sarcophage dans lequel sont scellés les déchets de la catastrophe nucléaire de Belleville, au fond d’une piscine noire. Quant à savoir ce qu’il y avait avant…

C’était le chemin du retour à la maison, par le pont suspendu. C’était aussi celui des vacances chez papi et mamie, par de grandes forêts. Ça finissait à Saint-Georges, chez Laheu. En escalier, d’ouest en sud en ouest en sud en ouest. À l’ouest, chez mamie Lulu, c’était sous l’ballet, la toiture fissurée, un pan de mur en ruines, le tracteur déglingué, sur parpaings, c’était le pied de frêne, c’était le pâr à poules, c’était le jardin potager et le pré des vaches, c’était la mare, à sec l’été pleine l’hiver alimentée par la rivière en crue, c’étaient les grands peupliers qui vacillaient sans cesse, les feuilles qui vibraient — avant la tempête du siècle. Aujourd’hui, tout ça n’existe plus que dans ma mémoire. Tout a été vendu. Tout a été refait. Les bâtiments sont devenus des gîtes à louer pour les vacances. Le jardin a fait place à une grande piscine naturelle, le pré est un park impeccable. On y a installé des bancs en béton. Les peupliers, déjà décimés par la tempête, ont été abattus. Ils auraient fait beaucoup trop d’ombre à la piscine prise d’assaut.

La Charité. C’est par là-bas. — On n’y va jamais. La Charité c’est pour les fous. — C’est ce qui se dit. — La Charité, la maison de fous et la tornade. On n’y va pas. À Sancerre, oui, on y va. — Plus loin, la ville se disperse, la forêt arrive. La route se resserre entre la forêt et la voie ferrée. Là-bas, les Ardilles, le Pont Midou, le Bouchery, les Gâtines, la Bichatte, les Breux, la Chaume, les Chaumes, Cours. — On n’y va jamais. Mais Sancerre, c’est de l’autre côté du fleuve et pas si loin que la Charité. Il y a les Nouvelles Galeries. — Ce lieu que je n’avais jamais remarqué ? — Dessous, un supermarché, avec parking en sous-sol, des garde-fous à l’entrée et la sortie, des rampes, les virages serrés, les gaz d’échappement, les feux qu’on allume. — Mais la Charité, c’est les fous. Jusqu’à Myennes, bourg étiré le long de la route d’un côté, ses usines de l’autre, derrière la voie ferrée. C’est ce qu’on dit et on n’y va jamais.

— Il faut faire une chronique de la maison des fous. — Raymond Depardon a déjà fait les photos, à Venise sur une petite île de la lagune. — À l’hôpital San Clemente. Rue Victor Hugo, rue Traversière. — Des passages ? — Il faut en faire la chronique à la Charité. Collecter les histoires de ceux qui savent que la Charité c’est les fous. Et pas forcément des histoires de fous, mais les histoires de ceux qui en connaissent. — Ou les histoires de ceux qui disent que la Charité c’est les fous, même s’ils n’en savent rien. Juste ces nuances de couleurs ternes. — Et ces lignes brisées au sol, gagnées par la nature. — Et c’est tout. Et l’histoire, même, de comment ils en sont venus à savoir, à croire savoir, que les fous… — C’est à la Charité. C’est là qu’on tourne ?
J’aime bien aller à Sancerre. Ça monte là-bas, c’est un peu la montagne. Et le viaduc. — Ça fait comme un semblant de carte. — Mais un drôle de patchwork aussi. On passe le Nohain qui se jette dans la Loire. — Radio Nohain, c’est par là alors ? Et les rues étroites, les pierres apparentes, les colombages. On distingue des zones, des gris, du noir, des tons bleus, des verdâtres. — Et des quadrillages, des lignes droites en tous sens là-bas, plus franches ici ou là. Les magasins de souvenirs. Des babioles insignifiantes, des personnages en bois. Toujours un peu de monde. Pas facile de sortir. Une fois on y est allé pour une course de voitures. On a pique-niqué sur le bord de la route, dans un lacet. Étranglement entre la voie ferrée et le fleuve. Et son énorme terrain vague, une gigantesque plateforme de bétons et goudrons en friche. — Encore jaunes. — C’est là que j’ai trouvé plusieurs trèfles à quatre feuilles. De quoi nourrir toute une vie de chance. — Du moins dans le moment même où tu les trouvais. — Papi Omer avait la fringale. — Je connais pibale, mais pas ce mot. — Papi Omer fallait aussi qu’il aille poser culotte. — Était-il déjà désaffecté ?

Le grand escalier, les bâtiments du lycée, le park où on prend le bus. Et le H.L.M. Pas très haut ni très long, une bonne quarantaine de fenêtres sur six niveaux. Mais quand même, dans l’écoquartier qui « se révèle comme un écrin composé de 6 immeubles, au cœur duquel s‘épanouit un jardin paysagé soigné » (selon le site), la vieille barre dénote. Les soirs d’hiver, en attendant le bus sur un banc du park, on peut apercevoir, comme dans les séries qui jettent l’écran en abîme au carré ou au cube, le pixel des fenêtres. Quelques silhouettes, quelques ombres. La luminosité cadencée des écrans géants, des changements de plans — mais il fait alors nuit. Il y a peut-être des élèves de la cité scolaire dans l’immeuble ? Il y a peut-être, comme chez le père Renaud, l’espèce de connasse, celle qui bosse dans la pub’, l’hiver à Avoriaz, le mois de juillet au Club. Ou le type qui vit avec de drôles de négresses vertes. Il était syndiqué, on l’a licencié. C’est pas toujours facile de pouvoir s’exprimer, il n’avait plus d’argent. Sa femme l’a quitté. Il est tombé de haut, dans la bouche de métro. C’est son chien qui le guide. Il va de pisse en pisse, il va de crotte en crotte. Son destin est bien triste. Sûr, ce sera un futur voyageur en solitaire. Du bleu pétrole plein la bouche, il s’en ira en gueulant : « Un jour l’amour m’a quitté, s’en est allé faire un tour d’l’autr’ côté d’une ville où y avait pas d’places pour se garer. » Il s’en ira, la machine programmée qui accomplira son travail en bandoulière, pour ne pas sombrer, mais en même temps c’est ça qui le fait chavirer. C’est ça, il chavire mais ne sombre pas. Ça ne te rappelle rien Sophie ? Il plie mais ne rompt pas. Enfin c’est ce qu’il croit, c’est ce qu’il espère, parce qu’il sent, il sait (c’est d’ailleurs dans le programme) qu’aux abords du périphérique la misère se cache pour ne pas contrarier le confort privé, tandis que sort un énième essai sur Flaubert des experts recousent les maux dans des débats. Il sait que c’est un attachement qui jouit dans sa prison, la boîte à musique qui sépare les foules. Et quand une parole juste y fait surface ils ont toujours derrière de quoi dédramatiser. L’homme du livre tiens, Sophie, l’homme du livre et peut-être aussi son photographe, tous les deux au fond du park, face à face, avec juste la boîte à images entre eux, ils en connaissent sûrement un bout.

proposition n°37

Les déménagements. Il y en a eu deux, un pour venir l’autre pour partir. Huit années les séparent. Aucun souvenir. Pas un carton où tu aurais rangé les jouets que tu possédais, les cahiers que maman a remisés dans un placard ou les livres dont certains se trouvent sous la poussière de ta bibliothèque. En revanche, tu te souviens des voyages de Belleville à Saint-Georges comme de déménagements. Chaque fois, qu’il s’agissait de monter ou descendre, pour les vacances ou un week-end prolongé, la R12 puis la R30 (break) étaient pleines à craquer de tout ce qui allait et venait d’une maison à une autre, d’une pièce à une autre. La valise rouge gonflée de vêtements et de linge, ton sac et celui de Betty (le même, en rose et bleu). Le vieux sac en cuir mauve des produits de toilette et de pharmacie, en vrac. Les cartables par-dessus, les sacs à dos. Les paquets de Noël ou d’anniversaire (ou comme ça, pour rien). La table pliante dessous, les fauteuils tordus. Le parasol foutu au fond. Le sac de plage, les ballons, les raquettes en bois, la balle perdue, les boules en plastique. La glacière, et dessus les sacs ou les bacs (ou les deux) pleins des tomates, haricots verts, petits pois (à écosser), aubergines, patates nouvelles, des courgettes (énormes), poivrons, prunes, amandes, fraises, pommes, raisins (écrasés), etc., et ça finissait par tomber, par rouler dans le coffre, et les saisons avec. Les saisons et les maisons. La vieille bâtisse classée de Saint-Georges (murs de guingois) et le pavillon neuf (petit-bourgeois ?) de Belleville. Une pièce à vivre d’un côté, la salle à manger et salon de l’autre ; une cuisinière, un buffet et une table, la cuisine aménagée ; Radiola noir et blanc, Telefunken couleur ; un vaisselier, la bibliothèque vitrée ; une chambre pour quatre (sommier et matelas, armoire en toile à fermeture Éclair, lit jumeau), la chambre à coucher des parents (lit, armoire trois portes, deux chevets) et la chambre des enfants (deux lits, deux chevets, la même armoire en toile à fermeture Éclair — chacun son coin, ça fait quand même deux chambres non ?) ; un escalier extérieur et un sous-sol, l’escalier pour l’étage ; un pot de chambre, des toilettes ; un évier en pierre incrusté dans le mur et une bassine, la salle de bain avec baignoire ; un grenier, les combles ; une pendule à balancier, les radios-réveils.

Et tout ce qu’on n’emmène pas ? Tout ce qui reste dans la maison ? Tout ce qui fait l’identité d’une pièce ? La chambre de quand on monte à Belleville, rien avoir avec celle de quand on descend à Saint-Georges. À croire que c’est un autre qui vit là. Et même si ce qui va et vient réagence dans l’une un peu de l’autre, le Doudou, le Popples ou le GoBot qu’on pose ici sur le lit jumeau est-ce que c’est encore les mêmes que quand ils se trouvent sur ta table de chevet ? Et le cartable, et les sacs à dos ? Tout ce qu’on sort pour écrire, dessiner, couper, coller, décalquer, est-ce que c’est la même table de travail ou de jeu qu’on déplie ? Est-ce que cet exercice a encore le goût de la paillasse à carreaux blancs, rayés, de la salle de physique ou de la table en bois gravée, graffitée de la salle d’études ? Est-ce que cette rédaction a le ton du petit bureau dans le coin du salon ? Est-ce que ce dessin se souvient du profil lisse, brillant, des tables du CDI, et des arabesques de la toile cirée chez mamie Lulu ?

proposition n°38

Le Cahier vert. Parce qu’il existe trois livres (blanc, noir et rouge) dans lequel on trouve des kasen. Des jeux de langage, jeux société où les participants se répondent à coup de haïkus. Mais attention, la réponse ne s’appuie pas directement sur ce qui vient d’être énoncé, mais impliqué. C’est tout l’univers condensé, évoqué par les miettes du haïku qu’il faut d’abord percevoir, et en pressentir les futurs possibles si infimes soient-ils (« les heures chaudes de l’été, l’ombre bleue sur le sol, le soleil aveuglant, la touffeur du jour […], la canicule, le linge qui sèche au vent, le jour qui n’en finit pas, le bruit d’une chaise qu’on glisse sur le sol, l’odeur de l’air […], la forme effilée des nuages, la profondeur de champ, la lumière estivale », par exemple, avec Pierre Ménard), avant d’en choisir un et de le reproduire sous forme de cocotte en papier. Ce qui se dit alors, s’écrit, à chaque haïku, chaque réponse, c’est ce qu’on vient de lire entre les lignes. Le Cahier vert, ça pourrait relever de ce jeu, mais sur le mode du dialogue. On pourrait en reprendre un déjà existant, dans le théâtre, ou dans Twitter, et tailler dans la masse pour commencer, en coupes sauvages (n’est pas orfèvre en haïku qui veut) ? On verrait si se profile du récit. Et puis on essaierait avec les dialogues entendus là, au travail, en soirée, ou ce qui en reste en marchant dans la rue, avec les bruits de là où on se trouve. Et alors, qu’est-ce qu’on en fait de ces bruits, comment on les intègre dans ces dialogues ou ces voix qui n’ont d’ailleurs presque plus l’air de ce qu’elles sont ? C’est par là le récit ?

Et ce livre par exemple, où les dialogues, les voix sont toujours précédés d’une image, une image éclatante, qui rend visible le visible ou le visuel, l’image d’une image qui éclate, comme un feu d’artifice vu de loin. Des voix qui ne signifient rien, ou si peu. Qui valent pour le son qui les porte, le timbre de la langue. Et quand il n’y a plus rien à dire, quand il n’y a plus rien à écouter, il y a encore un bruit, grincement ou grondement, à entendre, mais loin, si loin. Alors le récit peut reprendre (ou pas). Et alors, ces images et ces bruits — et peu importe le dialogue au fond, ça pourrait être des conversations enregistrées dans la rue ou Jésus et ses apôtres durant la Cène —, ils proviendraient tous de ces années vécues à Belleville. Vivement les jours de fête !

Les photos de classe du collège qu’on a conservées. Tenter de dire le plus possible ce dont on se souvient de ceux qui nous entourent. Même s’il ne s’agit que du mouvement de la chevelure quand elle se retourne sous le préau, même s’il n’y a plus que ces deux ou trois inflexions dans la voix — les « voix d’avant » de Solange Vissac ? Et imaginer, à partir de cet univers, là où chacun vivait, là où chacun vit maintenant — là, et pas le lieu (encore moins toutes les déclinaisons qu’on trouve dans Espèces d’espaces) : là. C’est quoi là où tu vis Sophie ?

Histoires d’A. Une série de lettres adressées à Adèle, le personnage du jardin de l’ogre de Leïla Slimani. Parce qu’on a des choses à dire à ce sujet, de la dévoration sexuelle. On a tous des choses à dire là-dessus. Mais là, pas directement. Sous l’espèce de la lettre. Au fil de la lecture — si éclatée serait-elle — du livre. Parce que beaucoup est déjà dit. Mais pas ce qu’on a à en dire, ce qu’on a à répondre. À en répondre peut-être. Avec ce narrateur qui suce le texte de Slimani en s’adressant à son personnage. Ce narrateur qui ne dit pas vraiment les choses. Qui ne dit pas la Chose comme il a pu la lire dans ce jardin. Il devrait, se faire plus cru, plus raide. Mais il ne le peut pas. Il ne le veut pas. Il n’y croit pas tout à fait, peut-être, à ce qu’il a à dire. Ou plutôt si, mais ce qu’il veut — non, ce qu’il sent c’est qu’il faut aussi laisser le champ à autre chose. À d’autres Choses, qui seraient celles des autres. Il veut laisser la place dans son discours à ce que d’autres, avec leurs Choses à eux, ont aussi à dire. Alors il dit tout, le moins possible. Ça sent la contrefaçon non ? Oui, mais voilà, quand le narrateur se souvient qu’il n’a pas dix-sept ans, qu’il vit ses premiers émois, ça se comprend mieux, non, cette envie de confier ses petits secrets, mais sans trop en dire, comme s’il fallait plutôt les peindre, par crainte de lever complètement la crainte et le goût de l’interdit. Les peindre, en commençant toujours par le lieu, là où s’est passée cette chose extraordinaire.

Sur l’année, consigner les exercices qu’on propose. Qu’il s’agisse d’exercices tout prêts, conçus par d’autres — le test de positionnement par exemple : décrire un lieu où on n’a dormi qu’une seule fois —, ou d’exercices adaptés, déformés ou renversés, improvisés ou imaginés, parce que l’exercice original l’y oblige ou parce qu’on a envie de faire autre chose. Quand on demande de recopier trois protocoles de réalisation d’œuvres murales de Sol Le Witt, d’en choisir un, et de faire ce qui est dit, il semble évident que le reste de la page sur laquelle on vient d’écrire (à moins d’en prendre une vierge, format A4) peut faire office de mur, qu’un millimètre semble une mesure adéquate remplaçant le huitième de pouce d’écartement des lignes parallèles de 9,6 centimètres de long au lieu de douze pouces, et qu’une minute de dessin ou dix (pour les plus motivés) suffit — en une heure, l’espace de la page serait comblé peut-être dix fois. Et l’exercice de positionnement, on peut l’atteler à une consigne plus formelle : écrire par bouts de phrases — par groupes de sens ? — la description du lieu où vous n’avez dormi qu’une seule fois. Et on aura quelque chose comme :

« la route vers la mer
est longtemps jaune et grise
elle va dans l’air chaud
et les vapeurs d’essence
c’est la route des insectes
et des peurs infimes celle
aussi d’une joie étrange
malmenée jusqu’à ce qu’on aperçoive
enfin entre les branches les barques
la rade endimanchée »
(Jean-Luc Sarré, Les Journées immobiles)

Bref, consigner les exercices et apposer à chacun une image. La photo qui a été prise par celui ou celle qui a fait tel exercice : une photo de chez soi, un intérieur ou un extérieur (ou un seuil), du gros plan au plan large, mais une photo de chez soi.

La Vie de chantier. Ce serait le titre qu’on pourrait donner au journal que tu as tenu les années durant lesquelles il a construit notre maison. Mais cela suffirait-il pour qu’il soit vraiment écrit ? Tout est là, quelques centaines de pages à portée de main sur l’étagère. Tout a été tapé et imprimé. Mais est-ce que ça a été écrit ? Et d’abord, pourquoi la Vie de chantier ? — Parce que c’était la vie de château. C’était le plaisir, malgré l’effort et la douleur parfois, de construire un château à soi, qu’on appelle maison. — C’était la vie de château du chantier, en somme. — Eh oui ! On a beau travailler sur le chantier d’un gratte-ciel ou d’un tunnel sous la mer, le chantier de sa maison c’est la vie de château. Et puis sur un chantier, il y en a toujours un pour siffler en travaillant, pour fredonner un air, il y a toujours une radio qui résonne ou bourdonne. Ça tape, ça cogne, ça frappe et crisse, ça dézingue et ça gueule, mais ça chante. Ça chante faux peut-être, mais ça chante. — Et il y a beaucoup de chansons justement dans ton journal. Enfin des morceaux, des extraits, des bribes. Comme d’autres choses : textos, messages internet, dialogues, citations, et des images aussi, des photos, des copies d’écran, des images téléchargées… et la vie sur le chantier, la vie à la maison, la vie au travail, la vie en écriture, et la grande vie, et les vies de merde et les minuscules et… — Oh oui ! Beaucoup trop de choses en chantier. Ou en ruines. Mais c’est normal, c’est du journal. — Bon, mais maintenant, le chantier de papa, qui retapait la maison à Saint-Georges, à chaque période de vacances, petit à petit ? Ce chantier comme l’annonce, l’amorce d’une autre vie, d’un nouveau village, de nouvelles villes là-bas ?

Le Poids langue. Comme on parle de poids plume, de poids mort ou de poids lourd, pour dire le combat qu’on mène avec le langage. Ou qui, de nous, se mène en lui. (D’ailleurs on devrait dire masse et non poids. Le poids, c’est une force.) D’une certaine manière, c’est ce que recherche Nathalie Sarraute, depuis Tropismes, dans la langue la plus courante, la plus orale et gestuelle. Mais aujourd’hui, quand ça passe dans le filtre ou la moulinette de la technologie, des programmes. Tous ces appareils qui nous parlent de façon automatique (les stations d’essence par exemple). Quel poids elle a, la langue — la « lalangue » disait Lacan —, faite de métal et de plastiques ? Commençons par un petit inventaire de ces machines, des lieux où on les trouve.

Il est tombé sur ce livre, sur cette photo. Il y en avait d’autres. D’autres livres. D’autres photos. Il aura suffi d’une seule. Mais pas pour toi. Toi, tu en veux d’autres. Tu en veux plus. Tout est là à côté de ce livre, de cette photo, quelque part. Pas directement peut-être. Les textes que tu cherches, les images, tout est là, mais c’est illisible, c’est flou. Et tout mêlé, noué, les autres images dans les livres jamais ouverts. Comment dénouer ? Comment écrire la vie de cet homme ? Tu rêves de plonger dans cette matière de langage, de retrouver le livre, l’image qui l’a arrêté et de reconstituer la vie de cet homme sur la photo à partir de tout ce qui, là, autour de lui devant sa page vortex, flottait, gravitait. Même si rien ne correspond avec la vie de l’homme en question. Sinon la rencontre de son portrait, du fond de son block, et d’un regard : un regard double : celui du photographe, et, par-dessus l’épaule du temps, son regard à lui, tout jeune (trop peut-être), comme fasciné — avec peut-être, dans ce mot, ce que Roland Barthes pouvait entendre : « je ne parle pas là où ça est, je parle à côté ; c’est le propre de la Fascination » ?

Dans Le Chant des adolescentes, Richard Millet dresse de beaux portraits de jeunes filles, des élèves qu’il a eues en classe, du temps où il était professeur de français. Et si l’élève qu’on a été faisait le portrait de ses anciens profs de collège et de lycée ? Pour un petit tour de chant des enseignants.

Un petit livre sur Claude Tillier, qui a donné son nom au collège de Cosne-sur-Loire (il n’y en a pas d’autres). Rien que de très commun et qui existe déjà certainement, sa vie, son œuvre. Ou plutôt sa vie durant ses années de formation. On ne devient pas pamphlétaire à la fin de sa vie comme ça, on ne fonde pas un journal nommé L’Indépendant comme ça. On ne met pas sa plume en résistance (que la cause soit bonne ou non, c’est une autre histoire) comme ça. Le jeune homme de Clamecy qui part étudier au lycée de Bourges, c’est quoi sa vie ? Et ces deux villes au début du dix-neuvième siècle, après la Révolution, au moment de la chute de Napoléon, avant la révolution industrielle, ça ressemble à quoi ? On y fait quoi ?

Réécrire Le Mur de Jean-Paul Sartre sur les murs, ou en coller les pages (il faudra deux livres) sur les murs. Que deviennent les murs ? Que devient Le Mur ? Que veut dire lire au pied d’un mur Mur ?

proposition n°39

La vie. C’est le chantier de la centrale qui la régulait. On est venus pour lui. On est repartis quand c’était fini, hormis quelques-uns restés vivre là en faisant autre chose — et ceux qui ne sont jamais revenus du chantier.

Belleville, le village et la cité. Les quartiers selon la fonction sur le chantier. Les belles maisons EDF (murs écrus, toits d’ardoises), les petits pavillons (blancs, tuiles rouges ; plutôt l’équipe ALM), les HLM. Et puis le camping plus bas et les mobiles homes. Et les autres dans les caravanes à Léré, Sury. La cité, pas encore la ville, mais déjà plus le village. Comme le chantier d’une ville en devenir, dans un village sans avenir.

La centrale, un foutu chantier. Au début on ne sait pas trop, on ne voit rien. Il est encore loin le chantier, et abstrait. À vrai dire, à même pas dix ans, on s’en fiche. Et puis un jour, on commence à voir les grues, là-bas, grandir en même temps que nous. Grandir encore et se multiplier, autour d’une ceinture de béton qui monte, qui monte, qui monte… et puis la seconde ceinture de béton qui monte, qui monte, qui monte… Les cheminées du circuit de refroidissement. Mais qu’est-ce qui chauffe donc comme ça ? Une fois il est allé dans la centrale avec le collège, dans la salle de commande. Des boutons et des lumignons partout. Il a bien dû essayer de voir papa, quelque part.

Mais le vrai chantier, c’était la cité. C’était en arrivant. La bute et les buses, juste devant chez lui. Un grand terrain de jeux. Un terrain de chasse. On se court après, on grimpe, on glisse, on file se cacher dans le dédale des canalisations. Il y a de l’eau. Là aussi ça glisse. Il est resté longtemps cloué au lit. Paralysé. Pour se déplacer, papa le prenait dans ses bras. Et puis quand la bute a disparu, quand la cité a trouvé sa forme stable, il commencé à comprendre sa cartographie internationale, son fonctionnement social qui n’allait pas sans discours ultranational. Les jeux étaient faits. Rien n’allait plus. Sa cité a glissé. Alors, longtemps, ma parole s’est couchée de bonne heure.
Derrière la centrale, il y avait aussi un terrain de foot pour les entraînements des grands (pour les petits c’était plus près, à Belleville, après le canal). On percevait la lumière des mille et un lampadaires, assez loin, derrière la haute clôture barbelée. Une route, ou un chemin, tout le long. Et des monticules de gravier ou de sable. Et dans la lumière halogène qui éclairait le terrain, des chauve-souris.

(ALM : Aquitaine Levage Manutention. La société coulait, papa a refusé un poste, on est partis.)

proposition n°40

La boîte de nuit. L’ancien Pacific — dit le Pass. Au sommet de la côte, un grand parking et une espèce de hangar en tôle au fond. L’enceinte est grillagée. Aujourd’hui ça s’appelle la Guinguette. C’est là, au milieu des vignes et des bois. En face, quelques rangs de vigne, une haute et grande haie d’arbres, limite d’une pente très raide en bas de laquelle coule la Seugne. Puis la haie s’ouvre, gagne en profondeur, les rangs de vigne se multiplient, traversés par une petite route avec au bout, tout en bas de la côte, un grand corps de ferme. Bois et rivière derrière. À côté de la boîte, un pré aux airs de terrain de moto-cross parcouru, de temps en temps, par quelques moutons et un âne. Une autre petite route s’enfonce dans les bois, une peu plus en hauteur. Un peu plus bas, un panneau pour le casino du coin. Un petit panneau pour un petit casino. « DIR. LES ANTILLES DE JONZAC », en rouge et noir et blanc. Entre la vigne, surélevée, et un bois. Le virage se profile. Quand on l’aura passé, on aura traversé le seuil de la ville : un premier rond-point : le viaduc sur la gauche, le garage Baudry sur la droite et là-bas, en face, la masse noire du grand centre de congrès — c’est par là qu’on entre. (Il y a aussi un petit bâtiment blanc juste après le rond-point, sur lequel se trouve un grand espace publicitaire dont l’affichage change régulièrement. Sûrement un transformateur.)

Une ancienne boîte de nuit, un écriteau, en pleine nature. C’est ce qui signale la ville la plus proche d’où je me trouve aujourd’hui. Il doit bien y avoir quelque chose dans le genre du côté de Cosne (un panneau avec un beau croquis de Sancerre et de son vignoble ?). Même si, avec la Loire, les choses sont plus corsées. On n’imagine pas autre chose que la silhouette du pont suspendu, deux arches visibles de loin, au milieu des arbres, sur fond des quais, des façades et des toits quand on arrive. Ce pont qui fait passer de la campagne à la ville, d’un département à un autre, d’une région à une autre. Même si, avant, c’est l’île de Cosne. Parce qu’il y a ici un petit bras de la Loire qui fait que Cosne à une île à son nom. Et c’est sur cette île qu’on se trouve. On est donc déjà à Cosne. Oui, mais à Cosne dans le bois qui lui fait face, dans l’autre département, l’autre région. D’un côté, Cosne la ville, de l’autre Cosne l’île en pays étranger. Delà, quand on arrive en ville ou quand on la quitte, c’est toujours en traversant ce seuil. Et quand on s’apprête à quitter ce seuil, à passer le second pont, on trouve juste devant, au pied de deux lampadaires signalant l’entrée du pont, en pleine forêt, un passage piéton. Un lieu idéal — un là — pour le prochain film de David Lynch, séquence de nuit.

proposition n°41 a

L’escalier. On ne sait plus très bien, mais là, c’est gris. Et lumineux. Un gris clair, un gris de ciment. Noyé dans la lumière des cubes de verres. On l’emprunte tous les jours, plusieurs fois. Des dizaines, des centaines de fois. Sûrement des milliers. — Avec le temps, on ne compte plus. — Pour Will, la première fois, c’était lors de la visite du collège, avec ses camarades de primaires. Mais ce n’est pas cette fois-là qui compte. Ni les fois où il l’a monté, des fois et des fois, pour aller… en anglais avec M. Galet… en histoire avec Mme Poirier… en français pour terminer son récit préhistorique… ? Non, celle qui compte, c’est quand il retourne seul au CDI.

 [1]

On ne sait plus vraiment pour quoi il s’y rendait. Un devoir ? Un livre ? Un rendez-vous ? En tout cas, il flâne. Il va d’une pièce à une autre, tirant un livre d’une étagère, le feuilletant, le remettant bientôt à sa place. Dans ces grandes et hautes bibliothèques de bois noir. Elles étaient certainement plus claires, mais là, le bois des bibliothèques, c’est comme de l’ébène. Même chose pour le parquet, qui craque. C’est étrange, d’ailleurs, cette bibliothèque — car c’est une bibliothèque, pas un Centre de Documentation et d’Information —, plus vieille que le collège aux airs de HLM. On a déjà écrit quelque chose là-dessus. On serait curieux de savoir quoi. Mais est-ce que ça changerait quoi que ce soit ?

 [2]

On sait qu’il va finir par s’arrêter devant un livre. Parce que c’est le livre qui va l’arrêter. Un gros livre d’images. Un livre avec de nombreuses photos en noir et blanc. Il n’a jamais rien vu de tel. Ce sont des hommes mais… il n’en est pas vraiment sûr. Si, il en est sûr. Parce que dans les yeux… la détresse… Mais il préférerait ne pas.

 [3]

Ces hommes… qui n’ont d’humain que ce qu’Alberto Giacometti aura rendu trop visible avec L’Homme qui chavire… — mais ça, il ne l’apprendra que bien des années plus tard, des dizaines (et peut-être des millions). Ces hommes et ces femmes… — « Il y avait des enfants ? » — Mais où sont passées les fenêtres ?

 [4]

proposition n°42

transition de #1 à #2

Il y avait bien du monde, mais personne en particulier. Du moins pas encore. Comme les autres, il apprend à connaître le CDI. D’une salle à l’autre, d’une étagère à l’autre. Bientôt d’un livre à l’autre. Comme ça, sans objet, d’une section à l’autre. La collection Histoire de France en bandes dessinées. Et puis une autre collection qui remonte plus haut le temps. Et puis, une autre fois… Il aime bien le CDI. Pas pour y travailler ou se perdre dans des recherches, ni même pour se divertir en se plongeant dans un livre. Non, plutôt pour s’y promener. Errer peut-être. D’une salle à l’autre, d’une étagère à l’autre, d’un livre à l’autre. Juste comme ça. Jusqu’à cette fois où il ne pourra plus jeter un œil par la fenêtre sans en faire le cadre de développement de l’innommable.

proposition n°41 b

Une image. Une image en double page. Ou une image sur la page de gauche et deux ou trois autres sur celle de droite. Mais une image compte, ici.

 [5]

Un portrait. On l’a déjà vu. Plusieurs fois certainement.

 [6]

Et même des milliers de fois, des millions, à l’échelle du monde — et peut-être plus encore, à l’échelle de l’histoire. Mais là, c’est la première fois. Il faut qu’il y ait une première fois. Pour lui, aujourd’hui, c’est la première fois qu’il voit cette image, ce portrait. Un portrait ? S’agit-il vraiment d’un portrait ? Là, cet homme, au visage coupé au couteau, aux traits tirés.

 [7]

Qui regarde l’objectif. Qui le regarde. L’air… Cet homme, vêtu de loques rayées, agrippé au montant d’un lit double — sa main, ses doigts : comme des serres. Tout est gris, tout est sombre. Cet homme, on dirait qu’il veut parler. Cet homme sans âge. Qui a l’air… Ce n’est pas sa bouche entrouverte. Mais ses yeux… ce regard… peut-être… comme le petit Hurbinek de Primo Levi dans La Trêve… « un regard à la fois sauvage et humain, un regard adulte qui jugeait, que personne d’entre nous n’arrivait à soutenir, tant il était chargé de force et de douleur » ?

Le livre est posé sur une table massive, foncée. Tout semble du même acabit. La table, la bibliothèque en face, en guise de mur, le plafond, gagné par l’ombre. Même les livres portent les traces d’on ne sait quel grand incendie.

 [8]

Pourtant, la lumière trop vive des réflecteurs est certainement allumée. Et il doit bien y avoir quelques visages, là (des filles), dans son champ de vision. Mais non. Ne reste que ce décor d’ombres et ce visage, au fond d’un livre, plus ivre de pâleur qu’une chandelle.

proposition n°42 b

transition de #2 à #3

Devant ce visage, est-ce qu’il a eu froid dans le dos ? Est-ce qu’il a compris ? Est-ce qu’il a pressenti ce qui se passait ? L’information s’est-elle transformée en connaissance ? Ou bien aura-t-il fallu laisser du temps pour tout cela ? Du temps, de nouvelles informations, de nouvelles connaissances, d’autres sensibilités. Oui mais, tout ce temps-là, il aura bien fallu aussi que quelque chose, là, retienne ce visage, cette image ? Il aura bien fallu que quelque chose, là, lui fasse traverser le temps, le chronos, la garde présente ? Tapie, quelque part là, dans notre existence, comme une peinture rupestre attendant encore l’instant de sa découverte, son kaïros — et dieu sait qu’il fait froid au fond de la caverne (the cave, en anglais) ?

Ce qu’il a ressenti, ça pourrait être une espèce de deuil. Comme un travail qui se serait amorcé pour amortir, dans une dimension psychique, la perte brutale des liens qui font la soie de la vie. Mais un deuil assez étrange, un peu à l’image de celui de Didier Éribon à la mort de son père, dans son Retour à Reims : « un deuil dans lequel la volonté de comprendre celui qui venait de disparaître, et de me comprendre moi-même, qui lui survivais, l’emportait sur la tristesse. » D’autant plus étrange qu’il n’y avait pas de mort. Du moins pas encore. Un deuil anticipé ? Un deuil qui vous revient du futur ? Un deuil en attente, ou en souffrance comme les lettres égarées ? Où il n’y a donc rien à comprendre ? Ni rien à sentir ? — Shit ! — Sinon le petit courant d’air, sur la nuque.

proposition n°41 c

La fenêtre, dans son dos, est ouverte. Juste un peu. C’est juste un liseré de lumière et de fraîcheur le long du rebord. C’est le genre de fenêtre qu’on pousse en avant pour ouvrir. Le genre de fenêtre qui bascule. Il pleut. La cour est déserte. Non, quelqu’un est en train de courir, là-bas au fond. C’est le sac rouge et jaune, sur la bande bleue du préau — un bleu de nuit. On devine, dessous, des silhouettes, quelques visages — à peine. C’est si loin, au bout de ces grandes plaques de béton fissurées. Petit aussi, au pied du grand escalier qui sépare le collège du lycée — deux volées de dix ou douze marches (une quinzaine peut-être). Il pleut. Il y a de grandes flaques d’eau dans la cour. Où se reflètent peut-être ici le long bâtiment blanc de quatre étages, à droite, où l’on doit se rendre, avec M. Galet — au pied de l’escalier, d’autres y sont déjà, tassés sous le préau. Ou peut-être, là, à gauche, le feuillage noir des grands arbres abritant les deux murets servant de bancs de béton. À moins que ce ne soit seulement la masse grise et vide du ciel, dans ce miroir d’eau éclaté, éphémère.

« Allez on fonce ! » On aura pu se dire ça, pour tenter la traversée du bâtiment vers les arbres, sacs de sport sur la tête. Au bout de la cour inondée, le bâtiment administratif. Trois étages de vitres. Et ça bouge dans la masse d’ombre, dessous, du préau. Il y aura eu des fenêtres entrouvertes, ici et là. Parce qu’il pleut, mais il fait chaud, lourd — un peu comme aujourd’hui, même si le soleil veut percer. Peut-être les trois ou quatre du CDI, juste au-dessus du préau. Les stores blancs en grande partie baissés, elles ne réfléchissent rien. Sinon le feu de cette grosse goutte glacée, tombant d’une feuille dans le cou ? Parce qu’il y a un arbre en haut de l’escalier. Un grand arbre, qui le surplombe d’un feuillage dans lequel la lumière, une autre fois, se jouera comme à travers une dentelle.

 [9]

proposition n°42 c

« Maintenant on tente de relier par des textes les propositions disjointes. » Mais quelle liaison faire quand on a oublié que les premières propositions, en fait, s’enchainaient naturellement ? Quel pont établir quand il n’y a pas de réelle disjonction entre les textes ? Comment relier ce qui semble déjà uni ? Comment combler un vide qui existe d’autant moins qu’on cherche sûrement à l’éviter ? D’abord, le signaler comme je viens de le faire. Ensuite, comprendre que ce point de vue ne relève que discours, que du sens, pas de l’écriture en totalité. Parce qu’entre le texte d’avant et le suivant, si on en termine là où l’autre va commencer (le grand escalier), reste un vide et c’est celui de la page. Il y a un saut de page. S’il n’est pas lisible, c’est au moins visible. Le vide est là. Là, comme à chaque fois d’un texte à l’autre, imprimant à l’écriture son rythme. Et ça, une fois qu’on le sait, et qu’on ne le voit que trop, une fois qu’on ne le prend plus comme une évidence, ça : ça peut se lire aussi entre les lignes. Par exemple entre le jeu facile (assez creux même) des occis-morts comme dit l’autre, l’image même du vide qu’est le miroir, les images de l’interstice, du fragmentaire, de l’ajouré (fenêtre ouverte, miroir brisé, dentelle d’ombre), et le trou qui arrive.

proposition n°41 c

La sortie. C’est par le grand escalier. On monte et on gagne une sorte de hall d’entrée. Vitré certainement, mais pas là. C’est un trou dans le bâtiment, comme on enlèverait une des briquettes brunes qui recouvrent les murs de ce hall.

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On débouche sur une place ou un parking de goudron et de gravier, bleu gris. Des bus attendent. Mais il faut aussi attendre le sien. — Un jour, en montant, il a pris une béquille dans la cuisse. Un coup du blondinet, un petit dur aux cheveux longs. — Il y a un arbre quelque part, ou un arbuste, devant ce hall. La rue est passante. Le quartier pavillonnaire. On s’enfonce dans le centre ville. On passe devant les Nouvelles Galeries. On tourne, on vire. On fait sonner sa nouvelle montre Panthère Rose. On longe la Loire. Et au détour d’un immeuble, on se retrouve au-dessus du fleuve. Camping et terrain de foot d’un côté, bois sauvages de l’autre. Et puis un nouveau pont pour traverser l’autre bras du fleuve. Désert de sable l’été, lac l’hiver. — Quand il a fallu le refaire, l’élargir, on a construit un pont en bois plus étroit. Ça cahotait, ça claquait. — Virage à droite. Tout droit. Virage à gauche. Ligne droite jusqu’à la route qui longe le canal de Briard. On prend à droite. Des champs, des prés. La route devient ocre. On se retrouve de l’autre côté du canal, qui nous est passé dessous. Et puis la voie de chemin de fer arrive. Au loin, le panache blanc des cheminées de la centrale de Belleville. Deux nuages qui s’entremêlent et finissent par s’effilocher, se dissoudre dans le ciel, bleu.

proposition n°43

Écrire ? Ce qu’il me resterait à écrire ? Ma parole, mais tu n’y pense pas ! Ce qu’il me reste à écrire… mais tout ! Si tu n’es plus là, j’ai tout à écrire. Je ne sais déjà presque plus rien de ce qu’on a fait, les lieux qu’on a explorés. Moi, je suis un peu comme Orphée, contraint d’avancer sans me retourner au risque de te perdre — et moi avec. Il n’y a donc plus rien à écrire, sans toi. Sans lui, je ne dis pas. De toute façon, il y a longtemps qu’il n’est plus vraiment là. Heureusement d’ailleurs. Car c’est précisément de son absence, ou du moins sa présence fantomatique, que nous tenons notre propre existence. Notre existence comme notre différence et le gouffre, si infime soit-il, qui la fonde. Bref ! Sans toi, plus rien à écrire. Mais si tu veux bien rester encore un peu, alors oui, et pour autant que je puisse me souvenir du chemin que nous avons parcouru — mais tu sais combien je m’oriente mal, tu me souffleras un peu —, voici ce qu’on pourrait encore écrire :

Écrire, tous les autres commentaires, toutes les autres variations, ajouts, anecdotes dans d’autres sections. Mais la façon aussi de ne pas trop en faire, ne pas trop en dire. Comment taire le commentaire, et le reste ? Je ne veux pas être la célèbre grenouille de La Fontaine, qui « chétive pécore s’enfla si bien qu’elle creva ».

Écrire, la liste des lieux dans lesquels on ne serait jamais allé si on ne s’était pas d’abord retrouvé là. Et ce qu’on y a vu, ce qu’on y a fait. Même si moi je ne m’en souviens pas. Reste donc encore un peu.

Écrire, tout ce à quoi on n’a pas pensé mais sans l’avoir pourtant oublié, et qui aurait trouvé sa place naturelle ici ou là. Écrire tout ce qu’on a oublié et dont le souvenir est perdu, et qui aurait aussi mérité une petite place ici et là, ou dans d’autres sections.

Écrire, la même chose selon le même programme, mais cette fois en pensant à une personne qu’on aime (ou pas). Et alors quel animal fabuleux deviendrait le lieu dont — d’où — on parle ? — Et puis quoi d’autre ?

Écrire, pour mieux poursuivre le texte du chantier, loin d’être achevé. Mais quel texte, au fond, est ici achevé ? On écrirait la même chose selon le même programme, en partant du même lieu, on finirait par se retrouver non seulement dans un autre endroit, mais peut-être un autre monde, avec ses lois et sa temporalité propres. Comme une autre dimension. — Et puis ?

Écrire, la même chose selon le même programme, mais cette fois en partant du lieu sous-jacent à celui de départ, et qu’on a peut-être évité. — Mais lequel ? — C’est bien pour le savoir qu’il faudrait le faire.

Écrire, à Sophie, pour lui dire que je lui ai écrit indirectement grâce à un atelier d’écriture en ligne. Mais juste écrire la lettre, pas la poster. D’ailleurs, c’est peut-être déjà fait ? Tu sais, dans la section 25, par accumulation de questions sans point d’interrogation ? — D’ailleurs, il y en a un qui traîne encore. Et puis ?

Écrire, le titre. — L’Homme qui chavire. — Non. Ça ne nous appartient pas. Ça lui appartient à lui, dans le CDI. Ça, c’est pour l’homme du livre, qui l’a arrêté. Et puis c’était juste comme ça, en passant derrière lui. Par-dessus son épaule. Rien ne dit que l’homme qui chavire convienne à cet homme. On n’y voit plus grand-chose, nous, sur la photo. Lui, il a vu quelque chose. Il était là, sur place. C’était nouveau. Il est tombé dans la photo comme au fond d’une faille qui venait de s’ouvrir. Mais nous, c’est fini. Nous, en en sort de cette faille, je te l’ai dit. Ce qu’il a vu, c’était peut-être ça, lui, quand ça tremble, ça s’ouvre, ça faille, ça chavire et ça bascule. Mais pour qui en fait ? — Pour l’homme du livre ? — Oui, mais en même temps c’était déjà fait depuis longtemps. Parce que d’un autre monde, d’un autre âge. Pas si loin tu me diras. Mais si, justement, si. Très loin. C’était le Moyen-âge ou peut-être l’Antiquité. C’est la gueule de chronos qui s’est ouverte sous les pieds de cet homme, là, au fond de son Block. Regarde les loques qu’il a sur le dos. — Pour lui alors, devant le portrait de cet homme ? — Peut-être. Je crois d’ailleurs qu’on en a parlé, je ne sais plus dans quelle section. C’est dire alors que l’homme qu’il voyait était, un peu comme dans je ne sais quelle nouvelle de Kafka, ce gardien qui l’attendait pour lui ouvrir la porte qui ne s’ouvrira jamais. — Pour nous alors ? — Peut-être oui. Pour moi. Et puis…

Écrire, le premier mot. — Aïe ! — Dans l’Abécédaire, Gilles Deleuze parle de l’alcoolique comme de cet homme dont la force réside dans la recherche du dernier verre. Celui qui ne le fera pas chavirer dans l’ultime coma éthylique. — « Alcoolique, alcoolique. Si le monde était plus différent, je boirais moins beaucoup souvent », chante La Blanche. — Mais je me demande si, les soirs de grand soif pour qui veut écrire, c’est non pas le dernier mot qu’on cherche, mais le premier. Le premier mot, grâce auquel l’écriture serait enfin possible. Le premier mot, grâce auquel on pourra enfin écrire. — Et puis quoi encore ?

proposition n°44

L’homme du livre, comme ils l’appellent, c’était certainement, dans la Lagersprache des camps de concentration nazis, un muselmann : un détenu très maigre et très affaibli. Sur certaines photos, on voit bien qu’ils n’ont que la peau sur les os. Lui, il est vêtu de sa tenue rayée, sale et déchirée, tête rasée, traits tirés et creusés. C’est vrai, je n’avais jamais rien vu de tel. Et je ne comprenais certainement rien. C’était important. Oui, je crois que cette photo, ce livre, c’est important. Mais peut-être seulement du fait que je m’en souviens. Et encore… S’agit-il bien d’un souvenir maintenant ? Est-ce que je ne me souviens pas plutôt, maintenant, du souvenir ? Il est certain que je n’ai pas rêvé à l’époque. J’ai bien vu ce que j’ai vu. Et j’aurai lu, au moins en partie, le texte autour, sinon la légende. Comme pour beaucoup d’autres choses alors, et ensuite. Et jusqu’à aujourd’hui — et demain encore. C’est presque un miracle, avec tout ce qu’on peut accumuler d’images et de textes, que ce portrait-là demeure vif dans mon esprit. Mais vif comme peut l’être un rêve justement. Parce qu’il doit certainement son éclat, si faible soit-il quand même, précisément de ce que j’ai pu voir, lire, écouter aussi, depuis tout ce temps. Comme si tout ce qui était venu après — et arrivera encore — en avait opéré la sélection ; le visage de cet homme, dans sa force première, primaire, ayant aussi, mine de rien, imprimé sa marque sur ceux des mots et des images qui arrivaient ; les forces des uns et des autres se combinant alors, par traits électifs ; le tout constituant un tissu dont la solidité tient toujours au désir de reconduire ces traits, de les recouper encore, ailleurs, de les projeter plus avant. Comme dans un jeu identificatoire. Mais ne donnons pas plus d’importance à ce portrait. Laissons aux autres la mystique des origines. Ce visage doit aussi son élection, j’imagine, au contexte d’alors. Le mien (en petit collégien soucieux de bien faire, même si je ne savais pas comment), comme le sien (sa place dans la bibliothèque, parmi les autres livres, section histoire). Il y aura donc eu d’autres livres, d’autres images et tout autant de sons, de bruits et de la musique, qui, tout aussi importants, n’auront pourtant pas eu la chance du souvenir. C’est dommage. Mais gageons qu’ils auront gagné, aujourd’hui, celle de l’imagination — qui, paraît-il, emprunte les mêmes chemins synaptiques que la mémoire. Par exemple :

Cette étrange bande dessinée, sans réel personnage. Quelqu’un erre dans une ville. On ne l’aperçoit jamais. Tout ce qu’on voit c’est ce que lui voit, et c’est le chaos. Mais ce qui m’a le plus marqué, c’est sa façon de s’exprimer. Un débit incroyable. Un flot qui ne s’arrête presque pas. Je me demande même si ce qu’il raconte ne forme pas qu’une seule phrase, qui n’a ni début ni fin. Et en même temps ce flux est parfois très saccadé. Il y a beaucoup de répétitions. Des formules qui reviennent sans cesse, coupent un récit qui piétine, avance à petits pas, par boucles, par glissement de sens ou dérapage ou rupture, et se reprend. Comme s’il revenait là où il est déjà passé, mais par une nouvelle issue. Au seuil du compréhensible tant la matière langagière est brassée, pétrie, moulue, synthétique à souhait et cadencée. Surtout quand surviennent les deux personnages (s’il s’agit bien de cela), Mi et Ma — petits trublions tout fous, qui me font penser à Mio et Mao, ces chats sautillants dans un univers de pâte à modeler coloré, stylisé et dépouillé. J’ai fini par me demander s’il ne fallait pas lire le texte d’une manière autre que linéaire tant devenait fort l’effet visuel des textes, dans ces bulles qui ne cessaient de gonfler.

Il y avait également ce livre qui m’échappait mais, avec ce quelque chose qui vous retient et vous intime de poursuivre la lecture. Moins pour connaître la suite que pour découvrir, justement, ce qui vous retient. Un homme évoque quelques-uns des lieux de sa jeunesse, avant de les quitter en même temps. Et il le fait dans les ruines du souvenir, qui gravitent néanmoins autour d’une image dont il garde un souvenir précis, même si elle donne parfois l’impression d’être le fruit d’une reconstruction plus ou moins imaginaire. C’était peut-être ça le plus intriguant, cette image trop nette pour être vraie, comme les tableaux hyperréalistes, noyée dans la masse de souvenirs vrais mais si flous et lacunaires ? Et d’autant plus que cet homme passe parfois d’un lieu à un autre en changeant d’époque, en remontant le temps. Comme si c’était la haute enfance qu’il recherchait à travers les lieux perdus de sa jeunesse, à travers ces lieux où sa jeunesse s’en allait. Il y a là quelque chose des vieux arbres qui, dit-on, offrent avant de mourir leur plus belle floraison. Mais c’est là une lecture bien sommaire. Parce qu’il me semble que cette recherche, si elle existe bel et bien, ne transparaît qu’à travers une poignée de fragments. Comme quoi la mémoire joue de drôles de tours électifs.

Et puis ce petit livre, inachevé, qui semblait avoir été écrit comme on s’installerait face à la mer, pour une poignée d’aquarelles. Tantôt des îles lointaines, fuyantes. Des vues presque abstraites, monochromes. Mais peu à peu le paysage se dessine, se précise. Et à chaque coup de crayon, à chaque mot planté sur la toile, un détour insoupçonné vers un autre paysage, comme « ces restes de peinture sur l’épave, ces bleus et ocre sur le vieux bois, avec des fragments de lettres et de chiffres devinés », ou « ces arrangements de palette pour qu’ils mêlent le rouge ou le vert au bois brut usé d’huile et de crasse ». En fait, on est là, dans l’air du grand large, dans la nudité des éléments, attendant l’appel de la mer en prenant quelques photos — et on pourrait en prendre longtemps —, quand une fille de la côte avec son chevalet — c’était ça, d’ailleurs, le titre de ce petit livre, La Fille de la côte —, en quelques lignes, quelques traits et pointes de couleur, rhabille le paysage sidéral que vous avez sous les yeux de ce peu de choses que, pourtant là, vous ne verrez peut-être jamais.



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1ère mise en ligne 13 juin 2018 et dernière modification le 2 octobre 2018.
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[1Commentaire : Là, on touche une corde sensible. On vient de passer je ne sais combien d’heures devant l’écran pour réaliser les propositions d’écriture du Tiers Livre, jour après jour ou presque, tant bien que mal parfois, et voilà qu’une minute de lecture, à peine, suffit à vous donner le vertige. Pierre Michon, je crois, dit quelque part qu’il est bien plus facile de lire que d’écrire. Mais se relire quand on a écrit…

Variation : L’escalier. Gris, lumineux. Le gris de ciment de la cage d’escalier, dans la lumière des cubes de verre. Le chemin habituel pour le CDI.

Commentaire : On perd beaucoup. Mais on ne tourne plus autour du pot. Ça disait : « je reviens dans un lieu quitté il y a longtemps, mais chacun a un nombre très limité de ces lieux susceptibles de provoquer cette sensation — les lister — puis traiter de ce retour, mais impérativement à la 3ème personne. » Il n’y a même plus de personne. Le lieu, lui, s’est imposé vite, unique. Alors pourquoi ce tâtonnement pour y retourner ? Mais justement, peut-être s’est-il imposé si vite, trop peut-être, qu’il fallût en retour créer une espèce de sas, et la dimension, le rendant accessible, à peu près vivable ? Telle la fameuse cage d’ascenseur de Zola, aussi noire que la mine dans laquelle elle plonge ?

[2Variation : Pourquoi ? Un devoir ? Un livre ? Un rendez-vous ? D’une salle à une autre, un livre, un autre, et un autre, feuilleté, aussitôt remis à sa place. Dans ces grandes et hautes bibliothèques de bois noir. Elles étaient certainement plus claires, mais là, le bois c’est de l’ébène. Même chose au sol, qui craque. C’est étrange, d’ailleurs, cette bibliothèque — car c’est une bibliothèque, pas un Centre de Documentation et d’Information —, plus vieille que le collège aux airs de HLM.

Commentaire : Toujours pas sujet. Mais il faut sortir de ce sas, de cette cage de décompression de l’illisible (ou l’imaginaire). À courir le risque de l’objet, qui sait ce qui peut arriver.

[3Commentaire : Dire « la détresse », non. Pas comme ça, pas directement. Il ne vaudrait mieux pas l’écrire. Il faudrait plutôt la décrire. Il faudrait les dépeindre ces yeux. Seulement voilà : on n’est même pas sûr de l’image. Pas sûr qu’on l’ait bien vue à ce moment-là, dans ce livre, au CDI. C’est peut-être une association ou un recoupement avec une image vue ailleurs, plus tard, dans un documentaire à la télé par exemple, ou dans un film, et peut-être totalement sortie de son contexte — comme les yeux de Primo Levi, en gros plan sur la couverture de La Trêve, aux Cahiers rouges. Quant à la formule de Bartleby, je ne l’explique pas. Une façon de mettre en scène la détresse — qui n’est pas démuni devant cette formule ?

[4Commentaire : Sortir du sas, ça ne va pas sans heurt. On est préparé à une autre dimension, mais une fois qu’on y est, c’est quand même une autre histoire… On en apprend beaucoup sur la mer depuis le pont d’un bateau. Mais quand on saute et qu’on entend gueuler : « Un homme à la mer ! » Et le vieux : « C’est pas l’homme qui prend la mer c’est la mer qui prend l’homme… » Là, c’est plus vraiment la même chanson. La mer devient plus froide, les vagues toujours plus fortes.

Ajout : Oui, il y avait aussi des enfants… — Les fenêtres elles sont où ? Et les autres, ils sont où les autres ?

[5Variation : Une image. Une image en double page. Ou une sur la page de gauche et deux ou trois autres sur celle de droite. Des images et des légendes, du texte pour cadre. Ou des images comme ça, sans commentaire. Et pourquoi pas une planche contact ? Des images. Beaucoup d’images. Et pourtant toutes les mêmes. Toute la même.

[6Ajout : On le reverra.

[7Commentaire : Pour cette dernière phrase, penser à supprimer deux des trois déterminants contractés.

[8Commentaire : Mais si, je sais moi, c’est l’incendie du Reichstag ! Reichstagsbrand, nuit du 27 au 28 février 1933.

[9Commentaire : Jeux d’ombre et de lumière, de feu et de glace, du dedans du dehors, avouons que c’est un peu facile. M’intéresse plus le passage, en saut de paragraphe, de l’image du miroir brisé — image de ce qui fait image à la fois fragmentée et démultipliée, je m’en rends compte maintenant — au morceau de parole fugitif — et qui se dit tel.

[10Anecdote : Depuis l’image de Roland Barthes sur le stéréotype comme Brique de langage, lue dans ses Carnets de voyage en Chine — en fait, plus que le stéréotype, il s’agit du pouvoir langagier qui utilise et combine les stéréotypes, de la Doxa, « faite d’un cimentage de blocs de stéréotypes », et d’autant plus solide sous l’espèce de la Culture : « Avalanches de briques. Plus c’est culturel, plus c’est briqué » (on notera le jeu de mots) —, dès qu’il faut parler de mur, je ne cesse d’être renvoyé à cette étrange théorie. De là, on n’utilisera plus tout à fait de la même manière l’expression être au pied du mur.