Patrizia Romagnoli | Au détour

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J’ai mordu à l’hameçon.
proposition n° 1

Ils marchent et causent. Au détour, sur le côté droit, on aperçoit déjà le café qui donne sur la place. Elle se demande si l’ancien patron est toujours là, mais n’a pas envie de calculer la somme des années passées ou de savoir pourquoi elle se pose cette question. Elle guigne la terrasse tout en s’efforçant de ne pas marquer une pause dans le rythme de la conversation. Les chaises et les petites tables rondes de zinc, autrefois nombreuses, n’y sont pas. De nouveau leur éclat multiple sous le soleil se découpe net dans son esprit. Puis, un tremblement parcourt leurs silhouettes qui lui paraît le mirage d’une réponse ardemment désirée, mais encore trop frêle ou trop pénible pour être entendue.

Entrer et affronter encore une fois la perte ? De l’autre côté de la rue tout a tellement changé… Mais son frère a déjà franchi la porte. Il a commandé deux expressos et maintenant cause avec le jeune personnel. Non, l’ancien nom du café, le serveur ne le connaît pas, ne l’a jamais connu. Le frère entame alors des récits, des anecdotes non sollicités. Le ton de sa voix, à peine un peu trop haut, vient compenser l’écoute filante. Assise sur une banquette faussement ancienne, elle songe à ces soirées dans la cuisine quand sa mère parlait de l’époque où elle était fiancée avec son père. Ils se retrouvaient souvent là le soir. Tout le quartier s’y rendait pour regarder la télé et la salle était bondée.

proposition n° 2

La terrasse se termine en forme de proue au-dessus de l’horizon. Frêle sur la rambarde métallique, le petit lampadaire attend la nuit et le tourbillon des insectes autour de son bulbe. Sous la pression des éléments atmosphériques ou du doigt, les coulées de goudron qui scellent imparfaitement les dalles de ciment — le monde entier dans ces rectangles blêmes, tour à tour salles de palais, pistes d’atterrissage ou cercueils d’où s’évadent triomphants des héros indomptables —, se fendent dévoilant parfois des surfaces luisantes comme éclats de lave ou de réglisse. En contrebas, loin au-delà des arbres, sur la route passent les voitures et les autobus mais aussi le camion du primeur — à l’arrêt une balance romaine virevolte au-dessus de la marchandise —, et le triporteur du glacier précédé par la note opiniâtre de son cornet en laiton. Le sifflet du train lui fait écho et déchire le ciel jusqu’aux montagnes embuées dans l’air chaud loin derrière la ville dont on devine à peine le profil familier. Puis la maison longtemps inoccupée a été vendue à une famille qui l’a modifiée. On peut revoir la terrasse de l’été seulement en rêve ou par pans dans d’anciennes photos réparties en lots inégaux dans divers domiciles.

proposition n° 3

L’avenue en pente douce mène le promeneur à la gare à force de discontinuité, comme une fatigue de la ville à faire sens. Cela commence déjà au rond-point — son gazon poussif sans qu’on le piétine, sa fontaine métallique hérissée de tiges désaxées —, posé là pour qu’on passe outre sans dévier de son chemin. A peine plus bas s’avance un bâtiment aux flancs puissants avec un grand escalier en marbre qui mène à un supermarché frisquet et chiche alors qu’on s’attendrait qu’il en ait dans le ventre. Progressivement les façades petites et grandes des immeubles se raréfient, parfois posées en retrait du trottoir qui se dilate. Derrière les vitrines se déplace une clientèle rare. Le parc qui précède la gare commence après le fantôme du théâtre rasé par les bombes des Alliés, avec ses chaînes de voitures garées sur le parterre remplacé par le goudron. Au-delà de la route qui met fin au parc, plus basse que les quelques arbres qui la cachent à la vue, la gare et, derrière elle, le système nerveux des rails et des caténaires contre le sol et le ciel.

proposition n° 4

Au-delà des rails, le flanc de la colline presse contre la gare et, pour atteindre la banlieue et la campagne, il faut monter une pente raide. Ou alors, on emprunte un escalier de fer mangé par la rouille, jeté en quinconce au-dessus des rails, sombre comme une punition. Quand elle était enfant, jamais elle ne le traversait sans appréhension car on voyait à travers les grillages et le sol troué qui vibrait sous les pieds. Heureusement, sa mère la précédait et l’envie d’être brave gagnait sur la peur. (Il a un jumeau, ce pont, beaucoup plus loin, peu avant que la ville ne cède à la zone industrielle. La façade d’un cinéma s’avance de dessous ses piliers avant que la rue ne s’arrête quelques mètres plus loin. La salle est fermée depuis des années. Même quand elle était en service, on n’y montrait des films qu’en fin de semaine.)

À la sortie du pont, la route se plie dans un virage ample bordé d’une broussaille rétive avant de prendre une allure sinueuse réglée sur le cours de la rivière. Quelques vieilles propriétés cossues brisent par endroits la ligne de la colline, plus en bas, le long de la route ou en travers des chemins, des maisons plus modestes et une petite église romane. Dans ses murs de pierres dorées irrégulières sont saisis des fragments de marbres antiques. À peine plus haut, en retrait, un terrain de foot. Si, plus loin, on tourne à droite, c’est la campagne. Il est facile alors en suivant la route de se tromper et de finir dans la cour d’une ferme, ou, les soirs de brouillard, de glisser dans le fossé bordé de mûriers du ver à soie. Ses fruits ont un goût délicieux dans la bouche, mais peu sont mûrs en même temps, si bien que, dans la foulée, on finit par croquer dans ceux encore acerbes.

proposition n° 5

Le café a deux sorties. L’une, sur la terrasse, on la prend en zigzaguant parmi les tables et les chaises. Dans leur abandon s’est imprimé l’élan des clients qui les ont quittées pour aller faire leurs courses ou poursuivre leur promenade. Un quotidien plié bâille au vent à côté du cendrier. Dessous, c’est la valse jamais lasse des pigeons en quête de miettes sur les carrés de porphyre. Les oreilles ont appris à ignorer leur roucoulement sempiternel à nouveau audible dans ces mouvements involontaires de la conscience qui nous projettent soudainement hors de nous, mais c’est temporaire. C’est seulement lorsque — effrayés par un grand bruit ou en vertu d’une mystérieuse connivence — ils s’envolent tous ensemble vers les créneaux de la tour dans le claquement d’une seule aile immense, qu’on se rappelle qu’ils sont des oiseaux.

L’autre sortie s’ouvre directement sur le passage qui perce la tour, pavé de larges pierres sombres avec des gibbosités douces qui luisent sous la pluie et sous les néons qui les teignent de leurs couleurs. Sur elles on peut jouer à ne pas marcher sur les jointures. Certaines de ces pierres sont si larges qu’il faut patienter des années pour que les jambes s’allongent suffisamment et qu’on puisse les enjamber sans chanceler, ni vu ni connu. On se sert avec précaution des journaux du kiosque incorporé dans le mur de la tour, disposés en éventail par couches nombreuses et régulières. Mais ce qui est vraiment délicieux, c’est le crissement doux sous les semelles d’une sorte de sable fin humide, poussière claire de bâtiments séculaires ou d’ailleurs lointains, disponible toute l’année, étoilée de graines minuscules au printemps et dont l’écho réveille la voix des voutes paisibles.

proposition n° 6

Les habitants passionnés d’histoire rappellent que, parmi les rues qui traversent le centre historique, il y en a deux qui se croisent à l’équerre en calquant imparfaitement les anciens cardo et decumanus, mais du premier il n’est pas certain s’il passait sous la rue qui débouche sur la place de la poste ou sous celle, un peu plus haut, qui amène, parmi d’autres, à la place centrale. Sous le parvis à côté de la cathédrale, subsiste en parfait état un portique romain souterrain, de son temps utilisé comme entrepôt et apprécié pour sa fraîcheur et où certains imaginent les habitants de la villa patricienne qui le surmontait chercher refuge pendant les incursions barbares. Depuis longtemps ce sont l’Église et l’État qui se répartissent ce territoire par l’ajout d’autres croix et directions dont ils gardent les brevets. Ainsi, San Lorenzo, auquel est dédiée une église au sol à grands carreaux de marbre blanc et rose — « Tournez-moi ! De ce côté je suis assez cuit », proférait le curé interprétant le martyr attaché par ses bourreaux à une grille ardente, sans qu’on puisse savoir si son ample sourire parachevait la finesse du jeu ou s’il trahissait par anticipation la jouissance qu’il comptait retirer de sa démonstration d’humour noir paléochrétien —, San Lorenzo, donc, n’est qu’à cinq minutes de bon pas de Giacomo Matteotti, député socialiste brutalement assassiné par les fascistes en 1924, qui donne le nom à la place du musée municipal. Les traits délicats de son visage restitués par des portraits photographiques en noir et blanc, dans tous les manuels scolaires avant de s’éparpiller sur Internet, lui avaient toujours paru l’interpeller personnellement : « Aurais-tu eu le courage de me sauver de ces hommes féroces ? » Elle se répondait que non, qu’elle n’aurait probablement pas été à la hauteur et tâchait de détourner son esprit de ce regard qui l’interpellait. Même longtemps après la fin des années d’école obligatoire, difficile d’emprunter ce carré garni de platebandes chétives et de quelques bancs sans qu’une ombre ne traverse son cœur. Sinon, bien sûr, la ville ne manque pas de sa place dédiée à Garibaldi, le « héros des deux mondes », pour ne citer que lui du vaste panthéon du Risorgimento et de l’unité de la nation. Il fut un temps où sa statue sur piédestal se trouvait régulièrement balafrée sur toute sa hauteur d’un jet abondant de peinture rouge, généralement quelques jours après seulement que les dernières traces de l’aspersion précédente avaient été retirées à grand-peine. Le spectacle du condottiere éclaboussé faisait monter d’un degré la perplexité habituellement peinte sur les visages à l’arrêt de bus juste en face, mais ce n’était peut-être qu’une illusion. A la sortie du cours principal, là où les berges de la rivière se distendent dans un large coude, est posée la brève cambrure du Ponte degli Angeli, une ouverture inopinée de la ville propice aux envols et si l’on veut, pour les très croyants, aux atterrissages. Une importante partie motorisée de la population tourne le dos à la ville tous les samedis pour se rendre à Le Piramidi, un moderne centre commercial récemment érigé dans la campagne avoisinante, ou plutôt de ce qu’il en reste. La valeur de cette allusion à la civilisation pharaonique, en supposant qu’elle se présente à l’esprit, varie considérablement selon les individus.

proposition n° 7

Pour atteindre le restaurant, jamais plus retrouvé, il fallait continuer encore un peu le long de rue après avoir côtoyé un marché touffu rapetissé sous les échasses du métro aérien. Peu de tables, peu de clients, peu de vaisselle, peu de choix, aucune appréhension, aucune gêne. « C’est un vieil anar qui tient le local. On paye selon ses moyens », avait lâché à la cantonade sa nouvelle connaissance, totalement ignare de l’effet que cette parabole produisait dans son cœur qui en avait vu si peu à l’époque. Du décor il ne reste que ce qu’il faut pour creuser un espace : un trapèze de lumière tamisée renversé sur le sol, un bout de table pour poser les coudes lorsqu’on écoute, le cercle paisible des assiettes vidées dans le partage d’un repas. Tout le reste a été consommé, impitoyablement brûlé pour préserver quasi intacte dans la mémoire l’apparition du gérant sorti de sa cuisine pour nous proposer les desserts, les manches retroussées de sa chemise, ses bras forts d’autres travaux baissés le long du corps, son tablier, la vaisselle fumante dans l’évier derrière la béance de la porte et sa voix accordée sur celles qui nous ont reconnus. Au départ, elle avait vécu la disparition progressive des traits de ce visage comme une impuissance, un autre de ces larcins dont le temps a le secret, mais par la suite elle avait eu l’impression que leur perte, en focalisant son regard sur cette posture apaisée et ces bras qui avaient servi, avait travaillé au lent surgissement du sens. Cette façon digne de se tenir débout toute une vie, c’était le don qui s’était avancé ce jour-là jusqu’à sa table. Pour les jours de disette.

proposition n° 9

Quand il pleut sur la ville, c’est d’emblée l’odeur de la pluie qui monte aux narines, une odeur sans nom propre mais au domaine vaste. On pourrait tenter de la décrire par accumulation d’arômes convenus, comme on fait pour les vins : minérale, oxydée, poussiéreuse, piquante, … si seulement cette boisson qu’on avale d’un trait pouvait renvoyer à autre chose qu’à elle-même. Sa saveur est celle d’un déboîtement de soi qui prend à la gorge et qui se goûte au fond du ventre. Chavirement du décor sous les sens subvertis. On respire alors la même haleine ténue des statues luisantes, on diminue des mêmes larmes noires à l’oxyde de carbone. On ne reconnaît plus les perspectives et leurs ombres. Mais les effets du philtre sont des plus fugaces. Après, les traînées sonores des eaux piétinées sous les pneus étirent les rues jusqu’aux champs sous la lune. Puis, c’est le lendemain.

proposition n° 10

Le parfum couleur de flamme des marrons rôtis fuse dans l’air et prend de surprise. Comme souvent s’en va ce qu’on chérit, soudain ombre qui ne pulse, ni étreint, l’été s’est évanoui et ses chatoiements dans toute chose, mais on le comprendra plus tard au fond de soi quand les marrons auront refroidi dans le creux de la main, n’importe leurs écorces doublées de fourrure blonde douce. L’homme emmitouflé dans ses vêtement épais et rugueux en savait donc plus que nous, avec son air de sorcier débonnaire qui nous intrigue, ses gros doigts noircis insensibles – le sont-ils vraiment ? — aux brûlures. Loin du bidon rouillé cracheur de feu, le parfum exquis du pain frais chez le boulanger les matins d’école il est là, lui, jusqu’à l’été prochain, mystérieux comme la bouche du four qui l’engendre et qu’on aimerait bien voir mais on n’ose pas demander. L’antre noir du mécano de bicyclettes — en rangées nombreuses, elles pendent du plafond, remplissent le fond et les côtés jusqu’aux bords, comme des tributs offerts à l’attente dans une sépulture royale — par contre on le reluque à l’envi, et le plus longtemps possible, mais on n’en emportera que l’odeur de caoutchouc et de graisse noire âcre car une bicyclette, c’est pas pour demain. Sa personne à peine penchée sur un sourire calme, le mécano a des gestes mesurés, ne connaît d’autre vêtement qu’un bleu de travail presque entièrement recouvert de taches noires. On en oublie presque les bicyclettes, on se demande quelles lois règlent cette existence autre et familière, quelles sont les nôtres… Pendant des années, l’école sent le plastique qui recouvre les livres d’une texture lisse inerte désagréable sous les doigts qui transpirent, étanchéité autour du savoir pour qu’il dure plus longtemps comme le tissu des chaises rembourrées du salon dont on ne retire pas la protection pour en retarder une usure qui nous survivra. Et puis, il y a ce goût acide au fond de la gorge le matin de l’épreuve, et la langue et les doigts qui s’étonnent de la peau de l’autre et de ses lèvres à l’abri des regards au fond des porches. Tout cela, c’est bien loin. Elle y retourne parfois en pensée, le pas léger, comme quand, évadée de la maison, elle montait la colline pour retrouver cette clairière ombragée minuscule où des jonquilles poussaient au bord d’une rigole palpitant faiblement dans l’herbe. Que de flacons de parfum débouchés en vain depuis dans les magasins pour retrouver le parfum de cet endroit d’enfance. À quoi rime ce chassé-croisé de disparus et des vivants ? Dans la chaleur éblouissante à la voix de grenouille, le grain de la pierre tiède des statues du parc est pareil à une peau sous la pression de la main. On n’a pas envie de la retirer, car on dirait qu’une lymphe chauffe de l’intérieur les membres de pierre, qu’on pourrait l’entendre ruisseler sous les doigts. Enfant, elle rêvait que la statue se ranime et lui raconte ses vies lointaines. Maintenant elle se demande si ce souvenir ne lui révèle ce qu’elle est train de devenir : une enfance pétrifiée sous la caresse d’une vie vieillissante. Et pourtant. Chaque matin est neuf dans la lumière. Apprendre à le boire, quoi qu’il en coûte.

proposition n° 11

Et puis il y a ces vitrines brèves garnies d’objets par rangs. Menus jouets en plastique, briquets et articles pour fumeurs, bijoux fantaisie sous un voile de poussière qu’on voit, ou qu’on imagine. Il y a des ensembles hétéroclites qui ne feront jamais la somme. Leurs chatoiements modestes renvoient à des loisirs précaires et chiches pour vies d’emprunt ou d’occasion. Ainsi la marchandise rêve les existences, elle a ses figures de style des âges et des besoins. On bascule à l’intérieur davantage qu’on y entre. Un jour de néon découpe les couleurs et les formes d’un attirail de coups de pouce pour continuer la marche, pour remplir les creux de toutes sortes. Pas le temps pour les nuances : on a droit à une réplique, au maximum deux, droits dans les yeux cernés du gérant qui vit en décalage horaire perpétuel (parfois c’est un sourire de sphinx suspendu au-dessus du comptoir, la moins énergivore des expressions pouvant servir d’incitation à la question ainsi que de signe d’assentiment en passant par l’écoute expérimentée). Il n’y aurait pas la place en tout cas pour rester plus longtemps sans perturber le flux des clients qui se croisent mais ne se mêlent pas. Pourtant, marginaux et bien lotis ne sont jamais si proches et égaux qu’à l’instant où ils picorent ici à la même vie de biscuits et de cigarettes. C’est en sortant qu’on comprend que l’espace de la vitrine abrite le degré minimal des liens et des représentations, ultime borne avant la dissolution de la ville là où toute direction perd son sens ; comme l’inscription hic sunt leones sur les cartes antiques, cette assemblée d’objets qui n’en est pas une présage l’avènement d’une indétermination aux dents longues.

proposition n° 12

Quiconque en hiver ait traversé la place centrale ou y ait fixé un rendez-vous connaît par expérience le tunnel d’air glacial qui la partage en deux parties inégales. Si on en remonte le courant sans se soucier des lames acérées qui pénètrent les moindres commissures des vêtements, il est possible d’en contempler à l’envi la source invisible logée entre les deux dernières colonnes du palais fermant la place sur le côté long, juste avant que la ville ne dévale vers la rivière dans un amoncellement de bâtiments anciens fardés d’enduits et d’affichettes délavés par les intempéries. Bien sûr, pour qui voudrait, deux courtes galeries en forme de coude accueillent en toute saison les piétons sur la rue centrale. Leurs sols lisses en marbre doré, leurs cafés et leurs boutiques bardés de chromes et de lumières étincelants pourchassent les ombres jusqu’au fond obscur des miroirs et empêchent toute rêverie. On sort de cet éblouissement légèrement déboussolés, comme d’un rêve où on aurait hésité sur le seuil d’un appartement bourgeois ouvert sur une soirée invitante et hautaine. Le tunnel de la place a les couleurs des heures de la journée, mais on le préfère la nuit quand sa voûte moirée et noire nous apaise. Depuis sa source, le courant se dilate progressivement en forme de cône dans la direction opposée pour prendre sa fin sur une portée de marches blanches sous les briques de la loggia incrustée d’armoiries en pierre farineuse. Là, il est possible de s’asseoir, de se tourner face au passage venteux et de prendre du plaisir au spectacle des grimaces qui traversent les visages des passants lorsqu’ils mettent le pied dedans. D’autres temps et d’autres directions que les nôtres soufflent dans cette haleine séculaire et d’autres y auront froid après nous. Et quand, des années plus tard, après d’autres errements et glaciations, on revient, son étreinte retrouvée nous réchauffe et nous surprend comme la poignée de main d’une ancienne connaissance qui aurait conservé dans son cœur glacé ce qu’on avait le plus aimé.

proposition n° 13

Trottoirs en ciment et bitume boucané se croisent en cadences pour que le souffle de la ville s’y pose pour mieux s’élancer. Ici, le croisement des deux rues a quelque chose d’inabouti. Ni la halte, ni le passage y sont pleins, ne semblent en valoir la peine. Les choses se passent plutôt à un demi-mètre du sol où des bras alourdis par des courses — avec qui seront-ils partagés ces repas, s’ils le sont ? — se succèdent dans un flux irrégulier mais jamais vraiment interrompu. Trois, quatre supermarchés se partagent les quelques carrés d’immeubles alentour. On ne mourra donc jamais de faim par ici, pour autant que l’argent ne vienne à manquer, et encore. Près du coin à côté de l’institut de formation pour adultes, on peut lire « Blaupunkt » en gros caractères blancs sur une vitrine poussiéreuse comme le local vide qu’elle expose aux regards. Autrefois des familles étaient fières de leur poste de télé de marque allemande qui n’était pas donné. L’élan inopiné des plantes d’un balcon trahit le soin d’une main. Toujours personne chez le serrurier qu’on ne voit d’ailleurs jamais malgré que son commerce soit vitré presque en entier. Sur les parois, serrures et verrous hypertrophiques et silhouettes de voleurs en casquette s’évertuent à retirer sa paix de l’esprit à l’insouciant. Une flamme en tissu se démène au-dessus d’un faux grill pendu à l’enseigne d’un café qu’il fasse froid ou chaud. Le ciel en découpes au-dessus des immeubles, on ne le regarde pas si souvent que ça, mais on ne saurait pas facilement dire pourquoi. Parce que.

proposition n° 14

Deux adolescentes à peine sorties de l’école de danse à côté du café remontent le trottoir, penchées dans des gestes spéculaires qu’elles tressent au-dessus de leurs pas. On dirait leurs habits en apesanteur sur leurs corps. Elles s’approchent d’un sans-abri assis sur une grille d’aération, le blanc des yeux qui clignote dans la couronne hirsute de barbe et de tignasse qui ne peuvent pas faire autrement. Il parle avec entrain, le mouvement de ses bras pliés dans des gestes oratoires au-dessus de ses jambes étendues immobiles lui donnent un air de pantin. Elles commencent à le dépasser en traçant un grand demi-cercle, toujours jumelées en pouffant de rire, nerveuses. Quelque chose ne se passe pas bien sans qu’on puisse bien comprendre quoi. La voix du clochard devient plus forte, les rires aussi, mais les deux jeunes-filles ont peur maintenant et ne savent pas où la mettre. Leurs mouvements se détricotent et, soudain séparées, elles cherchent une direction qu’elles ne trouvent pas. En face, un passant sur la quarantaine droit dans son t-shirt se fige dans une position de stupéfaction topique et commence doucement à pivoter sur lui-même en quête d’assentiment. En vain. Aucun public à la ronde. Dans la tentative de dissimuler la déception qui mine son étonnement, les traits du passant produisent une expression ambivalente, source d’un effort musculaire prolongé qui finira inévitablement par se voir. Une dame âgée chargée de courses remontre le trottoir d’en face. On voit bien à la courbe de son dos que sa tâche absorbe toute son attention. Que des pas brefs dans ses jambes enserrées dans de bas de contention malgré la chaleur. Chaussures blanches basses, robe en coton à petites fleurs : une des parures de la vieillesse qui en a d’autres dans son sac. Les danseuses ont fini par réussir à se rapprocher et à tourner le coin. Le monsieur ravale avec dignité son expression ineffective et reprend son pas comme si rien n’était.

proposition n° 15

Le sans-abri se lève ankylosé de la grille et, un pas après l’autre, s’éloigne en décrivant une parabole qui s’achève — on ne s’y attendait pas — à côté de la femme qui avait assisté à la scène du bout de la rue. Moi, en fait. Le face-à-face paraît inévitable, mais, alors que son visage est à quelques centimètres seulement du mien, soudain marionnette dont on aurait tranché les fils, la partie supérieure de son corps bascule en avant vers le bas, sa main se pose sur mon pied. Les yeux plantés dans mon visage, il sourit et dit : « Oh, la belle chaussure ! Puis-je l’essayer ? » Je sens mes poumons se dilater, mon diaphragme se contracter juste après. « Merci ! Mais, je suis désolée… je crois que nous n’avons pas la même pointure… » (En parlant je travaille les pâtes de mon visage et de ma voix pour tâcher de lui dire que oui, que je l’ai vu son sourire sans réticence jeté comme un pont entre nous, mais la honte de ne pas avoir le cœur assez grand pour sa souffrance brouille mes efforts). Il se redresse et nos regards se croisent. C’est juste un instant. Puis, il lâche un geste d’acquiescement presque imperceptible tellement qu’il a servi, avant de reprendre son chemin, toujours en parabole. Moi reste plantée là, avec ma pointure.

proposition n° 16

Depuis quand il est là ? Au-dessus des jambes écartées et jusqu’au plafond, les voix épaisses des hommes au bistrot, les panses repues de rires pâteux, bouches qui sentent le vin, l’odeur de leurs mots qui appuie sur ton visage comme des bouts de doigts. On ne peut pas l’éviter. Il arrive et c’est tout. Des bouches et des panses. Où qu’ils aillent, c’est chez eux. Ils savent déjà quelle est ta place.

Le terrain de jeux a des allées goudronnées sinueuses, longées de végétation et de cachettes. Au loin, le point grossissant à vue d’œil du vendeur de fruits caramélisés sur sa bicyclette, tout sec dans son complet de laine foncée immuable, les rides en éventail autour du sourire. Sa vitrine portative en verre et métal, qu’il pose lourde sur la barre de son vélo, ouvre ses deux battants sur des noix, des prunes jaunes, des fins poivrons verts vinaigrés embrochés sur des tiges en bois, ordonnés par rangs, tous brillants de sucre caramélisé. Succès inéluctable. Près des jeux, des mères posées sur des bancs à lattes peints en vert. Elles ont des jambes de femme, des chevelures soignées brillantes, des bijoux et des habits élégants qu’elles portent tout naturellement. Tu te demandes quand viendra le jour de ta métamorphose et doutes fort de son arrivée. De rares informations transparaissent dans les mots d’une mère au regard enveloppant et doux, et d’une autre aussi, mais souvent, ici, à l’école et dans la ville, c’est des voix où rien ne doute ni chante, que dalle pour les oreilles, rien à se mettre sous la dent. Au bout de leurs lèvres, que des réponses sans questions. Dans cette ville chaque chose a sa place, mais pas toi, tu te dis tout bas.

Au retour, par-dessus le portail, l’exubérance paisible du lilas en fleur, être fabuleux au regard parfumé surgi du jardin assombri d’herbes folles en bataille. Son apparition est aussi inexplicable que son évanouissement un printemps après l’autre. On l’attend et on l’oublie et alors il arrive, toujours à point nommé. Il est bon pour les pupilles sèches de s’être écarquillées trop de fois car, dans ces temps-là, elles veulent tout prendre et ne rien laisser. Mais voilà qu’à un retour son ombre a disparu de la marche en béton et qu’au lieu de la courbe des branches nombreuses pliées sous le poids des fleurs, exposée comme un écorché à qui toute pudeur est refusée, entourée d’un vide obtus, la ligne hachurée grossière des tiges tronquées pointant sans motif vers le haut, automate musical disloqué, dénudé. Unique fleur du jardin abandonné aux ronces, le lilas gênait la fermeture du portail, paraît-il. Depuis, ça n’a plus été possible de faire semblant que l’ogre n’était pas parmi nous, assis chaque jour à la table, d’ignorer le blanc de son œil toujours en éveil au-dessus de l’horloge, le bruit de sa dentition vorace dans les entrailles de la maison qu’il ronge par petits bouts. Par petits bouts le rangement avance, je m’oublie enfin. Rideau.

proposition n° 17

Depuis quand il est là ? Au-dessus des jambes écartées et jusqu’au plafond, les voix épaisses des hommes au bistrot, les panses repues de rires pâteux, bouches qui sentent le vin, l’odeur de leurs mots qui appuie sur ton visage comme des bouts de doigts. On ne peut pas l’éviter. Il arrive et c’est tout. Des bouches et des panses. Où qu’ils aillent, c’est chez eux. Ils savent déjà quelle est ta place.

Le terrain de jeux a des allées goudronnées sinueuses, longées de végétation et de cachettes. Au loin, le point grossissant à vue d’œil du vendeur de fruits caramélisés sur sa bicyclette, tout sec dans son complet de laine foncée immuable, les rides en éventail autour du sourire. Sa vitrine portative en verre et métal, qu’il pose lourde sur la barre de son vélo, ouvre ses deux battants sur des noix, des prunes jaunes, des fins poivrons verts vinaigrés embrochés sur des tiges en bois, ordonnés par rangs, tous brillants de sucre caramélisé. Succès inéluctable. Près des jeux, des mères posées sur des bancs à lattes peints en vert. Elles ont des jambes de femme, des chevelures soignées brillantes, des bijoux et des habits élégants qu’elles portent tout naturellement. Tu te demandes quand viendra le jour de ta métamorphose et doutes fort de son arrivée. De rares informations transparaissent dans les mots d’une mère au regard enveloppant et doux, et d’une autre aussi, mais souvent, ici, à l’école et dans la ville, c’est des voix où rien ne doute, ni chante, que dalle pour les oreilles, rien à se mettre sous la dent. Au bout de leurs lèvres, que des réponses sans questions. Dans cette ville chaque chose a sa place, mais pas toi, tu te dis tout bas.

Au retour, par-dessus le portail, l’exubérance paisible du lilas en fleur, être fabuleux au regard parfumé surgi du jardin assombri d’herbes folles en bataille. Son apparition est aussi inexplicable que son évanouissement un printemps après l’autre. On l’attend et on l’oublie et alors il arrive, toujours à point nommé. Il est bon pour les pupilles, sèches de s’être écarquillées trop de fois car, dans ces temps-là, elles veulent tout prendre et ne rien laisser. Mais voilà qu’à un retour son ombre a disparu de la marche en béton et qu’au lieu de la courbe des branches nombreuses pliées sous le poids des fleurs, exposée comme un écorché à qui toute pudeur est refusée, entourée d’un vide obtus, la ligne hachurée grossière des tiges tronquées pointant sans motif vers le haut, automate musical disloqué dépouillé de son jabot et de tout habit. Unique fleur du jardin abandonné aux ronces, le lilas gênait la fermeture du portail, paraît-il. Depuis, ça n’a plus été possible de faire semblant que l’ogre n’était pas parmi nous, assis chaque jour à la table, d’ignorer le blanc de son œil toujours en éveil au-dessus de l’horloge, le bruit de sa dentition vorace dans les entrailles de la maison qu’il ronge par petits bouts. Par petits bouts le rangement avance, je m’oublie enfin. Rideau.

proposition n° 18

Le grain de la pierre des statues du parc pareil à une peau sous la pression de la main — sous la pression du temps — suffisamment de temps pour que la pierre peau — pour que la peau pierre s’effrite suffisamment — pour que la pierre s’effeuille visage sous la pression de la main — sous la pression de la voix qui temps — suffisamment de voix pour que pierre visage — pour que main effeuille visage sous la pierre — pour que la voix s’effrite pierre sous la pression du temps — suffisamment de visage pour que la pierre voix — pour que visage statue sous la pression de la main — pour que statue effeuille visage suffisamment — suffisamment de statues pour que le parc temps — pour que parc presse sous la pierre temps — du temps qui pierre la peau sans voix — suffisamment de temps pour qu’effeuille la pierre — suffisamment de main pour que la pierre peau — suffisamment de statues pour que le parc voix— suffisamment de voix pour que le parc visages sous la pression du temps — grain — pierre — statues — parc — pareil — peau — pression — main — pierre — grain — statues — statues — statues — statues — grain peau — grain peau – grain peau — peau main — peau main—peau main — main — main — main, graine.

proposition n° 19

C’est un pont qui peut facilement échapper au regard lorsqu’on se promène dans le centre historique. Pour le trouver, deux possibilités : l’avoir déjà traversé, ou, si on est nouveau dans la ville, y être amenés au hasard de la balade, auquel cas, un penchant à la déviation peut être de secours car, de l’une ou de l’autre des deux rives, pour accéder au pont il faut abandonner l’ordonnance déliée de la rue et tourner à angle droit dans des ruelles que rien ne distingue dans le tissu serré du quartier. C’est seulement quand, après quelques dizaines de mètres, les galets de la chaussée commencent à pousser plus fort sous les semelles, que le regard se lève et cherche autour la cause de ce changement. On s’aperçoit alors d’être surélevés sur une rampe bordée d’une balustrade de pierre blanche. Au-dessous, une rivière sillonnée de plantes aquatiques ondoyantes court sans bruit. On profite alors d’un point de vue qui n’est plus celui du passant, ni de l’oiseau, mais une sorte d’entre-deux, un état de suspension dont on ne saurait dire s’il appartient en propre à cet endroit ou à ce qu’il suscite au fond de nous. Les coulures grises-noires qui rayent les colonnes de la balustrade en multiplient les éclairages et les perspectives, ombres d’autres soleils et révolutions, revenues de mille morts et de milles vies, elles connaissent le prix des traversées. Les maisons qui se dressent sur la berge bordée de végétation sont proches et le regard plonge aisément entre les pots de fleurs sur les balcons jusqu’aux pans d’intérieurs au gré des fenêtres entrebâillées. Un fin palmier surgi d’un jardin ceint d’un mur en pierre et mortier de chaux coupe en deux les premiers étages d’une façade ensoleillée. C’est comme si on était en balance entre la vie et son décor, liséré propice au questionnement de soi et à d’autres semblables leurres. En bas et sous le pont, l’affairement des insectes et des oiseaux parmi les herbes penchées sur les volutes du courant. Et l’évidence de la vie toujours si proche offerte au regard. Mais la voir, ce n’est pas s’en approcher.

proposition n° 20

Éboulés au pied du mur, les pas des derniers promeneurs ne sonnent pas plus haut que l’affairement des petits animaux dans l’herbe du jardin. Les rues en sont plus désertes et l’espace, poreux. Le palmier respire l’ampleur de sa vie solitaire dans ses feuilles avides d’humidité et d’envol impossible. Puis l’air se remplit des voix de fer-blanc des grenouilles avant que l’eau noire ne les avale sans rime ni raison. L’un sur l’autre empilés, les étages des maisons s’enfoncent dans le limon contre un naufrage qui éparpillerait pierres et bibelots vers d’autres chemins. D’anciennes procrastinations se dissipent en bas des fenêtres. Le pont blanchissant sous la lune se découvre segment d’un vaste squelette et révèle la propagation souterraine d’un corps gigantesque assagi par l’attente.

proposition n° 21

Ellipse transparente ourlée de vert pâle et de lumière blanche. Feston de lettres écarquillées et rétrécies derrière la surface ondulée du verre. Toute l’eau a été bue. Dessous, quelques feuilles imprimées. Déjà lues. À jeter. Demain ? Voyant rouge de la fiche d’alimentation de la marque à la pomme vorace, très vorace. En sort un câble gris clair qui tourne derrière l’écran dans une anse docile. Pochette en tissu indien rouge brodé en or par bandes fines et fleurs géométriques, liens coulissants noirs avec franges au-dessus du bois de la table effleuré, assez légers pour continuer le souvenir sinueux de la plante de coton (mouvement intérieur reflexe, désir de mutation végétale). A l’intérieur, des boucles d’oreilles avec perle et camée. Tube en aluminium mat tombé sur le côté long, fermé par un taille-crayon en plastique vert-bouteille à deux trous, l’un plus petit que l’autre (ou l’inverse, sans que le résultat ne change). Petit bol en verre de Murano. L’extérieur est rose pâle, presque blanc et l’intérieur, rouge vif. Si on le prend dans la main et qu’on l’observe en contrejour on a l’impression d’apercevoir le sang qui circule sous la peau et la colore. C’est pour cette propriété qu’il a été choisi parmi beaucoup d’autres dans le magasin, il y a longtemps, à Venise. A présent il est plein de cartes de visites de personnes, de restaurants et de magasins parce que peut-être un jour les reverra-t-on. À gauche du bol, surface orange burinée opaque appartenant à une bougie en forme de cylindre. Elle est parcourue par une lumière plus douce que celle qui fend en deux le taille-crayon par trois lignes blanches d’épaisseur inégale contrastées de gris foncé. C’est pourtant la même fenêtre donnant sur la rue qui les illumine ensemble. C’est elle la source de cet eau blafarde qui pénètre toute chose de sa lame quand le ciel d’hiver est pareil à une glace doublée de plomb. Alors elle allume la bougie pour les objets que le jour a jeté en désordre sur la table, et pour écrire. Et ça suffit.

proposition n° 22

L’avant-bras et la couverture en plastique du cahier collent à la nappe en toile cirée encore humide de l’éponge qui sent l’eau croupie. À côté, borborygmes de chicorée et de café, voix odorante de la maison alors éternelle. Sur le marbre rose qui recouvre la table du salon, le reflet de la fenêtre est un carré aveuglant. La dalle est froide contre la peau, les feuilles glissent, les mines des crayons s’y cassent le nez. Dans la chambre, pas possible de s’asseoir au secrétaire en contreplaqué de noyer, récemment ajouté au mobilier auquel il ne s’accorde pas. À moitié de la descente, les genoux cognent déjà contre les tiroirs et assis en biais on ne dure pas longtemps. Les trois petits tiroirs sous l’abattant ont été remplis de cailloux, coquillages, billes de verre trouvés, d’une balle rebondissante transparente farcie de paillettes multicolores, de porte-clés à la chaîne brisée, de stylos plume à cartouche ou à pompe (la plupart tachent), d’un flacon d’encre bleu Pelikan, de personnages miniatures provenant de paquets de chips ou de boîtes de chocolat en poudre, de dessins, d’autocollants, de coupures de journaux et de magazines, de figurines, d’élastiques, trois semaines de juillet 1978 arrachées en un seul bloc du calendrier avec l’inscription au crayon bleu : « LES PLUS BELLES VACANCES DE MA VIE », quelques bijoux fantaisie cassés ou sur le point de l’être, des boutons à recoudre, un livre de prières avec couverture en plastique imitation nacre reçu pour la première communion. Le tiroir juste en-dessous est lourd de journaux intimes souvent interrompus distribués par années dans des agendas publicitaires de la banque, de cartes postales, de cartes de veux, de lettres reçues des amitiés de plage, de carnets de photos, de boîtiers de diapositives, de piles de chaussettes. Intériorité de bouts de ficelle dont elle seule connait le chiffre, butin de lieux communs qui dit le tâtonnement davantage que le parcours, interstice arraché à la promiscuité familiale, arrière-pays du fauteuil du salon où tous les jours elle se perche pour lire ou écrire, le dos contre un accoudoir et les jambes par-dessus l’autre. Pas question de s’asseoir autrement sur ce fauteuil. Ses arabesques en camaïeu de vert amarrées à la toile écrue ont des côtes, des profils et des rêves et le temps y perd son latin.

proposition n° 23

La peinture boursoufflée s’effrite et répand une semence fine comme certaines fleurs trop mûres du pré. La balustrade en fer de l’escalier externe est à peine plus rouge de la rouille qui l’attaque entièrement. Si l’on s’assied sur la marche de pierre blanche pour consommer le goûter, sa géométrie svelte n’empêche pas la vue de la route longée de maisons basses et des montagnes lointaines comme la fin de l’été, ni du carré de terre foncée en contrebas, sous le pin, où rien ne pousse sauf des jonquilles têtues. Depuis le printemps qu’elle a vu leurs lames vertes sortir du sol et puis grandir par centimètres, chaque année elle commence à attendre leur retour avec une avance excessive, proportionnelle à l’ennui engendré par l’école, et tous les jours, en rentrant, avant de monter, elle se penche au-dessus de la rambarde pour contrôler si la terre enfle ou se fend. À table on menace d’installer des balustrades en béton, plutôt que de traiter et de repeindre. Cela permettrait de faire des économies et de défigurer la maison de maman : d’une pierre deux coup. Au fond de la place, dérive immobile de formes et de gestes floutés derrière la vitrine frémissante d’eau en toute saison. Un tube à néon compose le mot Fiorista en attaché, doublé d’un halo vaporeux. Partout des corolles aux maintiens disparates débordent des sceaux englués à l’ombre moite de la boutique. Différents commerces ont depuis occupé cet espace, autant de reflets balayés par un mouvement de cils alors que toujours persiste le parfum de la sève qui étouffe au fond de l’eau, unique parole de la floraison languissante détachée juste pour elle qui la choie sans la comprendre depuis tous ces d’années. Dans la place principale, au pied de la tour, on ne voit plus le rectangle d’eau ridée à ras le sol où buvaient les pigeons qui, les jours de grande chaleur, en fabriquaient un autre en-dessus par leurs petits corps emmêlés. Leur va-et-vient tirait les lignes d’autres perspectives, montrait d’autres priorités. Dégagé, l’abreuvoir reflétait un gros morceau de la tour et du ciel. Un jour, on lui a préféré une dalle de plus, mais quand, exactement, elle ne le sait pas. Les deux colonnes jumelles qui décorent le coin du palais dilatent l’angle de la rue jusqu’au bord de l’éclatement. Elles soutiennent de hauts plafonds à fresque, le crépi de leur porche se lézarde, leur pierre est incisée de graffitis. Combien de mises en scène ont perdu leurs publics dans cette ville, combien de semblants encombrent le souvenir en déliquescence ? Depuis qu’elle s’est mise à l’observer, la ville la modifie, ses métamorphoses la dépouillent, ses pierres en délabrement lui revoient les traces d’autres regards que le sien. Là où elle voulait se retrouver, elle se perd. Le mur de briques anciennes des toutes les nuances — des plus foncées à celles presque aussi claires que le mortier qui les enserre — clôture comme toujours la fuite de la rue bordée d’arcades. Au centre exactement, un lourd portail en bois, qu’elle n’a jamais vu autrement que fermé, éclairé par le cercle lumineux d’une ampoule pendant que le ciel se transforme à la tombée de la nuit. Elle n’a jamais su ce qu’il y avait derrière ce mur, halte obligée du retour au foyer et qui lui survit. Le nombre de ses retours est compté — il l’a toujours été, mais c’est maintenant qu’elle le perçoit au fond d’elle-même — et elle se surprend à songer à ce conte japonais de son enfance où la fille d’une femme malade — à qui on avait prédit autant de jours de vie que la fleur posée sur sa table de nuit comptait de pétales — obtient pour sa mère le temps de guérir en divisant délicatement en fines lanières chaque pétale de la fleur, transformée en chrysanthème. Elle rêve d’une écriture simple comme une fleur coupée offerte en partage.

proposition n° 24

Au commencement elle a été une silhouette d’enfant au pied de la tour de la place principale dans une photo en noir et blanc. (Elle pioche dans le sac en plastique transparent où s’amoncellent les photos écornées des parents, elle scrute les ombres des visages encore lisses, interroge un regard sous des paupières plissées par le soleil, le froid pique à travers la laine d’un manteau, une robe de soirée crépite — le petit sac rond noir bordé de strass est toujours rangé dans un tiroir de l’armoire de la chambre à coucher —, elle boit les restes de leurs verres, est légère dans les bras de sa mère qui l’offrent à l’objectif habillée des vêtements qu’elle lui a cousus... Ils n’ont jamais été aussi proches comme dans ces tirages disparates en noir et blanc que le hasard brasse au fond du sac. Elle voudrait lire la lumière, faire parler l’ombre, comprendre cette langue composée de deux mots qui révèle les postures des corps et des vies. Ou alors, elle aimerait recueillir le noir et le blanc, les transvaser et puis les boire et, avec eux, les existences qui l’ont abreuvée et qui ont fait d’elle ce qu’elle est, les accueillir toutes et enfin comprendre pourquoi tout s’est passé comme ça, retrouver ce qui peut encore être autrement.) L’objectif l’a surprise dans un mouvement que la taille réduite de l’image ne permet pas de déchiffrer. On distingue un bonnet, une robe d’été, des chaussettes blanches, des ballerines noires avec lacet à la cheville. Peut-être a-t-elle monté juste après les marches monumentales qui amènent à la loggia ou a-t-elle juste voulu plonger le doigt dans les petites flaques d’eau pluviale sur la pierre de l’escalier excavée au fil du temps par les intempéries. Comme les jardins, les palais se redressent après la pluie, la lumière remonte leurs nervures brillantes, l’air frais chasse des voutes ce que la ville n’a pu assimiler, broyer, comprendre. Il faut toute la vie pour passer de l’autre côté de la basilique, de ses strates, de ses odeurs, de la crasse qui revient après chaque restauration — peu importe son degré de complétude et de zèle —, pour être assez forts pour en soutenir le poids. Tous ces objets menus bien rangés derrière les vitrines des boutiques creusées dans sa charpente : montres, bagues, boucles d’oreilles, colliers, miniatures d’argent et petites boîtes sur toute sorte de présentoirs, de paysages drapés de tissus, de velours, ornés de fleurs artificielles, mis en scène par des spots, tous ces espaces restreints bien rangés, remplis, nettoyés, vidés de marchandises, d’attentes, de clients, de poussière. Elle s’était avancée peut-être jusqu’à l’autre côté, avait descendu l’escalier escarpé qui mène tout en bas au marché des primeurs, pour aller voir le grand magasin de jouets en face — ses deux étages lui conféraient à ses yeux un statut à part, comme s’il avait été mystérieusement transporté là depuis une lointaine métropole sillonnée de limousines et de gens élégants où il aurait pu retourner du jour au lendemain —, toujours salué du regard même beaucoup d’années plus tard, quand sa destination était le café après le pont avec sa terrasse au-dessus de l’eau, ou l’autre plus loin, dans la ruelle après le palais aux pierres laiteuses coupées en biseau qui s’effritent comme des miches qui tombent en poussière. Ou alors, elle avait fait demi-tour peut-être et avait traversé les terrasses des cafés jonchées sur la place — dans leurs arrière-salles les hommes passent l’après-midi en jouant aux cartes et l’air est bleu de fumée —, jusqu’au magasin de tissus avec ses étagères en bois remplies jusqu’au plafond, où les vendeurs débobinaient sur quelques mètres les rouleaux de tissus à couper en les lançant en l’air au-dessus du comptoir par un geste sec. Dans la vitrine du magasin, le reflet de la toiture en forme de bateau renversé qui termine la basilique. La couleur douce du cuivre oxydé qui la recouvre avait été transformée en flammes hautes par une nuit de bombardements. Après l’Armistice, l’orange rutilant du cuivre neuf avait recouvert le trou béant, avant de s’oxyder à nouveau. Pendant les années quarante, la salle abritée sous le toit était régulièrement ouverte aux bals publics. Puis, plus rien, pendant longtemps. Depuis peu, on peut prendre l’apéro sur la terrasse tout en haut, à côté des statues de la corniche.



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1ère mise en ligne 12 juin 2018 et dernière modification le 30 septembre 2018.
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