Pierre Ménard | Rien n’aura eu lieu que le lieu

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Pierre Ménard (pseudonyme de Philippe Diaz), est un pionnier du web littéraire, tant dans sa vie professionnelle de médiateur numérique en bibliothèque (Melun, puis désormais Paris), que dans son activité d’auteur, publications textuelles, revues (on se souvient de l’expérience D’Ici Là), que de publications numériques (Laisse venir avec Anne Savelli pour la Marelle), que ses ateliers d’écriture urbaine avec des outils comme Twitter ou les médias sonores, que la photographie dans l’expérience actuelle de ses Lignes de désir. Son site liminaire.fr est un pivot essentiel de l’expérimentation numérique en littérature.
proposition n° 1

La rue très calme. Personne aux fenêtres. Pas de voitures, si peu. Un axe détourné. La rue déserte à cette heure chaude de la journée. Bruits lointains de la circulation parisienne. La nuit, la rue s’agitait un peu avec les hôtels en enfilade. Ce souvenir qui revient. Passer sous les fenêtres, s’arrêter en levant la tête vers le deuxième étage, mais personne ne le remarque. Invisible. Inconnu désormais à cette adresse. L’appartement est habité, il le sait, le couple qui a pris leur place parce qu’ils venaient d’avoir leur premier enfant et qu’ils cherchaient à déménager dans un appartement plus grand, sa femme les connaît bien, ils ont vécu là à quatre après leur départ, c’est inimaginable, du mal à se représenter cet appartement où ils ont vécu tous les deux. Le couple qui habitait là, après eux, s’est séparé depuis, sa compagne le sait car elle a gardé contact avec la femme qui enseignait dans l’école où elle avait suivi ses études. Mais ce jour-là, comme à chaque fois qu’il passe sous ces fenêtres, qu’il revient de loin en loin, dans cet endroit où il a vécu pour la première fois à Paris, personne n’est visible depuis la rue, en contrebas. Le garage a fermé depuis bien longtemps, le grand portique à larges battants bleu a été repeint plusieurs fois. La peinture est encore fraîche. L’atelier sur la gauche de l’entrée fut longtemps le pas de porte d’un jeune styliste qui a depuis abandonné la mode pour devenir artiste. Il se souvient très bien de la disposition des lieux. Les pavés disjoints de l’entrée du garage. L’hiver il descendait là et restait un peu à l’abri du froid pour fumer sa cigarette du soir, l’odeur de l’essence et de la fumée se mêlent encore dans sa mémoire. Les noms sur les boîtes aux lettres métalliques de couleurs vertes. Le poème ésotérique qu’ils composaient. Dans l’entrebâillement sous la porte, un rai de lumière parfois interrompu par l’ombre d’un passant et ses pas en écho, alertait de l’imminente arrivée d’un voisin. Il se préparait à sortir pour ne pas admettre qu’il fumait là en cachette dans ce lieu inapproprié, pris sur le fait, comme il prendrait l’habitude avec le temps, de fumer dans les couloirs confinés de l’immeuble. Pour ne plus avoir à sortir et pour rester à l’affût. La porte d’entrée vitrée sur la droite pour monter les escaliers en colimaçon. Et leur appartement au deuxième étage, après le palier un peu éclairé par une fenêtre qui donnait directement sur le zinc des toits, au bout d’un long couloir sombre. Son premier appartement parisien, avec double exposition, et cette fascination de pouvoir observer nuit et jour la ville et ses habitants : côté cour, avec la salle à manger et la cuisine, la fenêtre ouvrait sur les toits et le vis-à-vis de l’appartement d’une actrice de cinéma dont il aimait les premiers films, et de l’autre côté, avec la chambre et le bureau, une rue étroite avec une série d’hôtels et leurs fenêtres ouvertes sur l’intimité fugitive des voyageurs de passage. Les voisins qu’il entendait parler, crier, se battre, chanter, gémir ou appeler au secours. Un temps suspendu. À l’intérieur comme à l’extérieur. Derrière les persiennes à observer les voisins de l’hôtel de l’autre côté de la rue, les passants, le regard rivé sur eux, en essayant de ne pas être repéré, restant parfois de longues heures ainsi, sans bouger, juste un regard, jusqu’à oublier le temps. Dans les couloirs sombres de l’immeuble, en revenant du marché, d’une promenade, du travail, ou juste le temps d’aller fumer une cigarette dans la rue ou sous le portail, pendant que sa femme chantait à la maison, préparait le repas ou travaillait, en rentrant en silence chez eux, mais avec le parquet ancien aux lames sonores qui trahissait le moindre de ses mouvements, c’était souvent impossible de ne pas se faire remarquer, de ne pas attirer l’attention, les parois de ces anciens immeubles ouvriers étaient très fines et très mal isolées, démasqué il lui fallait rentrer, reprendre le cours des événements de sa vie quotidienne. Le souvenir du temps passé à écouter les voisins lui revient en mémoire comme un violent poison, parfois les regarder à travers le trou de la serrure de la vieille porte de leur appartement, le distrayait, le cœur battant, il restait immobile pour ne pas faire de bruit, cherchait à se faire oublier, et s’approchait doucement de la porte pour écouter ce qui se disait derrière les murs, se murmurait dans l’intimité. Les voir vivre, se détester ou s’aimer, regarder la télé ou se masturber, parler ou se disputer, faire la vaisselle ou commenter l’actualité. Il vivait par procuration, se projetait dans la vie des autres pour mieux envisager la sienne. Son appartement et son immeuble. Un livre ouvert. Une chambre d’écho.

proposition n° 2

C’est un couloir. Un long couloir aux murs beiges usés par le temps. L’interrupteur est à main droite, avant de refermer la porte en bois derrière lui, il appuie sur le bouton électrique. Il reste quelques instants sans bouger, la porte refermée sur lui, immobile. Il attend que la lumière s’éteigne automatiquement. Le déclic produit par le mécanisme d’éclairage lui procure une étrange satisfaction. L’émotion du départ. Le couloir effilé disparaît dans la pénombre, ses proportions se transforment immédiatement. La lumière du bout du couloir, en provenance de la fenêtre du palier qui donne sur la cour de l’immeuble et les toits des immeubles voisins, éclaire le fond du couloir. C’est un appel. Il s’habitue peu à peu à cette faible lumière qui lui permet de saisir progressivement les détails du couloir. Ses yeux s’habituent progressivement à la pénombre. Les volumes du couloir se devinent à nouveau. Il reste de longues minutes sans bouger. Il pourrait fermer les yeux, il est tout ouïe désormais. Il entend encore un peu les bruits à l’intérieur de son appartement. Il s’avance doucement dans le couloir en essayant de ne faire aucun bruit. Les lames anciennes du parquet sont très sensibles. Elles craquent au moindre mouvement. En terrain miné. Il serait faux de dire qu’il avance sur la pointe des pieds, bien au contraire, il sait que pour être le plus discret possible, il doit garder ses pieds bien à plat, les faire glisser comme sur des patins pour exercer le moins de poids possible, éviter ainsi les chocs, les mouvements brusques, avancer à pas feutrés. Au moindre craquement, le corps se fige, il prend parfois appuie sur les murs du couloir avec sa main pour maintenir l’équilibre de son corps que l’avancée à tâtons déstabilise. Il avance dans ce couloir comme sur un fil, au-dessus du vide. Il sait cependant que si jamais une porte s’ouvrait, celle du voisin ou celle de son appartement, il pourrait reprendre son mouvement qu’il contrôle, s’accrochant à cette possibilité qui le rassure et continuer d’avancer en silence. Il écoute, il attend. Pour ne pas faire de bruit il doit être très attentif. Mais il perçoit également ce qu’il entend derrière les murs du couloir. Ce qui se passe dans les appartements voisins.

C’est une chambre. Une chambre dans laquelle il a aménagé son bureau, une table sur tréteaux, un ordinateur et un vieux meuble à tiroir en bois vernis avec poignées en fer. Quand il fait chaud, les volets verts à battants sont à demi fermés. Par les interstices des lattes du volet, il peut voir sans être vu. Il se tient là, observe la rue en silence. La ville qui s’anime ou s’efface. Les passants. Les touristes dans leur minuscule chambre d’hôtel. Avec cette chaleur tout le monde laisse ses fenêtres ouvertes, dans l’espoir d’un peu d’air et de fraîcheur. À la nuit tombée, la lumière dans chaque chambre offre un spectacle qui le fascine. Il ne se passe rien pourtant de très intéressant. Gestes quotidiens dans un espace contraint, de taille limitée. Un lieu de passage. L’hôtel situé non loin de la Place de la République attirent beaucoup de touristes, ils rentrent ravis mais fourbus, parfois avinés, de leurs visites des monuments et des lieux incontournables de la ville. Les voyageurs de commerce passent une nuit en ville avant de repartir dans une autre ville. Les couples en visites dans leur famille pour un mariage ou un enterrement, mais que leurs parents n’ont pas la place de loger, dorment la nuit à l’hôtel. Ils posent leurs valises, se changent à la hâte, font un brin de toilettes, prennent une douche, se coiffent, se maquillent, regardent la télé, passent des coups de fils, consultent leur messagerie, vérifient un horaire, une adresse sur leur ordinateur, lisent un livre, écoutent de la musique, mangent ou boivent sur le pouce, et quand ils ont éteint la lumière de leur chambre, ils font l’amour parfois. Le plus souvent, ils dorment. Les trois hôtels qui font face à son appartement sont très fréquentés, ils affichent complets tout l’été. Dans la nuit, toutes les fenêtres ouvertes, lumière allumée, forment une mosaïque animée. Un tableau abstrait. La rue étant un peu à l’écart des grands axes de circulation, les voitures sont assez rares, ce qui assure un calme insolite à cette rue. Les bruits de l’hôtel s’entendent avec une netteté surprenante, aiguisée. Les conversations dans toutes les langues du monde, la musique et les émissions de télévision. Dans la rue, les passants, leurs pas traînants, leurs voix monocordes, leurs cris poignants, leurs chants ou leurs plaintes.

proposition n° 3

Devant la porte des voisins sur le palier, cherchant à être le plus discret possible, toute son attention portée à l’écoute, au regard, de la même manière que lorsqu’il file des inconnus en ville où concentré sur la personne qu’il suit, il perçoit la ville autour de lui d’une manière différente que lorsqu’il se promène seul, qu’il flâne dans les rues, qu’il marche au hasard, de façon plus fragmentée, versatile et parcellaire, en se focalisant sur la porte, la serrure, le trou de la serrure, il se concentre sur les bruits, à l’intérieur de la pièce dont il s’approche, mais cette attention sonore l’oblige à rester attentif à ce tout qui l’entoure, ce qui se passe autour de lui, et surtout derrière lui. Il perçoit dès lors, avec une sensibilité accrue, les sons et le décor qui l’entoure, ce lieu où il se trouve, en sursis, à l’affût. La fenêtre à sa gauche, la lumière s’infiltre par-là, la cour de l’immeuble dans le périmètre encerclé qu’elle dessine, accueille à mi-hauteur un logement construit en gagnant de l’espace habitable, sorte de cabane posée sur les toits, dont les vitres offrent un troublant panorama sur l’appartement et le quotidien de l’actrice qui y habite, rencontrée un jour par hasard dans la rue. En ouvrant la fenêtre on pourrait marcher sur les toits mais une barrière en interdit prudemment l’accès. Derrière lui, l’escalier qui permet de descendre et sortir de l’immeuble, deux étages en-dessous, et qui monte à l’appartement au-dessus, un loft aux dimensions impressionnantes, formé du regroupement de l’ensemble des trois appartements de l’étage. L’escalier est tournoyant, la rampe en bois vernis, soutenue par des montants en fer forgé peints en noir, tandis que la volée de marches est demeurée en bois brut, et dans les rainures desquelles la poussière s’accumule. À gauche, dans le couloir, la porte de l’appartement le plus près du palier, qu’on devine à peine. Lorsque l’œil s’est enfin approché jusqu’au plus près du trou de la serrure, au point de toucher avec son nez la rosace métallique qui encercle la serrure, le champ de vision s’est réduit au maximum. Il ne reste plus qu’à gauche, un l’angle de mur au bout du couloir, et qu’à droite l’angle en forme d’arrondi tout près de la fenêtre du palier, les jeux de lumière sur ses parois, derrière lui, dans son dos, plus rien n’est visible, mais son attention reste vigilante, sensible aux moindres bruits, indices d’un mouvement à venir, d’une arrivée imprévue, d’un voisin qui va sortir de chez lui, qui pénètre dans le hall et s’apprête à monter, qui va appeler un voisin à l’interphone, annonces discrètes qu’il faut savoir devancer pour ne pas être pris au piège, sur le vif, en pleine action, à revers.

Dans la chambre plongée dans la pénombre, entrer sans allumer l’interrupteur pour que la lumière ne le gêne pas, en reflétant l’image de son visage sur la vitre, ce qui le rendrait visible également depuis l’extérieur, depuis les fenêtres de l’hôtel ou en contrebas, dans la rue, et même d’une certaine manière, quand il n’est pas seul, pour se faire oublier dans son appartement, sous prétexte de venir chercher un livre, changer de vêtement ou se reposer un moment, il voit derrière lui le volume de sa chambre dans l’obscurité, il perçoit plus ou moins bien nettement la masse du lit, la tapisserie sur le montant du lit et ses motifs médiévaux, les rayonnages en bois de ses deux bibliothèques chargées de livres sur les côtés de la fenêtre, l’armoire dissimulée derrière une grande tenture beige, et par le cadre de la porte de la chambre, la pièce attenante, la salle à manger qui prolonge la perspective jusqu’à la fenêtre qui, tout au bout, ouvre sur la cour intérieur de son immeuble, où le même spectacle se joue sans doute de l’autre côté de cet appartement à double exposition ; la ville sous deux angles opposés, dans la rue et la façade d’hôtel d’un côté, et face aux intérieurs d’appartements privés regroupés autour d’une cour intérieure, de l’autre ; deux versants d’une même pièce où la ville apparaît de deux manières différentes qui ne sont jamais visibles en même temps.

proposition n° 4

Les cafés. Le temps passé au café pour écrire et rêver. Il bat la mesure avec son pied. Aucune musique alentour. Pas de casque sur les oreilles. Café Au métro. Les heures passées à écrire à proximité de l’appartement, toujours dans le quartier, tout autour, en regardant passer les gens dans la rue, en écoutant leurs conversations, dans le café ou dans la rue, la musique diffusée, devoir se concentrer malgré tout, lutter pour ne pas se laisser distraire. Elle dit à sa voisine au café : « Je prends des cachets pour dormir. Ils sortent par la fenêtre. Mais j’ai fait tout mon possible pour les mettre au lit. » Lorsque le bruit cesse dans la rue, coupure brutale, on n’entend plus que l’autoradio d’une voiture fenêtre ouverte et la voix d’un journaliste qui s’en échappe. Souvenirs d’enfance. Alhambra Bar, Jingle d’une radio. Sonnerie d’un portable sur l’une des tables voisines. Un des huit hommes autour de la table pousse un cri de joie « C’est moi ! » pour indiquer que c’est son téléphone qui sonne. Le café Le Central, rue du Petit-Thouars, derrière le Carreau du Temple, où il attendait qu’elle sorte de l’école pour qu’ils puissent enfin se retrouver ensemble. L’après-midi le café se transforme en salle de jeu, les vieux juifs du quartier s’y retrouvent pour jouer aux cartes et finissent toujours par s’engueuler. Le ton monte, c’est l’heure de partir. Le café en face de la Bourse du travail, Boulevard Beaumarchais, avec son demi niveau où personne ne pensait s’installer là, ce qui lui permettait de travailler au calme, isolé, et d’écrire sur son carnet, sauf les jours où le garçon de café décidait de mettre la radio. Regarder les allées et venues des passants dans la rue dont il devinait l’arrivée par le jeu des miroirs au sous-sol, et les silhouettes qu’il pouvait observer légèrement en surplomb. Le temps d’un regard, la tenue de ce regard soutenu, comprendre que cet homme le regarde droit dans les yeux, fixement comme pour voir ce qu’il a vu. Au-dessus de la caisse, au bout du comptoir, une affichette où il est écrit : « La maison a passé un accord avec les banques. Là-bas on ne sert pas de bières et ici on n’accepte pas les chèques ! » Les cris répétés d’un vieillard dans la rue : « Mais pourquoi ça ! Ah ! Ah ! Mais pourquoi ça ?! » Un couple, assis sur un banc, arrête de s’embrasser pour lui sourire lorsqu’il passe à leur hauteur. Dans la nuit. Marcher dans la rue, se perdre. Sous le soleil les parfums fleurissent. Passer devant la vitrine de la librairie L’arbre à lettres et découvrir avec surprise et contentement, à côté du livre qu’il est en train de lire, la photocopie de la dernière phrase qu’il vient de lire dans le café : « Je suis plus salée que sucrée. » Ciel bleu, vrombissement du moteur d’une voiture, au loin, des cris d’enfants. Dans une vitrine du quartier en cours de réfection, le panneau suivant : « VENTE DE BUSTES. » Douce fraîcheur qui fait oublier la chaleur du jour. En rentrant chez lui, il se penche à la fenêtre de sa chambre. Une lumière, un murmure urbain, les voix d’un couple espagnol qui s’approche en contrebas. L’impression soudain d’être transporté à Madrid. Les sourcils froncés de la jeune femme de service à l’hôtel en face de l’immeuble en le voyant nettoyer ses vitres le lendemain matin, avec dans son regard noir la trace lointaine d’une superstition : « Il va pleuvoir ! »

proposition n° 5

Pas si courant. La rue divisée en deux. La rue de Malte se prolonge au-delà du boulevard qui la traverse, la coupe, mais c’est une autre rue, on aurait pu lui donner un autre nom. Sans liaison directe avec la première. Queue de serpent indépendant de sa tête. La percée haussmannienne du Boulevard Voltaire, avec ses grands immeubles bourgeois, tranche la rue sur une si longue distance qu’elle en brise l’unité, même la perspective est difficile à imaginer. Le boulevard est si large, coupe de biais, la rue se prolonge à l’opposée malgré tout. Cette blessure est tenace. La rue entrecoupée par la rue Jean-Pierre Timbaud, puis le Boulevard Voltaire, forme un minuscule triangle. Les voitures sont garées à gauche dans la rue de Malte et à droite de l’autre côté de la rue. Sens de circulation contraire. Ce qui renforce l’éloignement entre les deux parties de la rue. Pourtant ses deux rues se ressemblent vraiment. Une surprenante unité persiste entre elles. Une rue d’hôtels. Même hauteur et style d’immeubles. Largeur identique. Les seuls commerces repoussés de part et d’autre aux extrémités de la rue. Là où ça passe. Flux et feux rouges. Passage et clients potentiels. Le petit bleu. La boulangerie-pâtisserie Le Blé d’or à l’angle arrondi de la rue, ouverte du côté du Boulevard Voltaire. Le traiteur chinois Heng Heng Rapide, dont le rideau intérieur en toile rouge baissé à la fermeture derrière la vitre est resté le même depuis la reprise de la boutique (une ancienne boucherie) une dizaine d’années plus tôt. Le Café L’éventail. Métro Café avec le kiosque devant l’entrée du métro Oberkampf.

Rue sans qualité. Traces de goudrons d’époques et de matières différentes. Immeubles de taille moyenne. Petits artisans et bureaux sans pas de porte, logements, portes cochères en bois bleu, vert, bordeaux, enseignes interchangeables. Mais avec une couleur particulière. Une tendance. Le corps (salon de tatouage, de remise en forme, coiffeur, produits de beauté), le sommeil (des hôtels) et les jeux vidéo. Club de remise en forme. Les Cercles de la forme : République. World Gym. Alliance Vie : L’aide à domicile sur mesure. Sur son rideau métallique de protection, un tag : 2CP écrit en majuscules, noir avec un fin liseré jaune recouvre l’essentiel de la surface. Laid. Un numéro de téléphone : 01 48 05 05 40. Un pas de porte qui fut tour à tour : Body Life / Retoucheries / Les voyages de Laure (restaurant). Toute une époque dans l’évolution d’un lieu. Travail du corps qu’on sculpte physiquement, par le choix de ses vêtements qu’on recycle ensuite, pour terminer enfin par la nourriture avec ce restaurant exotique. La rue est calme, à l’écart de la circulation, parallèle au boulevard beaucoup plus bruyant. Voie de garage. Pousses d’herbes entre le trottoir et le mur. Deux parkings jumeaux avec porte coulissante par le haut peinte en bleu. Au-dessus, le panneau de signalisation bleu barré de rouge : jour et nuit. D’Alembert Métal. Reproduction de clés. Un atelier de céramique dans une très ancienne Blanchisserie Fin Gros au numéro 47. Les vitres couvertes de poussière, statuettes, vases, bouquet de fleurs, sur des étagères en bois brut, travaux d’élèves, tête, vases, assiettes, bols. Sens unique. Les voitures garées du côté opposé du sens de circulation. Hôtel du Nord et de l’Est 2 ** Hôtel Notre-Dame 2 ** devenu depuis l’hôtel Mareuil 3 *** Hôtel de Nevers Tout confort Ascenseur 1*. Les traces de pisse de chien en forme de méduses. Les boutiques de jeux vidéo, très nombreuses sur le boulevard Voltaire, qui s’implantent par manque de place dans la rue. Toutes sur le même modèle.

Esquisse de tags dessinés à la hâte sur porte cochère fraîchement repeinte. Intérim spécialisé - CDI CDD grande distribution. Expert en recrutement. Une large bande autocollante barre la vitre de la boutique. Le motif d’une silhouette qui marche de couleur mauve. Au n°47 de la rue, l’ancienne devanture avec le rideau métallique rouge sang à larges bandeaux est restée longtemps fermée jusqu’en 2012. Ensuite c’est devenu un salon de tatouage : Mr Tattoo. Game The Mall en 2016. L’affiche collée juste à côté sur le mur : Money and Power Ass and Pussy, en forme de liasse de billets, résiste au temps et au dégradations depuis 2014. Mary’s Hotel ne change pas, son enseigne bleu lettre blanche se lit dans le sens de la hauteur. Toujours la même. L’hôtel Croix de Malte est vendu en 2012 pour être transformé en My Home in Paris. La Résidence Alhambra, haut vent de toile violet, hôtel 2 étoiles en 2008, devient l’Hôtel Alhambra en 2012 : une étoile de gagnée. Deux plantes vertes à l’entrée comme pour la plupart des hôtels de la rue. Quelques marches d’escalier. Délices Bangkok, rideau fermé, tagué ATREZ lettre gris métallique entouré de noir. Une vieille imprimante laser abandonnée dans la rue, disposée en équilibre précaire sur un vieux plot en pierre. Au n°3 : Fourrière demandé 589 QM 75. Panneau de travaux dès 2008. En 2012 le toit de la cabane tombe en ruine, on ne voit plus que la charpente à nue. En 2014, rénovation du bâtiment de l’hôtel. Les faïences vieillottes de l’hôtel de Vienne en bande au niveau du trottoir. La province à Paris.

Passage du jeu des boules : Corridor ingrat. Raccourci repoussoir. Sombre et froid. À l’écart, personne ne passe par là. Il faut oser, braver la pénombre, les rencontres imprévues et les odeurs nauséabondes. Le passage permet de relier la rue de Malte et le Boulevard Voltaire. L’endroit est malfamé. Les drogués s’y piquent bras nus. Les habitants s’y débarrassent impunément de leurs objets encombrants. À l’abri des regards. Pissotière à l’air libre. Murs compissés, salis de peinture, de messages incompréhensibles et orduriers. Lieu à l’abandon, indigne de l’endroit, comme son envers.

L’arrière de cette boutique est une mosaïque de fenêtres aveugles protégées par des grilles de tailles et des styles variés, disposées dans le désordre de ce qui, hors de notre vue, qu’on croit caché parce qu’il ne figure pas immédiatement sous nos yeux, au quotidien, dans le lieu passant de la rue, exposé, visible, mis en valeur, mais à l’arrière, là où croit-on, personne ne passe, parce que nous-mêmes n’y allons que trop rarement, lieu laissé à l’abandon, sans attention, l’arrière du décor souvent révélateur de l’intérieur. Le voir évoluer avec le temps. Les fenêtres et leurs grilles disparates remplacées par un mur nu, crépis beige impersonnel et froid pour faire propre, les fenêtres enlevées et remplacées par une porte métallique discrète mais solide. La trace des grilles reste encore présente malgré les travaux qui les ont ôtées. Deux petites caméras vidéo ont été discrètement installées au-dessus de la porte pour en protéger l’accès.

proposition n° 6

Domicile de Gustave Flaubert au 42-44 Boulevard du Temple. Dictionnaire des idées reçues sur la ville : Rue de Malte, blancheur de craie des pierres anciennes et leur poussière blanche sous le soleil tenace. Boulevard Voltaire, assis un livre à la main, le dos bien droit, voir au loin, se projeter. Rue Jean-Pierre Timbaud, fusillé à Châteaubriant, ma main ne tremble pas je suis un honnette travailleur. Le petit bleu. Un de ces jours, dit-il, je vais devenir subitement fou et tu ne t’en apercevras même pas. Café L’éventail. Du vent. L’air de rien. Mais rien en devanture. Métro Café. Boulot, café, métro, café, dodo. Métro Oberkampf, toiles imprimées, indiennes et toile de Jouy. Body Life. Retoucheries. Les voyages de Laure : trois lieux en un. Palimpseste d’époque. D’Alembert Métal : équations différentielles et dérivées partielles. « Penser d’après soi » et « penser par soi-même. » Hôtel du Nord et de l’Est. À l’Ouest rien de nouveau. Hôtel Notre-Dame. Loin de la Cité pourtant. Hôtel Mareuil : grande clairière en ancien français, un endroit calme, aéré, loin du tumulte urbain. Hôtel de Nevers. Hôtel vieillot aux allures provinciales que son nom très Nationale 7 souligne d’un trait vert comme la Nièvre. Mr Tattoo, tous les motifs au choix, les roses, fleurs et dauphins aujourd’hui délaissés au profit des dessins stylisés et géométriques. De la contre-culture à la culture de masse. Mary’s Hôtel, son slogan « à l’abri de l’effervescence parisienne à des prix attractifs » doit s’entendre ainsi : rue déserte et le confort rudimentaire. Hôtel Croix de Malte. Croix de bois, croix de fer, croix de Malte, ou croix de Saint Jean. My Home in Paris, nouveau style d’hôtel qui cherche en vain à être tendance. Résidence Alhambra devenue Hôtel Alhambra en mémoire de la salle de spectacle de music-hall de l’Alhambra, rue de Malte. Ironie du sort, après sa démolition les lieux abritèrent jusque dans les années 2010 le siège de l’ANPE-Spectacles. Hôtel de Vienne : dans l’Isère ou en Autriche ? José Lévy, entre arts plastiques et arts décoratifs, fantaisies et survivances, formes connues mais oubliées de nostalgies et de réminiscences. L’Atelier des artistes. Décor design scandinave. Un mur végétal en forme d’arme à feu. Good girls go to heaven, bad girls go everywhere, écrit à la bombe dorée sur une toile blanche. Marianne Denicourt : Comment je me suis disputé... (ma vie sexuelle), Haut bas fragile. Chez Imogène : crêpes et des galettes. Vieilles pierres, carreaux de ciment et mobilier en bois. Boulangerie Utopie : le pain quotidien dans un drôle de pétrin, avec leur baguette noir au charbon actif. Maison cousu, mercerie inventive. Allure hôtesses : agence spécialisée dans les différents métiers de l’accueil et de l’animation. Slow Galerie : prendre le temps de découvrir ce lieu dédié à l’illustration et aux arts graphiques, installé dans une ancienne pharmacie. PaperBoy Paris : Carrot cake, Cheesecake, Cookies, Cinnamon roll, le tout fait maison. LuluBerlu. La Prune Folle. Rue de Crussol. Alexandre-Charles-Emmanuel de Crussol-Florensac, dit le bailli de Crussol, gentilhomme français, lieutenant général des armées du roi, chevalier dans l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem. L’Entrée des artistes et Le Clown Bar sont voisins. Le Cirque d’hiver tout proche. Le Tagine : couscous radieux, semoule surfine, bouillon de légumes limpide, brochette de poulet, agneau, merguez, kefta. Doursoux, matériel de sécurité, des vêtements d’inspiration militaire et des costumes d’époque. Rue du Grand Prieuré. Le duc d’Angoulême, fils aîné de Charles X, fut le dernier des Grands Prieurs du Temple qui faisait partie jadis de l’Ordre de Malte. Boulangerie Blé d’or. Les hôtels ont leurs jeux de mots (Au Lion d’or), les boulangeries leurs pléonasmes. Level Up. Game Them All. Game The Mall. Manga Story. Jeux vidéo et vilains jeux de mots. Plan Bey, Agence de relations publiques. Plan B. pour devenir chef du clan. Hôtel Gabriel. L’ange fourni et le linge aussi. Gesamtkunstwerk veut dire "œuvre d’art totale." Au jour J. bar à tapas ouvert tous les jours, de jour comme de nuit. Kiwill, centre de fitness pour transformer le corps et l’esprit, à vélo qui le veut ? Casa, restaurant. Comme à la maison, j’imagine ? Minuit, bar. Around Midnight. Hôtel Le Général : un grand appartement animé par ses colocataires, transformé en espace partagé. Rue Rampon. Le Général est tout proche. Rompons ! Cycles Laurent, ça roule ! Bouteiller Albano, saladerie, une bouteille à l’amer. Rue Amelot. Tribal Act. Univers Sons. Le petit secret, lingerie sexy chic. Hôtel Angely, dans l’une des chambres, les rideaux et les murs sont recouverts d’images gigantesques de ciels et nuages. La Barette rouge, entre bar et bouteille de vin, rouge, bar à vins chaleureux. Le Rigmarole, toute une histoire. Une comédie. Charabia, tracasserie, galimatias. Institut de l’engagement, un accompagnement personnalisé sur votre projet d’avenir : reprise d’étude, recherche d’emploi, création d’activité. Passage du jeu de boules. Rien ne va plus. Autrement Jeux concept. Hobby One. Le labo de l’abbé, friperie solidaire. Les Petits papiers. Troifoirien, passons. Maison Coupiac, l’Aveyron dans votre assiette. Au coin de Malte. Aux points de croix, ses rideaux pendant aux fenêtres, pas d’autres choix. Le Balto. Comme Narval et Marigny d’anciennes marques de cigarettes. Reste l’enseigne qui évoque Baltimore de loin.

proposition n° 7

C’est en remarquant cet homme aux traits tirés qui vient s’asseoir tous les jours sur le boulevard en face de la bibliothèque, juste derrière l’abribus, qu’il a commencé à comprendre ce qui l’incitait à revenir mentalement à cet endroit, ce qui l’attirait là-bas irrésistiblement. Cet homme qu’il observe à distance porte des vêtements élimés et salis par le temps, dehors, les mêmes vêtements tous les jours. Il passe des heures sans bouger, parfois debout, assis le plus souvent, l’air fatigué, à bout, regardant fixement dans le vide, il ne parvient pas à saisir ce que cet homme sur le trottoir d’en face regarde d’où il se trouve, un peu en surplomb, protégé derrière la fenêtre du deuxième étage de la bibliothèque où il travaille. C’est en s’approchant de lui, descendant les escaliers, sortant de la bibliothèque, traversant le boulevard pour rejoindre le trottoir où l’homme est assis, que les images lui reviennent. Dans ce mouvement, cette lente traversée il retrouve quelque chose d’enfoui profondément en lui, qu’il croyait oublié.

Le couloir de l’immeuble. Son attention immobile dans la pénombre. Les bruits étouffés des appartements voisins s’affinent et se précisent avec le temps. Avancer lentement jusqu’au palier, devant la porte de l’appartement voisin pour écouter l’activité à l’intérieur, s’approcher de la serrure pour y porter l’œil. Cesser de respirer pour ne pas faire de bruit, ne pas attirer l’attention. Arrêter le temps.

L’homme assis sur le trottoir ne le voit pas. Il est ailleurs. Son regard fixe, un peu perdu dans le vague, à cause de la fatigue sans doute. Comment parvenir à saisir ce qu’il regarde ? Ce qu’il a sous les yeux. Ce qu’il attend.

S’approcher encore, l’œil collé au trou de la serrure, plus rien n’existe autour, tout devient flou, tandis que ce qu’on a sous l’œil, dans ce qui pourrait s’apparenter au viseur de l’appareil photo, sensation renforcée par le contour et la forme du trou de la serrure, découpe la scène à l’intérieur de l’appartement minuscule dont il peine à deviner la structure sans rapport avec le sien, dans l’entrée un canapé pliable dans lequel le jeune couple qui vit là dort la nuit. Ce qu’il y a derrière, cuisine, salle de bain, invisible. Retenir sa respiration, suspendre le temps, devenir invisible. Cette fascination qu’il avait occultée lui revient comme une lointaine sensation, un souvenir d’enfance.
Traverser la rue pour voir ce qu’il a sous les yeux tous les jours sans en comprendre le sens, s’en approcher pour tenter de saisir dans cette proximité ce qui le touche, le trouble, le bouleverse, dans la distance. Ce qui l’attire là. Dans cette fascination spéculaire.

Dans son regard vide, cet abandon. Invisible aux yeux des passants, les ignorant comme eux sont indifférents à sa présence. À quoi peut-il penser pendant tout ce temps sans bouger ? Qu’attend-il là dehors sans rien demander aux passants ?
Il retrouve ce qu’il a perdu dans ce mouvement qui le motive, l’excitation de l’inconnu, de l’invention. Ce qui se cache au plus secret et sa révélation soudaine. Devenir invisible. Voir sans être vu. Comme s’il était nécessaire de disparaître pour y parvenir. Ce besoin d’intimité. Cette excitation. Ce désir enfoui. Il prend conscience du déplacement de son désir dans son couple. Dans le travail, l’écriture les enfants qu’on élève, cette proximité, cette promiscuité qui rend plus difficile l’amour, le met à distance, entre parenthèse.

Avancer encore un peu. Se reconnaître en cet homme assis sur le trottoir comme en un miroir. Celui qu’il sera quand il l’imaginait plus jeune. Une projection de son image future. Son reflet dans quelques années.

La lumière s’éteint dans le couloir. Le cœur bat. Le souffle coupé. Il regarde par l’œilleton de la serrure ce qui se passe à l’intérieur. Et se retrouve propulsé dans cette pièce qu’il observe en même temps que sur le trottoir avec cet homme assis qui regarde fixement la rue et les passants. Avec cette sensation insolite que quelqu’un l’observe. Sans pouvoir expliquer ce phénomène étrange.

L’homme sur le trottoir sort de sa besace noire un épais carnet noir dans lequel il se met à écrire.

Revenir à l’endroit où tout a commencé, point de départ et d’arrivée : cet appartement, ce quartier, ce moment de sa vie où jeune marié l’histoire commençait. Et tout devient clair. Il est passé de l’autre côté. Dans l’appartement de ses anciens voisins qu’il observe. Il a traversé le boulevard. Il a franchi le seuil de la porte sans même s’en rendre compte. Tout bascule soudain. Quelqu’un d’autre en lui le lui révèle. C’est celui qu’il allait devenir. Il disparaît et réapparaît en deux endroits différents, en deux temps opposés, en un regard.

proposition n° 8

La fenêtre de la salle à manger comme celle du salon ouvre sur la cour formée par le vis-à-vis des immeubles de la rue du Grand-Prieuré, de la rue de Malte et le croisement de l’avenue de la République, mais l’ancienne cour a depuis longtemps été comblée, dans un désordre de formes architecturales disparates, par d’opportunistes promoteurs qui ont utilisé, au rez-de-chaussée, la surface disponible au sol, afin de construire une vaste verrière en forme de toit transparent pour l’ancien garage devenu show-room, et au premier étage, pour dessiner une coursive habitable faisant le tour de la cour. Les toits de ces bâtiments ont été recouverts de zinc à des niveaux très variés, offrant à la vue un dédale de toits inclinés accrochant la lumière en différents niveaux de gris selon le temps qu’il fait et les saisons. Les gouttes de pluie sur le zinc font un battage renforcé par le clapotis de l’eau qui tombe puis ruisselle sur la verrière, l’impact des gouttes et leurs échos répétés, diffractés et soulignés par l’écoulement de l’eau et son débit plus ou moins rapide, sur les toits inclinés, sa ligne mélodique continue. Quand il pleut, aucune envie de rester derrière la vitre à regarder les toits ruisseler sous l’averse, tout devient gris, sombre. Le son nous grise, nous envahit et nous envoûte. Il nous invite, goutte à goutte à nous abriter à l’intérieur, nous replier sur nous-mêmes, à fermer les yeux pour écouter le concert tonitruant les soirs d’orages ou la sonate ruisselante des jours de pluie qui nous laisse imprégné d’un sentiment de rêveuse mélancolie.

proposition n° 9

Une chanson de David Bowie. Le bruit de la pluie sur la vitre. La porte en bois de l’entrée qui s’ouvre dans un léger grincement. La porte du voisin qui couine. Mais t’as vu ces jambonneaux, non vraiment je suis trop grosse ! Grincement des pas dans l’escalier sur le parquet ciré. Le bruit des voitures qu’on entend de très loin depuis le couloir. Les résonances des bruits de la cour qu’on entend sur le palier le jour où la femme de ménage a laissé la fenêtre entrebâillée. La fenêtre qui claque à cause d’un courant d’air. Le vent qui rabat violemment le volet en bois sur la fenêtre. Le frottement fatigué des chaussures sur le paillasson qui glisse, léger bruissement en essuie-glace sur le sol, parce que le parquet a été lustré il y a peu. Les pétarades assourdissantes d’une moto au pot d’échappement trafiqué pour être plus sonore. Les slogans des manifestations du 1er mai, inaudibles au loin, mais leurs rythmes clairement identifiables. C’est la fin du monde, vous entendez ? La fin du monde ! Restez chez vous ! Les cris d’un couple qui se bat, la violence de leurs invectives. Le bruit des pas d’un enfant qui court dans l’appartement en jouant avec son ballon un étage au-dessus. Un verre en cristal qu’on pose contre la paroi pour entendre plus distinctement ce que font les voisins. Le camion des éboueurs tarde sous les fenêtres, le mécanisme de la broyeuse s’enraye tapageusement. Un couple fait l’amour un soir d’été, toutes les fenêtres sont ouvertes, impossible de deviner d’où vient ce cri lancinant. Un téléphone sonne très longuement dans un appartement vide. Personne ne décroche. Une télévision allumée, les commentateurs sportifs qui s’exaltent pour une action de jeu lors d’un match de foot. L’interrupteur. Le grésillement de la lampe dans le couloir avant de s’éteindre. La sonnette du voisin. Tu n’as pas trop mal ? La porte cochère qu’on claque au rez-de-chaussée, un bruit de bateau qu’on amarre. Le clapet des boites aux lettres qui claquent en se refermant. Le bruit de la cigarette qu’il éteint dans un cendrier de poche qu’il garde sur lui quand il fume dans le couloir. Un voisin qui ouvre brusquement sa porte, puis silence pesant, suivi de : mais qui est-ce qui fume dans les couloirs ? Quelques pas sur le seuil de la porte. Respiration haletante. C’est nouveau ça ! Les vocalises de sa femme dans son dos, derrière la porte. Le voisin se masturbant en silence. Son souffle rauque dans son salon. Une porte qui claque. Tu veux manger quoi ce soir ? Une porte qu’on ferme derrière soi. Fenêtre ouverte sur la cour, sirène de police au loin. L’ambulance suit de près. La musique d’un défilé de mode étouffé par la verrière, les basses font vibrer les murs de l’immeuble, la mélodie reste inaudible. Dans la rue les chants de supporters avinés mélange hymnes et airs partisans. Un chien aboie. Bris de verre. Une bouteille qu’on fait tourne rapidement sur elle-même par accident, le verre qui roule au sol et sa musique insolite de clochettes. Une voiture file à vive allure en klaxonnant. Vitrier, vitrier ! Un ancien vitrier sorti du passé remonte la rue en contre-sens en criant : Vitrier, vitrier ! Du mal à percevoir distinctement ce qu’il vocalise au début, sa mélopée déformant sa diction. Tu ne m’aimes plus. I said that time may change me. But I can’t trace time.

proposition n° 10
1

L’odeur de refermé de ces appartements étriqués, trop étroits, mal ventilés, isolés sans soin, que les locataires n’aèrent pas assez souvent, remugle dont l’âcre relent, suave et suranné, stagne dans l’air de la pièce, et s’incruste avec le temps dans les murs, le papier-peint défraîchi ou la peinture patinée, et tous les meubles et les objets de l’appartement, la cuisine et la chambre situées dans la même pièce renforcent d’ailleurs la propagation de ces odeurs entêtantes. Fumets de plats cuisinés et de fruits trop murs, parfum d’encaustique, effluves de vêtements sales enfermés dans un panier en osier, et de draps fraîchement lavés et séchés sur place, moiteurs des douches et des corps au réveil, exhalaison de phéromones.

Trouver le mot juste pour transcrire cette impression persistante, ce souvenir enfoui qui ressurgit à l’énoncé du mot odeur associé à ce lieu et les effluves qu’il ravive en lui. Une explosion de parfums et d’arômes, qui le transporte sur place vingt ans plus tard. Retour en arrière. Et l’impossibilité de mettre des mots précis sur cette sensation. Sans doute ce qui la rend aussi fascinante. Ce qu’il croyait avoir oublié, tapi dans l’ombre, dans un coin de sa mémoire.

Dans le couloir, il ne perçoit pas sur-le-champ cette odeur, c’est en s’approchant du palier, de la porte de l’appartement des voisins et du trou de leur serrure, en plaçant subtilement l’œil contre le montant de la porte en bois, le nez s’approche du trou, c’est à cet instant là seulement qu’il renifle les émanations de l’appartement. Alors le cœur s’emballe.

Rien ne peut expliquer qu’il puisse traîner ainsi de longues minutes dans une position inconfortable, avilissante, à l’affût mais vulnérable, scrutant à leur insu leur quotidien, dans la découpe parcellaire et arbitraire de l’œilleton, scène cadrée très serrée, corps découpés à la taille lorsqu’ils passent près de la porte, le cœur battant car la porte pourrait s’ouvrir inopinément, le temps pour se relever si bref qu’il faut toujours anticiper le repli envisagé au cas où.

2

La main bien à plat glisse le long du mur froid du couloir. Avancer lentement dans la pénombre du lieu qu’il connaît bien, en faisant très attention de ne pas faire de bruit. La main contre le mur à la recherche d’un soutien, d’un contre-poids pour limiter la pesanteur du corps, éviter que les pas s’entendent et le démasquent.
La porte ne le sépare pas vraiment des autres, c’est un filtre, une vitre derrière laquelle il observe leur intimité sans rien dire. Comme s’il pouvait vivre au milieu d’eux sans qu’ils le voient, le sentent, le devinent à leurs côtés. Les accompagner en silence, avec bienveillance. Une main portée sur leur épaule qu’ils ne sentiraient pas. Marchant à leurs côtés, les suivant dans toutes les pièces, les écoutant se plaindre, respirer, soupirer, manger et boire, s’embrasser ou se disputer. Devant la porte, la main droite le maintient penché, en équilibre, l’œil à quelques centimètres de la porte, l’autre main devant sa bouche pour maintenir l’émotion, camoufler le bruit de la respiration qui s’accélère avec l’excitation de ce qu’il voit et de ce qu’il entend. Ce qu’il sent.

3

Passer délicatement la langue sur ses lèvres, la laisser glisser le long de la commissure en dessinant un cercle, soulignant la rondeur buccale, de bas en haut ou à l’inverse de haut en bas, non pas se pourlécher les babines, ce que peut évoquer ce geste à distance, mais ce dont il prend conscience lorsqu’il croise quelqu’un dans la rue qui le dévisage, quelqu’un qu’il ne connaît pas mais qui le regarde, il s’en rend compte dans son dos, une fois la personne passée, ce mouvement de la langue sur ses lèvres pour se donner une constance, comme une moue ou une grimace qu’on déclenche par timidité, lui revient inconsciemment à chaque fois. Il ne parvient pas à le contrôler, c’est plus fort que lui. Il n’en comprend le sens qu’aujourd’hui en revenant dans cet immeuble où il a vécu quelques années, en se remémorant ces souvenirs qu’il croyait loin derrière lui et qui, avec ce saut dans le temps, le propulsent par ricochet encore plus loin dans son passé, une période oubliée de son enfance, au temps des premiers émois sexuels.
Dénicher un tas de revues érotiques dissimulées au fond d’un placard de la maison familiale, les ouvrir un jour où ses parents se sont absentés et les regarder, assis en mangeant des chips. Tourner les pages, les femmes nues défilant dans leurs postures suggestives, fragments de corps, morceaux de peau et touffes de poils, tissus dessus la chair, le bruit de la page du magazine en papier glacé qu’il tourne en ralentissant le temps pour faire durer un peu plus encore ce plaisir aiguisé de l’œil, la main plongeant régulièrement dans le sac de chips posé à ses côtés, essayant en vain de ne pas en toucher le bord pour atténuer le bruit de l’emballage du paquet en acide polylactique entrant en résonances avec le craquement des chips dans le barouf de sa bouche, ce crépitement assourdissant sous ses dents, même seul il se soucie encore du bruit, ne veut pas attirer l’attention, rester discret, dans l’interdit qu’il associe à ce qu’il est en train de faire, ces corps féminins alanguis qu’il admire avec gourmandise, qu’il mange des yeux. La lenteur du geste des pages tournées se mêle à la saveur des chips qu’il porte sensuellement à sa bouche entre chaque page, et leur goût salé qui lui reste longtemps en bouche. Du bout des doigts. Il les associe malgré lui à ce qu’il voit, au désir illicite qui le tient à distance, dans la tension de la convoitise. L’excitation de ce qui est salé.

proposition n° 11

Il regarde le banc en contrebas sur la contre-allée du boulevard devant la bibliothèque. Une habitude qu’il a prise dernièrement. Un temps de pause au travail. Le temps d’aller à la fenêtre, de regarder la circulation à double sens, l’activité quotidienne du quartier autour du métro de la place du Colonel Fabien, l’architecture singulière du siège du Parti Communiste conçu par Oscar Niemeyer dont il ne se lasse pas, et son regard s’attarde sur ce banc. Progressivement, il s’est mis à prendre des photographies du banc sous ses fenêtres. Il n’avait jamais vraiment regardé un banc de cette manière, avec cette attention.

Il pense à ces bancs qu’on aménage désormais dans les gares, les stations de métro, les abribus et même dehors, dans les rues, qu’on adapte et transforme pour empêcher que ceux qui veulent y dormir puissent s’y allonger. Les bancs disparaissent peu à peu de nos villes, et pourtant quand on commence à y regarder de près, ces bancs sont beaucoup plus utilisés qu’on ne le pense. Mais comment pourrions-nous le remarquer, quand on traverse la ville sans s’arrêter, sans prendre le temps de regarder autour de soi ? Un banc c’est utile, c’est agréable. C’est beau. Et le lieu où il est installé n’est pas le fait du hasard, cet endroit détermine ceux qui viennent s’asseoir et pour combien de temps. Et ce qu’ils y font. Assis sur un banc, on peut lire, boire (il y en a même pour y cuver leur vin), manger (sur le pouce évidemment), discuter avec son voisin, passer un coup de fil, se reposer quand on est fatigué ou pris d’un vertige ou d’un malaise. Et puis rêvasser.

Il se souvient d’une nuit passée dehors, dans une ville où il était venu voir un ami par surprise, pour son anniversaire, mais il n’était pas là. Il avait attendu mais ne s’était pas résolu à prendre le bus pour rejoindre la ville plus grande d’où il lui aurait fallu remonter en train pour finalement rentrer à Paris. Il avait passé la nuit dehors, traînant le plus possible, dans les restaurants, les cafés ouverts tard la nuit, mais tous les commerces avaient fini par fermer. Il s’était retrouvé seul dans cette ville de province où il ne connaissait personne que celui qui était absent et qu’il était venu voir. Il avait déniché un banc dans un petit jardin public, près de l’ancienne gare transformée en point d’information suite au démantèlement de la ligne. Il avait vainement essayé de se coucher sur le bois inconfortable du banc, et de dormir sans y parvenir. La nuit avait été longue. Une nuit blanche.

Un banc permet de s’asseoir dans l’espace public. C’est un endroit de rencontre, de partage, de discussion. C’est une pause, une détente, une parenthèse.

La ville est un corps vivant. Quand on y ajoute sans concertation et sans raison un corps malade, inutile ou inadapté, la ville (c’est-à-dire ses habitants et ses visiteurs accueillis ou rejetés) a vite fait de le détourner, de le transformer, ou le cas échéant, de le détruire. Le dessin d’un chemin, d’une route qui nous fait faire un détour trop long, on coupe à travers le gazon, parant au plus pressé, et la trace que l’on dessine à force de passages répétés, ce sont les lignes de désir. Une zone vide, inhabitée, sans utilité dans un espace public restreint qui manque cruellement de place, on l’investit en l’habitant, comme ces bâtiments à l’abandon, ces friches industrielles.

Il fait semblant lui aussi de ne pas les voir, puisqu’il ne s’arrête pas pour relever cet homme qui vient de tomber accidentellement, soigner cette femme qui souffre, aider cette jeune fille en difficulté, écouter ce vieil homme qui a besoin de parler. Il passe mon chemin, presse le pas, détournant le regard. Il les ignore. Il ne veut pas les voir, leur image lui est insupportable, douloureuse, lui renvoyant en miroir l’image de sa propre fragilité et de sa peur de la solitude et de la mort.

L’autre jour quelqu’un est mort sur ce banc qu’il observe depuis la bibliothèque. Il s’est levé, il est tombé lourdement au sol et ne s’est pas relevé. Les pompiers sont arrivés en fanfare, puis la police. Une ambulance les a rapidement rejoints. Enfin, deux inspecteurs de la police scientifique sont venus constater le décès de cet homme. Pendant ce temps là, certaines personnes qui ne remarquaient pas l’agitation autour du banc, venaient s’y asseoir, se reposer. Un banc reste un banc.

proposition n° 12

La ville et ses intérieurs. Couloirs du métro, galeries souterraines sous les places et centres commerciaux, passerelles reliant deux magasins séparés par une rue, gares souterraines, marchés couverts, centres hospitaliers, musées.

L’intérieur de la ville offre une circulation sous-jacente. Des passages insolites. Au cinéma ces lieux sont fréquents. Dans de nombreux films le héros est poursuivi, il entre à la hâte dans un café, le hall d’un hôtel, descend pressé la volée de marches d’une station de métro, entre en gare, et en ressort par l’arrière-cour pour échapper à la filature de policiers ou des malfrats qui sont à sa poursuite et tenter de les semer. Il sort dans une autre rue qu’il est seul à connaître. Raccourci dans la ville. On n’en connait tous des immeubles à double entrée qui se transforment en passages secrets. Aujourd’hui, il faut connaître le code d’une résidence pour y entrer et rejoindre le boulevard adjacent, deux immeubles plus loin. Entrer par le porche d’un immeuble dans une ruelle et sortir de l’autre côté, par un autre édifice dont la porte ouvre sur un boulevard voisin. Côté cour, côté jardin. La ville est un théâtre dont les coulisses nous attirent et nous fascinent. Certains plus mystérieux que d’autres. Plus insolites.
La virée buissonnière des surréalistes, escapade sans itinéraire, déambulation sans but à partir d’une ville ,et la dérive des situationnistes, « technique du passage hâtif à travers des ambiances variées », utilisent ces passages, ces nœuds de la ville, pour élaborer leurs parcours dont les atmosphères évoluent à chaque nouveau passage, comme autant de transformations, nous invitant à traverser la ville en déjouant son apparente monotonie, son organisation uniforme, et privilégier les lieux radicalement différents, opposés, que seuls les passages secrets permettent de relier.

La dimension de rêverie du flâneur du siècle passé a disparu depuis bien longtemps, mais de nouvelles pratiques libèrent l’espace urbain de ses labyrinthes disciplinaires.
Les cinémas sont devenus des multiplexes. Des villes sous la ville, des cités souterraines. Les salles communiquent entre elles. Les films entrent en dialogue, en secret, comme nos livres sur les étagères de nos bibliothèques. On peut se promener dans les couloirs, marcher en silence sur la moquette, circuler, il n’y a rien à voir, le lieu est ainsi conçu, pour nous conduire d’une salle à une autre, sans rien à voir, protéger nos yeux, les préserver pour les images à venir, celles du film qu’on est venu voir. Certains soirs, pour la dernière séance, il n’y a rien de plus agréable que de se promener seul dans les couloirs déserts de ces cinémas. Passer d’une salle à l’autre, d’un film à l’autre sans que personne ne vienne nous en empêcher.
On peut rester enfermé au cinéma, sans voir la lumière du jour pendant de longues heures, et vivre pourtant dans la lumière, celle des films, s’y projeter, s’y évader ou s’y perdre. Rêver le jour dans la nuit du cinéma. S’y endormir également. Transporté. Ailleurs.

Avant les multiplexes, la salle de cinéma avec sa séance unique, c’était entrer dans une grotte fictive, parfois les cloisons étaient si minces, la porte au fond de la salle, juste à côté de l’écran, donnait directement sur la rue, on entendait d’ailleurs très distinctement la circulation en même temps que le film. La sortie pouvait être immédiate. Le jour affleurait. D’un pas on était dehors, projeté, le film derrière nous. De retour à la réalité. La ville et sa circulation, ses bruits et ses odeurs. C’était par cette porte qu’on entrait sans payer. Un complice entré avant nous maintenait la porte ouverte. Aujourd’hui la porte est fermée depuis longtemps, surveillée. Avec caméra de surveillance pour lutter contre la fraude, interdire l’accès de la salle et condamner cette porte à la sortie.

C’est un ancien inspecteur, il surveille à la demande d’un vieux camarade de classe, la femme de ce dernier dans ses périples inexpliqués. Il la suit à distance en voiture. Un jour, il la voit s’arrêter dans une impasse sombre, descendre de sa voiture et rentrer par une porte dérobée dans un bâtiment qu’il ne connaît pas. Il la rejoint sur place en pressant le pas, et se rend compte qu’elle vient d’entrer dans l’arrière-boutique d’un grand fleuriste pour y acheter un petit bouquet de fleurs.

Longtemps après, alors que cette femme qui se prenait pour une autre est morte, obsédé par sa disparition, fou de douleur après la perte de cette femme dont il était devenu secrètement amoureux, et dont il se sent responsable de la mort pour ne pas avoir pas réussi à empêcher son suicide, il aperçoit par hasard une femme en compagnie de ses collègues qui lui ressemble. Elle sourit, radieuse et solaire, sans le voir, mais lui ne voit qu’elle, en remontant le boulevard pour rentrer chez elle. Elle ressemble à la femme qu’il aimait, qui a disparu. Elle lui rappelle son amour perdu. La scène se passe précisément devant le magasin de fleurs dans lequel il l’avait suivie dans l’arrière-boutique, quelques mois plus tôt. La réalité et son envers. La ville, ses devantures et ses arrière-boutiques. Passages secrets dans nos villes. Dans nos vies.
Suivre une inconnue dans la ville. Aller là où elle va, à distance. Eviter de se faire prendre, d’être vu.

Soudain, contre toute attente elle entre dans un cinéma. Que faire ? Arrêter là la filature ou aller voir le film avec elle, s’asseoir quelques rangées derrière elle et regarder le même film, plutôt que l’attendre dehors, et tenter de la retrouver à la sortie du film, ou pire encore : abandonner cette filature insensée ?

Choisir d’entrer dans le cinéma, à cette heure un seul film à l’affiche, inutile de connaître le tire. Une entrée s’il vous plait. Le ticket en main, on presse le pas à la suite de la jeune femme. Elle entre dans la Salle 2. Le film est déjà commencé. On le reconnaît tout de suite. Vertigo. On ne s’installe pas, on reste debout dans la pénombre, on observe la jeune femme qui s’est assise au troisième rang. On décide d’abandonner là la filature. On sort par l’issue de secours qui fait office de sortie désormais. Au bout d’un très long couloir au mur gris, sale, sol en béton ciré, impersonnel et froid, on pousse la porte métallique. La lumière nous aveugle brusquement. On est transporté ailleurs, à l’opposé du quartier par lequel on est entré un peu plus tôt dans le cinéma. C’est à peine si l’on sait où l’on se trouve, un peu perdu, déboussolé. Aveuglé par la lumière trop vive et sans repère. Pris de vertige.

proposition n° 13

Un paysage qui existe entièrement pour lui seul. Son ombre projetée sur le sol, voir le temps passer. Cadran solaire humain. Une ombre n’a de sens que si on la rapporte à un corps. Sur le tronc d’un platane, quelqu’un a écrit à l’aide d’un marqueur Posca de couleur blanche : je suis un platane. Une enseigne d’assurance, fermée depuis quelques mois, plus aucun meuble, moquette sale, ternie par le soleil, téléphone au sol, quelques dossiers abandonnés par terre, en pile à l’équilibre incertain. Sur la vitrine une publicité avec une femme d’une soixantaine d’années souriant au téléphone, une brochure de l’enseigne à la main droite. Sur le mur mitoyen de la vitrine, une ancienne affiche déchirée, ne laissant qu’un mot tronqué qui intrigue : VOU. Reflets des immeubles voisins dans les vitres. Un avion file dans le bleu du ciel, le rayant d’un trait blanc. Droit. Sans aucun bruit. Les sons de la ville ne le couvrent pas comme on pourrait s’y attendre, il est seulement trop haut pour qu’on entende ses moteurs. Ce silence de l’engin renforce l’impression passagère d’un monde parallèle. D’un temp suspendu. Forte odeur d’urine que la chaleur du jour ravive. Le vent chasse les rares nuages dans le ciel. Leur mouvement nonchalant. Une femme tire de l’argent au guichet automatique de la banque portugaise au coin de la rue. Sa jupe blanche à petit pois rouge se soulève légèrement avec le vent qui se faufile entre ses cuisses. Sac à main en cuir corail, besace pesant sur l’épaule gauche, sur la droite un sac en toile, totebag beige avec une phrase de Daniel Darc sérigraphiée : « Les regrets ça va droit au cœur, et ça y reste jusqu’à ce qu’on meurt », blouson en cuir alezan. Dos tourné, concentrée sur ce qu’elle fait. Peut-être pour cacher le code secret qu’elle est en train de taper mécaniquement sur le clavier de la machine. Ce parfum de cuisine d’où vient-il ? Du restaurant Corréen qui fait le coin ? Kimchi. Un immeuble jette son ombre sur la nudité du trottoir, ou bien un nuage illuminant ses bords contre le soleil. Il est dangereux de se pencher au dedans. Une camionnette de couleur bitume décoré du logo UPS en lettres dorées manœuvre à la hussarde au milieu du boulevard pour se garer de manière illicite sur un passage piéton. L’attention vacille comme le peuplier au vent. Un homme promène son chien, un cocker anglais, il hoche la tête en signe de désaveu passif. Son chien au bout de la laisse l’imite par mimétisme canin. Au feu rouge, le vacarme des voitures s’interrompt presque totalement et laisse entendre à rythme régulier tout un concert de sons inouïs. Entre parenthèse. Une respiration. Écouter dans la distance, n’entendre que la distance. Le rire cristallin d’un groupe de jeunes filles qui cherchent leur chemin et ne sont pas d’accord sur la direction à prendre, ce qui les amuse. Personne ne prête attention à la forme discrète de la lune dans le ciel, une lunule. Le chant des oiseaux dans les arbres du boulevard. Un père sermonne sa fille de six ans qui roule sur sa trottinette l’air assuré et lui reproche de n’en faire qu’à sa tête. Il lui parle d’insolence. La mère désapprouve en silence en tentant de guider les pas hésitants de son jeune fils. Il y a des obstacles, il n’y a aucun doute. Le flow du rap d’un morceau de Kendrick Lamar, The Blacker the Berry, parvient d’une fenêtre du troisième étage : Everything black, I don’t want black (They want us to bow) / I want everything black, I ain’t need black (Down to our knees) / Some white, some black, I ain’t mean black (And pray to a God) / I want everything black (That we don’t believe) / Everything black, want all things black / I don’t need black, want everything black / Don’t need black, our eyes ain’t black / I own black, own everything black. Avant de disparaître dans les vitrines des magasins. Le feu passe au vert. Les échafaudages des chantiers des immeubles parisiens sont désormais recouverts d’une toile ajourée de couleur. Vert. Bleu. Gris. Sur le panneau émaillé du passage recouvert de tags enchevêtrés, du mal à lire ce qui est écrit : Défense d’uriner et de déposer des ordures sous... Le texte devient illisible, mais la forme d’un lapin se devine, peinte par-dessus les graffitis ajoutés au fil du temps. Un homme d’origine asiatique téléphone dans la rue. Sur le seuil d’une porte, son encadrement, sans doute est-ce chez lui. Il dispose sa main devant le combiné. Sa voix ne possède aucun accent. Sa conversation évoque un rendez-vous raté. Une femme ferme la fenêtre de son appartement, les confettis de lumière du reflet sur la vitre qui tourne sur son axe dessinent au sol l’alphabet d’une langue inconnue. Des touristes traversent la rue, traînant derrière eux de lourdes valises dont le bruit recouvre un temps celui de la circulation. Le bleu du ciel. Les feuilles des arbres se balancent harmonieusement, au ralenti. Tu viendras ce soir ? Un homme a déplié un grand plan de la ville posé sur le toit de sa voiture. Il cherche son chemin. Par ici la sortie. Dans la couleur depuis le début.

proposition n° 14

Il est cinq heures, le garçon de café, brun frisé, front bombé, nez droit, la quarantaine aux larges épaules, chemise blanche et gilet noir usé au niveau des poches dans lesquelles il glisse régulièrement la petite monnaie de ses pourboires, s’assoit dans le café Au Métro entre le comptoir et la salle, à proximité des consommateurs. Il pose l’assiette de porcelaine blanche à fin liseré bordeaux, qu’il a été chercher en cuisine, d’habitude tous les serveurs mangent ensemble, aujourd’hui il a rendez-vous et doit partir plus tôt, il ne les attend et mange seul de son côté. Il ouvre sa large serviette blanche qu’il défroisse et dépose dans un geste énergique et sonore, la faisant claquer sur ses genoux serrés sous la table en formica. Ce geste le fait sourire intérieurement, un sourire discret s’esquisse sur son visage à peine perceptible, un peu mélancolique, sans doute lui rappelle-t-il un souvenir d’enfance. Le plat est très chaud, brûlant. Le garçon de café mange très vite, de larges bouchées qu’il enchaine sans même regarder l’assiette, parce qu’il est pressé bien sûr, c’est ainsi tous les jours, mais aussi parce que son plat est brûlant et qu’il parvient ainsi en aspirant la nourriture qu’il engouffre à larges bouchées à la refroidir très légèrement. Il lit sur son portable, en même temps qu’il mange, les messages qu’il a reçus pendant son service, il ne regarde jamais la salle de peur de croiser le regard d’un client qui pourrait lui adresser la parole, lui demander un service, et interrompre ainsi sa courte pause.

Une jeune femme brune, cheveux mi- longs, légèrement ondulés sur les pointes. Des joues rondes sur un visage émacié, gracieux, un sourire malicieux qui s’étire avec élégance à la commissure des lèvres, toujours souriante, l’œil pétillant. La voix chaude et grave, avec quelques décrochages dans l’émotion, et cette note perchée quand un rire vient la surprendre. Elle se cache parfois derrière sa main pour rire. Il y a quelque chose de grave en elle qu’on ne perçoit que lorsqu’elle ne fait plus attention à ce qui l’entoure, qu’elle est rêveuse et lâche prise, un peu distraite. Des pensées qui l’assaillent, des souvenirs pesants. C’est une jeune veuve, son père est atteint d’un cancer, elle est attirée par un homme paumé interné en hôpital psychiatrique. Sa vivacité, sa curiosité, sa grande intelligence, le débit rapide de sa voix, l’agilité de sa pensée, sa drôlerie et son écoute, font d’elle une femme attirante que rien ne peut atteindre. En surface. « J’ai l’œil, je n’oublie à peu près rien, ce que j’ai oublié je l’invente. » Actrice pudique, elle fait corps avec ses personnages. Légère et gracile. Elle s’est sentie trahie, dépossédée. Son amour des mots et de la langue est physique et sensuel. Elle ne veut pas rajouter de la douleur au désastre. Elle sourit.

On ne le croise jamais dans l’escalier le couple de voisins, jamais ensemble. Ils habitent le loft du troisième, un appartement d’un seul tenant, pièce unique au-dessus des deux premiers étages, sur la surface entière du bâtiment, on le devine car il n’y a qu’une porte sur son palier. De l’extérieur, la façade qui, sur les premiers étages, est en pierre recouverte d’un crépi lisse de couleur beige, est, à leur niveau, en briques claires, ouverte sur de larges baies vitrées, qui donnent à l’appartement l’allure d’un atelier d’artiste. Elle est blonde avec des mèches cendrées, piquante, ses lunettes lui donnent un air sérieux, mais elle les enlève très régulièrement, jouant avec, un peu mal à l’aise, les plaçant sur sa tête, comme si elle n’en avait pas vraiment besoin et que cet ustensile n’était qu’une pacotille décorative. Ses formes généreuses, sensuelles, bassin aux hanches très dessinées, petits seins arrondis joliment proportionnés. Elle parle d’une voix douce, d’un air toujours enjoué. On n’imagine pas qu’elle puisse élever la voix. Lui est un très bel homme brun d’une quarantaine d’années, tempes légèrement grisonnantes, physique travaillé, des heures de musculation pour donner à ses épaules et à son buste cette robustesse rassurante mais sans l’indécence de ceux qui veulent que ça se voit, qui sculptent leur corps sans y chercher l’harmonie. Il porte toujours des tee-shirts moulant près du corps avec un jean. Il est sculpteur. Elle est illustratrice. Les voir chez eux, dans leur appartement, confirme la première impression sur leur appartement, ils sont pareils : d’un seul tenant.

Le jeune voisin n’a pas de chance en amour, n’en a jamais eu, malgré son physique agréable, son entrain, le vif éclat de ses yeux verts légèrement vairon et aussi malgré sa conversation imagée, il bégaye un peu, ce qui charme certaines femmes qui apprécient cette fêlure en lui et cette sensibilité chez un homme. Alors qu’il était étudiant, il a eu une liaison avec une femme mûre, de vingt ans son aînée, à l’attirance pesante qui, bien après la fin de leur idylle passionnée, a continué à lui envoyer de longues lettres qu’il ne lisait plus depuis longtemps mais qu’il ne jetait pas pour autant, les remisant sans les ouvrir dans un grand sac de toile en jute estampillé La Poste, lointain souvenir d’un stage étudiant. Ensuite, il y a eu cette femme laide et tenace qui venait coucher chez lui trois par semaine, elle lui racontait longuement son passé dans les moindres détails, revenant toujours aux mêmes anecdotes. Ce fut sa dernière expérience sexuelle. Ses parents sont morts dans un accident de voiture, lui léguant l’appartement qu’il leur louait jusque-là. Il a cessé son travail d’apprentis cuisinier sur le champ pour rester chez lui à jouer à des jeux vidéo sans bouger de son salon. Le soir, il se masturbe en regardant des films pornos sur son ordinateur portable, avant d’éteindre la lumière et de s’endormir sans remords.

Un vieil homme aux cheveux gris est veilleur de nuit. Insomniaque, donne un coup de main à sa fille, propriétaire de l’hôtel de Nevers, pour assurer l’accueil de nuit. Difficile de trouver du personnel pour travailler la nuit. Elle aurait préféré ne pas avoir besoin de faire appel à lui, mais la conjoncture actuelle est trop difficile. Son père n’a pas l’impression de travailler, il attend patiemment les clients derrière son comptoir en écoutant la radio et en relisant pour la cinquième fois La Comédie humaine de Balzac. Seule sa tête dépasse du comptoir, en partie cachée derrière le présentoir plastique contenant les prospectus touristiques en désordre et les brochures de présentation défraîchies de l’hôtel. Son point de vue est également limité sur sa droite par la vitre voilée d’un rideau blanc que le temps a passablement noirci, partiellement dissimulé par deux jardinières garnies de géraniums rouges. Son monde se réduit à ce hall d’entrée. Tous les clients de l’hôtel viennent à Paris pour visiter la ville. Mais le veilleur de nuit essaye de les accueillir dans la langue de chacun. Ce qui amuse la clientèle. Sur le mur derrière lui, recouvrant en grande partie le papier peint à larges fleurs typiques des années 70, un enchevêtrement de cartes postales de très nombreux pays différents. Dès qu’il repère un client en provenance d’un pays qui ne figure pas dans sa collection, il lui demande de lui envoyer une fois revenu chez lui, une carte postale de son pays. La plupart du temps ils oublient de le faire bien entendu, mais le mur s’est rempli peu à peu, avec les années, formant un troublant tableau aux couleurs variées.

proposition n° 15

Tu ne sais pas que je suis là, j’ai toujours été proche de toi, tout près, à tes côtés, une porte nous sépare, une porte seulement, une fine paroi, je me demande souvent ce que tu fais là tout seul dans le silence et dans le noir, dans l’attente de je ne sais quoi, mais d’une certaine manière je veille sur toi depuis le début, à distance, en catimini, je chante à la maison lorsque tu sors le soir, j’en profite pour faire mes exercices de vocalises, ta présence me gêne un peu lorsque je chante à la maison, ces exercices fastidieux pour celui qui doit les écouter dans un deux-pièces, et de toutes les façons tu ne me vois plus dans ces moment-là, ce n’est pas que je n’existe plus, mais tu es ailleurs, distrait, obnubilé par quelque chose qui m’échappe, que je ne contrôle pas, que je ne peux pas comprendre, ce que tu penses j’imagine car tu ne m’en parles pas directement, évites avec tact le sujet, sans doute est-ce la même chose pour toi avec mon chant, ce que m’apporte le chant de manière corporelle, sans parler de la satisfaction physique de s’exprimer autrement que par les mots, laisser parler son corps par la voix, la musique du chant, mais je ne m’en offusque pas, je sais pour le vivre chaque jour que, dans un couple, tout ne doit pas forcément s’exprimer, je ne suis pas en train de prétendre qu’il faut que chacun préserve son « jardin secret » mais qu’il y a des sentiments qui ne s’expliquent pas au risque de les dénaturer en les comprenant de travers, des sensations qu’il vaut mieux ressentir, d’un geste bref, d’une caresse, d’un regard soutenu, d’un tendre sourire, que les mots ne peuvent pas tous parvenir à décrire, mais je ne suis pas en train de sous-entendre qu’un couple doit forcément avoir des secrets, se préserver ainsi, ce que je dis c’est que le couple est son propre secret, il est ce temps merveilleux qui permet à chacun de son côté de grandir, de mûrir, de prendre distance avec ses peurs, dans la confiance de l’autre, son écoute et sa patience, sa présence et sa discrétion, ces vertus qui unissent un couple avec le temps, et je ne veux pas savoir précisément ce que tu fais dans le couloir de l’immeuble, l’agilité et la discrétion dont tu dois faire preuve pour avancer sans faire de bruit ; je t’ai vu faire une fois à la maison, caché derrière les volets, dans la pénombre de notre chambre, tu te tenais là, immobile, le corps figé, l’œil rivé sur les fenêtres de l’hôtel en face, ton corps absent, transporté dans la pièce, de l’autre côté de la rue, comme si tu pouvais, par le regard et l’attention soutenue, entrer en contact avec le lointain, participer en témoin à cet accouplement, voir ce qui est invisible, car ce qui est en jeu ici est affaire de regard, pas d’amour, j’ai mis du temps à le saisir, ce que personne d’autre ne peut voir devient visible, accessible, avec une intensité telle que le regard devient enquête, je me souviens aussi de ce jour où tu avais été obligé de m’appeler et révéler ainsi, à ton corps défendant, cette pulsion scopique, car la scène était si cocasse, hilarante à force de fausseté, un couple faisait l’amour de manière grandiloquente, je crois me souvenir que c’est le mot que tu avais utilisé pour définir leurs galipettes stéréotypées de gymnastes du sexe, fenêtres grandes ouvertes, leurs cris et la véhémence de leurs gestuelles, de leurs positions variées, laissaient penser à deux acteurs dans un film porno ; j’imagine aisément que la cigarette du soir est un prétexte, car tu m’as déjà parlé de cette fascination voyeuriste, manière détournée, à mots couverts, de définir tes motivations, tu m’as montré les centaines de photographies que tu as prises sur les bords de Seine, traquant les voyeurs et leurs proies, les couples s’embrassant, certaines faisant même l’amour en extérieur, ce que tu cherches là, au bout du couloir, derrière la porte, l’œil rivé sur le trou de la serrure, tu finiras par le trouver, à parvenir au bout, à en épuiser tous les atours et les pièges, mais je veille à ce que tu n’y sombres pas, il suffit parfois d’une question discrète, d’une écoute attentive, de bribes de mots qui s’échappent parfois comme un aveu, et suffisent à rassurer, car je veille sur toi, je l’ai toujours fait comme je sais que tu le fais, jour et nuit, ceci est un jeu, mais tu n’en es pas le jouet, et nous avons nous aussi nos jeux, je ne m’inquiéterais pas tant que nous continuerons à nous amuser ensemble.

proposition n° 16

Tu ne le sais pas, sans doute le pressens-tu seulement, en avançant dans ce long couloir sombre et frais, avec cette lumière qui t’attire au bout du couloir en provenance du palier, de la fenêtre sur le palier, sans doute ressens-tu déjà intérieurement ce qui se passe là, par bribes, dans ta lente avancée, à tâtons, dans l’incertitude de ce que tu fais, de ce moment suspendu, la révélation de ce que tu vas voir, de ce que tu entrevois déjà, le cœur battant, et de ce que tu as vu, la tête retournée, chamboulé par ce que tu as vu, ce que tu as entendu, cette intimité à quoi tu as eu accès, qui annonce l’avenir de la société. Là où tu croyais entendre une conversation privée entre un jeune couple, l’entrevoir en train de regarder la télévision, étendre son linge et le repasser, préparer à manger et manger, s’embrasser, se taquiner, s’engueuler, dormir ou faire l’amour. Les premiers mots qui s’imposent à nous dans leur indescriptible mystère. Rien à cacher ? Vous n’avez rien à craindre... Tu les répètes plusieurs fois en toi comme une phrase qu’on essaye d’apprendre par cœur à force de la répéter, litanie. Un jour, tu en as la certitude, la surveillance sera généralisée. Rien à cacher ? L’œil dans le trou de la serrure, c’est une évidence. Vous n’avez rien à craindre... Il y aura toujours plus de liberté et davantage de contrôle. La surveillance de la société s’attachera au contrôle des individus en impliquant acteurs publics et privés, en associant techniques et ressources informatiques, encore balbutiante aujourd’hui, la surveillance sera alors plus que jamais d’actualité. Ce couloir dans lequel tu progresses au ralenti, comme pour arrêter le temps, le contrôler, c’est un tunnel que tu mettras plus de vingt ans à remonter pour en comprendre enfin le sens, bien entendu c’est encore trop tôt aujourd’hui, mais sois confiant, tu y parviendras, tout est déjà sous tes yeux, tout est déjà là, regarde autour de toi. Nous entrerons dans une société de la surveillance, c’est certain. Un phénomène que les crises économiques et sociales ou les mutations politiques majeures n’auront de cesse d’accentuer. Le profilage des individus fera pénétrer dans la société des moyens de surveillance et des techniques de contrôle qui utiliseront des informations en provenance des individus eux-mêmes, mais prélevées à leur insu. Les individus perdront tout ou partie de la maîtrise des informations les concernant. Tu es à l’affût, ce que tu vois, ce que tu entends n’a pas encore eu lieu mais s’entend déjà, par avance. Il y aura plus de liberté et davantage de contrôle. La surveillance ne date pas d’aujourd’hui, tu le sais bien.

Comme un problème à résoudre, il faut prendre son temps pour trouver la solution, celle-ci se dessine progressivement, dans l’avancée hésitante, patiente, ce couloir que tu remontes en même qu’il se profile devant toi, la solution est au bout, tu ne le sais pas encore, peut-être l’imagines-tu secrètement, l’espères-tu, sans parvenir encore à mettre des mots dessus, à réussir à le décrire, mais tu commences déjà à comprendre le sens de ce qui se joue là, ce basculement en toi qui est celui de toute une société, c’est rare d’en percevoir seul la teneur, de parvenir à le définir, à le saisir, c’est si fuyant, c’est une image en devenir, cela n’existe pas et pourtant tu le vois déjà, sous tes yeux, tu l’entends déjà, mais aucun mot ne te permet encore de le dire, de l’énoncer clairement. Notre société se partagera entre l’affirmation d’une pensée libérale faisant la promotion de la liberté individuelle et la nécessité de surveiller les populations potentiellement dangereuses. Prévenir le danger en nous profilant, en recueillant nos données à partir desquelles il lui sera possible de construire notre profil, de repérer puis d’analyser l’ensemble de nos actes, de nos activités et de nos propos afin de prévoir nos comportements, de les orienter ou de les réduire à néant. Il n’y a pas de différence entre le contrôle social généralisé dans l’espace public et dans la vie privée des gens organisé par Big Brother, inventé par Georges Orwell dans son roman 1984, dans un pays fictif, allégorie d’un État policier moderne et technicisé qui rappelle étrangement notre société actuelle et son « tout sécuritaire » dans lequel « l’ordinateur » sert également d’outil pour les acteurs privés, notamment les banques, les assurances, les industries du marketing, joue un rôle central. Il est en effet très utile de connaître les comportements et les goûts des consommateurs, d’orienter leur consommation, ou encore de pouvoir tracer leurs parcours dans les grandes surfaces et les magasins. Profilage sécuritaire et profilage commercial se complètent. Ce livre tu l’as lu, il t’a marqué. Il est rangé dans l’angle près de la fenêtre de la chambre derrière laquelle tu peux rester des heures à observer la rue en contrebas, surveiller l’activité des hôtels et de leurs clients derrière leurs fenêtres. Il est disposé sur le rayonnage de ta bibliothèque juste à côté du Procès de Franz Kafka, dans la traduction d’Alexandre Vialatte : « Il reconnaît qu’il ignore la loi, et il affirme en même temps qu’il n’est pas coupable ! » Tu as annoté comme à ton habitude le livre d’Orwell que tu as lu adolescent. Cette phrase notamment : « Vous serez creux. Nous allons presser jusqu’à ce que vous soyez vide puis nous vous emplirons de nous-mêmes. » Te souviens-tu de ce que tu as écrit dans la marge du livre ? Non, bien sûr, c’est si loin. Tu as écrit : La mémoire convoque le passé au présent.

If you’ve got nothing to hide, you’ve got nothing to fear. Ce slogan sera utilisé dans le programme de vidéosurveillance des villes du Royaume-Uni. Nous nous laisserons prendre au piège en ne voyant dans la technologie qu’une source de progrès. Pour pouvoir développer leurs modèles économiques basés sur la pseudo-gratuité et la revente des données collectées, les sociétés du numérique mettront en place des infrastructures pour rendre possible la logique de surveillance. Tout le développement du numérique se focalisera autour de ces services. Nous entrerons dans l’ère de l’invisible. « Vous n’avez rien à craindre si vous n’avez rien à cacher. » Difficile de se rebeller contre l’invisible. Difficile de construire une résistance individuelle et collective face à l’invisible, il faudrait rendre la surveillance concrète. Faire circuler des mots, des images et des émotions. Il y a des choses qu’il faut vivre pour les comprendre, les saisir de l’intérieur. Dans la plus grande invisibilité et à l’insu des individus. Tu t’accroches encore un instant à la paroi du mur, devant la porte de tes voisins pour ne pas perdre l’équilibre, sans savoir clairement que c’est autre chose qui vacille en toi, comme un déclic que tu entends, cette clairvoyance qui s’empare de toi. Avancer dans la pénombre, dans l’incertitude de ce qui peut advenir. Le trouble devant certaines photographies. L’impression ressentie notamment devant les images de Kohei Yoshiyuki et sa série Kōen (qui veut dire parc en japonais). Ce qui fait l’essence de son travail, ce n’est pas ce qu’on pense trouver habituellement dans un parc, ses arbres et ses arbustes, ses fleurs, ou les animaux qui y vivent généralement, mais plutôt les habitants nocturnes qui hantent ces lieux publics la nuit. Le photographe a pu figer sur sa pellicule des couples venus faire l’amour, mais surtout les badauds noctambules qui les rejoignent pour les observer à la dérobée. Il nous initie ainsi au voyeurisme, ou plutôt permet son expression, en nous offrant une sorte de mise en abîme. Moins un voyeur qu’un écouteur. Mais pour s’en rendre compte il faut percevoir ce qui se dit parfois dans un silence bruyant. Imperceptible. Tu m’entends ? Au cœur de ce que l’on entend à travers le bruit et le silence. Une scène cruciale qui rend tout le reste à la fois audible et visible. La beauté n’est pas dans l’œil du spectateur, mais dans l’objectif de l’appareil photographique. L’œil de l’appareil photographique est le seul œil qui voit la beauté vraie. La femme est un champ de vision. La femme est son propre paysage. Le voyeur observe le voyeur. Incidemment tu captes aussi la relation ambiguë qui lie ces couples qui se savent observés, et les pervers qui les entourent et participent en pensée et parfois physiquement à leurs ébats.

Le pilier de la démocratie est l’intégrité inviolable de l’individu. Mais l’intégrité humaine s’étend bien au-delà du corps physique. Nous avons tous droit à une intimité sans encombre, dans nos pensées et dans notre environnement personnel et de communication. Une personne placée sous surveillance n’est plus libre. Une société sous surveillance n’est plus une démocratie. Pour rester valides, nos droits démocratiques doivent s’appliquer aussi bien dans le monde virtuel que dans le monde réel. La surveillance viole la sphère privée et compromet la liberté d’opinion. La surveillance rend l’individu transparent. La photographie permet-elle une dissection, une approche intériorisée, selon un cheminement ? L’angoisse provoquée par l’imminence du néant. Les pouvoirs évocateurs de l’image, non seulement photographique mais aussi poétique. Ce qui ne se fait pas. Tu le vois faute de le faire. Spectateur en renonçant à être acteur. L’imaginaire et du côté du voir. Ce qui est donné à l’œil est enlevé à la main. Tu vois d’autant plus que tu prends moins. Tu es prisonnier d’un autre temps. L’esprit et le mystère malgré la banalité. Prendre des photos pour combattre le néant.

Au bout du couloir, la lumière. Une image qui te revient en mémoire. Est-ce un moment vécu ou le souvenir d’une image ou d’une lecture ancienne ? Avoir le devoir d’être attentif et de ne pas perdre ce brusque et délicieux ricochet de soleil sur une vieille pierre. Un nuage presque noir passe dans le ciel. Rester assis sur le parapet, au-dessus du fleuve, à regarder les péniches noires et rouges sans avoir envie de les penser photographiquement, se laisser simplement aller dans le laisser-aller des choses, courant immobile avec le temps. Suivre le quai Bourbon jusqu’à la pointe de l’île où il y a une petite place intime parce que petite et non parce que secrète, grande ouverte sur le fleuve et sur le ciel. D’un saut, s’installer sur le parapet et laisser le soleil nous envelopper, nous ligoter, lui tendre son visage, ses oreilles, ses deux mains. Pas envie de prendre des photos, allumer une cigarette pour faire quelque chose.

Rien n’aura eu lieu que le lieu.

proposition n° 17

Quelques semaines après leur emménagement dans cet immeuble de la rue de Malte, il connaissait assez mal le quartier, il n’avait pas encore arpenté toutes les rues, privilégiant certaines d’entre-elles au détriment des autres, pour se rendre au travail notamment, rejoindre le métro, Station Oberkampf. En rentrant des courses, en provenance du côté de la Place de la République, un jour où il ne travaille pas, il marche sur le trottoir en face de son immeuble avant de traverser quelques dizaines de mètres plus loin afin d’entrer dans son immeuble. Une jeune femme vient de garer sa voiture blanche le long de ce trottoir, elle ferme à clé la porte de sa voiture, légèrement penchée sur la portière, puis elle se relève, s’apprête à contourner sa voiture pour traverser la rue. Sur le trottoir, au moment de passer à sa hauteur, leurs regards se croisent un bref instant. Elle ne sourit pas. Dans son visage quelque chose qui lui est familier. Un court instant, à peine un mètre parcouru par elle, il la voit désormais de dos, sa silhouette s’éloigne. Dans son esprit les images se mêlent, se brouillent à une vitesse folle. Il la connaît. Il sait qu’il l’a déjà vue. Elle traverse la rue, jette un dernier coup d’œil à sa voiture, vérifie qu’elle est bien garée. C’est à cet instant précis qu’il la reconnaît. Mais ce n’est pas le plus important. Cette actrice qu’il apprécie très sincèrement, comment ne l’a-t-il pas reconnu plus vite ? Il s’en étonne, se le reproche intérieurement et sans réfléchir se lance à sa poursuite comme pour rattraper ce rendez-vous raté. Elle rejoint le trottoir d’en face, marchant d’un bon pas. Au bout de la rue elle tourne à droite dans la rue Rampon. Il la perd de vue un court instant, le temps de traverser à son tour la rue en pressant le pas, mais quand il parvient enfin à l’angle de la rue et qu’il pénètre dans la rue Rampon, personne. Elle n’est plus là. Il avance un peu dans la rue déserte, déçu. Il s’en veut d’avoir mis du temps à la reconnaitre, d’avoir tardé à la suivre. Il a chez lui une immense photographie d’elle qu’un ami cinéaste lui a donné sachant l’attirance qu’il a pour elle. Une photographie qu’il avait du mal à mettre en évidence chez lui. C’est vrai qu’il avait beaucoup aimé la voir jouer dans ces premiers films, mais il s’agissait d’admiration pas d’adoration ou d’une fascination perverse pour l’actrice. Il marche encore un peu dans la rue Rampon, jusqu’à l’Avenue de la République. Personne. Il est dépité et revient chez lui désolé de ne pas avoir réussi à la suivre dans la rue. L’impression d’avoir raté sa chance. Il espère que puisqu’elle a garé sa voiture près de chez lui, peut-être habite-t-elle dans le quartier ? Il est ému par cette idée et troublé d’avoir perdu sa trace. Il remonte les marches de l’escalier d’un pas lourd. Il ouvre la porte d’entrée et se réfugie dans la salle à manger. Il fait chaud, l’air est lourd, le temps à l’orage, il s’approche de la fenêtre pour l’ouvrir et aérer la pièce. Dans l’appartement qui a été astucieusement construit au dos des immeubles de la rue du Grand Prieuré, parallèle à ceux de son immeuble, au-dessus des toits de la coursive qui remplit la cour et donne à cet appartement cet air insolite de cabane urbaine, il entr’aperçoit une silhouette traverser l’appartement, elle file à travers, les fenêtres qui éclairent l’ensemble de l’appartement la laisse apparaître de manière saccadée. Elle s’arrête dans ce qui est apparemment son salon. Il a juste le temps de la voir un instant avec une plus grande précision. Au moment où il s’apprête à s’éloigner de sa fenêtre, elle ouvre la sienne juste en face. C’est elle. L’actrice qu’il a croisée en bas par hasard, qu’il a suivi et perdue de vue dans la rue. C’est elle. Elle habite l’appartement face au sien. Ils sont voisins.

Il avait été cherché un pain de campagne à la boulangerie du coin, rue de Malte. Il le tenait à la main en remontant les escaliers grinçant de son immeuble. Il ralentit le pas l’approche du palier comme à son habitude. Sur la dernière marche. La main sur la rampe. Son vernis. Il avait besoin de contrôler ce silence comme un musicien accompagne la dernière note de l’instrument. Dans le silence apparent la note se prolonge. Quand il n’entend plus rien, que le son de ses pas dans l’escalier, le craquement du sol sous ses pieds, se sont effacés, il peut enfin entendre les autres bruits, les bruits secrets qu’aucune autre oreille ne parvient à percevoir. Le froissement d’un drap, un léger ronflement, une respiration régulière. Le couple de l’appartement du palier dort. Il vérifie ce qu’il a entendu à distance en s’approchant de leur porte, en regardant par le trou de la serrure. Ils sont allongés l’un contre l’autre. Il dort sur le dos, près du mur de la cuisine. Elle s’est tournée dans l’autre sens et regarde en direction de la porte. C’est toujours troublant pour lui ce regard dans le vide. L’impression d’être visible, que derrière le trou de la serrure son œil pourrait être vu. Mais elle a les yeux fermés. Son sommeil est agité par des rêves de fin de nuit, étranges et versatiles. Il s’éloigne en essayant de faire le moins de bruit possible, ses pas glissant sur le parquet. Derrière la porte de ses voisins du couloir, il perçoit de l’agitation. La lumière entre dans l’appartement, il la devine qui glisse sous la porte. Il s’en approche doucement, en essayant de ne pas faire de bruit avec le pain qu’il vient d’acheter à la boulangerie, enveloppé dans son papier protecteur qui, selon la manière qu’il a de le tenir, fait plus ou moins de bruit. Craquements qui lui paraissent très sonores et risquent d’alerter les voisins sur sa présence inopportune. Il retient son souffle. Il entend des bruits qu’il ne parvient pas à définir. Tout va très vite. Bribes de conversations chuchotées. Rires étouffés. Chaise qu’on déplace par mégarde. Souffle accéléré. Son rythme cardiaque s’affole. Il approche de la porte. Il prend son temps pour placer son œil devant le trou de la serrure. Ce qu’il voit est inimaginable. Inaccessible. D’une violence rare. Crue. Cruelle. Personne ne pourrait le croire. Lui-même est surpris. L’odeur chaude de la mie du pain, l’enivre. Dans le trou de la serrure, ce cadre si étroit, il aperçoit en gros plan, comme à la loupe, le sexe ouvert d’une femme offerte. Ses lèvres roses dessinées légèrement humides, ses poils luisants. Un soleil aveuglant. Un œil invisible. La vision le surprend à tel point, imprévisible, il est troublé, il se relève brusquement sans réfléchir. Un rire féminin. Un cri amusé. Syncope légère. Déséquilibre de corps. Bruit d’un meuble déplacé par mégarde, faux mouvement. Il se reprend. Il a plaqué sa main devant sa bouche pour maintenir sa respiration qu’il a du mal à calmer. Il place à nouveau son œil dans le viseur, c’est ainsi qu’il l’appelle désormais le trou de la serrure. Il voit le couple faire l’amour. Ils se sont un peu éloignés de la porte, le trou de la serrure cadre désormais leurs corps fragmentés. En mouvement. Un morceau de peau grenue, une cuisse musclée aux veines apparentes, les fesses nues de la jeune femme. Les jambes poilues de l’homme. Leurs mouvements saccadés. Dans un souffle commun.

Cela n’a rien à voir apparemment avec cet appartement, ni même avec cette ville, Paris. C’était ailleurs, près de Carpentras dans le Vaucluse. En vacances dans la spacieuse maison louée par ses parents. Il se souvient de tous les détails. Un matin, jour de marché dans la ville voisine, ils décident de s’y rendre tous ensemble en voiture. Il monte avec sa femme à l’arrière du véhicule de ses parents. Son père est au volant. Comme toujours quand il ne conduit pas, son attention n’est pas la même, il laisse ses yeux divaguer dans le vide, rêveur, grisé par la vitesse, les paysages traversés qu’il aperçoit derrière la vitre arrière, les conversations des passagers qui l’accompagnent, parfois même la musique diffusée par l’autoradio. La voiture s’arrête à un stop, à la sortie de la ville. Elle marque un temps d’arrêt, puis elle s’engage soudain, après une brève accélération qui se ressent sensiblement dans le siège brièvement projeté en arrière, et dans le bruit du moteur qui gagne en puissance. La voiture accélère mais paradoxalement le temps s’arrête. Impossible de savoir ce qui reste de cet instant en suspens et de ce qui arrive après coup, tout se mélange en essayant de recoller les morceaux d’un récit fragmenté qu’il tentera vainement de recomposer par la suite à partir de ce que les autres lui raconteront. Un peu comme dans son enfance, à partir des photographies des albums de famille, des récits répétés comme une fable par ses parents et ce dont il se souvient de cette période de sa vie. La voiture s’engage finalement, remonte le léger dénivelé de la route à ce carrefour, un départ sans vitesse, la voiture n’accélère pas au rythme où elle le devrait, elle tarde à tourner pour rejoindre la route perpendiculaire. Derrière la vitre l’image d’un camion-benne propulsé à vive allure. Image par image saccadé. Loin, loin, plus près, proche, très proche, le choc. L’accident. La voiture frappée brusquement de plein fouet. Tête rejetée violemment en arrière. La main accrochée à la poignée au-dessus de la vitre pour se maintenir à l’équilibre dans les virages, le bras gauche levé comme pour manifester sa colère, en lutte, est le premier touché par l’impact. Les bris de verre de la vitre qui explose sous le choc en minuscules morceaux, pénètrent la peau, la cisaille à vif. Commotion. Perte de mémoire. Sur le bas-côté de la route, l’herbe folle, un léger vent frais, des graviers gris, de la poussière, un goût de métal dans la bouche, du sang, les détails dont il se souvient vaguement, associés à la voix douce et prévenante du pompier qui le rassure, insiste pour qu’il marche, qu’il ne cède pas, ne perde pas connaissance. Ce n’est pas grave. La voix de son père qui s’inquiète, répète dans son dos : « j’ai tué mon fils ! J’ai tué mon fils ! » La mère tente de le rassurer. La voix du pompier devient maternelle. Tout va bien. Il va s’en sortir. À ses côtés sa femme sous le choc n’a rien. Il a tout pris. Plusieurs jours à l’hôpital avant de rentrer à la maison. Son bras bandé, après l’opération, les points de suture. La blessure à vif. Se souvenir de l’accident au moment d’aller prendre une douche, seul dans leur appartement, dans la salle de bain sans ouverture, dont il faut impérativement fermer la porte pour activer le bruyant système d’aération, plongée dans une lumière artificielle orangée, ne pas y parvenir, ce matin-là. Pour une fois. Sans raison. Laisser la porte ouverte. Ne pas allumer la lampe de la salle de bain et se doucher, non sans mal, pour ne pas entailler la plaie en train de cicatriser, dans la pénombre rassurante de la salle de bain, en laissant la porte vitrée entrouverte. Se souvenir de l’hôpital de Carpentras au moment du réveil, après l’opération. Une infirmière vient lui parler, le rassurer encore une fois des suites de l’opération. L’écouter tout en vacillant, avec la tête qui tourne, en regardant inquiet autour d’elle. Sentir l’angoisse monter peu à peu et la peur de demander ce qui est arrivé aux autres puisqu’elle n’en parle pas. La peur puérile de fixer un fait simplement en en parlant. Et ma femme comment va-t-elle ? Prononcer enfin cette phrase libératrice en interrompant le récit détaillé de l’opération par l’infirmière et des soins à suivre, et voir dans le même temps apparaître le visage de sa femme. Une apparition rassurante. Tes parents vont bien, tout le monde va bien, lui dit-elle émue aux larmes. Leurs visages rassurants encadrent aussitôt celui de sa femme, comme si penser à eux avait suffi à les faire apparaître sur l’instant. L’infirmière se retire discrètement et les laisse discuter ensemble, tout à la joie de leurs retrouvailles et à la reconstitution des événements qu’ils viennent de vivre, manière de prolonger leur soulagement en en répétant le récit.

proposition n° 18

Fumets de plats cuisinés et de fruits trop murs, parfum d’encaustique, effluves de vêtements sales enfermés dans un panier en osier, draps fraîchement lavés, séchés sur place, moiteurs des douches et des corps au réveil, exhalaison de phéromones. Dans l’exiguïté de la pièce, la cuisine fait office de chambre, persistent les fumets de plats anciens, passés, de fruits trop murs, associés au parfum d’encaustique, aux effluves de vêtements sales enfermés dans un panier en osier, et tout se confond, draps fraîchement lavés, séchés sur place, dans la moiteur humide des douches, des corps au réveil, et l’exhalaison de phéromones. Plats cuisinés à l’odeur tenace comme celle des fruits surannés, parfum d’encaustique, effluves de vieux vêtements, leurs odeurs enfermées prisonnières d’un panier en osier, draps fraîchement lavés, séchant sur place, abandonnés dans la moiteur humide des corps au réveil, et l’exhalaison de phéromones. Fumets de plats cuisinés amalgamés aux relents de ces fruits blets, avariés, parfum d’encaustique, effluves de transpiration emprisonnées tenaces dans les fibres des tissus, empoisonnant l’odeur fraîche des draps propres séchant sur place, dans la moiteur humide de la pièce mal aérée, la senteur tiède des corps au réveil, et l’exhalaison de phéromones. Fumets de plats cuisinés la veille insidieusement mêlés aux relents de fruits avariés, pommes, poires, bananes qui pourrissent patiemment dans un compotier, parfum d’encaustique des parquets d’antan à la cire d’abeilles, effluves de transpiration incrustées dans les fibres textiles des vêtements confinés à l’intérieur d’un panier en osier, draps blancs fraîchement lavés, étendus à la hâte pour sécher malgré la moiteur humide de la pièce, la senteur douceâtre des corps endoloris de sommeil, et l’exhalaison pernicieuse de phéromones. Infimes fumets de plats cuisinés, évoquant de vagues relents de fruits avariés, pommes, poires, bananes, oubliés dans un compotier, parfum d’encaustique à la cire d’abeilles, effluves de transpiration piégées dans les fibres textiles des vêtements confinés, odeur des draps fraîchement lavés, étendus dans la moiteur de la pièce, la senteur douceâtre des corps ensommeillés, et l’exhalaison pernicieuse de phéromones.

proposition n° 19

Le long couloir de la maison chez ses grands-parents à la campagne, préservé de la chaleur, toutes fenêtres fermées, volets hermétiquement clos, plongé dans le noir. C’est l’été, il fait très chaud, s’épuiser dehors à oublier l’ennui, tomber parfois de la balançoire, glisser malencontreusement dans les allées en gravier du jardin, rentrer en pleurs dans la maison, y retrouver un peu de fraîcheur, se faire soigner, la tête tourne quand il est question de mercurochrome, ce n’est pas la vue du sang comme répété souvent, car les crises continueront longtemps, c’est l’inconnu qui se loge dans ce mot censé soigner, tomber dans les pommes, la tête sur le sol carrelé. Pour se remettre d’aplomb, retrouver ses esprits, un gant de toilette légèrement humide passé sur le front rassure autant qu’une voix douce : ce n’est rien mon petit. Ce n’est rien.
La route, les phares dans la nuit, dans l’obscurité, la voiture avance mais semble progresser au hasard, le paysage apparaît derrière le parebrise et ses reflets trompeurs, le ruban de la route se déroule à mesure qu’on avance. Ce qui apparaît dans cette progression du véhicule, dans la vitesse, disparaît aussitôt, brèves apparitions aux formes énigmatiques, parfois difficiles à identifier. Sous le projecteur des phares, dans le mouvement de la voiture qui se projette vers l’avant, qui invente son parcours à chaque instant, un monstre s’empare d’un arbre et de ses branches, d’une bordure inclinée, d’un chemin qui s’égare dans l’inconnu.

Ce jeu de l’enfance, dos tourné contre un mur, le tronc d’un arbre, les yeux fermés, chantonner l’injonction 1, 2, 3, Soleil. Dans son dos les autres tentent de s’approcher sans qu’il s’en aperçoive, mais ils doivent se figer au moment où il va se retourner, sur le mot soleil, si l’un d’eux est encore en train de bouger, il a perdu, soleil, il est éliminé du jeu, 1, 2, 3, chacun à tour de rôle jusqu’à ce qu’il n’en reste plus un, sauf si l’un d’entre eux est assez vif, assez discret, malin, sagace, pour s’approcher sans se faire remarquer et toucher son épaule. Alors c’est lui qui a perdu et qui rejoint les autres pour tenter à son tour de se glisser en silence jusqu’au soleil.

Entendre les conversations dans la pièce à côté, entre adultes, il est tard, il fait encore chaud, il a fallu se coucher sans grande envie, sans conviction, difficile de s’endormir dans ces circonstances, de ne pas écouter les conversations, leurs chuchotements parfois brièvement interrompus par un éclat de rire, un inattendu haussement de voix. S’accrocher à ces arrêtes pour lutter contre le sommeil, dans l’excitation du voyage et du séjour à venir dans cette maison refuge. Dans la chaleur de la nuit. En écoutant la conversation, couchée sur dos, le drap remonté jusqu’à la poitrine, regarder fixement le plafond, dans l’obscurité de la chambre, les lumières des phrases des voitures qui passent à vive allure dehors, lumières filtrées par les interstices de la fenêtre et des rideaux baissés, dont le passage répété nous berce mieux qu’une chanson.

Chuchotements de ces paroles lointaines qu’on croit interdites, dites dans notre dos, critiques, moqueuses, qui dénigrent et ridiculisent, tout ce qu’on nous cache, ce qui nous est inaccessible est obligatoirement secret. Et ce secret nous mine, nous ronge. Et soudain se demander mais pourquoi tous ces souvenirs liés à notre point de départ, dans cette recréation mentale, légère, irréelle, qui s’ouvre alors en miroirs à tous les miroirs, fantômes, comparaisons, nous ramènent-ils tous à l’enfance ?

proposition n° 20

La bibliothèque est vide et silencieuse, elle a fermé ses portes comme tous les jours à 19h. Les couloirs, les bureaux, la cuisine, les toilettes, les locaux techniques, tout est désert, l’ascenseur bloqué d’un tour de clé du liftier, toutes les pièces inoccupées. La lumière légèrement orangée des lampadaires du boulevard, s’infiltre à travers les larges baies vitrées. Les rayonnages de livres du rez-de-chaussée sont visibles depuis la rue. Le battant amovible d’une fenêtre en hauteur est resté ouvert, sans doute un oubli, laissant exceptionnellement passer un filet d’air frais à l’intérieur de la bibliothèque. Une affiche pour un atelier d’écriture à venir placée sur la baie vitrée est en partie décollée, le coin en bas à droite, le léger souffle de vent qui glisse le long de la vitre, la fait trembler par moment comme les feuilles des arbres, à l’extérieur sur le boulevard. Au-dessus de la porte d’entrée avec ses deux larges battants fermés, l’horloge indique 23h45. L’aiguille des secondes poursuit sa lente course en silence. Il fait nuit, mais la bibliothèque n’est pas totalement plongée dans la pénombre. Les passants devenus rares à cette heure tardive rentrent chez eux d’un pas pressé, leurs ombres se projettent en mouvement, sur le plafond de la bibliothèque. Lorsque les voitures passent à vive allure sur le boulevard, les ombres des arbres se projettent majestueuses sur le revêtement du plafond, formant d’étranges dessins abstraits et fuyants, comme certains nuages le jour dans le ciel printanier. Dans les étages du bâtiment, la lumière parvient encore à éclairer une grande partie des pièces d’un tenant, surtout près des vitres dont les volets n’ont pas été descendus à la fermeture. Les meubles perdent leur volume, leur forme se font imprécises, imparfaites, dans cette faible luminosité, certains deviennent invisibles, le contraste s’affaiblit dans cette lumière atténuée, tamisée. Au dernier étage, dans l’un des deux WC, la lumière n’a pas été éteinte. Un oubli au moment de partir. Une vérification négligée. La porte fermée, cela ne se voit pas. Et soudain le téléphone sonne. Tous les appareils de la bibliothèque se mettent à sonner de concert. La sonnerie métallique envahit l’ensemble des pièces, les remplit de son volume sonore pourtant réduit à l’unité, mais qui se décuple dans l’accumulation des postes des différents étages et comme personne n’est là pour l’interrompre en décrochant le combiné et répondre à cet appel, sans doute un faux numéro, dans cet endroit sans autre bruit notable, cet appel prend alors de l’importance, devient central, envahit tout l’espace, il pourrait presque faire croire que ce lieu reste animé la nuit, l’ombre d’une présence humaine, son souvenir fantomatique, et dans la répétition de ce signal sonore, ses échos répétés, le début d’une histoire qui s’écrit.

proposition n° 21

Formica blanc, traces noires de cutter rayant d’un coup sec le blanc. Paysage abstrait. Chemin à suivre ? JACQUES ROUBAUD en lettres capitales. – Enceinte, un mot d’une phrase dont on ne peut lire la suite, morceau de phrase manuscrite d’une écriture ample et ronde sur une feuille de papier blanc – autocollant rectangulaire jaune sur la jaquette plastifiée d’un DVD : 2 dvd ! + 1 livret ! Badge en plastique transparent, imprimé sur feuille blanche avec le nom de la bibliothèque en capitales bleu cernées de noir : Villon – CAPITAL – le mot en toutes lettres. Pile de feuille, seul mot qui dépasse ROMAN-PHOTO – feuilles de papier recyclé – stylo noir, écriture gris métallisé : TRADITION FRANÇAISE – Signet en travers : Alice et autres merveilles, représentant une fillette vêtue d’une doudoune orange, un parapluie pour protéger sa tête couverte d’une capuche orange, se promenant dans un paysage fantastique de forêt sous la neige, la nuit. Titre d’un film sur jaquette DVD : En sursis – Images du monde... Titre d’un livre épais, ancien : new york délire – le nom de l’éditeur en bas à droite : parenthèses – sachet presque vide de mouchoirs blancs (pure ouate de cellulose) : Caresse – tasse Mini labo, faïence blanche recouverte d’élégants motifs floraux – Tampon en bois – PILON – posé à plat sur une minuscule boite en carton de tampon pour timbres – stempelkissen stamp pad 85 % recycled plastic – Brochure Kobo aura – Téléphone Alcatel, ses touches usées, traces de doigts sur la matière opaque, le clignotant du bouton message clignote orange – Pot à crayon en plastique marron, fatras de stylos de styles et de couleurs variés : jaune, rouge, vert, bleu, noir, orange – un coupe papier neuf – tapis de souris bleu. Souris DELL – porte-monnaie en cuir marron – une carte de visite cartonnée : Casa di Nonna Home Holiday – Un dépliant Botanical Garden en provenance de Palermo. C’est écrit dessus. Un livre équipé, recouvert d’un film plastique brillant, le code-barre de la bibliothèque sur le devant, juste au-dessus du nom de l’éditeur : éditions du Seuil – Peut-être ou la nuit le dimanche, lettres rouges sur fond crème – Douchette en plastique et caoutchouc noir posée sur le formica blanc. Lumignon allumé. Trousseau de clés comprenant cinq clés de tailles variées – écran d’ ordinateur de marque ViewSonic – Navigateur web Firefox, un, eux, trois, quatre, cinq onglets ouverts : Twitter – Facebook – Liminaire – Tiers-livre – Agenda Google. Dans les cartons sur la gauche : pile de livres entassés pour pilon. Sur la couverture de l’un, il est écrit : Développer pour l’iPhone et l’iPad. Sur la tranche de l’autre : Passez du PC au MAC. Sur le mur d’en face, derrière l’écran de l’ordinateur, peinture beige ternie par le temps, la poussière, le chauffage, avec quelques craquelures : deux feuilles scotchées (le scotch ancien s’est coloré comme vernis au soleil) - Le texte écrit : Téléphone : organisation et utilisation. Sur la deuxième feuille : Liste des numéros de téléphone de la bibliothèque. Par la fenêtre : feuilles des arbres, paroi vitrée, miroitements et reflets du soleil aveuglant en certains endroits, structure métallique cernant les fenêtres. Tache blanche sous le soleil, la coupole, des silhouettes à peine esquissées glissent devant, à peine le temps de les voir. Un homme, une pointe d’aiguille à cette distance, tond le gazon : On dirait du foin. Le bleu du ciel. Du vent dans les feuilles des arbres.

proposition n° 22

Chambre sous pente. Vélux au-dessus de la table de travail. Lumière zénithale. Papier-peint imitation liège. Cartes postales punaisées, reproduction de photographies en noir et blanc de stars de cinéma : Alain Delon, Marilyn Monroe, Marlon Brandon, Dustin Hoffman, Sophia Loren, Robert Redford, Bourvil. Table de travail en bois lambrissé. Pile à droite, pile à gauche. Un vieux plan Turgot contrecollé sur contreplaqué. Boite de timbres oblitérés. Collection de tampons de tailles et de formes variés, rangés dans une vieille trousse d’écolier devenue difforme avec le temps. Deux stylo plume de marque Schaefer, un noir, un bleu. Trois cartouches d’encre noir. Trombones oubliés au fond d’un verre en grès. Rangée de livres dans une bibliothèque Billy. Bibelots disposés devant. Dé à jouer, dé à coudre, cartes à jouer, morceau de pellicule Super 8. Pile de vieilles cartes de régions françaises au fond d’un placard. Papier peint très ancien pour en couvrir le fond maintenu par des punaises. Motif fleur de lys rose. Normandie, Corse. Plusieurs numéros de L’autre Journal. Dans une chemise en carton toilé, une série d’encres réalisées sur des feuilles A4 à même le sol. Un grand carton à dessin contenant de très nombreuses peintures. Parquet au sol. Matelas et sommier disposés par terre dans un renfoncement de la pièce à l’entrée. Un agenda de la SNCF qui contient l’ensemble des objets disposés sur la table de travail dans l’année 1982. Un meuble dont on a enlevé le plateau supérieur pour y déposer une longue planche de bois qui à l’autre bout tient en équilibre sur un tréteau dont le bois a été vernis. Les poignées dorées, arrondies, de ses tiroirs. Chaîne Hi-Fi. Tourne-disque avec rabat protecteur plastique transparent teinté. Pile de disques rangés à la verticale dans un placard en bois. Dans un coffret recouvert d’un tissus vert, l’intégrale des symphonies de Beethoven dirigée par Herbert von Karajan. Un ordinateur PC. Clavier, souris. Tableau en liège à bord en bois, rébus d’images en hommage à Robert Rauschenberg, work in progress qu’on photographie à chaque fois qu’on le vide complètement pour en composer un nouveau au fil du temps. Cartes postales, articles découpés dans les journaux, autocollants, badge Weapon of Peace, dessins de Caroline, un couple qui s’embrasse, photogramme de Pauline à la plage d’Éric Rohmer, reproductions de peinture, pages de livres arrachées. Placard Kazed. Une montre à gousset, des lunettes noires. Plusieurs dictionnaires. Le Robert des noms propres et celui des noms communs. La tranche du deuxième salie à force d’utilisation. Le Littré en trois volumes. Un tableau abstrait offert par Arnold, un ami, réalisé à base de projection de peinture façon Jackson Pollock et de bouts de miroirs incrustés. Porte métallique à lattes ajourées de couleur beige. Plinthes en bois peint. Prises électriques. Spacieux placard à vêtements, cache idéale dans le fond. Un grand sac en toile de jute de La Poste remplie à ras bord des courriers reçus, cartes postales, œuvres de mail-art, lettres d’amour, courriers d’amis, de parents, cartes d’anniversaires. Pile instable de livres et de disques empruntés à la médiathèque. Un appareil photo argentique Minolta avec son objectif 50mm. Un walkman Sony gagné à un concours : imaginez l’an 2000. Une pile de CD. Les trois au-dessus de la pile : Concertos pour violoncelle de Haydn, La nuit transfigurée de, Kind of Blue de Miles Davis. Poubelle en métal noir ajourée, papiers froissés à l’intérieur. Des mouchoirs pollués. Des petits bateaux pliés à la main à partir de brouillons, de vieilles lettres, ou de pages déchirées. Des cahiers d’écolier recouvert d’une écriture ample et ronde, détourné en journal littéraire. Agendas scolaires puis universitaires où tous les livres lus et les films vus sont scrupuleusement notés. Stores des Velux, lattes métalliques qui se baissent ou se lèvent à l’aide d’un fil blanc dans un bruit assourdissant, strident. Chambre d’échos.

proposition n° 23

Dans le bus, à l’arrière. En avant toute. Heure de pointe. S’accrocher à la barre métallique malgré tout. Bus à l’arrêt. Feu rouge. Fenêtres rectangulaires, Découpe panoramique du paysage urbain. Cadre fixe d’habitude en mouvement. À l’arrêt, fixe. Devanture d’une franchise de chaussures, vitres aux reflets brouillant la vue. La Place de la République se faufile à l’avant du véhicule. Fuyante. Le chauffeur discute avec un habitué. Mais c’est toujours la même chose avec ces gens-là ! Le plafond du bus est bas. Vision restreinte. Contrainte. Se baisser pour voir. Silhouettes des passants empressés, mouvements saccadés, entr’aperçus. C’est l’heure du repas. Le feu passe au vert. La machine se met en mouvement, grincement d’essieux et sursaut de ressorts. Le virage ouvre les perspectives. Le paysage se déploie autour de l’axe de la barre métallique prévue pour se maintenir en équilibre. Le corps sur un pied. Paysage en mouvement et bascule à cet endroit. Le bus marque un temps d’arrêt, très court, à peine le temps de se remettre d’aplomb, droit, au carrefour. De regarder tout autour, tête girouette. L’avenue Voltaire, enfilade de boutiques et de restaurants. Un boulevard. À l’opposée, l’hôtel Crowne Plaza Paris-République, l’Avenue de la République s’échappe sur la droite. Vision fragmentée de la Place dans le bus en mouvement, autour d’un axe secret, instable, déstabilisant, combinant mouvement circulaire et regard giratoire.

Renversement des perspectives. Le monument à la République au milieu de la place. Une allégorie de la République en bronze de 9 mètres sur piédestal en pierre de 15 mètres. Douze hauts reliefs en bronze à la hauteur du regard des passants, chronologie d’événements marquant l’histoire de la République française, entre 1789 et 1880. Vignettes pour édifier les foules. Main droite un rameau d’olivier, dans la gauche une tablette portant l’inscription « Droits de l’Homme ». Elle regarde dans la direction de la Rue du Temple. Pourquoi dans cette direction ? Les manifestants à ses pieds lui tournent le dos. Certains parviennent à franchir le bassin qui l’encercle et se hissent à son niveau en bravant l’interdit. Une vue inédite sur la place Faire le tour à cette hauteur est possible bien que périlleux. Les places rares, question d’espace. La nuit l’espace autour du monument se réduit aux seules lumières des immeubles environnant. Mais toutes les fenêtres ne sont pas allumées.

Appartement à la proue du navire. Balcon circulaire au sixième étage. Là-haut, vue imprenable. Les rois du monde. La place dans toute sa longueur. Quelques rares arbres au-dessus desquels on a l’impression de planer. En survol sur canopée fictive. Perspective fuyante de la place : voitures, bus, motos, vélos, car, camions. Un bruit assourdissant étouffé par la hauteur de l’immeuble. Aucun vis-à-vis. Aux premières loges pour les concerts et les manifestations. Spectacle incessant. Les habitants du quartier n’y prêtent plus guère attention. Un large piano demi-queue installé à l’angle de la pièce principale, entièrement entourée de fenêtres ouvrant sur le ciel comme un appel d’air, est devenu avec le temps, avec la télévision, une autre fenêtre sur le monde.
Les vidéos géolocalisées de cette série montrent les places de Paris recomposées façon puzzle, selon le principe du jeu sérieux des Situationnistes. « Aux quat’ coins d’Paris qu’on va l’retrouver éparpillé par petits bouts, façon Puzzle. »

Chaque film propose en effet à voir une place d’une manière nouvelle, inédite, il invite à la déambulation, invente un nouveau lieu par le jeu, la dérive et le détournement, par la création de liens inédits entre les plans, les quartiers et les fragments de textes sur la ville, détournés qui se font écho et correspondance (le détournement prend la forme d’un pillage créatif de phrases ou de bribes de phrases issues de textes sources dont les références ne sont pas explicitées). « Chaque époque rêve la suivante. Mais en rêvant, elle s’efforce de se réveiller » disait Michelet. Tromper la vigilance au travers de ce dispositif de diffusion, cette playlist qui éclate dans l’espace urbain les plans d’une ville à inventer, maquette à monter, mosaïque d’images et bande son associées pour déchiffrer les figures équivoques du rêve propre à notre époque, qu’il appartient au spectateur d’associer et de combiner librement : flux, transports, couleurs, mouvement, traces et écarts, reflets et miroirs, temps, regard. Dans chaque film, pour chaque place, un plan ne provient pas du bon lieu. Il est déplacé, sème le doute. Une image de la place de la Nation a été glissé dans le film de la Place de la République. C’est cette ambivalence qui fait d’ici même si, sous sa forme fragmentaire, sa « féérie dialectique », un hommage à Paris, son architecture et ses écrivains. Une autre manière de lire la ville.
Le téléchargement des photographies sur l’ordinateur prend du temps. Repenser à cette notion de temps en photographie. La première photographie a été prise depuis une fenêtre. Point de vue du Gras. Dans la maison de Saint-Loup-de-Varennes, propriété de Nicéphore Nièpce, près de Chalon-sur-Saône en Bourgogne, en 1826. L’histoire est connue. La première photographie avec une personne vivante est l’œuvre de Daguerre, ancien associé de Nicéphore Niépce. Il prend une photographie du boulevard du Temple depuis la fenêtre de son appartement, où se situe aujourd’hui la caserne de la place de la République. La technique est rudimentaire. Une plaque de cuivre recouverte d’une fine pellicule d’argent rendue photosensible au contact de vapeurs d’iode. A l’époque, à cause de la très faible sensibilité des Daguerréotype et de l’ouverture réduite des optiques, plusieurs dizaines de minutes d’exposition étaient nécessaires pour prendre un cliché. La circulation, les passants, révélés sur la plaque par de la vapeur de mercure réagissant avec les particules d’iode aux endroits où la lumière a agi sur la plaque, sont donc flous et invisibles comme sur toutes les images de l’époque. Sur la photographie de Louis Daguerre, la rue parisienne n’est pas aussi dynamique qu’on l’imagine. Le temps semble s’être figé. Paris fait figure de ville-fantôme. Une personne en bas à gauche de l’image est resté immobile assez longtemps pour apparaitre sur cette image. C’est un homme qui se fait cirer les chaussures. Le logiciel en ligne qui traite mes photographies me suggère la patience : « Pendant que ça charge, admirez le ciel »

proposition n° 24

Le temps semble s’être figé. Nos cartes représentent des phénomènes concrets ou même abstraits, localisables dans l’espace de manière conventionnelle, en mode plan. Mais là, j’imagine une carte du temps. Dans les strates du temps, où se promener à son aise. Aller au hasard. S’y transporter sans mal, dans le déplacement des points de vue, comprendre le lieu de l’intérieur. Dans sa multiplicité. La ville serait notre carte grandeur nature. Notre histoire écrite sur les murs même de la ville qu’on traverse. Une dimension qu’on ignore au quotidien. Le nom des rues. S’y arrêter pour s’y repérer et saisir en dessous la cohésion historique qui nous échappe sans cela. Les plaques sur les murs nous racontent la ville et son histoire. La ville écrite. La ville qui s’écrit. Mais notre histoire qui l’écrit ? Et sous quelles formes. Texte ? Image ? Son ? À cet endroit, je m’interroge.

Daguerre prend une photographie du boulevard du Temple depuis la fenêtre du dernier étage de son diorama, à l’emplacement actuel de la caserne de la Place de la République. La technique est rudimentaire. Une plaque de cuivre recouverte d’une fine pellicule d’argent rendue photosensible au contact de vapeurs d’iode. La très faible sensibilité des Daguerréotype et l’ouverture réduite des optiques, explique le temps de pause, sept minutes d’exposition pour un tel cliché. La circulation, les passants, révélés sur la plaque par de la vapeur de mercure réagissant avec les particules d’iode aux endroits où la lumière a agi sur la plaque, sont donc flous et invisibles comme sur toutes les images de l’époque. Sur la photographie de Louis Daguerre, la rue parisienne n’est pas aussi dynamique qu’on l’imagine ou qu’on la connaît aujourd’hui. Le temps semble s’être figé. Paris fait figure de ville-fantôme. Une personne sur le boulevard du Temple, en bas à gauche de l’image, est restée immobile assez longtemps pour apparaitre à nos yeux, deux siècles plus tard. Sept minutes. Le temps de fumer une cigarette ou de faire cuire des pâtes. Un homme fait cirer ses chaussures.

Paris est une ville sans arrêt en chantier. Un chantier dont nous pouvons voir les traces partout. Un chantier qui s’inscrit dans la durée. Tu ne regardes plus la ville de la même façon. Ce qui attire désormais ton attention est ailleurs. La ville en cheval de bataille, chantier à ciel ouvert. Ce qui s’écrit plutôt que ce qui est écrit. La ville est un trouble. Un texte à trous. Un travail de l’écriture, qui cherche à faire reculer les limites du possible, en visant une transformation, restreinte certes, mais bien réelle. L’addition des expériences ne tombe jamais juste. Si vous cherchez bien, vous verrez des visages.

Mur aveugle au dos de la caserne Vérines. Rue Léon-Jouhaux. Face au mur de pierre, du mal à imaginer l’endroit à l’époque. Se le représenter mentalement.

La première photographie avec une personne vivante est l’œuvre de Daguerre, ancien associé de Nicéphore Niépce. L’autre photographie qu’on évoque moins souvent est celle de la Place du Pont-Neuf (entre le square du Vert-Galant et le pont Neuf), avec la statue équestre d’Henri IV tournant le dos à la Seine. Dans l’ombre de la statue deux ouvriers se sont allongés pour se reposer.

Plaque de marbre gravée : Ici s’élevaient de 1822 à 1839 le diorama de Louis Daguerre. Ils furent détruits par un incendie en 1839.

C’est que le lieu a changé avec le temps, au fil des années. La ville évolue, se métamorphose. La caserne du Prince-Eugène, nommée plus tard caserne du Château d’Eau (c’est ainsi que s’appelait alors la future place de la République), puis caserne Jean-Vérines (nom d’un gendarme résistant), fut érigée par Degrove, en 1854, en remplacement de l’ancien Vauxhall d’été et du diorama où Daguerre, l’un des inventeurs de la photographie, donnait ses représentations de quinze minutes.

La dialectique est partout. Et la marche est un trou noir à métaphores. L’incohérence d’une trajectoire peut menacer l’ensemble.

La ville se livre devant nous entre parenthèses. Cet entre-deux, sur lequel tout texte se construit, qui nous permet d’écrire un texte à partir d’autres textes, est cet espace de transition qu’en architecture on nomme dent creuse.

La carte que je consulte n’est pas un plan ordinaire. Elle est à l’image de la ville que j’habite, à sa dimension. Chaque lieu me raconte son histoire, j’invente cet endroit dans lequel je m’invite.

En attendant la consultation du dermatologue, dans la salle d’attente, laisser fureter son regard sur l’avenue Magenta. La Bourse du travail juste en face. Ne pas oser prendre une photographie avec les autres patients dans son dos. En sortant du cabinet médical, sur le seuil de l’entrée, devant la porte de l’ascenseur et les marches de l’escalier en colimaçon, une fenêtre permet d’apercevoir la Cité du Vauxhall, un passage sombre et étroit qui s’ouvre sur la rue Albert Thomas.

Le Tivoli-Vauxhall, était une salle de spectacle située à Paris, rue de la Douane (aujourd’hui, rue Léon-Jouhaux). Durant la seconde moitié du XIXe siècle, et durant la Commune de Paris en particulier, elle a hébergé de nombreuses réunions politiques. La salle a été déplacée à trois reprises, l’une d’elle était située dans le bâtiment qui aujourd’hui fait office de Bourse du travail du Boulevard Magenta.

Le laboratoire où celui-ci perfectionnant l’invention de Joseph Nicéphore Nièpce découvrit le Daguerréotype.

Les murs racontent l’histoire d’une ville. Il faut parfois savoir les déchiffrer. Comme les plaques de marbre ou plaque de cuivre.
Ce qui reste importe peu, juste la transition, la trace de ce qui se construit, ce qui a lieu c’est le lieu. La forme que nous inventions sans nous voir l’inventer.

Le diorama de Louis Daguerre ou « polyorama panoptique » était un dispositif illusionniste conçu par son inventeur comme un divertissement théâtral. Une alternative au très populaire panorama, la peinture panoramique. Une expérience théâtrale présentée au public dans une salle de trois cent cinquante places. Les spectateurs faisaient la queue pour contempler une peinture de paysage dont l’apparence se modifiait de manière subtile ou dramatique. Le spectacle durait une quinzaine de minutes pendant lesquelles le public restait debout. Les scènes étaient peintes à la main sur une toile dont la transparence était conservée dans certaines zones précises. Une série de ces panneaux était disposée en profondeur dans un tunnel tronqué et éclairée par la lumière naturelle redirigée.

La carte est également un dispositif illusionniste. La carte numérique aussi avec ses strates temporelles qui se juxtaposent. Qui ne connait pas Pegman, le bonhomme de Street View qu’on peut lancer où l’on veut sur la carte et qui, une fois sur place, nous montre plusieurs moments de cet endroit ?

Ce que je vois, les souvenirs que cela éveille en moi, ce à quoi cela me fait penser, et comment ces pensées transforment à leur tour mon regard. Ce que je vis. Ce que je vois. Ce que je pense. Journal du quotidien (en ordre de bataille) repris entre les lignes d’un temps qui le dépasse, le transforme. À l’affût de ces transformations : toutes ces choses composent un ensemble hétéroclite, multicolore, polyphonique. Devant cet amas les saisons se couchent sans connaître leurs motivations.

Monde en métamorphose qui m’avale. Avec le temps suspendu qui déborde des lignes. La ville me construit.

Le souvenir de l’appartement de la nounou des filles au dernier étage d’un bel immeuble de la Place de la République ouvrant sur le ciel comme un appel d’air, avec la télévision à côté du piano, une autre fenêtre sur le monde.

Les changements apportés et le potentiel de la place transformée en esplanade après son chantier. Une esplanade qui ouvre l’espace de la place et met en valeur la Statue au centre, entourée par un bassin, une dalle lisse pavée de trois nuances de gris minéral, d’impressionnants bancs de bois, un café, un miroir d’eau qui le reflète et le jouxte, sorte de flaque à vocation de pédiluve, des tremplins pour les skaters, tout près à l’est de la place, l’R de jeux, première ludothèque en plein air de la capitale qui prête des jeux de société à un public concentré, installé autour de tables rouges. Les détracteurs voient le lieu différemment : « une esplanade d’une infinie platitude, une dalle lisse pavée de trois nuances de gris minéral, avec pour seul relief, sur un seul flanc, une huitaine de marches, comme pour rattraper le niveau. »

Les images en boucle de la Nuit debout. Le temps s’arrête encore une fois. Le calendrier bute sur une date. La date du 31 mars 2016, début de la manifestation qui cherchait à construire une « convergence des luttes », sert de référence. 32 mars, 33 mars, 34 mars… « On passera au mois d’avril quand on l’aura décidé ! » Sa revendication initiale, le refus de la loi travail, s’est vite élargie à la contestation globale des institutions politiques et du système économique. Beaucoup de monde passaient par curiosité, mais la plupart semblaient marquer leur soutien. La Place de la République est devenue une plaque tournante, et s’est transformée en AG généralisée. AG comme Agora Grec.

Tu prends beaucoup de photographies de tes promenades. Ce qui reste t’importe peu, juste la transition.

La construction de la caserne a changé le paysage du quartier, supprimant l’ancien Vauxhall d’été et le diorama de Louis Daguerre, entrainant également la destruction d’une partie de la rue des marais-du-Temple.

La trace de ce qui se construit. Ce qui a lieu c’est le lieu. La forme que nous inventions sans nous voir l’inventer.

La caserne a été construite pour rassembler des troupes éparpillées dans Paris.

Dans quelques années, elle sera transformée en bibliothèque. Un espace neutre et vivant. Un lieu d’habitude qui soit comme un second chez soi, où l’on nivelle les différences entre les gens. Un lieu créateur de communauté, où la conversation est prioritaire, propice au débat. Un lieu de travail partagé, à la fois accessible, accommodant et simple. Une expérience ludique. Une bibliothèque résolument politique, avec une ambition citoyenne forte, celle de redonner de la vigueur au lien social, de recréer une vie collective, de réenchanter la vision du monde et des autres. Un lieu ouvert sur la ville.

Voir à travers les photographies, c’est appartenir à ce monde et apprendre à mieux le comprendre, à le voir en face.

proposition n° 25

Se projeter dans la vie des autres pour mieux envisager la sienne. Les sons perçus dans ce lieu, en sursis, à l’affût, il se demande bien comment ils agissent sur lui, s’ils influencent sa manière de voir et d’appréhender le monde. Le temps d’un regard, comprendre ce regard et voir ce qu’il a vu. La ville ne se présente jamais d’un seul tenant, ne s’envisage que très rarement dans sa globalité. Les endroits qui permettent de l’appréhender dans son ensemble sont rares, leurs accès privilégiés. Ils offrent plus qu’un point de vue insolite sur notre environnement quotidien, il s’agit peut-être d’une porte d’entrée sur un mode parallèle. Il existe finalement peu d’endroits où voir la ville au-dessus de la ville, pour la surplomber. Ces endroits privilégient le point de vue unique. Ne pourrait-on pas en découvrir ou en fabriquer d’autres, dresser une passerelle entre les balcons de deux immeubles, établie par-dessus la rue, au-dessus du vide, créer un corridor entre deux immeubles, un passage souterrain aussi bien. Circulez il n’y a rien à voir, il n’y a ni noyau, ni centre. Le fait d’être toujours situé entre deux points le place dans une position d’ailleurs, décalée. Plus de point focal. À la limite : lieu de passage. L’espace et le temps s’y désintègrent. Ce qu’il voit, les souvenirs qu’ils éveillent en lui, ce à quoi cela lui fait penser, et comment ces pensées transforment à leur tour son regard. Ce qu’il vit. Ce qu’il voit. Ce qu’il pense. Entre les lignes d’un temps qui le dépasse, le transforme. C’est d’une certaine manière marcher incognito dans la rue sans sentir peser le regard des autres et leurs jugements, être libre de se rendre où l’on veut, sortir des chemins battus, ou au contraire emprunter l’itinéraire du plus grand nombre et se fondre dans la foule. Dans ce mouvement, cette lente traversée retrouver quelque chose d’enfoui profondément en lui, qu’il croyait oublié. Vision fragmentée, dans le corps en mouvement, autour d’un axe secret, instable, déstabilisant, combinant mouvement circulaire et regard giratoire. La ville se livre devant nous entre parenthèses. Cet entre-deux, n’est-ce pas celui sur lequel tout texte se construit, qui nous permet d’écrire un texte à partir d’autres textes, cet espace de transition qu’en architecture on nomme dent creuse. Beauté secrète, insoupçonnée des ruines. Juste avant la fin, il y reste encore quelques traces de ce que nous fûmes. Les traces de notre passage fugace, témoignage de cette inscription dans le temps. Notre mémoire quand nous aurons tout oublié. Un endroit qui évolue dans le temps, qu’est-ce qu’on en sait. Comment le savoir, si rien ne le précise, ne nous le confirme, si ce n’est pas écrit dans un livre ou sur les murs de la ville. Pris en photo comme on dit prisonnier. Pour dramatiser le réel et créer « ce salutaire mouvement par lequel, écrit Walter Benjamin, l’homme et le monde ambiant deviennent l’un à l’autre étrangers. » La beauté n’est pas dans l’œil du spectateur, mais dans l’objectif de l’appareil photographique. L’œil de l’appareil photographique est le seul œil qui voit la beauté vraie. Lieu à l’abandon, indigne de l’endroit, comme son envers. Se demander ce qui nous attire dans cet abandon, cette fascination des lieux déserts, vides, sans vie, les friches en décrépitude, les ruines oubliées de tous. Dans les rues vides, sans habitant, endormies dirait-on par l’effet d’un charme mortel commué en sommeil (comme dans La belle au bois dormant, de Charles Perrault), les objets prennent soudain une densité inhabituelle, une insolite présence, un aspect étrange et l’on comprend bien la fascination de Giorgio De Chiriquo. Ne pas faire de bruit, ne pas attirer l’attention. Arrêter le temps. Retenir sa respiration, la suspendre, pour devenir invisible. Ce n’est pas pour chercher à disparaître, c’est par discrétion, pour avancer masqué, voir sans être vu. Cette fascination occultée lui revient comme une lointaine sensation, un souvenir d’enfance. Dans cet endroit sans bruit, l’ombre d’une présence humaine, son souvenir fantomatique, et dans la répétition de ce signal sonore, ses échos répétés, le début d’une histoire qui s’écrit. L’impossibilité de mettre des mots précis sur cette explosion de parfums et d’arômes qui l’enivrent et le transportent sur place de nombreuses années plus tard. Sans doute ce qui la rend aussi fascinante. Ce qu’il croyait avoir oublié, tapi dans l’ombre, dans un coin de sa mémoire. La ville est un corps vivant. Le dessin d’un chemin, d’une route qui lui fait faire un détour trop long, il coupe à travers le gazon, parant au plus pressé, et la trace qu’il dessine à force de passages répétés, ce sont des lignes de désir. Une zone vide, inhabitée, sans utilité dans un espace public restreint qui manque cruellement de place, on l’investit en l’habitant, comme ces bâtiments à l’abandon, ces friches industrielles. L’espace urbain est un lieu de regroupement, de mise en réseau. Il collectionne naturellement les traces humaines, produit des repères et du sens. La ville lui impose ses itinéraires. La réalité et son envers. La ville, ses devantures et ses arrière-boutiques. Passages secrets dans nos villes. Dans nos vies. Un dédale labyrinthique qui nous laisse croire que nous sommes libres d’y arpenter à notre aise, sans contrainte ni limite. La répétition de nos marches en ville, ne cherchent-elles pas à en épuiser les perspectives et les trajectoires, afin de nous en libérer, de trouver les raccourcis et les passages insolites pour inventer une ville inédite. Une ville nouvelle. Dans l’espace urbain les plans d’une ville à créer de toutes pièces, maquette à monter, mosaïque d’images et bande son associées pour déchiffrer les figures équivoques du rêve propre à notre époque, qu’il appartient au spectateur d’associer et de combiner librement : flux, transports, couleurs, mouvement, traces et écarts, reflets et miroirs, temps, regard. Monde en métamorphose. Avec le temps suspendu qui déborde des lignes. La ville nous construit comme nous la construisons. Ce qui a lieu c’est le lieu. La forme que nous inventions sans nous voir l’inventer. Comme le cadran solaire improvisé qui n’indique aucune heure, mais nous apprend juste que le temps passe et laisse lentement sa marque en nous. La mémoire convoque le passé au présent. La ville écrite. La ville qui s’écrit. Mais qui écrit notre histoire, et sous quelles formes. Texte, image, son. À cet endroit, je m’interroge. Jeu ou désir de vouloir vider la ville du bruit et de la fureur pour s’y promener en solitaire. Fiction d’un monde contemporain dont les repères s’accrochent à l’isolement sensoriel, perte d’identité, déplacement des signes dans un univers où la technologie est implicitement présent, aux lisières de la présence humaine dont ne restent que ses constructions : architectures urbaines, systèmes de transport, axes, carrefours. Se demander pourquoi tous ces souvenirs liés à son point de départ, dans cette recréation mentale, légère, irréelle, qui s’ouvre alors en reflets à tous les miroirs, fantômes, comparaisons, nous ramènent à l’enfance. Les murs racontent l’histoire d’une ville. Il faut parfois savoir les déchiffrer. Comme les plaques de marbre ou les plaques de cuivre. Ce qui reste importe peu, une transition sans doute. La forme que nous inventions sans nous voir l’inventer. Une image qui revient en mémoire. Un moment vécu, le souvenir d’une image qu’on croyait perdue ou les réminiscences d’une lecture ancienne.

proposition n° 26

La mémoire est facétieuse. Retour en arrière. Marcher sur le bord de la route. En équilibre instable, un peu hésitant. Sur le trottoir recouvert de sable gris. Les traces de nos pas effacées depuis bien longtemps. Quelques mauvaises herbes éparses envahissant les bords biseautés de la bordure. Apercevoir quelque chose qui ne demande qu’à devenir visible. Mais il faut continuer le chemin. Enfant, marcher avec ma sœur aux côtés de ma grand-mère maternelle. Comme tous les étés, nous passons un mois chez mes grands-parents maternels. Dans leur petite maison, à Tournon-Saint-Martin dans l’Indre, qui portait un nom inoubliable : Le Grain de sable. Revenir sur ses pas, retrouver d’anciennes traces dans lesquelles avoir aucun mal à remettre les pieds, fausse impression que rien n’a changé, pourtant rien n’est plus pareil. Dans une ville précise, dans un quartier précis. Comme on s’égare pour mieux recommencer. Se tromper, s’égarer, le mot vient du vieux français errer qui d’ailleurs signifie voyager. Comme on s’égare pour mieux recommencer. Le moment est arrivé. Et s’en aller. Loin, très loin. Comme on revient toujours. Comme on revient vers soi enfin... Alors que faut-il faire ?

La maison était située à la sortie du village. Juste avant le panneau qui en rappelait les limites. Le centre-ville à plus d’un kilomètre. Le village comme beaucoup de villes avait grandi trop loin, de manière éclatée, disparate, sans aucune cohésion. Avec les années le centre-ville s’était vidé de ses commerces et de ses habitants. Nous allions régulièrement faire les courses au village à pied avec ma grand-mère. Nous empruntions toujours le même chemin, sur le trottoir longeant la route départementale qui traversait en ligne droite le village. Sur le chemin, faire attention aux voitures qui roulent vite avant d’entrer au village. Laisser ses pensées dériver. Souvenirs des maisons aux styles variés, formes et couleurs, chacun cherchant à se différencier des autres. Et des friches aux herbes folles, station-service abandonnée dont il ne restait plus que la trace d’un vestige ancien, jardins délimités par de hautes bordures bigarrées et d’imposants portails clôturant les propriétés, quelques belles demeures en entrant dans le village. Chaque souvenir en appelle un autre. Un simulacre se substitue souvent au souvenir avant de finir par l’évincer tout à fait. Ma grand-mère nous racontait volubile l’histoire de chaque famille, en passant devant leur maison. J’ai tout oublié depuis, ma grand-mère est morte. Certains d’entre-deux faisaient partie de notre famille, de lointains cousins par alliance, nous les saluions quand ils taillaient leurs rosiers ou arrosaient les plantes de leur jardin. Ma grand-mère était loquace. L’attente interminable chez les commerçants du village, la boulangerie, la boucherie, l’expression tailler une bavette prenait ici tout son sens. Difficile de cacher sa fascination enfantine, muette, derrière un ennui de façade. Il était souvent question d’autres personnes du village dans ces conversations de comptoirs, récits de vie débridés que je captais par bribes et qui, de mon point de vue d’enfant, prenaient la forme de récits d’aventure. Ces aventures je les poursuivais à travers champs.
J’aimais jouer dehors, à pied ou à vélo, seul le plus souvent, et m’inventer des histoires, partant à l‘aventure sur les chemins de terre, au hasard entre les champs de maïs, de blé et les champs de luzerne. J’étais totalement libre de mes mouvements à la campagne. Je découvrais ce que flâner veut dire. C’est en marchant dans la campagne que j’ai découvert la ville. Ses parcours multiples qui offrent au flâneur une errance indéterminée. Dans les pas des passants la ville se réécrit en permanence. J’en faisais dans mon enfance l’expérience quotidienne. Le moindre de mes mouvements accompagnés de récits farfelus, de chants enjoués, de soliloques essoufflés, pris dans le désir de dire ce qui m’entourait (ce que je ne pouvais pas encore nommer la ville) et de le projeter dans la langue, dans un récit mouvementé empli de personnages fantasques que j’invitais à m’accompagner, évoluant dans d’étonnants paysages à la fois réels comme les champs que je traversais en tous sens, la rivière que je longeais jusqu’au champ de foire, et imaginaires comme ceux que j’inventais, qui venaient se juxtaposer à ceux qui m’entouraient, dans un ailleurs fictif que je réactualisais sans cesse en réalité.

Celui qui marche en ville, qu’il flâne ou qu’il se rende d’un pas pressé à sa destination, compose une partition qui lui est propre. Ces voies toutes tracées, ces chemins délimités qu’il emprunte impérativement, voies qu’il suit sans possibilité de raccourcis, d’issues de secours ou d’échappées belles. Dans la porosité des espaces publics, le degré de connectivité des rues, tous ces itinéraires contraignant que l’habitude nous fait suivre sans réfléchir, certains s’en affranchissent avec leurs pratiques imprévues, en coupant court à travers le lieu de tous les passages passés, en trouvant l’accès le plus direct possible, délimitant à leur tour une nouvelle voie à suivre qui parfois rencontre l’assentiment de tous. Ces chemins de traverse qui se dessinent progressivement, sous la charge de leurs pas, l’usure de leurs pieds, revenant sans arrêt dessus, nouveaux chemins empruntés par le plus grand nombre. Spatialités et temporalités mouvantes qui nous font ainsi sortir des sentiers battus. Retrouver aujourd’hui dans les rues vides de certaines photographies, fixées à une heure matinale, la même invitation pour l’observateur à se promener, paisible et solitaire, à déambuler dans ces espaces inoccupés. Dans un rêve infini d’errance nostalgique.

Le territoire avait été préalablement circonscrit, les limites de mon royaume clairement localisées : un large espace entre la maison de mes grands-parents, le long duquel descendait un chemin légèrement en pente qui rejoignait la rivière, l’Indre et ses méandres boueux en contrebas, et le chemin qui rejoignait le village. La voie est aujourd’hui recouverte de goudron et porte le nom de rue du moulin, parallèle à la route que nous empruntions le matin pour aller faire les courses, la route du Blanc, qui rejoignait l’ancienne place du champ de foire sur laquelle peu de voitures venaient se garer et qui permettait donc de circuler sur plusieurs kilomètres sans risque de croiser une voiture ou de craindre de se faire renverser. Je circulais donc sur ces chemins de terre de longues heures durant. Allant et venant en nage dans l’étrangeté quotidienne de ses paysages. Le temps et ses nuances infinies. Ce territoire que j’arpentais en toute liberté m’appartenait. Je l’inventais à ma guise. Il était le lieu de mes fictions et de mon apprentissage. C’est à cette époque aussi que j’ai découvert la lecture.

proposition n° 27

Arriver en ville en train. Ce n’est pas la même chose dans une ville qu’on ne connaît pas, dans laquelle on vient pour la première fois, que dans une ville où l’on a ses habitudes. L’attention aux aguets aux premiers ralentissements du train, vérifiant l’heure d’arrivée prévue pour ne rien en manquer ou par surprise, en entendant l’annonce par le chef de cabine de l’arrivée imminente du train en gare. L’arrivée n’a rien d’exceptionnelle quand elle est quotidienne. Répétée. Ce que l’on croit.

Dans le train de banlieue qui file à travers les paysages urbains (champs à perte de vue, entrepôts de stockage et plateforme de flux, zones pavillonnaires), mon regard se perd à l’horizon, mi-distrait, mi-rêveur. Je me laisse transporter lorsque je lis mes yeux glissent entre les lignes du livre pour s’échapper, la dernière phrase lue encore en tête. Il fait jour mais je suis ailleurs. Le train pénètre lentement dans le long tunnel souterrain de la gare. Souvenir de cette journée de chaleur cet été-là, toutes les fenêtres du wagon grandes ouvertes, à l’endroit où le train s’était arrêté longuement, dans ce no man’s land, cet entre-deux entre l’entrée légèrement en pente du tunnel et les quais de la gare, dans cette zone où d’habitude la vitesse du train ne nous permet guère de voir autre chose qu’un labyrinthe de béton vaguement éclairé par de pâles néons, dédale de coins et recoins sombres où personne jamais ne vient que pour travailler dans l’indifférence générale, issues de secours.

Quand on a vécu toute sa jeunesse en banlieue, qu’on y a été à l’école et qu’on a travaillé dans des villes (Boussy-Saint-Antoine, Combs-la-Ville, Crosne, Montgeron, Melun) toutes desservies par la même ligne de train (la ligne D.) on a effectué, entre ses gares, le trajet en tous sens. Ce parcours devrait nous paraître banal, anodin, il ne l’est jamais, question de curiosité et de point de vue. L’attente a été si longue pour vivre enfin à Paris, travailler en banlieue alors qu’on y a vécu depuis son enfance, c’est une preuve de réussite qu’on rejoue pour soi à chaque arrivée en gare. La plupart des travailleurs viennent de banlieue pour travailler à Paris. Prendre le chemin inverse, aller à contre-courant confirme ce ténu privilège. Plus le train avance, moins il est rempli de voyageurs. A l’inverse quand il s’approche de Paris, le train entre en gare et la banlieue reste loin derrière nous.

Le train était resté un long moment immobile, assez pour rendre angoissants les bruits d’entrée et de sortie d’autres trains sur d’autres voies invisibles, là où le train était à l’arrêt. La lumière éteinte. L’air lourd s’infiltrait par les fenêtres. Le bruit des essieux du train était encore dans chaque tête alors que le train ne roulait plus depuis plusieurs minutes, désormais à l’arrêt complet, après avoir glissé dans un long crissement crispant. Une présence fantomatique dans l’air étouffant. Les passagers étaient muets, figés dans l’attente. Un temps en suspens qui semblait s’éterniser. Bruits d’avant la déflagration, de l’explosion. Attendre est une peur. Dans le noir le souffle de l’air porte et transforme le moindre bruit en danger. On ferme les yeux pour conjurer le sort. Retrouver le bruit de la machine ferroviaire, c’est-à-dire le mouvement, la lumière, même celle artificielle du quai de la gare, même à hauteur du sol, sortir enfin de ce trou, ce courant d’air. Cette attente.

Depuis son dernier arrêt en gare de Vert-de-Maison, le train suit une ligne droite qui favorise sa vitesse. À l’abord de la gare de triage et des bâtiments techniques, les voies deviennent moins nombreuses, l’espace se rétrécit, et le mouvement du train plus sinueux, avec de nombreux aiguillages, des hangars techniques, d’imposants boitiers électriques, le train ralentit progressivement son allure. Cette sensation vécue des milliers de fois, est chaque fois différente, selon la lumière, au fil des saisons, le trafic, les conversations dans le train, et les préoccupations personnelles. Les mêmes images se répètent différentes pourtant. Les immeubles en façade, les hangars de la gare de triage, les nombreux trains à quai pour réparation ou nettoyage. L’œil est attiré partout, à l’affût. Le train n’emprunte pas toujours le même itinéraire, il avance en sinuant mais finit toujours par s’enfoncer dans le souterrain qui s’engouffre sous la Gare de Lyon. Les voies des trains de banlieue qui traversent Paris sont désormais souterraines. Les autres trains, les directs, s’arrêtent toujours en gare de surface. Souvenirs d’enfance où tous les trains s’arrêtaient au niveau du restaurant Le Train bleu. La foule des travailleurs sortaient en toute hâte des petits gris, ces trains de banlieue aujourd’hui disparus, et filaient rejoindre empressés le métro souterrain ou le bus devant la gare.

Les dernières images que l’on garde en mémoire à la lumière du jour, avant la brutale descente dans le souterrain et le règne de la lumière artificielle, nous accompagnent à travers la gare malgré la cohue générale. La masse des voyageurs, usagers pressés, nerveux, qui tentent de s’engouffrer dans le train sans laisser descendre les voyageurs, les en empêchant en faisant corps derrière le premier qui rompt la brèche de la bienséance, tendus, essoufflés, craignant de rater leur train. Je retrouve enfin l’air libre et la ville à sa surface, entre temps la nuit est tombée. Ce qui se passe d’habitude, mais en sortant de la gare il faisait grand jour alors que la nuit était tombée depuis bien longtemps. Des techniciens installaient un dispositif lumineux préparant le tournage d’une séquence d’un film de cinéma. Il faisait jour en pleine nuit. Nous ne sommes pas conscients des mécanismes qui rendent possible ce miracle quotidien, cette réinvention, en nous, de ce que nous appelons la réalité.

Arriver en ville en train, c’est donc aujourd’hui entrer dans un souterrain. S’enfoncer sous la ville, dans ses tréfonds, ses entrailles les plus sombres. Disparaître.

proposition n° 28

Le visage de ma mère, souriante, cheveux au vent. Dans le rétroviseur latéral droit. La place du mort. Le paysage défile, rien que des fragments, à peine visibles, entr’aperçus, fugaces, ce serait trop. Dans la répétition le motif redouble, s’épanche, bande passante, troncs de platanes cadençant la mesure de l’air, dans l’angle mort de la vitre, fenêtre fermée, leur ombre régulière, métronome. Poteaux électriques, battement lancinant, guirlande du fil relâché en vagues régulières, partition ambivalente. Masses informes des constructions en pierres au bord de la route, des panneaux de signalisation, tout ce qui, en retrait, devient flou, vague présence aux formes amollies par la distance et le point de vue fuyant. La vitesse n’explique pas tout. Le visage de ma mère, inquiète. Un seul point fixe, échange de regards, quand il arrive le cœur bat plus fort, personne ne s’en rend compte, complicité fugitive qui ne pourra jamais s’effacer. Dans le cadre du rétroviseur, l’espace réduit n’accueille qu’un morceau de route fuyant derrière la voiture, constellée de poussières et d’éclats lumineux, selon l’angle il permet parfois de voir aussi la route, la deviner dans la perspective fuyante, uniforme. La route, sa bordure et notre point de départ, toujours derrière nous. Ce point sans cesse différent pourtant identique dans la vitesse du véhicule et la taille minuscule du miroir qui en réfléchit l’image déjà lointaine, souvenir. Le visage de ma mère, fermé. Autour du rétroviseur, son cadre fixe, contour de plastique noir qui renforce le bord, l’œil parvient parfois à déceler, en marge, une parcelle découpée du paysage traversé à vive allure, tordu, déformé et compressé par la vitesse, la voiture propulsée comme un projectile véloce, une flèche vers sa cible. L’image imprécise de la route qui se profile devant le véhicule, s’ouvre devant elle, chemin de campagne, route départementale, autoroute, ou rue citadine, entrée de village, zone industrielle, qui se définissent dans la durée, l’approximation ou l’incertitude, comme une juxtaposition d’images variées d’un même lieu photographiées par différentes personnes, nous transmettant de ce lieu une image fantomatique. Le visage de ma mère, endormie. Le rétroviseur fixe dans lequel se reflète l’image de la route se profilant vers l’arrière incrustée dans le paysage que le véhicule traverse dans sa projection vers l’avant. Le rétroviseur a beau prétendre nous montrer toujours du nouveau, il est comme le kaléidoscope : chaque tour nous présente une configuration nouvelle, et cependant ce sont, à dire vrai, les mêmes éléments qui passent toujours sous nos yeux. Le visage de ma mère, fatiguée. Chaque parcelle du parcours du trajet, du voyage, en surfaces sensibles sur le miroir du rétroviseur se précise avant de s’engouffrer à nouveau dans les incertitudes visuelles, les impressions rétroactives. Images, bruits, couleurs, odeurs, reflets, vibrations. L’expression circulez il n’y a rien à voir ne dit pas autre chose. Tout se joue ailleurs que dans le visible. En marge d’un miroir mirifique montrant ce qui n’est déjà plus au moment et dans l’espace même où roulant nous voyons précisément ce qui va arriver. Le visage de ma mère.

proposition n° 29
C’est étrange cette rencontre de l’œil intérieur, derrière la serrure, qui voit, et qui trouve l’œil extérieur, pris en flagrant délit de vision, de curiosité, d’incertitude. Celui qui regarde au dehors, pour voir hors de lui, ce qui se passe dans le monde, peut-être, ou à l’intérieur de lui-même, mais d’une manière hésitante, tellement imprécise, que lui-même, cet œil, ne sait plus s’il regarde dans le vide, dans l’air ou dans un paysage lointain, qu’il a fait naître, comme un souvenir, un décor voulu, choisi, une force élémentaire, qui pourrait être la toile de fond de sa vie.
Meurtre, Danielle Collobert.

Je me faufile discrètement dans notre chambre sans appuyer sur l’interrupteur électrique afin de laisser la pièce dans laquelle j’avance en faisant attention aux meubles pour ne pas m’y cogner, dans une pénombre qui ralentit cependant mon allure mais qui m’assure de ne pas être vu de l’extérieur. J’avance lentement jusqu’à la fenêtre, volets à demi-clos pour lutter contre la chaleur. C’est la nuit mais il fait encore très chaud dehors. Inutile d’ouvrir, l’air extérieur est plus suffocant qu’à l’intérieur. Mais la sensation d’enfermement est si désagréable, étouffante, sans réfléchir j’agrippe la poignée de la fenêtre et j’ouvre en grand ses deux larges battants. La chaleur âcre emplit immédiatement mes poumons, mes narines détectent la pollution de cet air fétide. à peine un léger vent souffle au-dehors par intermittence. C’est à se demander si l’envie de sentir cette fraîcheur sur notre peau ne nous joue pas des tours. Je reste debout pour observer ce qui se passe dans l’hôtel d’en face. La rue est déserte. Bruits lointains de moteurs, rires qui se perdent dans les aigus. Le flot de paroles ininterrompues d’une émission de télévision, ses rires forcés, enregistrés au préalable. Une seule fenêtre ouverte dans l’hôtel, c’est la déception, lumière allumée dans la salle de bain, porte entrebâillée, la lumière orangée de la pièce d’eau glisse sur la moquette de la chambre, lumière rasante qui modèle étrangement le volume et les contours de la pièce vide. Aucune autre fenêtre n’est ouverte. Je sors de la pièce un instant pour boire un verre d’eau fraîche dans la cuisine, de l’autre côté de l’appartement. Je le traverse sans allumer. Les lumières de la ville donnent à la pièce un air de tableau peint dans une lumière tamisée de fin de journée.

Je reviens à mon poste d’observation, de nombreuses fenêtres se sont animées en mon absence. Mes yeux perdus, virevoltent à gauche à droite, dans l’incertitude des priorités, ne parvenant pas à repérer où porter son attention. J’imagine leurs trajets invisibles, inconstants, se dessiner et griffonner de leur traits versatiles la façade de l’hôtel. Une famille américaine, le père, la mère, s’affairent à défaire leurs imposantes valises posées à la hâte sur le dessus de lit en tissu marron, leurs deux adolescentes logeant dans la chambre mitoyenne, viennent régulièrement les voir en riant et gloussant. Dans la chambre au-dessus, un jeune couple discute sans se regarder, dialogue distant. Il est accoudé à la fenêtre, il y fume une cigarette en regardant la rue en contrebas tandis que sa compagne se rafraîchit le visage à grands jets d’eau dans la salle de bain. Elle a ôté son tee-shirt mais gardé son soutien-gorge en dentelle blanche. Je devine l’entrée, les miroirs réfléchissant et leurs éclats lumineux ajoutant des motifs évanescents aux murs unis. Et la douche au fond. Une fenêtre du troisième étage a été ouverte mais aucune lumière n’est allumée dans la pièce. Impossible de savoir si la personne qui loge dans cette chambre est encore à l’intérieur ou si, après ouvert sa fenêtre pour aérer la pièce, elle est ressortie. Enfin, dans l’hôtel mitoyen, une chambre est occupée par un homme seul, un grand chauve en costume à l’air triste qui s’est assis devant l’inconfortable petit bureau face à son lit. Sa posture, légèrement penché, laisse penser qu’il est en train d’écrire une lettre. Il ne se passe rien de captivant ce soir, mais mon regard ne peut s’empêcher de cheminer sans arrêt d’une pièce à l’autre semblant tenter de trouver un ordre de lecture pour ce qui se présente à mon œil, un sens à ce spectacle énigmatique mais anodin dans lequel il fouille désespérément pour trouver un appui, un éclat ou un éclaircissement. Très rapidement la famille américaine se sépare, chacun retrouve sa chambre respective. Les filles laissent leurs parents se coucher, elles rejoignent leur chambre où elles s’allongent, épuisées de chaleur, mais sans parvenir à dormir, consultant amorphes leur portable en écoutant de la musique au casque. Leurs visages fébrilement figés dans la lumière bleutée des écrans de leurs téléphones et leur immobilité leur donne des airs de gisants. Après avoir éteint sa cigarette qu’il a jeté sur le trottoir, le bout encore incandescent de la cigarette dessinant dans l’obscurité la course d’une étoile filante, l’homme a rejoint sa compagne sur le seuil de la porte. Ils sont sortis ensemble, sans doute pour boire un verre en espérant échapper ainsi à la torpeur de leur chambre et trouver en ville un coin plus frais. La fenêtre de la chambre du troisième étage est toujours ouverte, rien n’a changé, pas le moindre mouvement ou bruit à l’intérieur. Dans l’hôtel d’à côté une nouvelle chambre est désormais occupée mais aucun mouvement n’est visible d’où je me trouve. Par contre l’homme qui écrivait sa lettre continue son labeur. à ses pieds, une poubelle métallique, un amas de brouillons compressés en boule, jetés rageusement dans la poubelle, ont manqué leur cible et sont tombés à terre, jonchant la moquette comme des pointillés dans la nuit.

Léger mouvement à peine perceptible derrière la fenêtre du troisième étage. Un courant d’air qui me donne cette insidieuse impression ? Je ne serais dire, mais j’ai le pressentiment que cette chambre n’est pas vide comme j’ai pu me l’imaginer au début. Je dois me concentrer pour y voir plus clair. Fixer le cadre de la fenêtre dont la pièce est restée dans la pénombre. Mes yeux s’habituent peu à peu à l’obscurité, plus nettement qu’au premier regard. Le regard est affaire d’attention, de tension. Je peux voir plus loin dans la pénombre, avec plus de précision aussi et je découvre soudain que j’ai cette capacité insoupçonnée de voir dans le noir, d’y avancer à tâtons, d’y progresser malgré les obstacles. J’oublie le cadre de la fenêtre, je ne vois plus que ce qui est à l’intérieur. Je pénètre lentement dans son tunnel sombre. Le chemin va être long, je le sens. Il n’y a rien à voir, mais je progresse à l’intérieur de ce trou béant qui m’attire inexorablement. Je ne bouge plus. Je respire à peine, doucement, mon rythme cardiaque se ralentit. Mon regard ne quitte plus sa cible, dans cette tension, cette focalisation d’une rare intensité. Je me souviens de mes cours de tir à l’arc. Tout est affaire de concentration. Je me transporte de l’autre côté, mon corps se téléporte. Pour être plus précis, mon corps s’absente, je ne suis plus qu’un regard, une vision télescopique. Depuis un moment je suis parvenu à oublier totalement ce qui m’entoure, ne pas me laisser distraire par les bruits du voisinage, la rue et les passants occasionnels. Je perçois désormais avec précision le drapé tout en plis du rideau tiré, coincé derrière la vitre de la fenêtre grande ouverte, des formes difficilement identifiables se dessinent malgré tout dans les reflets de la vitre. Je tente patiemment d’en deviner l’origine, mais leur motif est trop distordue par l’angle des projections de la lumière sur la vitre pour que je puisse en reconnaître aisément la source. Je persiste malgré la difficulté, fouille, dans l’attente. Mon œil détecte la silhouette d’un visage dissimulé derrière la vitre, dans l’espace libre entre le rideau et le montant en bois de la fenêtre ouverte. Un visage immobile, dans la pénombre. Un visage qui me dévisage. Je ne suis pas trop sûr mais j’ai l’impression qu’il y a là un homme qui m’observe en cachette. Il ne bouge pas. C’est à peine si je parviens à déceler le mouvement de son corps, de sa poitrine lorsqu’il respire. Il me regarde sans rien dire. Il m’observe à distance sans but apparent. Il ne veut pas que je le vois. Je le comprends si bien, m’identifiant à lui comme si je me regardais dans un miroir pour y voir mon reflet. Je pourrais me mettre sans mal à sa place. Que dis-je ? N’y suis-je pas déjà ? Je me sens perdu, sans repère, sans plus savoir soudain de quel côté de la rue je me trouve. Qui suis-je ? Qui observe qui ? C’est un phénomène fréquent quand on reste longuement immobile, le corps se fait oublier. Tout se concentre dans le crâne et nos membres deviennent cotonneux. Je suis passé de l’autre côté, dans la fascination de cette image qui s’est formée peu à peu en moi, à partir de rien, de l’attention et du temps passé, un peu de lumière aussi, mais très peu. Un point suffit parfois pour capter l’image d’en face sur la pièce transformée en caméra. Là, c’est mon œil qui se transforme en chambre obscure. Ma rétine qui imprime l’image et la regarde en même temps, dans ce renversement inhabituel des perspectives. Son miroir fasciné. Son écho répété.

proposition n° 30

Chaque année la même rengaine. Ils appellent ça la fête des amoureux. Tous les ans, le 14 février, la fête des amoureux fait son grand retour comme un refrain qui n’en finit pas. Mais ce soi-disant rituel sentimental est avant tout un événement commercial. Ce jour-là les fleuristes font le chiffre d’affaires qu’ils font habituellement en une semaine. Tu es là, tu m’as rejoint. Dans les couloirs déserts du lycée, fermé ce jour-là, un peu à l’écart du groupe qui continuait à danser et filmer, dans le silence assourdissant de cet espace isolé que nous ne connaissions que dans l’habituel bruit des va-et-vient des élèves. L’origine réelle de cette fête est attestée au XIVe siècle dans la Grande-Bretagne encore catholique où le jour de la Saint-Valentin du 14 février était fêté comme une fête des amoureux car les oiseaux, pensait-on alors, choisissaient ce jour pour s’apparier. Restée vivace dans le monde anglo-saxon, comme Halloween, cette fête s’est ensuite répandue à travers le continent à une époque récente. Nous ne fêtons pas cette fête, ne nous reconnaissant pas dans cet indécent consumérisme. Je t’ai prise dans mes bras en plein jour, la lumière des fenêtres du couloir nous enrobait de ses rayons dorés, la poussière volait autour de nous comme un firmament d’étoiles minuscules, pirouettant et protecteur. Dans le silence de l’attente, l’impression de reprendre ce jeu de hasard, l’espoir d’un temps désirable. Oui, là seulement est le vrai, tu es en moi depuis tout ce temps. Étrangement, il y a quelque chose de l’ordre du palimpseste. Ce serait l’archive d’un livre qui n’existe pas. Dans la conscience sans éclat de parcourir une sorte de décor vide, de trompe-l’œil où le désir chercherait en vain des prises. Ça s’est fait petit à petit, voilà tout. Même regard, seules les nuances diffèrent. Un temps - lointain, vingt ans déjà - nous avons fixé le noir qui nous séparait, nous attendions un nouvel ordre. Une nouvelle vague. Parvenir à se raconter un jour sans masque, il faut du temps. L’un près de l’autre, depuis. Appel d’air à chaque mouvement révolu, dans l’effort du désir tendu. Nous irons jusqu’au bout, ensemble. Nous avons notre propre fête de la Saint-Valentin, ce que nous appelons entre nous la nouvelle vague, j’imagine qu’il en est de même pour de nombreux autres couples, chacun sa date à fêter, à marquer d’une pierre blanche, nous avons tous du mal à nous passer des anniversaires, ces rituels sociaux qui nous rassurent, nous bercent d’illusion, celui d’appartenir à une communauté aux intérêts similaires. Le jour de la première rencontre, le jour du mariage. Nous nous sommes étreints en silence longuement, puis nous nous sommes mis à bouger, un peu timidement, gauches, à danser aux sons d’une musique que nous étions seuls à entendre, quelques accords un peu traînants que nous reconnaissions aisément. Pour nous, il s’agit du jour de nos retrouvailles. Nous nous sommes rencontrés jeunes, au lycée, nous étions dans la même classe. Le présent est une perpétuelle catastrophe. Une lettre tracée sur le bleu puis effacée, un trait. Un peu de lumière et déjà c’est un visage qui vous regarde. C’est là leur grandeur et leur limite. Leur fragilité. Les choses justes ne se peuvent jamais contrarier entre elles. Sans doute on se trompe d’horizon. J’aimerais maintenant faire un détour. À l’envers de la marche, je n’ai fait que chercher la place, l’endroit où écrire. Voir des oscillations dont les mouvements ne modifient que légèrement l’ordre des choses. La parole, mais aussi le geste, épousent l’architecture. La réciproque est aussi vraie. Comment perdre : c’est la question. Pour mieux comprendre, pour se perdre dans une nouvelle vague. La vivacité, de celle qui s’épuise au moment même où elle s’énonce, et non du bonheur perdu. Visage aimé, visage bien connu de nous surpris dans la foule, dans le va-et-vient de la rue. On dirait que ces détails sont mal synchronisés. Mais non. Il est tôt, je pars marcher. Il faut d’abord suivre un chemin et c’est toi qui m’accompagnes. Quand je revois le film Tous en scène de Minelli je sais que c’est la musique de cette séquence qui nous berçait alors, qui accompagnait tendrement nos pas hésitants de plus en plus précis cependant, alertes : amoureux. La promesse d’un bonheur à inventer chaque jour avec la grâce d’un mouvement, d’un balancement constant, appel d’air à chaque mouvement révolu, dans l’effort du désir tendu : « la simultanéité d’une rupture — soudain, c’est un pas de danse — et d’une continuité... » Les corps s’animent et parlent ; les mots ne servent plus à rien.

proposition n° 31

Pourquoi je devrais m’en cacher ? j’aime les cimetières, leur calme, leur ordonnancement, nichés au cœur des villes, dans la discrétion de leurs grands murs d’enceinte en meulière, leurs rangées d’arbres centenaires, les chats qui s’allongent sur la pierre chauffée par le soleil, les vieilles dames qui entretiennent, à leur rythme, la tombe de leur époux et qui parfois mènent double vie en s’occupant sur leur temps perdu de la tombe d’un voisin pour lequel elles avaient le béguin ou le fils d’une inconnue qui les touche sur sa photo émaillée ornant sa pierre tombale.
La mort est un grand vide. Un vide immense. Un effacement brutal nous laissant interdit, sans voix, avec une envie de pleurer qui nous prend sans crier gare. Et tout ce que l’on fait, que l’on voit, nous semble insipide, inutile. Vide impossible à remplir, à combler. Et tout ce qu’on recherche dans les cimetières, ce sont les stèles, les pierres tombales, les endroits calmes où se perdre pour pleurer ou se recueillir sur la tombe d’un inconnu, qui comblent le vide de nos absents, les inscriptions qui nous en rappellent le souvenir.

Mais aujourd’hui plus rien n’est pareil. La société évolue. La société veut nous protéger, nous distraire et nous protéger. Prévenir le danger sous toutes ses formes. Lutter contre les causes de mortalité. Repousser les limites de la longévité. La mort, pour inéluctable, doit être la plus tardive possible. Sur les paquets de cigarette la mention FUMER NUIT GRAVEMENT À VOTRE SANTÉ a vite été transformée en un plus percutant FUMER TUE en capitales barrant le paquet recouvert d’images indécentes de gorges atteintes du cancer, de gros plans purulents de langues tuméfiées, de corps déformés, de membres atrophiés, amputés, de vies brisées. FUMER TUE. Puisqu’on vous le dit. Rouler en excès de vitesse tue. Boire ou conduire il faut choisir. Les excès sont bannis. La prévention envahit nos vies. Le principe de précaution comme nouvelle religion du bien-être et de la vie prolongée, augmentée. Ces mises en garde tapageuses encore trop peu efficaces sur les vivants, l’idée s’est imposée de s‘occuper aussi des morts. Tout le monde doit participer à l’effort national. Sur leur pierre tombale, il faut désormais, en plus des prénoms et du nom, de la date de naissance et de décès entre parenthèses, mentionner la cause de la mort.

Frances Nathanielsz (1943-2000) accident de voiture. Armand James (1967-2001) crâne éclaté en plongeant dans sa piscine. Fabio Romano (1944-2001) broyé par une broyeuse géante. Edson Antonio (1980-2001) assassiné par les membres d’un gang rival. Marie-Eliane Louise alias "Loulou" (1957-2001) électrocution. Laurent Effinger (1922-2001) Alzheimer. Abel Victor (1971-2001) décédé des suites de ses blessures de guerre.

Tout le monde ne meurt pas de maladies ou d’accidents, même si cela représente toujours une large partie de la mortalité, mais on note tout de même la cause du décès d’une vieille femme morte de vieillesse. Jorick Brillant (1959-2001) crâne défoncé à la suite d’une imprudence. Ayanna Anthony (1994-2001) tuée en jouant avec l’arme à feu de ses parents. Sidney Arthur (1946-2001) assommé à mort par sa femme. Alvaro Michael Sfez (2001-2001) mort subite du nourrisson. Gustaf Marcus (1978-2001) crime homophobe. Nathan Grace-Courteix (1939-2001) traumatisme crânien causé par une balle de golf. Ramona Leah (1980-2001) overdose. Ferdinand Joshua (1981-2001) infarctus. Alicia Jean (1952-2001) cancer. Anne Harold (1932-2001) vieillesse. Fanny Jacques (1954 - 2001) étouffée par sa nourriture.

Les causes de mortalité sont variées. Les gens meurent de différentes manières : noyade, pendaison par accident en pleine masturbation, accident de moto, crâne brisé par une boîte à déjeuner en métal tombée d’un échafaudage, crise cardiaque, étouffé par une saucisse entière enfoncée dans sa trachée, cancer, assassinat, suicide, renversée par une voiture, cardiomyopathie, accident de voiture, hémorragie, cancer de l’estomac, attaque cardiaque ou cérébrale, piqûres d’abeilles multiples, assassinée par un voleur de supérette, électrocuté par une ligne haute-tension, écrasée par un bloc de glace tombé d’un avion, renversée par une voiture alors qu’elle s’émerveillait devant des poupées gonflables dans le ciel qu’elle prenait pour des anges, morte de rire, frappé par la foudre, assassiné par des cambrioleurs, écrasé par un meuble de rangement, d’une overdose, d’un empoisonnement à l’alcool.
Lorsque je traverse désormais les cimetières je me sens mal à l’aise, l’impression d’errer dans les ruelles désertes d’un grand magasin à ciel ouvert. Entre deux messages publicitaires.

Gary Lester Anderson (1954-2004) coupé en deux par un ascenseur. Gaëlle André (1963-2004) accidentellement empalée sur un objet décoratif par son mari. Amandine Vicaud (1965-2004) écrasé par sa propre voiture. Cécile Douzon (1908-1953) suicide. Raphaël Orange-Leroy (1909-2005) vieillesse. Daniel Anatoli (1939-2005) mort de diabète en mangeant des pêches au sirop. Fiona Annette Lagrange (1952-2005) chute mortelle en montagne. Edwincia Palance (1948-2005) attaque cardiaque. Patrick Pilard (1970-2005) renversé par une voiture. Laurence Rimelé (1971-2005) dévorée par un ours sauvage. Paul Canivet (1983-2005) suicide.

proposition n° 32

Lever les yeux au ciel. Ciel couvert, nuages gris derrière la cime des arbres. Les formes des nuages, formes changeantes et souvent fantastiques des nuages. Un drapeau qui frémit au vent, un oiseau qui traverse le ciel. La trace blanche laissée par un avion de ligne haut dans le ciel sans nuage, son panache rectiligne. Sous le ciel, aller sous le ciel. Le ciel s’éclaircit d’un côté, laissant apparaître sa voile bleu, de l’autre plus contrasté avec un rideau gris anthracite qui menace la ville. Le dialogue secret des feuilles des arbres et des nuages : caresse et contraste. Le nom de la rue où se trouve ce bâtiment qui attire mon attention, avec ses fenêtres ouvertes sur le ciel bleu comme une image dont je ne pourrai plus me défaire. Maison blanche à ciel ouvert. Images mobiles d’un temps présent perpétué en futur. Le ciel constellé d’étoiles, la liste de ces constellations astronomiques, le doigt pointé vers la voûte céleste. Cassiopée, la Chevelure de Bérénice à l’ouest du Lion, des Chiens de chasse, constellation boréale sans étoile brillante comme la Machine pneumatique, nommée ainsi en l’honneur de l’inventeur de la pompe à air, de l’Écu de Sobieski dans la Queue du Serpent, de l’Oiseau de Paradis et du Poisson volant. Enfant je passais mon temps allongé dans l’herbe à observer les formes des nuages dans le ciel, rêvant à la distance qui me séparait de mes parents alors que je passais l’été à la campagne. Nous sommes habitués depuis notre plus jeune âge à détecter la silhouette d’un visage, deux trous noirs séparés par un trait vertical qu’une lune horizontale vient souligner d’un trait. Sans doute la première image qu’on enregistre dans le traumatisme de la naissance, les yeux embués de vernix caseosa. Cette forme minimale se devine dans les anfractuosités des murs, dans les dessins des rochers ou ceux des arbres, elle se répète à l’infini dans les méandres de notre imagination. Têtes d’indiens, profil perdu et buste de femme avec chapeau, figure anthropomorphe grimaçante, vue de trois quarts, tête de chien endormi, rocher sur Mars dont les ombres créent un visage. Le cerveau structure son environnement en permanence, quitte à transformer les informations fournies par la rétine en objets connus. Les fils électriques. Le croisement de ces lignes et de ces courbes sous un ciel pur. Spectaculaire reflet du ciel sans nuage, du bleu intense d’un jour de chaleur estivale. Avec une pointe de noir. Aux fenêtres les couleurs composent les paysages. La brume au lever. Puis le soleil. L’indolence et la pâleur du ciel. Dans mon ombre comme une pierre sur le ciel. Dans une lumière éclatante, bouche souriante et molle. Mais je ne veux plus penser à tout cela. Le ciel en est témoin, haut et clair et brûlant ce matin. L’effet d’une évocation. Résister au déferlement monotone de la convoitise. Le bitume sous mes pieds. Les voix se chevauchent. Le soleil et le ciel d’azur. Avec des éclats dedans. Les vibrations de l’air je les devine derrière la vitre. Le ciel s’agrandit. Nous voyons bien plus loin que le présent. C’est en direct sur vos écrans, fermez les yeux.

proposition n° 33

Tandis que je regarde par le trou de la serrure de l’appartement voisin, la boulangère précise à sa cliente qu’aujourd’hui elle n’a pas de Pithiviers, le cantonnier fait une pause cigarette en s’appuyant sur son balai dont la brosse imitation brindilles en plastique vert fluo est coordonnée à la couleur de sa tenue, un jeune garçon fait rebondir son ballon sur le trottoir, ce qui agace son père qui lui répète plusieurs fois de suite qu’il doit cesser sinon gare à lui, une jeune femme blonde tape son code sur le clavier du distributeur dans la banque portugaise à l’angle de la rue, de retour de vacances elle a oublié son mot de passe et doit s’y reprendre à trois fois avant de le retrouver et pouvoir enfin sortir son argent en coupure de 10 et 20 euros, tandis que je retiens ma respiration derrière la porte, à l’intérieur de la banque un conseiller financier tente de convaincre un client d’ouvrir une assurance vie, un touriste pose ses valises sur le lit de sa chambre d’hôtel, il ouvre la plus petite des deux, extirpe sa trousse de toilettes et va se laver les dents dans la salle de bain, le garçon de café prend la commande de la jeune étudiante en terrasse, un café s’il vous plaît, avec un sourire goguenard mais hausse les épaules, lorsqu’elle se ravise pour lui demander d’apporter également un verre d’eau, le vendeur de journaux dispose les magazines qu’on vient de lui livrer sur ses présentoirs tout en renseignant un passant sur la direction à prendre pour rejoindre la Nation, un couple de touristes achète un carnet de ticket à la station de métro Oberkampf, un automobiliste tente vainement un créneau acrobatique mais la place où il souhaite garer sa voiture est bien trop petite pour son véhicule, tandis que j’écoute les soupirs de la jeune femme dans son appartement, le coiffeur passe mécaniquement sa main dans les cheveux de son client puis attrape une longueur de ses boucles blondes sur le dessus du crâne, cette longueur s’est bon ? lui demande-t-il en le regardant dans le reflet du miroir, un motard double une voiture qui tarde à tourner à gauche et manque de le renverser, le facteur pousse son chariot comme un caddie de supermarché, un jeune homme interrompt une femme d’âge mûr qui fume dans la rue pour lui demander en deux temps, une cigarette et du feu, son regard se brouille lorsque le jeune homme lui prend le briquet des mains sans même un regard sur elle, un homme bodybuildé, ses muscles saillants sous ses vêtements de sport moulant son corps sculpté, croise un de ses amis qu’il n’a pas vu depuis très longtemps et ne peut s’empêcher de pousser un cri très aigu, presque féminin, le jeune chauffeur de la camionnette UPS se gare n’importe comment sur un passage piéton pour livrer un colis à la boutique du tatoueur dans la rue en contrebas, le cuisinier de la crêperie prépare ses garnitures pour le service du midi, un vieux monsieur qui vient d‘acheter son journal chez le buraliste fait quelques pas hésitants jusqu’au métro mais il s’assoit sur le banc pour lire les grands titres de la une, un sdf mange un sandwich allongé par terre sur un tas de carton, une jeune femme rousse, les cheveux relevés en chignon, roule sur son vélo en chantonnant à tue-tête, tandis que je crains que la voisine s’approche de la porte et risque de me découvrir, un père prépare à la hâte le repas de son fils qui rentre à manger le midi car la cantine de l’école ne lui convient pas, une vieille femme seule chez elle regarde une sitcom brésilienne à la télévision en commentant le moindre des faits et gestes des protagonistes de la série comme si elle en discutait avec une amie, une lycéenne tente une réussite au fond d’un café, un écolier révise dans sa chambre ses tables de multiplication en les récitant à voix haute comme un poème, dans une agence de voyage un jeune couple de futurs mariés, hésite sur la destination de leur voyage de noce, elle aimerait la Thaïlande mais il préfère l’Argentine, tandis que je me relève brusquement et m’écarte à peine de la porte, la jeune voisine me croise sur le seuil de son appartement en sortant de chez elle, étonnée de me rencontrer là, comme si c’était la première fois que nous nous voyions.

proposition n° 34

NORD

Les promenades improvisées sont celles dont la destination au départ nous est inconnue. Seule une irrépressible envie de marcher nous pousse à sortir sillonner les rues de la ville afin d’en dresser presque malgré nous la carte mentale, sans cesse en évolution comme la ville elle-même, celle qui vient se substituer, par une succession d’ajouts sensibles, d’écarts à peine perceptibles, de regards transversaux et parfois même in fine par quelques découvertes inédites, à la carte réelle dont je ne me sers plus depuis très longtemps pour me repérer à Paris y vivant désormais depuis de longues années. La promenade dont l’itinéraire s’invente au fil de l’avancée a tout de même besoin d’un point de départ et d’une direction, d’un endroit où aller. Les points cardinaux ne sont pas convoqués ici, inutiles, mais la situation géographique est privilégiée. Le choix se porte souvent sur un lieu connu, qui attire sans qu’on sache vraiment pourquoi, un paysage, un café, une bibliothèque. Un endroit qui nous plaît pour la distance à laquelle il se trouve, les souvenirs qu’il évoque, où l’inconnu qu’il préserve en lui qui nous questionne et nous trouble à chacune de nos visites, car les promenades improvisées fonctionnent sur nos habitudes, ses chemins qu’on connaît par cœur, qu’on peut suivre sans avoir besoin de cartes, sans en préparer l’itinéraire. Cet endroit préféré est situé dans une zone aux limites un peu floues au-dessus de chez nous. Dès la sortie dans la rue, un premier choix s’opère, déterminant, en remontant la rue sur la droite, c’est le Nord, en descendant sur la droite, c’est le Sud. Quelques mètres dans l’une ou l’autre direction et d’autres choix s’offrent automatiquement à nous en rose des vents. Je choisis de remonter jusqu’à l’Avenue de la République, de virer sur la droite pour rejoindre le Boulevard Jules Ferry. Ici, c’est la fin du canal couvert, celui qui souterrain vient de l’Arsenal près de la Bastille, une centaine de mètres le long du square tout en longueur et je rejoins le Canal Saint-Martin pour me libérer de l’emprise de la rue et suivre naturellement son cours, la courbe sensuelle qu’il dessine au niveau du jardin des Récollets qui évite avec élégance et subtilité, c’est-à-dire sans nous les montrer, la gare de l’Est et la gare du Nord, situées juste au-dessus et pour remonter ainsi en flânant jusqu’à la place de la Bataille de Stalingrad. Derrière la majestueuse Rotonde de l’architecte Claude-Nicolas Ledoux, s’ouvre une place qui nous invite à plusieurs autres itinéraires. C’est l’heure du choix, deux chemins principaux s’ouvrent à moi. Si je suis le canal qui s’élargit à ce niveau-là et se transforme en Bassin de la Villette, c‘est naturellement vers le Parc de la Villette que j’irai finir mon parcours. Si, au contraire, je bifurque vers la gauche, je finirai par rejoindre, quelle que soit la voie suivie, mais tous les chemins nous y conduisent par le jeu des sens uniques, des constructions et la proximité de la gare de l’Est, vers les voies de chemin de fer qu’il faut longer en remontant la rue d’Aubervilliers ou en traversant les Jardins d’Éole construits sur une ancienne friche ferroviaire, la cour du Maroc, ancienne gare de marchandises de la SNCF désaffectée depuis les années 1990, afin de déboucher dans la rue Riquet, et là, sollicité par l’appel d’air et de lumière de l’espace créé par le pont surplombant les voies de chemin de fer, s’y engager sans réfléchir, attiré comme par une évidence, aimanté par le pont et le paysage offrant un large panorama. Au milieu du pont, je m’arrête toujours derrière les grilles peintes en bleu aux fins maillages, j’approche la tête pour ajuster mon regard à travers la grille tressées. L’horizon s’ouvre vers le lointain en suivant les nombreuses voies, les rails métalliques et leurs lignes qui s’entremêlent. Peu de trains empruntent ces voies, il s’agit plutôt d’un espace de transit avec ses anciens hangars de stockages et ses voies de garage, où l’herbe sauvage envahit le ballast mais dans les dimensions, la situation du pont qui surplombe comme un promontoire, l’ouverture sur le ciel de Paris, ce paysage prend des allures d’invitation au voyage.

OUEST

Une hésitation. Deux chemins. Les Arts et Métiers ou le Marais. Square du Temple, des heures à t’attendre à la sortie de Duperré, dans le petit café en face de l’école, à voir jouer aux cartes les vieux juifs, où à faire le tour du square. Parvenir au Marché des Enfants Rouges, après une courte visite à la bibliothèque Marguerite Audoux. Descendre de ce côté c’est rejoindre le Musée de la Chasse et de la Nature qu’on croise immanquablement sur notre route. Prolonger plus à l’Ouest, en empruntant la rue Réaumur c’est direct Arts et Métiers et sa statue de la Liberté, on croise Turbigo, le Boulevard Sébastopol, et nous voilà aussitôt aux Halles, le Centre Georges Pompidou juste à côté. Mais c’est aussi ici que nous ramène le premier itinéraire. Toutes les rues se rejoignent là. Puis c’est la Seine qui nous attire. Suivre le fleuve, c’est se laisse porter par le mouvement qu’il imprime au territoire, on se retrouve propulsé aux jardins des Tuileries. On l’aborde par le Sud, par la rue de Rivoli, et le Musée du Louvre. Par le Nord c’est en traversant le Palais Royal, la Comédie Française, la Place Colette. Le jardin des Tuileries est la limite qu’on s’est fixé à soi-même. Au-delà c’est un autre Paris, une autre promenade, un jour suivant. Si on est arrivé jusque-là à pied, le corps sait qu’il ne peut (ou ne doit par précaution) aller plus loin. Après le bassin orthogonal, du côté des musées (l’Orangerie d’un côté, le Jeu de Paume de l’autre) en sortant du jardin. Mais on ne peut s’empêcher d’errer dans les ruelles du jardin, d’un jardin l’autre, c’est pourquoi le lieu est souvent dénommé Jardins des Tuileries. La perspective de la terrasse des Feuillants, les couchers de soleil autour du bassin orthogonal, les sculptures de Maillol, notamment L’Air et La rivière. Dans la première œuvre, la jeune femme allongée lève légèrement les deux jambes qui restent parallèle au-dessus du piédestal. Dans la seconde, elle semble littéralement déborder l’espace réduit du piédestal en béton, ses cheveux en désordre. Dans un recoin ombragé du jardin, l’œuvre de Giuseppe Penone : l’Arbre des voyelles. L’œuvre est installée dans un parterre du jardin. Un grand arbre d’une vingtaine de mètres, déraciné, un chêne dépourvu de ses petites branches, a été moulé et l’artiste en a tiré un bronze qui est là, couché dans l’herbe. Les racines très écourtées laissent entrevoir dans leur entremêlement des lettres tordues, les voyelles I E O U A. Cet ordre choisi par l’artiste évoque Jéhovah. Là où les branches touchent le sol des arbres ont poussés, d’essence différente du chêne. Les arbres que l’on peut voir aujourd’hui : le peuplier argenté, l’if, le frêne et l’aulne. Je revois également à l’entrée du jardin les deux labyrinthes de bosquets de buis, de part et d’autre de l’allée centrale dans l’axe de la Pyramide du Louvre. J’ai toujours trouvé cet endroit étonnant en plein Paris, une zone blanche (plutôt verte d’ailleurs), où ne se rendent que les initiés. Cet endroit est un lieu de rencontre et de drague homosexuelle. Au 18ème Siècle, les jardins des Tuileries étaient déjà un haut lieu de la drague et de la prostitution homosexuelle. Les buissons sont tordus et froissés par l’effet du vent mais également à force de servir d’abri aux relations sexuelles passagères, mais dans les souterrains, dont les entrées sont presque invisibles de l’extérieur, les rendez-vous nocturnes sont plus clandestins. À la fois caché mais sous le regard de tous, l’endroit prend vraiment vie à la nuit tombée. Jusqu’à la Renaissance, les labyrinthes de déambulation étaient un objet de spiritualité et ne se trouvaient que dans les édifices religieux. Ce n’est qu’à partir du 15ème Siècle que des méandres de bosquets se répandent dans de nombreux jardins d’Europe apportant au labyrinthe une dimension profane : le plaisir de se perdre. L’essence même du labyrinthe est de circonscrire dans le plus petit espace possible l’enchevêtrement le plus complexe de sentiers et de retarder ainsi l’arrivée de l’explorateur au centre qu’il veut atteindre. Le labyrinthe prend aussi la forme d’un jeu, celui du jeu de l’oie, par exemple. Les créateurs multiplient les circonvolutions artistiques et sophistiquées. Le tracé de la marelle peut se rapprocher symboliquement de celui d’un labyrinthe. Le monde moderne s’est tellement complexifié qu’aujourd’hui la réussite d’un parcours dépend plus du hasard des choix que du travail réellement effectué.

SUD

C’était pendant longtemps la direction la plus empruntée. Pour l’école, le travail, pour retrouver la famille qui habitait Paris ou la banlieue, pour partir en vacances, tout transitait par la Gare de Lyon. Une véritable plaque tournante. Mais, si je suis arrivé très souvent à Paris par cette gare, la plupart du temps, pour aller y prendre le train, j’empruntais les transports en commun, le métro le plus souvent, ligne 5 (ligne orange) jusqu’à Bastille, puis changement souterrain pour rejoindre le quai de la station et prendre la ligne 1 (ligne jaune). L’été, il arrivait parfois que je décide de profiter du beau temps pour rentrer à vélo ou même à pieds les jours où j’avais du temps. Le parcours était toujours sensiblement le même, la distance assez longue empêchant les détours, le chemin le plus direct étant généralement celui qui était retenu. De la Gare de Lyon, remonter jusqu’au Bassin de l’Arsenal, non loin de la Bastille. Après la destruction de la Bastille pendant la Révolution française en juillet 1789, le bassin de l’Arsenal a été creusé pour remplacer le fossé qui remplissait les douves de la forteresse en eau de la Seine. À cet endroit, le canal de l’Ourcq commence son périple souterrain pour traverser une grande partie de la ville. On peut facilement voir le tracé du canal enfoui sous la ville, dont le dessin transparaît sur la carte, il suit en effet les méandres et les mouvements ondulants du boulevard Richard Lenoir et du boulevard Jules Ferry, traversant plusieurs arrondissements, du 12ème au 10ème en passant par le 11ème. La construction d’un canal entre l’Ourcq et la Seine a été entreprise au 18ème siècle. Le canal Saint-Martin a été construit entre 1822 et 1825, reliant le bassin de la Villette et la Seine à la hauteur de l’Arsenal. Il a permis de raccourcir de moitié le trajet entre le Quai Henri-IV et l’île Saint-Denis en passant sous la place de la Bastille et d’apporter en même temps en même temps de l’eau potable au cœur de la capitale. Le canal Saint-Martin est couvert à partir du boulevard Jules Ferry (la voûte du Temple a été réalisée en 1907). Il passe ensuite sous le boulevard Richard-Lenoir (la voûte Richard Lenoir a été construite entre 1860 et 1862), et enfin sous la place de la Bastille (la voûte de la Bastille a été réalisée pour sa part en 1862) et s’ouvre sur le port de l’Arsenal. Les voûtes Richard Lenoir et du Temple sont percées d’oculi de ventilation qui permettent également l’éclairage naturel du tunnel. On peut les apercevoir en se promenant dans les jardins du boulevard. Se souvenir d’une soirée d’été à la Gare de Lyon, en terrasse d’un café. Dans l’attente des départs. Un temps suspendu, distendu. Le temps passé à regarder passer le temps. Et les passants, les voitures dans la rue animée. Et les voisins du café, en terrasse, le serveur et ses allées-venues. Et dans ce souvenir que ce lieu ravive, tous ceux enfouis qu’on avait oubliés, tous ces moments suspendus où nous nous retrouvions là tous les deux, avant de partir chacun de son côté. Dans un café du Boulevard Diderot, le Paris Lyon, où de très nombreux couples se donnaient également rendez-vous dans l’arrière salle souvent désertes du café où ils cachaient leurs amours clandestines. C’était l’endroit où à l’époque nos chemins se séparaient.

EST

Au bout de l’Avenue de la République, le cimetière du Père-Lachaise. C’est tout droit, c’est à peine si je regarde les immeubles qui entourent l’avenue ou si je prête attention aux passants ou à ce qui se passe dehors autour de moi. Mes pas s’enchaînent mécaniquement. Je marche comme si j’étais pressé, irrésistiblement attiré par le cimetière. Un rendez-vous à ne pas manquer. En marchant à la mort il meurt à chaque pas. C’est une enclave dans la ville, une parenthèse. Le temps est venu de rattraper le temps. J’aime me perdre dans les allées du cimetière. Au fil des saisons le cimetière se transforme. Les couleurs flamboyantes des feuilles d’automne jonchant les pavés et s’accumulant sur les tombes, la neige d’hiver effaçant les reliefs des allées, les formes des arbres, l’acoustique du lieu, la profusion des feuilles des arbres et des fleurs au printemps, l’aridité de l’air, l’odeur des feuilles qui s’effritent au sol, la chaleur réverbérées par le granit des tombes l’été. Y retourner pour s’y retrouver. Sans but précis. S’y promener et s’y perdre. Aimer flâner dans les ruelles désertes, éviter les touristes qui hantent le lieu à la recherche de personnalités, une carte à la main pour ne manquer aucun rendez-vous. Se recueillir sur la tombe d’un inconnu, lire les inscriptions de tombes et de stèles. Il meurt dans ses amis, dans son fils, dans son père. À chaque fois que j’y retourne le même phénomène se répète. Je crois me repérer simplement, certains points culminant du site me permettant de me situer, je pense être capable d’effeuiller la rose des vents sans difficultés. Mais le cimetière est un labyrinthe, fait de ruelles qui s’entrecroisent, qui tournent, dans un environnement en pente, autant de conditions pour troubler nos sens et nous perdre, c’est un lieu qui nous trompe et nous fait perdre la tête. Le Nord. Un endroit où nous ne savons plus où nous sommes. Un lieu de recueillement. Marcher à travers les tombes, leur mystère, c’est comme traverser une ville vidée de ses habitants. Une bibliothèque vide à notre disposition dans laquelle errer à sa guise, prendre un ouvrage au hasard, en lire quelques lignes. Dans son livre, Une promesse, Sorj Chalandon évoque la promesse faite aux âmes, de ne pas les oublier, de leur laisser le temps de prendre encore un peu de chaleur terrestre, quand notre société ne cherche plus qu’une chose : que les morts disparaissent le plus vite possible et nous délivrent de leur encombrante et répugnante présence. « Elle a ouvert le livre au milieu, au hasard. Elle aime surprendre les phrases sans qu’elles s’y attendent. Les phrases qui paressent, qui pensent qu’elles ont le temps. Qu’il y a tant et tant de pages avant elles, qu’elles peuvent sommeiller à l’ombre des mots clos. » La solitude dans cet espace à arpenter nous incite à réfléchir au sens de la vie. Il meurt dans ce qu’il pleure et dans ce qu’il espère. Il y a une autre manière de rendre hommage aux morts. C’est de continuer à les considérer comme des vivants. Et lorsque je me promène au Père-Lachaise, je vais à leur rencontre en me perdant dans le labyrinthe des allées du cimetière aux pavés disjoints. Et sans parler des corps qu’il faut ensevelir. L’enchantement de l’espace ne naît il pas de ce paradoxe qui donne la proximité des lieux aimés la faculté de nous transporter ailleurs que là où nous avons coutume d’être et nous convie vers un lointain à peine discerné mais qui résonne comme un appel ? Un appel lointain. Très souvent nous ne trouvons pas notre chemin en ville, mais ça ne signifie pas grand-chose. S’égarer dans un cimetière comme on s’égare en ville, dans les sous-bois d’une forêt, dans les rayonnages d’une bibliothèque, demande tout un apprentissage, un savoir-faire. Qu’est-ce donc oublier, si ce n’est pas mourir.

proposition n° 35

NORD

Les promenades improvisées étaient celles dont la destination au départ nous était inconnue. Elles le sont restées. Toujours la même irrépressible envie de marcher qui nous pousse à sillonner les rues de la ville afin d’en dresser presque malgré nous la carte mentale, sans cesse en évolution comme la ville elle-même, celle qui vient se substituer, par une succession d’ajouts sensibles, d’écarts à peine perceptibles, de regards transversaux et parfois même in fine par quelques découvertes inédites, à la carte réelle dont je ne me sers plus depuis très longtemps pour me repérer à Paris y vivant désormais depuis de très longues années. Malgré l’expérience et l’habitude de cette promenade l’itinéraire s’invente encore au fil de l’avancée, le point de départ et la direction générale sont toujours nécessaires, besoin d’un endroit où aller. Les points cardinaux ne sont pas convoqués ici, devenus inutiles, mais la situation géographique reste privilégiée. Le choix se porte encore souvent sur un lieu connu, qui attire sans qu’on sache vraiment pourquoi, même si avec le temps la question ne se pose même plus : un paysage, un café, une bibliothèque. Un endroit qui nous plaît pour la distance qu’il nous oblige à parcourir, les souvenirs qu’il évoque, où l’inconnu qu’il préserve en lui qui nous questionne et nous trouble à chacune de nos visites, car les promenades improvisées fonctionnent sur nos habitudes, ses chemins qu’on connaît par cœur, qu’on peut suivre sans avoir besoin de cartes, sans en préparer l’itinéraire. Cet endroit préféré est situé dans une zone aux limites un peu floues au-dessus de chez nous. Dès la sortie dans la rue, un premier choix s’opère, imperturbable, en remontant la rue sur la droite, c’est le Nord, en descendant, le Sud. Quelques mètres dans l’une ou l’autre direction et d’autres choix s’offrent automatiquement à nous en rose des vents. Je choisis de remonter jusqu’à l’Avenue de la République, de virer sur la droite pour rejoindre le Boulevard Jules Ferry. Ici, c’est la fin du canal couvert, celui qui, souterrain, vient de l’Arsenal près de la Bastille, une centaine de mètres le long du square tout en longueur et je rejoins le Canal Saint-Martin pour me libérer de l’emprise de la rue et suivre naturellement son cours, la courbe sensuelle qu’il dessine au niveau du jardin des Récollets qui évite, avec élégance et subtilité, c’est-à-dire sans nous les montrer, la gare de l’Est et la gare du Nord, situées juste au-dessus et pour remonter ainsi en flânant jusqu’à la place de la Bataille de Stalingrad. Derrière la majestueuse Rotonde de l’architecte Claude-Nicolas Ledoux transformée en restaurants à bobo, s’ouvre une place qui nous invite à plusieurs autres itinéraires. Rien ne change à cet endroit, à l’heure du choix, deux chemins principaux s’ouvrent toujours à moi. Je continue à alterner ces deux itinéraires aujourd’hui. Si je suis le canal qui s’élargit à ce niveau-là et se transforme en Bassin de la Villette, c‘est naturellement vers le Parc de la Villette que je finirais mon parcours. Si, au contraire, je bifurque vers la gauche, je rejoins les voies de chemin de fer qu’il faut longer, quelle que soit la voie suivie, mais tous les chemins nous y conduisent par le jeu des sens uniques, des constructions et la proximité de la gare de l’Est. Je ne traverse plus les Jardins d’Éole depuis longtemps ; construits sur une ancienne friche ferroviaire, la cour du Maroc, ancienne gare de marchandises de la SNCF désaffectée depuis les années 1990, ils ont été transformés en terrain d’accueil des migrants et la promiscuité de leur situation insalubre et la violence de leur misère, m’interdisent désormais de traverser le jardin. Je débouche donc directement dans la rue Riquet en longeant la rue d’Aubervilliers, et là, sollicité par l’appel d’air et de lumière de l’espace créé par le pont surplombant les voies de chemin de fer, je m’y engage sans réfléchir, attiré avec la même évidence qu’il y a dix ans, ce lieu-là n’a finalement pas changé, aimanté par le pont et le paysage qui offre le même panorama. Au milieu du pont, je m’arrête toujours derrière les grilles peintes en bleu aux fins maillages, j’approche la tête pour ajuster mon regard à travers la grille tressée. L’horizon s’ouvre vers le lointain en suivant les nombreuses voies, les rails métalliques et leurs lignes qui s’entremêlent. Peu de trains empruntent ces voies, il s’agit plutôt d’un espace de transit avec ses anciens hangars de stockage et voies de garage, où l’herbe sauvage envahit de plus en plus le ballast mais dans ses dimensions si particulières, et malgré les changements radicaux du quartier au niveau de la Porte de la Chapelle (construction de logements et de centres commerciaux uniformes), la situation du pont qui surplombe comme un promontoire, l’ouverture sur le ciel de Paris, ce paysage demeure une invitation au voyage.

OUEST

Une hésitation. Deux chemins. Les Arts et Métiers ou le Marais. Cela fait bien longtemps que je ne passe plus par le Square du Temple pour t’attendre des heures à la sortie de Duperré, dans le petit café en face de l’école où les vieux juifs jouaient aux cartes en se disputant, où à faire le tour du square, envahi par une communauté chinoise que je n’avais jamais remarquée jusqu’à présent mais qui est la plus ancienne de Paris, essentiellement constituée d’émigrés de la région de Wenzhou. Le Marché des Enfants Rouges est devenu très bobo, je n’y vais plus, je me rends également moins souvent à la bibliothèque Marguerite Audoux depuis que nous avons déménagé. Descendre de ce côté c’est rejoindre le Musée de la Chasse et de la Nature qu’on croise immanquablement sur notre route. Prolonger plus à l’Ouest, en empruntant la rue Réaumur, c’est direct Arts et Métiers et sa statue de la Liberté, on croise Turbigo, le Boulevard Sébastopol, nous voilà aussitôt arrivé aux Halles, le Centre Georges Pompidou est juste à côté. Mais c’est aussi ici que nous ramenait le premier itinéraire. Toutes les rues se rejoignaient là. La Seine nous attire toujours. On se laisse porter par le mouvement que le fleuve imprime au territoire, pour se retrouver propulsé dans les Jardins des Tuileries. On l’aborde par le Sud, par la rue de Rivoli et le Musée du Louvre. Par le Nord c’est en traversant le Palais Royal, la Comédie Française (longtemps en travaux) et la Place Colette. Ici, rien ne change. Le jardin des Tuileries est toujours la limite qu’on se fixe à soi-même. Au-delà c’est un autre Paris, une autre promenade, un jour suivant. Si on est arrivé jusque-là à pied encore une fois, le corps se souvient qu’il ne peut ou ne doit pas aller plus loin par précaution. Après le bassin orthogonal, du côté des musées (l’Orangerie d’un côté, le Jeu de Paume de l’autre) en sortant du jardin. Mais on aime toujours autant errer dans les ruelles du jardin, d’un jardin l’autre, c’est pourquoi d’ailleurs le lieu est dénommé ainsi : Jardins des Tuileries. La perspective de la terrasse des Feuillants, les couchers de soleil autour du bassin, les sculptures de Maillol, notamment L’Air et La rivière. Depuis, de nombreuses autres œuvres contemporaines, qu’on aime contempler en se promenant, ont complété la collection. Dans L’Air, la jeune femme allongée levait légèrement les deux jambes qui restaient parallèle au-dessus du piédestal. Dans La rivière, elle semblait littéralement déborder l’espace réduit du piédestal en béton, ses cheveux en désordre. Dans un recoin ombragé du jardin on trouve toujours l’œuvre de Giuseppe Penone : l’Arbre des voyelles. L’œuvre est installée dans un parterre du jardin, malgré la tempête qui a déraciné quelques arbres il y a deux ou trois ans je crois. Ce grand arbre d’une vingtaine de mètres, lui aussi déraciné, est un chêne dépourvu de ses petites branches, il a été moulé et l’artiste en a tiré un bronze qui est là, couché dans l’herbe et rappelle désormais cette terrible tempête. Les racines très écourtées laissent entrevoir, pour un œil attentif, dans leur entremêlement, des lettres tordues et parfois la tête en bas : les voyelles I E O U A. Cet ordre choisi par l’artiste lui évoquait le nom de Jéhovah. Là où les branches touchent le sol des arbres sont nés, d’essence différente du chêne : le peuplier argenté, l’if, le frêne et l’aulne. Ceux-là sont heureusement restés debout malgré la tempête. Je revois également à l’entrée du jardin les deux labyrinthes de bosquets de buis, de part et d’autre de l’allée centrale dans l’axe de la Pyramide du Louvre. J’ai toujours trouvé cet endroit étonnant en plein Paris, une zone blanche (plutôt verte d’ailleurs), où ne se rendent que les initiés. Cet endroit a toujours été un lieu de rencontre et de drague homosexuelle. Au 18ème Siècle, les jardins des Tuileries étaient déjà un haut lieu de la drague et de la prostitution homosexuelle. Les buissons sont tordus et froissés par l’effet du vent mais également à force de servir d’abri aux relations sexuelles passagères. Dans les souterrains, dont les entrées sont presque invisibles de l’extérieur, les rendez-vous nocturnes sont plus clandestins. À la fois caché mais sous le regard de tous, l’endroit prend vraiment vie à la nuit tombée. J’ai l’impression qu’ils sont un peu moins nombreux désormais, mais peut-être est-ce mon imagination ? Jusqu’à la Renaissance, les labyrinthes de déambulation étaient un objet de spiritualité et ne se trouvaient que dans les édifices religieux. Ce n’est qu’à partir du 15ème Siècle que des méandres de bosquets se sont répandus dans de nombreux jardins d’Europe apportant au labyrinthe une dimension profane : le plaisir de se perdre. L’essence même du labyrinthe est de circonscrire dans le plus petit espace possible l’enchevêtrement le plus complexe de sentiers et de retarder ainsi l’arrivée de l’explorateur au centre qu’il veut atteindre. Le labyrinthe prend aussi la forme d’un jeu, celui du jeu de l’oie, par exemple. Les créateurs multiplient les circonvolutions artistiques et sophistiquées. Le tracé de la marelle peut se rapprocher symboliquement de celui d’un labyrinthe. Le monde moderne s’est tellement complexifié qu’aujourd’hui la réussite d’un parcours dépend plus du hasard des choix que du travail réellement effectué.

SUD

C’était pendant longtemps la direction la plus empruntée. Pour l’école, le travail, pour retrouver la famille qui habitait Paris ou la banlieue, pour partir en vacances, tout transitait par la Gare de Lyon. Une véritable plaque tournante. La plupart du temps, pour aller prendre le train Gare de Lyon, j’empruntais les transports en commun, le métro le plus souvent, ligne 5 (orange) jusqu’à la Bastille, puis changement souterrain pour rejoindre le quai de la station Bastille et prendre la ligne 1 (jaune), mais ce n’est plus le cas depuis fort longtemps. L’été, il arrivait parfois que je décide de profiter du beau temps pour rentrer à vélo ou même à pied les jours où j’avais du temps. Je n’emprunte plus du tout ce chemin. Je ne prends plus guère le train à la Gare de Lyon depuis mon déménagement. Le parcours alors était toujours sensiblement le même, la distance assez longue empêchant les détours, le chemin le plus direct était généralement celui que je retenais. De la Gare de Lyon, je remontais jusqu’au Bassin de l’Arsenal, non loin de la Bastille. Après la destruction de la Bastille pendant la Révolution française en juillet 1789, le bassin de l’Arsenal avait été creusé pour remplacer le fossé qui remplissait les douves de la forteresse en eau de la Seine. À cet endroit, le canal de l’Ourcq commence son périple souterrain pour traverser une grande partie de la ville. On peut facilement voir le tracé du canal enfoui sous la ville, dont le dessin transparaît toujours sur la carte, il suit en effet les méandres et les mouvements ondulants du boulevard Richard Lenoir et du boulevard Jules Ferry, traversant plusieurs arrondissements, du 12ème au 10ème en passant par le 11ème. La construction d’un canal entre l’Ourcq et la Seine avait été entreprise au 18ème siècle. Le canal Saint-Martin avait été construit entre 1822 et 1825, reliant le bassin de la Villette et la Seine à la hauteur de l’Arsenal. Il avait permis de raccourcir de moitié le trajet entre le Quai Henri-IV et l’île Saint-Denis en passant sous la place de la Bastille et d’apporter en même temps de l’eau potable au cœur de la capitale. Le canal Saint-Martin est couvert à partir du boulevard Jules Ferry (la voûte du Temple avait été réalisée en 1907). Il passe ensuite sous le boulevard Richard-Lenoir (la voûte Richard Lenoir avait été construite entre 1860 et 1862), et enfin sous la place de la Bastille (voûte de la Bastille réalisée en 1862) pour s’ouvrir sur le port de l’Arsenal. Les voûtes Richard Lenoir et du Temple sont percées d’oculi de ventilation qui permettent également l’éclairage naturel du tunnel. Je n’y prête plus attention lorsqu’il m’arrive encore de me promener dans ce coin par hasard, car les jardins en longueur du boulevard sont en certains endroits la place choisie par les femmes et les hommes du quartier qui dorment dehors pour cuver leur mauvais vin ou leur bières pas chères. Je garde cependant encore le souvenir lointain de cette soirée d’été à la Gare de Lyon, en terrasse d’un café. Dans l’attente des départs. Un temps suspendu, distendu. Le temps passé à regarder passer le temps. Et les passants, les voitures dans la rue animée. Et les voisins du café, en terrasse, le serveur et ses allées-venues. Et dans ce souvenir que ce lieu ravive malgré le temps, tous ceux enfouis qu’on avait oubliés, tous ces moments suspendus où nous nous retrouvions là tous les deux, avant de partir chacun de son côté, me reviennent intacts. Dans un café du Boulevard Diderot, le Paris Lyon, qui depuis a changé de propriétaire et a été totalement rénové, modernisé, où de très nombreux couples se donnaient rendez-vous dans l’arrière salle souvent désertes du café qui depuis est beaucoup plus petite et bien moins sombre, plus exposée, les amours clandestines n’y sont plus les bienvenues. C’était l’endroit où à l’époque nos chemins se séparaient.

EST

Au bout du Boulevard de la Villette, le cimetière du Père-Lachaise. C’est tout droit, le chemin est plus long désormais depuis que j’ai déménagé près de la Gare de l’Est, mais le phénomène d’attraction est inchangé, comme à mon ancienne habitude je ne regarde pas les immeubles qui entourent le Boulevard et prête peu attention aux passants ou à ce qui se passe dehors. Mes pas s’enchaînent mécaniquement. Je marche comme si j’étais pressé, irrésistiblement attiré par le cimetière. Un rendez-vous à ne pas manquer. Avec le temps, la motivation abstraite des débuts s’est profondément modifiée, les amis morts depuis ce temps-là ont pour certains d’entre eux été enterrés ou incinérés au cimetière, c’est aussi vers eux que je vais désormais, auquel je rends visite, pour un hommage. En marchant à la mort il meurt à chaque pas. Le cimetière est une enclave dans la ville, une parenthèse. Le temps est venu de rattraper le temps. J’aime toujours autant me perdre dans les allées du cimetière, voir le cimetière se transformer au fil des saisons. Les couleurs flamboyantes des feuilles d’automne jonchant les pavés et s’accumulant sur les tombes, la neige d’hiver effaçant les reliefs des allées, les formes des arbres, l’acoustique singulière du lieu, la profusion des feuilles des arbres et des fleurs au printemps, l’aridité de l’air, l’odeur des feuilles qui s’effritent au sol, la chaleur réverbérées par le granit des tombes. Y retourner pour m’y retrouver. Sans but précis. M’y promener et m’y perdre. Aimer flâner dans les ruelles désertes, éviter les touristes qui hantent de plus en plus le lieu à la recherche de personnalités, une carte à la main pour ne manquer aucun rendez-vous, il y a même des circuits guidés de nos jours. Me recueillir sur la tombe d’un inconnu, lire les inscriptions de tombes et de stèles. Il meurt dans ses amis, dans son fils, dans son père. À chaque fois que j’y reviens le même phénomène se répète, il s’amplifie même avec l’âge. Je crois me repérer simplement, certains points culminants du site me permettant de me situer, je crois être capable d’effeuiller la rose des vents sans difficultés. Mais le cimetière est un labyrinthe, fait de ruelles qui s’entrecroisent, qui tournent, dans un environnement en pente, autant de conditions pour troubler nos sens et nous perdre. C’est un lieu qui nous trompe et nous fait perdre la tête, nous fait perdre le Nord. Un endroit où nous ne savons plus où nous sommes. Un lieu de recueillement. Marcher à travers les tombes, leur mystère, c’est comme traverser une ville vidée de ses habitants. Une bibliothèque vide à notre entière disposition dans laquelle errer à sa guise, prendre un ouvrage au hasard, en lire quelques lignes. Dans son livre, Une promesse, Sorj Chalandon évoquait la promesse faite aux âmes, de ne pas les oublier, de leur laisser le temps de prendre encore un peu de chaleur terrestre, quand notre société ne cherche plus qu’une chose : que les morts disparaissent le plus vite possible et nous délivrent de leur encombrante et répugnante présence. « Elle a ouvert le livre au milieu, au hasard. Elle aime surprendre les phrases sans qu’elles s’y attendent. Les phrases qui paressent, qui pensent qu’elles ont le temps. Qu’il y a tant et tant de pages avant elles, qu’elles peuvent sommeiller à l’ombre des mots clos. » La solitude dans cet espace à arpenter nous incite à réfléchir au sens de la vie. Il meurt dans ce qu’il pleure et dans ce qu’il espère. Il y a une autre manière de rendre hommage aux morts, c’est de continuer à les considérer comme des vivants. Et lorsque je me promène désormais au Père-Lachaise, je vais à leur rencontre en me perdant dans le labyrinthe des allées du cimetière aux pavés disjoints. Et sans parler des corps qu’il faut ensevelir. L’enchantement de l’espace ne naît-il pas de ce paradoxe qui donne à la proximité des lieux aimés la faculté de nous transporter ailleurs que là où nous avons coutume d’être et nous convie vers un lointain à peine discerné mais qui résonne comme un appel ? Un appel lointain. Très souvent nous ne trouvons pas notre chemin en ville, mais ça ne signifie plus grand-chose. S’égarer dans un cimetière comme on s’égare en ville, dans les sous-bois d’une forêt, dans les rayonnages d’une bibliothèque, demande tout un apprentissage, un savoir-faire. Du temps. Qu’est-ce donc oublier, si ce n’est pas mourir.

proposition n° 36

NORD

Les promenades improvisées étaient celles dont la destination au départ nous était inconnue. Elles le sont restées même si les raisons de sortir aujourd’hui ne sont plus du tout les mêmes. L’irrépressible envie de marcher qui nous poussait à sillonner les rues de Féodora afin d’en dresser presque malgré nous la carte mentale, sans cesse en évolution comme la ville elle-même, celle qui venait se substituer, par une succession d’ajouts sensibles, d’écarts à peine perceptibles, de regards transversaux et parfois même in fine par quelques découvertes inédites, à la carte réelle dont je ne me servais plus depuis très longtemps pour me repérer à Féodora, est toujours là, mais aujourd’hui que le danger règne partout, sortir est devenue un acte de résistance. Malgré l’expérience et l’habitude de nos anciennes promenades, l’itinéraire s’invente encore au fil de l’avancée dans la Zone, le point de départ et la direction générale sont toujours nécessaires, incontournable besoin d’un endroit où aller. Les points cardinaux ne sont plus convoqués ici, devenus inutiles, mais la situation géographique demeure cruciale. Et le moment opportun pour sortir. Le choix se porte souvent sur un lieu connu, qui attire sans qu’on sache vraiment pourquoi, même si avec le temps la question ne se pose même plus : un lieu qui nous rappelle des souvenirs, un endroit à l’abri, une Zone où trouver de quoi continuer à vivre. L’endroit qui nous plaisait pour la distance qu’il nous obligeait à parcourir, les souvenirs qu’il évoquait, où l’inconnu qu’il préservait en lui qui nous questionnait et nous troublait à chacune de nos incartades, car les promenades improvisées fonctionnaient sur nos habitudes, ses chemins qu’on connaissait par cœur, qu’on pouvait suivre sans avoir besoin de cartes, sans en préparer l’itinéraire, nous sont indispensables aujourd’hui. Une force, un avantage sur les autres. Cet endroit de Féodora est situé dans une zone aux limites un peu floues au-dessus de notre repaire. Dès la sortie dans la rue, un premier choix s’opère, imperturbable, Nord ou Sud ? Quelques mètres dans l’une ou l’autre direction et ce sont d’autres choix qui s’offrent automatiquement à nous. Je choisis de remonter les faubourgs de Féodora, de virer sur la droite pour rejoindre le Boulevard Valmora. Ici, c’est la fin du canal couvert, celui qui, souterrain, vient de l’Ambre près de la Molka, sur une centaine de mètres contre le clos tout en longueur. Je rejoins rapidement le canal Jannat pour me libérer de l’emprise de la rue et suivre naturellement son cours, la courbe sensuelle qu’il dessine au niveau de la Friche des Rosettes qui évite heureusement les lieux de tensions et d’affrontements éventuels, la Base de l’Éden et celle du Nuange, situées juste au-dessus et pour remonter ainsi en marchant d’un bon pas désormais jusqu’à la place de la Bataille de Sarenne. Derrière les ruines de la Rotonde de l’architecte Joanisse Léocadie s’ouvre une place qui nous invite à plusieurs autres itinéraires. Rien ne change à cet endroit, à l’heure du choix, deux chemins principaux s’ouvrent immanquablement à moi. J’ai toujours alterné entre ces deux itinéraires et je continue à le faire aujourd’hui. Si je suis le canal qui s’élargit à ce niveau-là et se transforme en Cuve de la Vérène, c‘est naturellement vers la forêt de la Vérène, que je finirais mon parcours. Si, au contraire, je bifurque vers la gauche, je rejoins la zone des doubles tubes surélevés et couverts de panneaux photovoltaïques de l’Hyperloop qu’il faut longer, quelle que soit la voie suivie, mais tous les chemins nous y conduisent par la répartition désordonnée des ruines et des amoncellements de gravats des bâtisses détruites par les combats virulents qui ont eu lieu il y a quelques années dans cette partie de Féodrora, des constructions encore debout, pour la plupart désertes, abandonnées, car trop instables ou dangereuses, et la proximité du Corridor de l’Éden. Je ne traverse plus les terrains vagues d’Élita depuis longtemps ; construits sur une ancienne friche, la Cour de Valderade, ancienne halle de marchandises désaffectée depuis les années de la Scission, ils ont été transformés en terrain d’accueil des exilés temporaires et la promiscuité de leur insalubre situation et la violence de leur misère, m’incitent guère désormais à traverser cet endroit désolé. Je reste prudent et débouche donc directement dans la rue Rivka en longeant l’Astérine, et là, sollicité par l’appel d’air et de lumière de l’espace créé par le pont surplombant les tubes de l’Hyperloop, je m’y engage sans réfléchir, attiré avec la même évidence qu’il y a dix ans, ce lieu-là n’a finalement pas changé, aimanté par le pont et le paysage qui offre le même panorama. Au milieu du pont, je m’arrête toujours derrière les grilles au maillage renforcé pour éviter toute intrusion dans la zone de stationnement des TransPods et leurs capsules profilées. J’approche la tête pour ajuster mon regard à travers les tresses de la grille. L’horizon s’ouvre vers le lointain en suivant les nombreuses voies, les tubes soutenues par leurs pylônes métalliques et toutes ces lignes qui s’entremêlent. Peu de véhicules empruntent encore ces tubes, il s’agit plutôt d’un espace de transit avec d’anciens hangars de stockage et des voies de garage pour les véhicules, mais dans ses dimensions, et malgré les changements radicaux de la Zone au niveau du Seuil de la Chamame (construction de logements conditionnés et de centres de transit institués), la situation du pont qui surplombe comme un promontoire, l’ouverture sur le ciel de Féodora, ce paysage demeure une invitation au voyage.

OUEST

Une hésitation. Deux chemins. L’Aricie ou le Mirel. Cela fait bien longtemps que je ne passe plus par la Friche du Thémis pour t’attendre à la sortie de Dauphine, dans le petit café en face de l’école qui n’existe plus depuis longtemps, où les vieux jouaient aux cartes, où à faire le tour du square, envahi par une communauté Tiffène que je n’avais jamais remarquée jusqu’à présent mais qui est la plus ancienne de Féodora, essentiellement constituée d’exilés de la région du Wulfram. Le Cercle des Singes Savants est devenu très fermés je n’y vais plus, de la même façon je me rends moins souvent au Dispensaire Ménico Dion depuis que nous avons quitté le centre de Féodora. Descendre de ce côté c’est rejoindre le Temple de la Course qu’on croise immanquablement sur notre route. Prolonger plus à l’Ouest, en empruntant la rue Rosette c’est direct Aricie et sa statue de la Tempête, on croise Tirouhie, le Boulevard Siranouche, nous voilà aussitôt Carrefour du Centaure, la Base des Confédérés juste à côté. Mais c’est aussi ici que nous ramenait le premier itinéraire. Toutes les rues se rejoignaient là. La Serine nous attire toujours même si elle a été recouverte depuis longtemps. On se laisse porter par la mémoire du mouvement que le fleuve imprime$ait au territoire, pour se retrouver propulsé au Clos du Terril. On l’aborde par le Sud, par la rue de Resana et la Pyramide de la Liberté. Par le Nord c’est en traversant l’ancien Palais Roman, la ruine de la Fantaisie des Rubans et la Place Cyrique. Ici, rien ne change. Le clos du Terril est toujours la limite qu’on se fixe à soi-même. Au-delà ce n’est plus Féodora, c’est un autre lieu, une zone interdite, un jour peut-être. Si on est arrivé jusque-là à pied encore une fois, le corps se souvient qu’il ne peut ou ne doit aller plus loin par précaution. Après le bassin, du côté des geôles (l’Ophira d’un côté, le Prima de l’autre) vers la sortie du Clos. Mais on aime toujours autant errer dans les allées du Clos, autour de la colline qui s’élève au centre, c’est pourquoi le lieu est dénommé ainsi : Clos du Terril. La perspective de la terrasse des Fuyantes, les couchers de soleil autour du bassin. Dans un recoin ombragé du Clos on trouve toujours l’œuvre très ancienne de l’artiste Gharib Pelaio : l’Arbre des voyelles. Ce qu’il reste de l’œuvre est toujours visible dans un parterre en friche du Clos, malgré les combats qui ont longtemps sévi dans ce périmètre, avant de se déporter plus à l’Ouest de Féodora. Ce grand arbre d’une vingtaine de mètres représente un chêne dépourvu de ses petites branches, il a été moulé et l’artiste en a tiré un bronze qui est là, oublié dans l’herbe, personne n’a pensé à utiliser sa manière première pour fabriquer ses armes, il semble rappeler la violence de cette terrible guerre civile qui dure depuis si longtemps et endeuille Féodora. Les racines très écourtées laissent entrevoir, pour un œil attentif, dans leur entremêlement, des lettres tordues et parfois la tête en bas : les voyelles I E O U A. Cet ordre choisi par l’artiste lui évoquait dit-on le nom de Jéhovah. Là où les branches touchent le sol des arbres sont nés, d’essence différente du chêne : peuplier argenté, if, aulne et frêne. Ceux-là sont heureusement restés debout malgré les explosions et les violents échanges de tirs. Je revois également à l’entrée du Clos les deux labyrinthes de bosquets de buis, de part et d’autre de l’allée centrale dans l’axe de la Pyramide de Liberté, construite après l’arrêt des combats dans cette zone à l’emplacement de ce qui fut il y a très longtemps déjà le plus grand musée de la ville. J’ai toujours trouvé cet endroit étonnant en plein Féodora, une zone blanche (plutôt verte d’ailleurs), où ne se rendent que quelques initiés. Cet endroit a toujours été un lieu de rencontre et de drague homosexuelle. Au 18ème Siècle, les jardins des Tuileries, dont la structure était celle que nous connaissons aujourd’hui dans les limites du Clos, étaient déjà un haut lieu de la drague et de la prostitution homosexuelle. Les buissons sont tordus et froissés par le souffle des explosions, l’effet du vent mais également à force de servir d’abri aux relations sexuelles passagères, mais dans les souterrains, dont les entrées sont presque invisibles de l’extérieur, les rendez-vous nocturnes sont devenus beaucoup plus clandestins. À la fois caché mais sous le regard de tous, l’endroit prend encore vie à la nuit tombée. J’ai l’impression qu’ils sont un peu moins nombreux désormais, mais peut-être est-ce mon imagination ? On raconte que jusqu’à la Renaissance, les labyrinthes de déambulation étaient un objet de spiritualité et ne se trouvaient que dans les édifices religieux. Ce n’est qu’à partir du 15ème Siècle que des méandres de bosquets se sont répandus dans de nombreux jardins d’Europe apportant au labyrinthe une dimension profane : le plaisir de se perdre. L’essence même du labyrinthe est de circonscrire dans le plus petit espace possible l’enchevêtrement le plus complexe de sentiers et de retarder ainsi l’arrivée de l’explorateur au centre qu’il veut atteindre. Le labyrinthe prend aussi la forme d’un jeu, celui du jeu de l’oie, par exemple. Les créateurs multipliaient les circonvolutions artistiques et sophistiquées. Le monde de Féodora s’est tellement complexifié qu’aujourd’hui la réussite d’un parcours dépend plus du hasard des choix que du travail réellement effectué. La Zone est en effet devenue un labyrinthe à ciel ouvert.

SUD

C’était pendant longtemps la direction la plus empruntée. Pour le renseignement, l’approvisionnement, pour retrouver la cellule qui habitait Féodora ou sa périphérie, pour tenter de s’exiler de la Fédération, tout transitait par Isice. Une véritable plaque tournante. La plupart du temps, Station Isice, j’empruntais les transports parallèles, la passerelle ascensionnelle le plus souvent, jusqu’à la Bienvenue, puis le tunnel souterrain pour rejoindre le quai désert, car très dangereux, de la station Bienvenue, y emprunter un convoi clandestin mais ce n’est plus le cas depuis fort longtemps. L’été, il arrivait parfois que je brave le danger pour profiter d’un temps sans tirs ou surveillance pour rentrer en roulant ou même à pied les jours où le temps était avec moi. Je n’emprunte plus du tout ces chemins. Je ne prends plus guère les transports à la Station Isice depuis mon départ pour la Zone. Le parcours alors était toujours sensiblement le même, la distance assez longue empêchant les détours, le chemin le plus direct était généralement celui que je retenais. De la Station Isice, je remontais jusqu’au Réservoir de l’Atriné, non loin de la Bienvenue. Après la destruction de la Bienvenue pendant la Révolte des Stalkers, le Réservoir de l’Atriné avait été creusé pour remplacer le fossé qui remplissait les réserves de la forteresse en eau de la Serine. À cet endroit, le canal de l’Oz commence son périple souterrain pour traverser une grande partie de la Zone. On peut facilement voir le tracé du canal enfoui sous la ville, dont le dessin transparaît toujours sur nos cartes, il suit les méandres et les mouvements ondulants des voies secondaires, traversant plusieurs blocs, du 12ème au 10ème parallèle. La construction d’un canal entre l’Oz et la Serine avait été entreprise au 21ème siècle. Le canal Madison avait été construit entre 2122 et 2125, reliant le réservoir de la Vérène et la Serine à la hauteur de l’Atriné. Il avait permis de raccourcir de moitié le trajet clandestin entre le Quai Hoviv et l’île Devin en passant sous la place de la Bienvenue et d’apporter en même temps de l’eau potable au cœur de la Zone Principale. Le canal Madison est couvert à partir du Fiacre. Il passe ensuite sous le Rui (la voûte du Rui avait été construite entre 2160 et 2162), et enfin sous la place de la Bienvenue, pour s’ouvrir sur le parking de l’Atriné. Les voûtes du Fiacre et du Rui sont percées d’oculi de ventilation qui permettent également l’éclairage naturel du souterrain. Je n’y prête plus attention lorsqu’il m’arrive encore de me perdre dans ce coin, car les friches qui ont envahies les voies secondaires jusqu’à les rendre méconnaissables et difficiles d’accès, sont en certains endroits la dernière place choisie par les femmes et les hommes à l’abandon qui dorment dehors malgré le couvre-feu. Je garde cependant le souvenir lointain de cette soirée d’été à la Station Isice, dans le calme d’un jour sans combat. Dans l’attente des départs. Un temps suspendu, distendu. Le temps passé à regarder passer le temps. Et les passants, les convois dans la rue animée. Et les voisins de l’abri, le vigile et ses allées-venues. Et dans ce souvenir que ce lieu ravive malgré le temps, tous ceux enfouis que j’avais oubliés, tous ces moments suspendus où nous nous retrouvions là tous les deux, avant de partir chacun de notre côté, me reviennent intacts. Dans l’abri du tertre désert, qui depuis a été totalement détruit par une explosion, reconstruit puis détruit à nouveau, où de très nombreux couples se donnaient rendez-vous dans les recoins sombres de l’abri qui depuis est beaucoup plus petit et bien moins sombre, plus exposé aussi, les amours clandestines n’y sont plus les bienvenues. C’était l’endroit où à l’époque nos chemins se séparaient.

EST

Au bout de la Vérène, la fosse commune, on raconte qu’elle est située sur un ancien cimetière qu’on appelait le Père-Lachaise. C’est tout droit, le chemin est plus long désormais depuis que j’ai réussi à rejoindre la Zone de l’Eden, mais le phénomène d’attraction est inchangé, comme à mon ancienne habitude je ne regarde pas les immeubles encore debout qui entourent la Vérène et prête peu attention aux éventuels tireurs embusqués devenus rares désormais ou au paysage en ruine que je traverse. Mes pas s’enchaînent mécaniquement. Je marche pressé, irrésistiblement attiré par la fosse. Un rendez-vous à ne pas manquer. Avec le temps, la motivation abstraite des débuts s’est profondément modifiée, les amis morts depuis ce temps-là ont pour certains d’entre eux été enterrés, incinérés ou parfois simplement abandonnés là dans la fosse commune, c’est vers eux que je vais désormais, je leur rends visite, hommage. En marchant à la mort il meurt à chaque pas. La fosse commune est une enclave dans la Zone, une parenthèse. Le temps est venu de rattraper le temps. J’aime toujours autant me perdre entre les tombes improvisées à la hâte, quelques pelletées de terre sur le cadavre encore chaud, les trous creusés à même la terre, voir la fosse commune se transformer au fil des saisons. C’est un des rares lieux à Féodora où il n’y a jamais de combats, un lieu préservé. Les couleurs flamboyantes des feuilles d’automne jonchant les tombes et s’accumulant sur le sol, la neige d’hiver effaçant les reliefs des allées, les formes des arbres décharnés, l’acoustique particulière du lieu, la profusion des feuilles des arbres et des fleurs au printemps, l’aridité de l’air, l’odeur des feuilles qui s’effritent au sol, la chaleur réverbérées par le granit des tombes et l’odeur pestilentielle. Y retourner pour m’y retrouver. Sans but précis. M’y promener et m’y perdre. Aimer flâner dans les ruelles désertes malgré l’odeur putride des cadavres en putréfaction, éviter ceux qui comme moi hantent de plus en plus le lieu à la recherche de calme et de sérénité. Me recueillir devant le corps d’un inconnu, lire les inscriptions des tombes et des stèles. Il meurt dans ses amis, dans son fils, dans son père. À chaque fois que j’y retourne le même phénomène se répète, il s’amplifie même avec l’âge. Je crois me repérer simplement, certains points culminants du site me permettant de me situer, je crois être capable d’y effeuiller la rose des vents sans difficultés. Mais la fosse commune est un labyrinthe versatile, fait de ruelles qui s’entrecroisent, qui tournent, dans un environnement en pente, autant de conditions pour troubler nos sens et nous perdre. C’est un lieu qui nous trompe et nous fait perdre la tête. Un lieu qui nous déboussolé et nous fait perdre le Nord. Un endroit où nous ne savons plus où nous sommes. Un lieu de recueillement. Marcher à travers les cadavres, leur mystère, le miroir qu’ils nous tendent, c’est comme traverser la ville ancienne vidée de ses habitants. Une bibliothèque à notre entière disposition dans laquelle errer à sa guise, prendre un ouvrage au hasard, en lire quelques lignes. Dans un vieux livre laissé en guise d’hommage à l’homme dont le corps venait d’être enterré, une fois n’est pas coutume, j’ai lu un passage qui évoquait la promesse faite aux âmes, de ne pas les oublier, de leur laisser le temps de prendre encore un peu de chaleur terrestre, quand notre Fédération ne cherche plus qu’une chose : que les morts disparaissent le plus vite possible et nous délivrent de leur encombrante et répugnante présence. « Elle a ouvert le livre au milieu, au hasard. Elle aime surprendre les phrases sans qu’elles s’y attendent. Les phrases qui paressent, qui pensent qu’elles ont le temps. Qu’il y a tant et tant de pages avant elles, qu’elles peuvent sommeiller à l’ombre des mots clos. » La solitude dans cet espace à arpenter m’incite à réfléchir au sens de la vie. Il meurt dans ce qu’il pleure et dans ce qu’il espère. Il y a une autre manière de rendre hommage aux morts, c’est de continuer à les considérer comme des vivants. Et lorsque je me promène désormais dans les allées puantes de la fosse commune qu’on appelait naguère le Père-Lachaise, je vais à leur rencontre en me perdant dans le labyrinthe des allées de la fosse aux pavés disjoints. Et sans parler des corps qu’il faut ensevelir. L’enchantement de l’espace ne naît-il pas de ce paradoxe qui donne à la proximité des lieux aimés la faculté de nous transporter ailleurs que là où nous avons coutume d’être et nous convie vers un lointain à peine discerné mais qui résonne comme un appel ? Un appel lointain. Très souvent nous ne trouvons pas notre chemin dans la Zone, mais ça ne signifie pas grand-chose. S’égarer dans une fosse commune comme on s’égare dans la Zone, à Féodora, dans le souvenir d’un sous-bois de forêt, dans les rayonnages d’une bibliothèque, demande tout un apprentissage, un savoir-faire. Du temps. Qu’est-ce donc oublier, si ce n’est pas mourir.

proposition n° 37

C’est un vieux rêve. Traverser la ville sans s’arrêter, sans se soucier des murs contre lesquels on se heurte d’habitude, des obstacles rencontrés, des limites et des contraintes, en ligne droite, quelque soit ce qu’on croise sur son chemin. Traverser les appartements sans difficulté, les chambres, les salles à manger, traverser les jardins, les friches, les cours, courir les rues. Sans retenue. Le plus vite possible : c’est le seul moyen pour s’en sortir. Pour arriver au bout du couloir de l’immeuble, il s’agissait bien de cela déjà. Les murs n’étaient pas érigés devant moi, mais m’entouraient de tous les côtés, murs des appartements voisins dont, en collant l’oreille sur le mur froid, je pouvais entendre ce qui se passait derrière, ce qui s’y disait, ce qui s’y tramait, le deviner, l’imaginer en fonction de bribes sonores perçues, je pouvais soudain traverser ces parois, jouer les passe-murailles. Devenir invisible c’est aussi ne plus avoir besoin de son corps, pour être ailleurs, de forcer les murs pour entrer, de pénétrer physiquement dans un appartement pour avoir l’impression d’être déjà là à l’intérieur. Oublier le regard et privilégier l’oreille. Se transporter partout, traverser les murs, passer de l’autre côté du miroir, simplement en tendant l’oreille, en prêtant attention, tout ouïe. C’est un vieux rêve. J’entre dans une pièce inconnue, dans la pénombre je ne parviens pas à déterminer où je me trouve, un peu perdu, j’avance à tâtons, du mal à me repérer, mon genou cogne violemment une table basse que je n’avais pas remarquée, la douleur intense est heureusement passagère, je parviens à progresser dans cet espace sombre en ralentissant mon allure, j’avance en évitant les meubles que je perçois à peine mais suffisamment désormais pour ne plus me faire mal, une chaise d’écolier, une table en bois de chêne, un fauteuil Voltaire. Un filet de lumière au sol sous ce qui semble être une porte attire mon attention, un trait lumineux comme un signal pour aller plus loin, pousser la porte sans effort et entrer. Tapis persan enroulé poussé contre le mur, si épais qu’il donne l’impression qu’un corps y a été dissimulé à la hâte, pile poussiéreuse de journaux anciens à l’équilibre précaire, têtes de marionnettes anciennes posés sur le rayonnage d’une bibliothèque en bois, collection de vieilles cartes postales, de tampons encreurs à motif d’indienne, pile de linge à repasser sur une chaise d’architecte, sacs en toiles accrochés au dossier des chaises, pendants, vides, inutiles, moutons de poussière aux recoins des plinthes, guirlande éteinte courant le long d’un vieux miroir dont la dorure s’efface avec le temps, une mappemonde sur son pied coulissant, une ancienne plaque émaillée de la rue de Malte aux bords piquetés, photographies en noir et blanc, large banquette en cuir recouverte d’un draps blanc tout en plis comme dans les appartements qu’on n’habite qu’une saison, pour protéger les meubles de la poussière, plantes grasses et catleya en fleur, empilement de boites à secrets ordonnées par taille de la plus large en bas jusqu’à la plus petite tout en haut de la pile, un chevalet sur lequel repose une veste en cuir, une palette et des tubes de peinture sur un tabouret, un vieux tableau représentant un enfant peint par son père, un plan Turgot monté sur contreplaqué, un sac en toile de jute empli de lettres anciennes toutes décorées à la main, une correspondance amoureuse, collection de crucifix de tailles et d’origines variées, jeux de cartes posés en quinconce sur un jeu de tarot marseillais, lampes en forme de cerisier en fleurs, mains de mannequin en bois laqué pour peintre amateur, affiche du film la Règle du jeu de Jean Renoir, étendoir à linges et ses pinces à linges orphelines. Je pénètre dans une nouvelle pièce qui n’a plus rien à voir avec la précédente, ici tout m’indique que je suis entré dans la chambre d’un étudiant, très peu de meuble dans cette chambre de bonne, un lit contre le mur, une étagère au-dessus du lit avec quelques livres, une tasse de café encore pleine au pied du lit, sur le mur une reproduction d’une peinture de Magritte. Je colle la tête contre le mur. Je n’entends rien mais me voilà projeté dans une nouvelle chambre dont la décoration m’est familière même si je n’identifie pas tout de suite cette proximité, ce qui me lie à cet endroit. Je ne reconnais aucun meubles. Je n’ai jamais dormi dans ce lit, je ne me suis jamais assis dans cette confortable banquette, la table de travail est en bois, j’en avais une identique mais cela ne veut rien dire, elle est banale et très répandue, un meuble de rangement avec sa platine disque, je consulte rapidement la collection de disques vinyle dans le placard fermé en-dessous en les manipulant avec un seul doigt, de l’index, cet inventaire me confirme que ces disques ne correspondent pas à mes goûts musicaux, chansons de variété, de musique de films, et quelques classiques, ce qu’on appelle des scies, ce n’est pas ce que j’écoute. L’ordinateur est un modèle que je n(ai jamais possédé, les tableaux aux murs sont très anciens, ternes et poussiéreux, des paysages de campagne. Je m’approche de l’un d’eux pour en observer de plus près la facture — original ou copie ? — Je crois reconnaître une vue de la Seine à Argenteuil peinte par Alfred Sisley. Dans cette proximité, mon œil se décale à peine, je reconnais soudain le motif du papier peint. Le même que celui de ma chambre d’enfant. C’est un vieux rêve. Je sors de la chambre sans savoir comment j’y suis entré, sans chercher à comprendre, pour pénétrer dans l’appartement attenant, à ma grande surprise je me retrouve dehors, dans un jardin que je traverse sans ralentir l’allure pour en profiter un peu, l’herbe est haute, sauvage, je marche entre les bosquets éblouissants, les massifs fournis de fleurs, hortensias et roses, le bassin parsemé de nénuphars, une grenouille coasse, la cabane au fond du jardin m’attire irrépressiblement, la pénombre à l’intérieur contraste avec la luminosité estivale du jardin. Je perçois des outils accrochés au mur tels des trophées, sécateur, cisaille, binette, pelles et râteaux, arrosoirs en métal, et cette odeur tenace de terre et d’herbes mêlés, d’essence aussi, sans doute pour la tondeuse, devant moi je sens la paroi en bois s’abattre. Traverser une série de murs comme autant de haies. Faire le mur semble soudain signifier la même chose. « Murs dressés sur nos frontières en tristes reflets de ceux qui se sont sournoisement érigés dans nos têtes. » Me voilà désormais dans une salle de réception, à peine le temps de l’observer, grands miroirs aux murs qui reflètent les candélabres de cuivre, pas un seul meuble, quelques chaises disséminées le long des murs. Marchant d’un pas décidé, je me faufile désormais dans un atelier d’artiste, la lumière est si vive, intense, l’impression de tout voir sous un regard neuf, le parquet en bois de chêne et ses lattes disjointes, les toiles peintes posées à même le sol, retournées pour ne pas les exposer à la lumière, le matériel de peinture soigneusement rangé dans les profonds tiroirs d’un grand meuble en bois brut. Une chambre de bonne désormais, espace exigu où tout est concentré, comme un réduit, puis un appartement témoin, personne ne peut vraiment vivre dans une maison-témoin, on ne fait que la visiter, la traverser, imaginer ce que serait notre existence dans un espace similaire, si on venait à l’acheter, on s’y promène, on en inspecte les moindres pièces, leurs circulations, les espaces, leur luminosité, la place pour le rangement, pour nos activités au quotidien, on se projette dans cet espace conçu sur plan censé accueillir nos plans de vie, comme en lisant un livre ou en regardant un film au cinéma, on retient certains éléments qui font écho à notre existence, au scénario qu’on en produit au fil des jours, et qui entrent en résonance avec nos pensées ou nos actes, en nous les rendant intelligibles ou tout simplement envisageables. Comme dans toutes les maisons louées, dont on garde toujours un souvenir du lieu, rien de trop précieux, ou de très visibles, pour ne pas que ce menu larcin puisse être détecté, juste un élément du décor, qu’ainsi enlevé, prélevé de son lieu originel, on peut garder en souvenir avec soi. C’est un acte irréfléchi, instinctif, qu’il n’explique pas ou très mal, rarement en tout cas, un geste qui remonte à son enfance. Je retrouve cette sensation en traversant toutes ces pièces en enfilade, pourtant disparates, sans lien direct, sans unité ni harmonie, si ce n’est celle de la ville, du quartier traversé, en devinant dans ce trajet effectué à travers elle, l’itinéraire qui me fait traverser la ville. Ma ville. Ma trajectoire. Ma rue intérieure.

proposition n° 38

Procuration. Un homme sort de chez lui comme tous les dimanches pour aller faire ses courses au marché, mais dès qu’il s’élance dans le long couloir de son immeuble il se met à entendre les bruits des appartements voisins. Il ne résiste pas à la tentation de s’approcher de la porte de son plus proche voisin et se met à écouter tout ce qui s’y passe, les habitudes du quotidien, les rituels et ses accidents. Cette expérience le trouble. Il prend vite l’habitude d’espionner régulièrement ses voisins et ne parvient plus à penser à autre chose.

L’absence. Une admiratrice adresse une lettre à Lacan dans laquelle il est question de regard et de fantasme. Peu à peu, un puzzle se met en place, la fiction émerge entre les citations. Le voyeur cherche et trouve, c’est l’ombre derrière le rideau où il va pouvoir fantasmer n’importe quelle présence. Entre le regard et le désir, il y a l’absence, point de rencontre entre les différents parcours qui tissent l’histoire.

Paysage après la bataille. Une femme qui a perdu son père suite à un accident en avion lorsqu’elle était enfant, décide de faire des recherches généalogiques sur sa famille. À cette occasion elle retrouve une tante qu’elle n’avait plus vue depuis plus de vingt ans, car celle-ci avait déménagé en Belgique, à Waterloo, dans la banlieue de Bruxelles. Sa tante lui transmet un ensemble de documents, carnets et photographies. La femme écrit l’histoire de sa famille, dresse le portrait de son père disparu, à partir de ces photographies.

Le Corridor. Un homme qui vient de gagner une très importante somme d’argent décide de réaliser son vœu le plus cher, une traversée de Paris à travers ses immeubles, en souvenir du Corridor de Vasari édifié en 1565 à la demande de Cosme Ier de Médicis pour relier le Palazzo Vecchio au Palazzo Pitti, la nouvelle résidence achetée par son épouse Éléonore, dans son Palais Florentin. Il achète donc les différents appartements mitoyens du sien, fait fabriquer des passerelles, établir des ponts pour relier les immeubles éloignés les uns des autres et créer ainsi un chemin secret tout en dédale, des liaisons inédites entre les appartements, des passages secrets, des traversées surprenantes, tout un parcours sinueux entre les appartements, les étages, les quartiers, qui lui permet de marcher au-dessus de la ville.

La Zone. Après des conflits liés au réchauffement climatique, certains quartiers de Paris ont été placés en quarantaine. Les combats continuent en périphérie rendant difficile l’accès des vivres dans la capitale appelée désormais la Zone. Un jeune garçon qui a perdu ses parents rencontre un homme déboussolé. Ensemble, ils tentent de survivre dans ce milieu hostile, une ville déserte, transformée par la catastrophe climatique et les combats qui ont détruits une grande partie de la ville.

Jamais deux sans toi. Après le divorce avec sa femme, un homme a l’opportunité de louer à nouveau l’appartement dans lequel sa femme et lui ont vécu leurs premières années de mariage jusqu’à la naissance de leur premier enfant. Sur place, tous les souvenirs lui reviennent en mémoire avec une violence telle qu’il ne parvient que difficilement à le supporter. Il tente cependant de profiter de ces instants seuls dans son ancien appartement pour réfléchir et faire le point sur son histoire. Il aime toujours sa femme, mais c’est trop tard.

La sauterelle non plus ne sait pas. Un homme qui devient aveugle tente d’énumérer l’ensemble des choses qu’il a vues dans sa vie tout en décrivant les sons et les bruits qui l’entoure et qu’il perçoit au quotidien et auquel il découvre une étrangeté soudaine. Il note parallèlement à ces souvenirs, toutes les conversations qu’il entend au quotidien.

Un banc. La présence incongrue d’un homme qui passe toutes ses journées dehors, dans la rue, mais sans y vivre, qui vient là tous les jours et reste immobile, sans bouger, toujours à la même place, sans raison apparente, dans l’attente d’on ne sait quoi, d’on ne sait qui, ce qui intrigue un bibliothécaire qui travaille dans l’immeuble juste en face. Le bibliothécaire prend chaque jour la rue en photo en centrant son cadre sur un banc situé sur le terre-plain entre la bibliothèque et la place choisie par l’inconnu, incapable d’oser aller à la rencontre de cet homme démuni.

Stalker. L’histoire d’un homme qui espionne sa voisine, une actrice connue qui habite juste en face de chez lui. Un jour, elle est agressée par un inconnu dans la rue et se réfugie sous le porche de son voisin qui sort justement de chez lui. Il la protège et fait fuir son agresseur. Pour la calmer et la soigner, il l’invite chez lui prendre un verre le temps qu’elle reprenne ses esprits. Dans son appartement, elle découvre qu’ils sont voisins, son appartement donne directement sur les fenêtres de son appartement. Elle comprend que cet homme est celui qui la suit et l’espionne.

Vice versa. Un homme décide de vivre dans l’une des chambres d’hôtel qu’il a observées pendant des années depuis son appartement situé juste en face. Il profite d’un voyage professionnel de sa femme partie à l’étranger, lui-même ayant prétexté une intervention en province, pour réaliser son fantasme. Dans la nuit, la lumière de son appartement s’allume dans son appartement. Il reste interdit et observe à distance et presque malgré lui ce qui se passe de l’autre côté de la rue. Il surprend sa femme en compagnie d’un autre homme qu’il ne connait pas.

De l’autre côté de la rue. Raconter l’histoire d’un homme dont la vie consiste à traverser une rue. Il naît dans une ville de banlieue parisienne et y meurt 90 ans plus tard. Il résidait dans un EPHAD installé dans un château racheté en 1911 par un célèbre artiste de music-hall, transformé en Fondation puis en maison de retraite d’artistes pour leur éviter de finir leur vie de manière misérable. La maternité où sa mère l’a mise au monde se trouvait juste en face mais elle n’existe plus depuis longtemps. Portrait de cet homme à travers la description parallèle de cette rue, de ce quartier, de ce château.

Un fil d’Ariane. Un homme traverse la ville en aveugle, pour y parvenir il demande régulièrement de l’aide aux passants qu’il croise sur son chemin, qu’il appelle à l’aide, chaque partie de son trajet constituant une portion de l’itinéraire final, aidé sur le chemin par différentes personnes qui lui tiennent la main, le conduise, connaissant le chemin ou s’égarant et lui parle, lui décrivant ce qu’il ne voit pas, alors qu’il raconte ce qu’il sent, ce qu’il perçoit autour de lui sans le voir, ce qu’il entend, ce qu’il imagine et le dialogue qui noue avec son guide passager. Il raconte ce qu’il entend dans ce trajet à travers la ville, dans sa nuit, à l’écoute. Ce texte nous entraîne dans les profondeurs d’une ville, qui par certains accents pourrait être Paris, une ville hors du temps où nous oscillons entre réalité et rêve, entre diurne et nocturne, ce que l’on entend et ce que l’on croit voir avec, entre les deux, cet état instable, imprécis et inquiétant qu’est la somnolence.

proposition n° 39

Je me souviens de tous les lieux où je t’ai embrassé si bien qu’à chaque fois que je passe dans ces endroits ton visage s’imprime sous mes yeux en se juxtaposant à la rue que je traverse, au musée que je visite, au parc où je m’allonge, sur le banc où je m’assois, devant le muret d’un passage, contre un arbre, à un arrêt de bus, dans le métro, devant la balustrade d’un promontoire, sur les marches d’une église et parfois même à l’intérieur. Je te vois partout. La ville se transforme tous les jours autour de nous. Avec le temps ces lents changements s’impriment en nous, et chaque fois que j’observe avec attention un lieu, les images anciennes de celui-ci remontent à la surface et, comme ton visage, s’imposent à moi en surimpression. Le chantier est ce moment si particulier où la ville blessée, meurtrie, attire notre attention, ayant besoin de notre regard bienveillant sur sa transition, sa transformation lente, parfois douloureuse, ratée, comme une blessure, pour ne pas oublier, pour ne pas effacer la ville dans son dernier état. La ville est un palimpseste d’images et de réalités, une accumulation complexe d’états éphémères et mobiles aux allures faussement figées.

Paris est régulièrement transformée en une espèce de labyrinthe livré à la destruction, parsemé de signes et de pièges, où les habitants avancent de case en case comme des pions dans un immense jeu de l’oie. Friches industrielles abandonnées, terrains vagues ou clôturés de palissades ou des grues détruisent maisons et immeubles, anciens entrepôts laissés en friches, ce sont des lieux en pleine mutation que l’on détruit. Il y a trente ans disparaissaient les abattoirs de Vaugirard, les entrepôts du port de Bercy, les bords du canal de l’Ourcq et ceux du bassin de la Villette étaient redessinés. Aujourd’hui, c’est au tour de la Chapelle, de la Porte de Clichy et des Batignolles, dans le Nord mais aussi dans le Sud à Masséna. C’est là que la ville est la plus vivante, en mutation, en train de se transformer, là où tout reste à faire, à créer, l’espoir est encore grand, quand on y reviendra quelques années plus tard on verra bien le changement. Il sera peut-être trop tard mais on en aura été le témoin. La ville est un écosystème. Ce n’est pas un bloc. C’est un ensemble complexe et fascinant. L’homme est pareil.

Dans cet ensemble d’immeubles qu’on appelle résidence où les communautés tentent de vivre en harmonie, dans un espace fermé qu’aucune rue ne traverse, parfois quelques rares passants empruntent ce raccourci pour rejoindre la gare de l’Est ou le Canal Saint-Martin et la Place du Colonel Fabien. C’est un îlot sans voiture, sans lien apparent avec le reste de la ville. Coupé de la ville. Juste le ciel uniforme au-dessus de la tête. Ce lieu était une immense zone industrielle détruite dans les années 80. La friche est restée longtemps entourée par les vestiges du mur de l’entreprise, avec ses fenêtres grillagées et ses larges portes en bois. À l’intérieur c’était un champ de sable, c’était le désert, c’était nos courses folles d’enfant, nos combats imaginaires, c’était la joie et les cris, la nuit c’était les bagarres, les trafics, les règlements de comptes, mais l’accès était interdit. Léger pincement au cœur nostalgique chaque jour en passant par là pour aller travailler de ne plus trouver ce terrain vague en ville. Le vide fait peur. Le terrain vague est interdit. Le transitoire inquiète. Tout doit être utile désormais. Un endroit ne peut rester sans but. Vide, il doit être construit. Malfamé, il faut l’enjoliver, ouvrir sans tarder des commerces, des crèches, des squares. Insalubre, il doit être rasé et remplacé au plus vite.

proposition n° 40

La ville est sans fin. On essaye d’en sortir, mais la ville s’étend si loin qu’on a parfois l’impression de n’en jamais voir la fin. Le tissus urbain est si dense. Dans la rue c’est la cohue. Pas un regard. Pas un bonjour. Le train est le moyen le plus simple pour s’échapper et laisser la ville derrière soi. Mais en sortant de Paris, la ville se poursuit et semble sans fin. La banlieue parisienne. Le train file. Il unifie le paysage urbain. Ce n’est plus Paris, la ville se transforme progressivement mais il est difficile d’en percevoir les menus changements. La taille des rues, la hauteur des bâtiments, la couleur des tuiles des toits, de plus en plus de pavillons en meulière qui se recouvrent peu à peu de crépis beige, les maisons avec jardin se succèdent, les jardins sont de plus en plus grands, église, cours d’école, mairie de village, usine, hangar, centres commerciaux, parkings, centre de stockage et zones industrielles. Les villes de succèdent au rythme des gares. Les distances entre les villes deviennent plus larges, les perspectives s’agrandissent. La lumière change. Le paysage gagne en campagne. Une campagne encore artificielle, travaillée, cultivée pour et par l’urbain. Zone de vide qu’on remplit à minima par des friches, des champs. Le voyage est long. La ville sans fin. Le train s’arrête soudain. Il n’y a plus beaucoup de monde à l’intérieur du wagon. Derrière la vitre, un regard sur cette station qu’on ne connaît pas, où l’on n’est jamais descendu auparavant. Je ne savais même pas qu’elle existait. La curiosité nous attire à l’extérieur. Alors que la sonnerie de la fermeture des portes retentit, se retrouver dehors un peu surpris, seul sur le quai. Le train démarre, il s’éloigne lentement dans un léger roulis. Je le regarde un peu inquiet s’éloigner à grands bruits. Peur de me retrouver isolé dans cet endroit désolé, sans moyen de communication, sans savoir où aller. Quelle idée d’être descendu ! Qu’est-ce qui m’a pris ? La station n’existe pas, c’est une invention. Une illusion. En fait c’est un arrêt occasionnel qui offre à certains marcheurs un point de départ pour arpenter les sentiers de la forêt de Fontainebleau. Je me rassure comme je peux. C’est une porte d’entrée exceptionnelle sur la forêt. Un accès privilégié. Les premiers pas à travers chemin, j’inspire à fond, l’air semble si léger, premières rencontres, les gens me saluent d’un bonjour franc et direct, c’est un signe qui ne trompe pas, je suis bien sorti de la ville.

proposition n° 41

Il regarde le banc en contrebas sur la contre-allée du boulevard devant la bibliothèque. Une habitude qu’il a prise dernièrement. Un temps de pause au travail. Le temps d’aller à la fenêtre, de regarder la circulation à double sens, l’activité quotidienne du quartier autour du métro de la place du Colonel Fabien, l’architecture singulière du siège du Parti Communiste conçue par Oscar Niemeyer dont il ne se lasse pas, [1] et son regard s’attarde sur ce banc. Progressivement, il s’est mis à prendre des photographies du banc sous ses fenêtres. [2] Il n’avait jamais vraiment regardé un banc de cette manière, avec cette attention.

Il pense à ces bancs qu’on aménage désormais dans les gares, les stations de métro, les abribus et même dehors, dans les rues, qu’on adapte et transforme pour empêcher que ceux qui veulent y dormir puissent s’y allonger. Les bancs disparaissent peu à peu de nos villes, [3], et pourtant quand on commence à y regarder de près, [4] ces bancs sont beaucoup plus utilisés qu’on ne le pense. Mais comment pourrions-nous le remarquer, quand on traverse la ville sans s’arrêter, sans prendre le temps de regarder autour de soi ? [5] Un banc c’est utile, c’est agréable. C’est beau. Et le lieu où il est installé n’est pas le fait du hasard, cet endroit détermine ceux qui viennent s’asseoir, [6] et pour combien de temps. Et ce qu’ils y font. Assis sur un banc, on peut lire, boire (il y en a même pour y cuver leur vin), manger (sur le pouce évidemment), discuter avec son voisin, passer un coup de fil, se reposer quand on est fatigué ou pris d’un vertige ou d’un malaise. Et puis rêvasser.

Il se souvient d’une nuit passée dehors, [7], dans une ville où il était venu voir un ami [8] surprise, [9] son anniversaire, mais il était [10]. Il avait attendu mais ne s’était pas résolu à prendre le bus pour rejoindre la ville plus grande d’où il lui aurait fallu remonter en train pour finalement rentrer à Paris. Il avait passé la nuit dehors, [11], [12], il avait traîné le plus possible [13], dans les restaurants, les cafés ouverts tard la nuit, mais tous les commerces avaient fini par fermer. Il s’était retrouvé seul dans cette ville de province où il ne connaissait personne d’autre que son ami. Il avait déniché un banc dans un petit jardin public [14], près de l’ancienne gare transformée en point d’information suite au démantèlement de la ligne. Il avait vainement essayé de se coucher sur le bois inconfortable du banc, et de dormir sans y parvenir. [15] La nuit avait été longue, [16]. Une nuit blanche.

Un banc permet de s’asseoir dans l’espace public. C’est un endroit de rencontre, de partage, de discussion. C’est une pause, une détente, une parenthèse.

La ville est un corps vivant. Quand on y ajoute sans concertation et sans raison un corps malade, inutile ou inadapté, la ville (c’est-à-dire ses habitants et ses visiteurs accueillis ou rejetés) a vite fait de le détourner, de le transformer, ou le cas échéant, de le détruire. Le dessin d’un chemin, d’une route qui nous fait faire un détour trop long, on coupe à travers le gazon, parant au plus pressé, et la trace qui s’y dessine à force de passages répétés, ce sont les lignes de désir. Une zone vide, inhabitée, sans utilité dans un espace public restreint qui manque cruellement de place, on l’investit en l’habitant, [17], comme ces bâtiments à l’abandon, ces friches industrielles.

Il [18] aussi de ne pas les voir, [19] puisqu’il ne s’arrête pas pour relever cet homme qui vient de [20], soigner cette femme qui souffre, aider cette jeune fille en difficulté, écouter ce vieil homme qui a besoin de parler. Il passe son chemin, presse le pas, détournant le regard, [21]. Il les ignore. Il ne veut pas les voir, leur image lui est insupportable, douloureuse, lui renvoyant en miroir l’image de sa propre fragilité et de sa peur de la solitude et de la mort.

L’autre jour [22] est mort sur ce banc qu’il observe depuis la bibliothèque. L’homme s’est levé [23], il [24] est tombé lourdement au sol. [25], mais il ne s’est pas relevé. [26] Les pompiers sont arrivés en fanfare, [27], puis la police. Une ambulance les a rapidement rejoints. Enfin, deux inspecteurs de la police scientifique sont venus constater le décès de cet homme. [28] Pendant ce temps-là, certaines personnes qui ne remarquaient pas l’agitation autour du banc, venaient s’y asseoir, se reposer. Un banc reste un banc.

proposition n° 42

entre 24 et 25

Ce n’est qu’une projection, un désir contrarié. Le projet de bibliothèque a vite été abandonné, oublié, bien mieux à faire d’un tel endroit, à la situation avantageuse, en plein centre-ville. Un lieu qui répond aux besoins actuels de la société, celle qu’on fabrique en réaction aux événements ou à la société qu’on souhaite modeler, la ville qu’on veut construire pour le futur. Un centre commercial ou une caserne ? C’est la caserne qui a gagné, le militaire contre l’économie une fois n’est pas coutume. Et chaque fois qu’il passe devant cet endroit il repense à tout ça, bien sûr c’est très fugace, cela défile à toute allure, de manière précipitée, mais qu’il perçoit comme solidifié suite à une réaction chimique (la ville est un corps), en quelques millièmes de secondes les images défilent sous ses yeux sus forme de flashs, dans un ordre différent à chaque fois, la foule de Nuit debout, les manifestations sur la place, la porte de la caserne ouverte mais dont l’accès est interdit, ces hauts murs de pierre protégeant l’intérieur comme une forteresse, une place forte avec ses secrets, les voitures toujours aussi nombreuses mais juste un peu plus lointaines, la photographie de Daguerre, le Boulevard du crime, le film de Carné, Paris est si petit pour ceux qui, comme nous... la place avant sa restructuration minérale, sa transformation ludique, et les images de son chantier à ciel ouvert. Et c’est pour cela qu’il prend tous les jours de nombreuses photographies lorsqu’il se promène en ville, dans tous ses périples en ville, pour voir la ville autrement, en décupler les images et les points de vue, les points d’accroche, les portes d’entrée et de sortie, les fables et les récits. Une manière d’y vivre. Il essaye de comprendre la ville en la parcourant, tente de la saisir tout en sachant que cette captation est impossible, instable, incertaine, éphémère et fuyante, et plus il photographie, plus il arpente la ville, en démultiplie l’image, il sait que cette image n’est pas une illusion, une projection, c’est une ville augmentée, un palimpseste infini. Il se rappelle ce beau passage des Paradis artificiels de Charles Baudelaire : « De même que toute action, lancée dans le tourbillon de l’action universelle, est en soi irrévocable et irréparable, abstraction faite de ses résultats possibles, de même toute pensée est ineffaçable. Le palimpseste de la mémoire est indestructible. » Toute ville, quel que soit celui qui y vie ou la parcourt, résulte de strates différentes renvoyant tout autant à un présent sans cesse réécrit qu’à la mémoire de ses habitants et de ses passants.

entre 26 et 27

Il y autant de lectures qu’il y a de lecteurs, et de personnages, d’aventures, d’itinéraires, et de résonances, dans la lecture de chaque livre. La lecture, qui est un acte solitaire, intime, personnel, peut aussi se partager avec les autres et devenir une fantastique chambre d’échos toujours renouvelée. La réalité tangible du corps lisant, la formidable machine à échos qu’est le livre, l’insoupçonnable solitude de la lecture, solitude toute relative puisque le récit permet à chaque lecture la renaissance d’un peuple de fantômes que rien ne parvient à abolir. Telle une lanterne magique, il projette sur le mur de la page les corps flottants des lecteurs que la lecture imprègne en profondeur. Les lectures et les lecteurs deviennent à qui sait les observer des personnages et des fictions, qui fonctionnent comme une madeleine proustienne. Je garde une mémoire exceptionnelle, je la crois même assez prodigieuse, de tous les lieux où j’ai lu un livre, à l’exception de ceux de ma première enfance. Pour les autres, il me suffit simplement, lorsque j’ouvre un livre de ma bibliothèque, de trouver un passage que j’ai annoté en marge du livre, d’un signe abstrait, une flèche, une croix parfois, ou d’un mot, d’une phrase courte, pour que presque instantanément tous les détails des lieux où j’ai lu ce livre, l’emplacement du fauteuil dans la maison, de la table dans un café, du banc dans un square, ou le visage près de la fenêtre dans un train, me reviennent en mémoire, pour que, plus précisément encore, je ressente la sensation presque physique d’être à nouveau en train de lire ce livre et de me retrouver projeté dans ce lieu.

C’est dans le train que j’ai lu le plus souvent ces dernières années. Le roulis des wagons du train, bercé par la vitesse constante, la monotonie des images qui défilent derrière la vitre, du mal à les fixer, la chaleur ambiante, étouffante, le bruit par toutes les fenêtres ouvertes pour laisser entrer l’air, tout nous invite à somnoler, les yeux deviennent lourds, il faut les fermer, et l’on s’endort rapidement. Les habitués du train le savent bien, les places du côté du soleil sont à bannir dès qu’il commence à faire chaud, derrière la vitre, le soleil est plus brûlant encore, et le manque d’air devient vite insupportable. C’est comme ce collègue qui me racontait hier qu’au Maroc pour aller plus vite, ne comprenant pas pourquoi tout le monde en ville s’agglutinait sur le même trottoir, il avait traversé pour passer de l’autre côté, sur le trottoir vide en plein soleil, se ravisant très vite, car il y avait bien sûr une bonne raison à cette cohue, la fraîcheur de l’ombre valait bien qu’on ralentisse sa marche et qu’on progresse un peu moins vite. La chaleur nous apprend les vertus de la lenteur, l’habitude celle des bonnes places dans le les transports en commun.

Ce souvenir en ravive un autre dans le train. Il n’y avait plus de places disponibles sur le côté non exposé au soleil du wagon dans cette fin d’après-midi estivale, je me suis donc assis en plein soleil. C’était inconfortable pour lire, le soleil m’aveuglant et la chaleur ma faisant transpirer. Une jeune femme m’a imité en se plaçant juste devant moi, dans le sens inverse de la marche du train. Le soleil l’aveuglait, elle a plusieurs fois de suite fermé les yeux, placé sa main en appui de sa tête afin de la maintenir droite et de protéger ses yeux du soleil, mais la torpeur s’est rapidement emparée d’elle, envahissant tout son corps comme une fièvre. Elle a fermé les yeux et s’est rapidement endormie. Je l’ai regardé longuement avant de la prendre en photo. Sur la vitre au verre dépoli par le temps et l’infiltration d’humidité, je ne voyais que les couleurs et les formes évasives du paysage de banlieue défilant à vive allure. J’ai pensé tout d’abord à cette myriade de points colorés qui se forment pétillants sous nos paupières lorsqu’on ferme les yeux après avoir fixé trop longtemps le soleil, vert, rouge, orange, bleu. Un feu d’artifice de couleurs. J’ai fixé longuement son visage, ses yeux fermés bougeaient, ils tressautaient de la façon qu’on peut l’observer chez une personne endormie. Elle était en train de rêver. Je voyais défiler ses rêves sur la vitre dépolie à sa droite comme projetés sur la toile d’un cinéma improvisé en extérieur. Je l’ai prise en photo pour me souvenir d’elle, de sa beauté, de la lumière que son visage accueillait à merveille, avec douceur et tendresse. Pour me souvenir de toutes celles que j’ai déjà photographiées ainsi dans le train, mes belles endormies. Et pour garder une trace de ses rêves dont, selon toute vraisemblance, elle ne se souvenait plus en se réveillant à l’arrivée du train en Gare de Lyon. Et c’est seulement à l’instant où j’ai voulu lui donner un titre comme je le fais tous les jours, qu’après transports en commun, en train de rêver s’est imposé. Comme une évidence.

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Il y a ce que je vois et que je ne comprends pas, ce que je ne vois pas et que j’imagine, ce que j’espère et qui ne se réalisera pas, jamais, ce que j’entends, parfois malgré moi et que personne d’autres n’entend, ce que j’invente ou qui s’invite à moi, en deux temps trois mouvements. Il y a ce que je dis et ce que je cache, ce que je ne peux pas avouer et qu’il vaut mieux taire, ce qui est interdit et ce que je m’interdis. Il y a ce qu’on me cache, dont je veux percer le mystère, ce qui doit rester secret et ce qui se révèle au jour le jour, ce qui se construit et ce qui s’oublie, ce que je désire et ce qui m’ennuie.

proposition n° 43

Le lieu de départ réduisait la ville à un couloir sombre et désert, empli de voix, de secrets et d’attente, par extension il y avait la chambre et la salle à manger de cet appartement parisien où, le jeune couple de l’histoire débutait sa vie à Paris, juste avant l’arrivée de son premier enfant, et dans cette chambre et ce salon, les ouvertures des fenêtres à demi entrebâillées donnant sur la cour ou la rue et son spectacle qui me fascinait. La ville a pris de plus en plus de place dans les fragments écrits de manière éparse. Et qui dit ville, dit cheminement à travers ses rues, parcours et marche. Et qui dit cheminement, dérive, parcours, dit regard, dit photographie. La photographie et la mémoire de la ville en mouvement. Dans son palimpseste incessant. Ce qu’il me reste à décrire est ce lien entre le voyeurisme et la ville que je n’ai fait qu’ébaucher. J’ai entrevu un lien que je n’ai pas développé, entre la ville et la surveillance généralisée dans laquelle la ville et toute la société, sont aujourd’hui enfermées. Pour reprendre les mots de Gilles Deleuze dans Pour parler, nous sommes passés de la société de surveillance, qui enferme et punit, à la société de contrôle qui impose ses normes. Il y a le souvenir lointain de ce mot, du sens de ce mot dont j’ai perdu la trace, le moindre souvenir. Une notion philosophique. Je m’accroche à un terme aux sonorités similaires à celui de liberté auquel je le relie : Libéralité. Mais sa définition ne correspond pas à celle de mon souvenir, généreux ou bienveillant. Et même cette attitude de respect envers tout être humain, qu’on y associe souvent, même si elle s’en approche, ne correspond pas à mon attente. La liberté est définie par Hegel comme le fait d’être chez soi dans l’autre. Je cherche un mot très proche de liberté, qui va au-delà de liberté, qui la dépasse, qui est liée à notre intérieur inviolable, inaliénable, notre domicile, cet espace personnel qui nous protège derrière ses frontières, ce qu’on appelle couramment notre chez-nous. Cet endroit où rien ne peut nous atteindre. Nous remettre en cause. Un terme qui veut dire qu’il existe une notion plus forte que la liberté, que rien ne peut nous enlever. Un mot oublié, perdu. Ce qu’il me reste à analyser et approfondir c’est le voyeurisme. La définition de la scopophilie par Sigmund Freud se résume en deux mots : le plaisir de regarder. Une pulsion sexuelle indépendante des zones érogènes où l’individu s’empare de l’autre comme objet de plaisir qu’il soumet à son regard contrôlant. L’obsession du point de vue. Différente version d’une même histoire ou regard porté sur un lieu sous différents angles transmettant une version différente. La tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec, démultipliée dans un même espace. Comment cela se passe-t-il entre le couple. Ce voyeurisme n’est pas lié directement au couple, cela ne les empêche pas d’avoir une vie sentimentale stable, une vie amoureuse épanouie, un amour franc et partagé, comment est-ce possible, envisageable ? Le lien avec la photographie. Le rapport entre l’écriture et la photographie. Ce serait surtout trouver le fil rouge à tirer pour réunir l’ensemble épars de ces fragments trouverait son sens, une direction. Un point commun. Une traversée. Une traversée qui débute dans la pénombre de ce couloir, qui se poursuit dans la rue, les parcours qu’on y emprunte et les photographies qu’on y prend. Cette lecture de la ville. Mais c’est surtout sur cette liberté qui n’existe plus aujourd’hui, de pouvoir faire ce qu’on veut chez soi, cette impression d’être sans cesse traqué, espionné, mis à nu, contrôlé, réduit à la donnée. Un livre sur l’intimité. L’intimité véritable demande des échanges, de la transparence, de la réciprocité et incidemment une certaine vulnérabilité. Mais que signifie l’intimité dans une société de la transparence ? Que peut-on voir quand de nos jours tout est visible ? Tout passe par écrans interposés, ce qui montre et ce qui cache à la fois, ce qui fait écran. Qu’est-ce qu’il y a au bout du couloir ?

proposition n° 44

Le récit d’une femme qui s’éloigne de la petite ville de son enfance en province, qui invente un lieu dans la parole, quelque part entre une ville réelle et une ville rêvée, qui passe d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, se perd plusieurs fois en chemin. Nous nous perdons avec elle. Le souvenir de la rue qu’elle a arpentée tant de fois dans l’enfance se mêle à celles qu’elle visite, à pieds, en train, en voiture, à tel point qu’elles finissent par se confondre et fabriquer pour le lecteur un paysage inédit, inouï, l’écho obscur à la ville. Elle nous fait entendre la circulation des voix dans la répétition des trajets. Les hurlements d’un chien. Le mystère d’un ouvrier qui gueule juché sur un mur. Son corps garde la mémoire de la perception des distances et des récits d’avant. Les survivants d’un terrible tremblement de terre marchent hagards dans les ruines. Ils sont à nos côtés aujourd’hui. Il y a dans ce texte la nostalgie de la lumière. Le corps des maisons respire dans les fissures. Elle invente la ville en parlant, en écoutant le grondement des voix, des bruits et des cris. Les oreilles chaotiques de la ville. Sa musique. L’espace s’étire entre elle et les autres, jusqu’à sa disparition. Elle marche en ville comme au bord d’un chemin, d’une rivière bordée de saules, de jour comme de nuit. Le chemin ouvre l’œil, écrit-elle. Dans le mystère des sensations. Tout ce qui peut disparaître, disparaît, le temps de fermer les yeux. Ici la ville se termine, ici une autre ville commence. Une ouverture sur le ciel. L’incarnation et l’incandescence d’un corps.

Un couloir sombre et désert, empli de voix, de secrets et d’attente. Une traversée qui débute dans la pénombre de ce couloir, qui se poursuit dans la rue, les parcours empruntés et les photographies prises. Traverser la ville sans s’arrêter, sans se soucier des murs contre lesquels on se heurte d’habitude, des obstacles rencontrés, des limites et des contraintes, en ligne droite, quelque soit ce qu’on croise sur son chemin. Cette lecture de la ville. L’obsession du point de vue. Différente version d’une même histoire ou le regard porté sur un lieu sous différents angles nous transmet une version différente. La ville prend de plus en plus de place dans les fragments écrits de manière éparse. La photographie et la mémoire de la ville en mouvement. Dans son palimpseste incessant. Dans la fascination de cette image qui se forme peu à peu en nous, à partir de rien, de l’attention et du temps passé, un peu de lumière aussi, mais très peu. Un point suffit parfois pour capter l’image d’en face sur la pièce transformée en caméra. L’œil se transforme en chambre obscure. Cet endroit où rien ne peut nous atteindre. Nous remettre en cause. Un texte sur l’intimité. L’intimité véritable demande des échanges, de la transparence, de la réciprocité et incidemment une certaine vulnérabilité. Mais que signifie l’intimité dans une société de la transparence ? Que peut-on voir quand de nos jours tout est visible ? Tout passe par écrans interposés, ce qui montre et ce qui cache à la fois, ce qui fait écran. Rétine qui imprime l’image et la regarde en même temps, dans ce renversement inhabituel des perspectives. Son miroir fasciné. Son écho répété. Qu’est-ce qu’il y a au bout du couloir ?

« Tout arrivant du côté du bar hôtel, à hauteur de la terrasse en bois, petit matin, dans la rue, devant le bar hôtel, dans le trafic, intense déjà, de la rue bordant le lac, et dans le parc, les palmiers du parc, le chahut du parc, le brouhaha des chauve-souris revenant de leurs expéditions nocturnes, regagnant le parc, en bande, petit matin. » Le texte une fois lancé poursuit sa diatribe obsédée, en bloc d’un seul tenant selon un déferlement continu, compulsif, passant d’une scène à l’autre, scellant subtilement sa critique de la mondialisation couleur locale. Comme si, dans la salle à manger du bar hôtel, quelque chose avait eu lieu, ce matin. Le rapport au langage tient lieu de rapport au réel. Tant il nous paraîtrait improbable que tout cela, toute cette affaire, puisse avoir lieu. Travail de déconstruction de la langue que l’écriture met compulsivement en marche, se traduisant textuellement par la répétition, l’incessant ressassement des mêmes thèmes, lieux, personnages, et forme ce style totalement tendu par son besoin de trouver sa propre efficacité. Dès le petit déjeuner, dès le premier jour, le drame, comme s’il fallait évoquer le drame. Diluer le monde dans le flux débridé de la prose. Détailler les choses par le menu. « Dès qu’il aurait vu la table et son absence de couleur locale, la présence de cette absence l’obsédant tout le jour. » Le langage n’est pas un jeu, une manipulation du signifiant, c’est une machine excavatrice qui, dans sa course en avant, se répète plutôt que de revenir en arrière pour composer, sans métaphores, comme s’il ne fallait pas dérouter l’outil, le rythme obsessionnel et gravitationnel de cette machine musicale, cette boîte à rythme. Un instrument à rendre présent le réel.



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1ère mise en ligne 11 juin 2018 et dernière modification le 12 septembre 2018.
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[1la forme arrondie et blanche de la coupole contrastant avec les lignes ciselées de la structure métallique du bâtiment en verre dont les reflets aiguisent en la diffractant sa courbe élégante

[2Il ne se souvient plus de la première fois. Sans doute un détail a-t-il attiré son attention ? Un couple qui discute. Un homme qui s’est endormi de tout son long sur le banc. Ou peut-être ce jour de neige.

[3les assises sont désormais réservées principalement aux seuls squares et jardins, ces espaces consacrés aux loisirs tandis que dans la ville trépidante, en flux permanent, aucun obstacle ne doit ralentir le mouvement général

[4dans la rue

[5Dans la précipitation.

[6quand

[7il y a une vingtaine d’années

[8d’enfance pour lui faire la

[9à l’occasion de

[10absent

[11c’était la première fois

[12espérant que son ami finirait par rejoindre son appartement

[13dans les ruelles de la ville se vidant progressivement

[14reculé

[15Dans le froid.

[16harassante

[17dans ces zones blanches

[18n’est pas différent des autres, il lui arrive lui

[19ou faire semblant de ne pas les voir

[20perdre l’équilibre

[21baissant les yeux

[22un homme

[23avec difficulté

[24a titubé, son surpoids l’a déséquilibré, puis il

[25Il est resté là, inerte

[26La foule des passants du boulevard observe la scène avec une indécente indolence.

[27sirène hurlante

[28Tout s’est enchaîné avec une troublante monotonie, le corps au sol à peine dissimulé derrière un draps blanc tenu du bout des doigts par de jeunes agents de police portant des gants élastiques, vain voile pudique.