Alain Bastard | Le nez collé à la fenêtre

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Il est né dans les années 50. Après avoir quitté le lycée en terminale – sur un coup de tête a dit sa mère parce qu’il était plutôt bon élève – s’est engagé dans la voie de l’éducation spécialisée jusque dans les années 80 où son parcours et les circonstances l’on amené à devenir responsable, successivement, des services municipaux de deux villes importantes du Sud-Loire.A parfois été considéré par ses amis comme un éternel étudiant. Il a longtemps pensé que les livres, ceux qu’il lisait et ceux qu’ils écrirait peut-être un jour lui sauverait la mise. En est revenu avec sagesse et raison. Son activité d’écrivain s’étant limité à quelques notes de blogs pendant une petite année.Il n’a pas pas tenu ce à quoi l’engageait le nom du blog « Le bout de nos actes » .
proposition n° 1

Que la ville ait mangé depuis longtemps les lieux de son enfance, il le sait bien. Pourtant, il lui reste un mince espoir de retrouver ce lieu intact comme il l’est dans sa mémoire. Après tout, au fil des années, lors de retours voulus ou fortuits dans des petites villes de villégiature, en passant sur les routes de campagne et lors de la traversée d’improbables villages et bourgs désuets et décrépits, à plusieurs décennies de distance, il voyait bien que certains lieux sont immuables, comme confits dans un jus de formol. Bien que s’y agitent néanmoins quelques adolescents tristes et désœuvrés. Son lieu a lui, celui qui l’a accompagné une grande partie de sa vie, le temps d’une première chevauchée, a été comme aspiré et remplacé par un autre décor. Tout ce qui en faisait le charme, cette demi-ruralité faite de buissons, d’arbres et de chemins a laissé place à la terrible banalité de voies goudronnées le long desquelles se succèdent des pavillons pâlichons que tentent d’égayer quelques pots de pélargoniums. Là-bas, à quelques centaines de mètres, ne restent plus de la verdure passée que de maigres espaces verts urbains censés consoler de l’implantation d’une grande surface commerciale. La maison natale, aussi pauvre que sa famille l’était au début des années 60, est encore là, essayant vainement de singer les pavillons modernes qui la cernent. Les buissons de ronces où il s’essayait à l’ornithologie et les restes de blockhaus au fond desquels il capturait des tritons,non sans fierté, n’existent que dans ses souvenirs.

Mais il y a la voie ferrée et le clac-clac des roues des wagons. La ligne Nantes – Bordeaux et tous ces trains dont less passage rythmaient la journée . Le nez collé à la fenêtre de l’unique pièce « en dur » de la maison, abandonnant quelques minutes son livre de la bibliothèque verte, il se voyait ailleurs, à Bordeaux. Il y est encore.

proposition n° 2

Deux rues banales forment les deux côtés d’un triangle que ferme la grande route. Il voit une maison coincée entre plusieurs autres et beaucoup plus petite que celles-ci. Pour y accéder, un chemin semble avoir été concédé à contre-cœur par les voisins, de part et d’autre de celui-ci. Leurs maisons ne sont ni plus belles, ni plus laides que les autres maisons de la rue. Les extérieurs de l’une sont juste un peu mieux entretenus que ceux de l’autre. Un bout de clôture en bois fraîchement repeint, une haie d’arbustes vendus à bas prix dans les jardineries font office de clôture.

A l’extrémité du chemin d’accès à la petite maison otage, une table et quelques chaises en plastique. On les laisse traîner dehors toute l’année sans remords. Cette petite maison n’a visiblement pas le même standing que les autres maisons de la rue, même si la plupart sont plutôt « standard » . L’œil tente d’accrocher un détail qui apporterait de la beauté, juste un peu, ou de la lumière car il fait plein jour et une fine poussière grise ou plutôt « coquille d’œuf » a recouvert ce qu’il voit.

L’œil est tenté d’enjamber ce bout de paysage, d’aller voir ailleurs, derrière, s’il n’y trouverait pas davantage son compte.

Il aperçoit la voie ferrée. Elle est toujours là.

Quand il se tourne vers le côté, à droite ou à gauche, il voit trois ou quatre constructions d’avant le temps du nivellement. Pas davantage et ça l’attriste.

proposition n° 3

Il détourne le regard et recherche une vue plus avenante. Il pense qu’en fermant les yeux, il retrouvera quelques minutes le paysage des années 60, lorsque la rue n’en était pas encore une. Tout juste un large chemin de terre s’achevant en sentier, engoncé entre des buissons de ronce, là où il était aisé de repérer crapauds et autres bestioles. Mais fermer les yeux n’efface pas l’impression laissée par le nouveau paysage, jumeau de tout ce qu’il est donné de voir en périphérie de la Métropole et même au-delà, aussi loin qu’elle peut déployer ses tentacules.

Se retourner ? Faire quelques pas de côté ? Cela peut-il engendrer une vue plus rassurante, permettre de distinguer quelques constructions ou éléments de paysage rescapés du grand nivellement ? Peut-être oui. En cherchant bien , en forçant le regard à se déprendre de la vision assez déprimante des lieux précis où les premiers jalons de son itinéraire ont été posés. A droite, il apercevra la grande route, celle qui conduisait jusqu’à Poitiers. A gauche, la voie ferrée encore et ses promesses de voyage. En se retournant, pas grand chose sinon le décalque, à peu de choses près, de ce qu’il y a devant lui.

Ah si ! Il ne peut pas ignorer la maçon du maçon. Elle est encore debout, massive et en forme de grosse brique, défiant la modernité triste et uniforme des pavillons voisins.

proposition n° 4

Pour ne pas verser dans le pessimisme à propos de l’évolution des paysages urbains contemporains, il entreprends de s’élever , de s’extraire momentanément de ce qu’il a sous les yeux, et de considérer cette section de rue dans l’ensemble vaste du Sud de la Loire. Il pense à un film des studios Disney où l’on voit les personnages, un enfant et un vieil homme s’envoler littéralement avec leur maison. Il s’en souvient à peine. S’agit-il même d’une production Disney ? Puis, brièvement, il se souvient de ce professeur de littérature anglaise incarné par Robin Williams qui invite ses élèves à monter sur leurs pupitres... Des poètes disparus comme il y a des paysages disparus, se dit-il et cette réflexion idiote le fait sourire.

Il s’élève donc. Et ce qu’il voit le rassure . Il voit la Loire à quelques encablures de la maison et beaucoup de vert malgré tout, des jardins et des parcs. Au fur et à mesure que son point de vue s’élargit et en suivant la ligne de chemin de fer,il voit nettement la ville de V. où il doit faire bon vivre, à en juger aux maisons cossues en bord de rivière et à son air propret. Plus au sud, au prix d’un effort considérable pour conjurer son vertige, le bourg de HF et un paysage vallonné dans lequel les vignes s’imposent. La Toscane, le soleil en moins, se dit-il bien qu’il n’a jamais mis les pieds en Italie.
Tout n’est donc pas perdu ! Ce petit exercice, effectué au prix d’un effort important, l’incite à relativiser la sensation amère que lui a donné, il y a quelques minutes, son retour inopiné sur « les lieux » du passé.

Un paysage s’apprécie avec les yeux certes, et avec les pieds aussi mais il se fait la remarque que l’intérêt d’un puzzle ne s’apprécie pas à une seule de ses pièces, Il se sent perdu, tout à coup.

proposition n° 5

Après avoir pris toute la hauteur nécessaire, s’être rendu compte qu’une seule pièce ne fait pas la totalité d’un puzzle, et s’être ainsi rassuré, il cherche avec attention tous les détails qui lui ont échappé à première vue. Que cherche-t-il qui puisse conjurer la sensation d’égarement qui l’a saisi ? Il ne lui échappe pas que le chemin d’accès à « la maison » est peu entretenu et il remarque les mauvaises herbes au pied des pignons des maisons voisines. Ce qui le frappe surtout, c’est le volet de la porte d’entrée en plastique blanc. Puis, son regard revient sur le salon de jardin plutôt défraîchi installé juste devant cette porte d’entrée. Pas de plate-bandes , ni même de simples pots de fleurs pour agrémenter la façade. Il se souvient de la pauvreté « digne » du temps ou ce lieu était le sien, du jardin, petit mais entretenu et fleuri, des plate-bandes de rosiers rouge. Il voit que cette maison, ce lieu, au regard des pavillons voisins, parait délaissé, sinon abandonné. La somme des détails qu’il a notés le confirmait.

Dans cette rue, où tout est uniforme, il note une multitude de petits signes distinctifs d’une maison à l’autre, d’un jardin à l’autre. Comme si à l’injonction de faire tous la même chose répond , chez certains, la volonté de se distinguer malgré tout. Se distinguer en tentant de faire mieux que le standard recommandé ou, à l’autre extrémité, en se laissant glisser , faute de moyens, de désir ou de volonté, sous le niveau moyen de l’ensemble de la rue.

proposition n° 6

Que reste-t-il de ce lieu qui n’était pas un quartier dans les années 60 mais à peine une rue coincée entre la grande route de Clisson et la voie ferrée ? Il parait ne pas l’être davantage aujourd’hui en dépit de la transformation spectaculaire qui l’a affecté. . Mais, entre la Fontenelle et le Fresne-rond, cette courte section de la grande route qu’il traversait matin, midi et soir pour se rendre à l’école maternelle Henri Lesage puis à l’école primaire Brindejonc (il se souvient d’ailleurs avec plaisir des trajets à pied avec les copains) ne faisait-elle pas « quartier » malgré tout ? Avec son café du Printemps , son épicerie Boutet ( où il fallait solliciter honteusement du crédit), son tabac-presse Silloray (où il se procurait les précieux volumes de la bibliothèque rose puis verte quand il y avait quelques sous dans la maison) et un peu plus loin, l’épicerie de la mère Bouet ( où on allait quand le crédit était épuisé chez Boutet) Allez donc demander du crédit aujourd’hui chez Auchan qui s’est implanté au Fresne-rond au début des années 90.

Faire quartier n’est-ce pas justement cela aussi ? Pouvoir dénommer et ainsi se repérer facilement.

Il a tiré un fil et d’autres noms de rues, de lieux et de personnes lui reviennent facilement. Il a la sensation que chacun d’entre eux était chargé de significations plus ou moins perceptibles et que ce n’était pas un hasard si le Docteur s’appelait Verbe ou le maçon d’à côté Josse...

proposition n° 7

Ce lieu là, précisément, avait été pendant longtemps un point de départ et de retour. Tôt le matin, cartable à la main il se rendait à l’école et un peu plus tard dans l’après-midi il en revenait et il faisait bon goûter au plus près de la cuisinière à charbon avant de retrouver les copains et les copines alentour.

L’aller se faisait presque toujours à l’identique contrairement au retour. Il empruntait alors des chemins de traverse qui le menaient parfois assez loin de la maison.

Bien souvent, dans ses rêves où en veille dans des circonstances qu’il aurait bien aimé caractériser, lui revient en mémoire un chemin menant de l’école Brindjonc au lieu-dit le Chapeau Verni. Il fait alors l’effort de chercher ce que ce chemin, aujourd’hui disparu, agite en lui au point qu’il en est troublé, mal à l’aise. Il y avait bien la maison de la famille Bernard, celle d’un de ses copains de classe où il faisait souvent halte mais cela ne peut pas être la cause du trouble ressenti. La perturbation avait été telle au cours d’une période de sa vie d’adulte ou la mélancolie avait succédé à la ferveur, qu’il en avait parlé à un psychothérapeute car il avait du mal à en sortir seul. On lui avait conseillé de revenir sur les lieux et de reprendre si possible le trajet en étant attentif au moindre éveil de la mémoire.

Hélas ! Déjà à l’époque il n’en restait plus rien et il avait été incapable de le retrouver car tout le secteur avait été bouleversé. On lui avait aussi suggéré d’associer librement en évoquant ce chemin perdu mais terriblement présent. Sans plus de succès.
Il est donc resté avec ce trouble que seul l’avancée en âge est parvenu à atténuer.

proposition n° 8

Ce qu’il redoutait en hiver et attendait aussi, c’était les fleurs de givre sur les carreaux de la maison. La cuisinière s’était éteinte pendant la nuit. Il faisait vraiment froid ! Pourtant la beauté des dessins formés par la givre l’émerveillait. Mais d’avoir à casser ensuite la croûte de glace dans la seau pour pouvoir se débarbouiller lui rappelait que la beauté se paye parfois cher.

La pluie à cette époque, il l’appréciait. De toutes façons, elle n’arrêtait ni lui, ni ses copains pour aller à l’école où aller vadrouiller dans les chemins environnants. La pluie sur les buissons de rosiers ou sur les arbres c’est tout de même autre chose que la pluie claquant sur le bitume. Et puis, aussi pauvre que la maison pouvait être, il y avait un jardin et son opulence dépendait de ce qui l’arrosait. L’humeur de ses parents aussi parfois.

Quand il pleuvait, c’était aussi la possibilité de s’adonner sans regrets à la lecture des livres de bibliothèque rose puis verte. Ça le rendait vraiment heureux. Il devinait que le soleil générait ses figures imposées. Il fait beau ! Allez , il faut sortir et montrer sa joie, la partager avec tous. Comme aujourd’hui, presque sans y réfléchir, dès que les « BEAUX » jours reviennent ,on sort le barbecue, les saucisses et la bouteille de rosé. La pluie, au fond, lui convient mieux mais le dire trop effrontément c’est se condamner à affronter des regards incrédules et apitoyés. Aimer la pluie, n’est-ce pas le symptôme d’une vraie pathologie ?

proposition n° 9

Si certains enfants se sont longtemps couchés de bonne heure en attendant que leur mère vienne les embrasser, d’autres, il en était, n’ayant pas de chambre à eux, tardaient à s’endormir et se réveillaient le plus souvent très tôt. Vivre à six dans la même pièce – cuisine, salle à manger et chambres confondues – pendant des années , ça vous crée un rapport aux bruits bien personnel. S’agissant de lui, il pense que, de cette expérience, lui est venue une aversion absolue – qu’il est parvenu à juguler plus tard au prix de gros efforts – pour tous les « bruyants » et les « agités » et une recherche quasi symétrique des lieux silencieux. Bizarrement, quand il pense au quartier, au chemin, puis à la maison ce ne sont pas les sons les plus insupportables qui s’imposent –- ceux-là ont gagné les profondeurs –- mais ceux qu’il a toujours retrouvé avec plaisir, au gré des circonstances de sa vie. Le bruit des trains et les vibrations des vitres de la maison, celui des nombreux oiseaux gourmands des cerises et des pommes du jardin, celui des copains s’interpellant sans retenue dans les champs voisins.

Au plus noir de la nuit, c’était les bruits caractéristiques des souris grignotant les restes de pain dans la panière, les chuchotements des parents et des sons étranges difficiles à identifier.

Ce qu’il a aujourd’hui sous les yeux n’a plus qu’une très vague ressemblance avec les images du passé et pas davantage, ce qu’il entend avec l’ambiance sonore qui les accompagnait. On a dépecé le quartier pour n’en garder que le squelette, ce qu’on ne peut vraiment pas faire disparaître, la voie ferrée, la grande route et les rues adjacentes, quelques constructions. On lui a substitué un autre quartier, où pas un bruit à l’exception de ceux engendrés par le passage des trains et des voitures n’évoque le passé.

C’est comme si on lui avait volé une part de ce qu’il est devenu.

proposition n° 10

La sensation de s’être fait piller une partie de son passé l’envahit et fait monter la colère. Faut-il donc que ce quartier, si jamais il en a été un autrefois, soit négligeable pour qu’on en garde rien ou presque et qu’on le transforme en « non-lieu » d’où tout pittoresque est absent. Être né dans les beaux quartiers du centre-ville ou à proximité d’un village touristique, vous épargne de solliciter la mémoire lors des retours sur les lieux du passé. Se peut-il qu’il y ait un rapport entre son humilité au contact des autres, plus riches, plus légitimes dont il a mis des années à se débarrasser et ce lieu où la pauvreté s’affichait ouvertement ?

Même les odeurs, il le comprend maintenant, peuvent être catégorisées et s’inscrivent dans la lecture de son passé . Les odeurs nobles des beaux quartiers et celles, triviales, des maisons de pauvres ne se mélangent guère. L’odeur âcre des murs noircis par l’humidité -– et il se souvient des vains efforts de sa mère pour s’en débarrasser -– celle du cabanon en fond de jardin où l’on s’isolait pour satisfaire ses besoins et de la fosse à fumier, tout près, ne les a-t-il pas incorporés ? Peuvent elles être dominées, ne serait-ce qu’un instant par celles, subtiles et légères des roses du jardin et les odeurs propres de la vieille lessiveuse qui bouillait sur le feu de la cuisinière ?

Les livres, à tout moment, que la pluie d’automne batte les carreaux ou que le soleil d’été brûle le jardin, lui ont procuré des sensations olfactives et tactiles agréables. L’odeur du papier et de la reliure -– d’ailleurs, avant toute lecture, il sent les livres en les retournant en tous sens – le grain des pages sous ses doigts, ils les retrouvent encore aujourd’hui avec bonheur.

Tous ses sens, en fait, se sont probablement formés par imprégnation . Il pense au principe d’ Archimède et le paraphrase : « Tout corps plongé dans un bain de pauvreté en sera imprégné pour le reste de sa vie ». Il est probable, bien qu’il ne s’y soit jamais attardé, que la nourriture elle-même n’échappe pas à ce principe.

Il préfère ne pas évoquer les odeurs de cuisine -– car s’y agrégerait le souvenir des trop fréquentes disputes autour de la table familiale -– mais cela lui fait néanmoins beaucoup de bien de retrouver, le goût délicieux, et presque réparateur, de la barre de chocolat noir, glissée entre deux tartines.

Il décide alors de ne pas céder au vertige déterministe auquel l’incite ce retour sur ce lieu du passé.

proposition n° 11

Ce n’est pas très loin. On peut y aller à pied ou prendre la voiture.C’est selon l’humeur du moment et ce qu’on a à faire ailleurs. Beaucoup préfèrent la voiture, c’est visible . On se gare sagement, en épi, devant la vitrine. Il y a de la place pour cinq à six véhicules pourvu que tout le monde fasse preuve de courtoisie. Sinon, c’est un peu le bazar.
Il arrive souvent que ce ne soit qu’une halte parmi d’autres, alors on prend la voiture bien que ce ne soit vraiment pas loin.

On aime pousser la porte et à peine entré, sentir l’odeur du pain frais. Des pains frais, il y en a de toutes sortes, bien exposés et étiquetés derrière la serveuse. Des ronds, des longs, des courts, avec des graines, sans graines, des spéciaux, toute une exposition et comme dans toute exposition, une étiquette indique le nom du pain. Mais, on a du mal à lire la plupart des étiquettes. Ça ne doit pas être fait pour les clients ! Si on veut quelque chose qui sort de l’ordinaire, on est un peu obligé de montrer avec le doigt. Ce n’est pas très poli, mais bon !

On fait la queue parfois, ce qui laisse le temps de jeter un œil sur les prospectus bien rangés dans un présentoir, tout de suite à droite après la porte d’entrée. Il arrive qu’on en glisse dans la poche. Ça peut être intéressant ! Une proposition commerciale ou une fête, on ne sait jamais. Le programme du cinéma de la ville aussi. On retrouve, de loin en loin, des connaissances, un ancien voisin qu’on salue juste poliment ou un ex-collègue dont on prend des nouvelles. Forcément, on n’en aura pas beaucoup, des nouvelles . Le temps est compté et d’autres oreilles traînent...

Quand on y va de bonne heure, il n’y a pas beaucoup de monde. Alors, on ne musarde pas. A peine le pied posé dans la boulangerie, la vendeuse demande ce que l’on « désire » , jamais « ce que l’on veut ». Cette fois, on « désire » des petits gâteaux, deux tartelettes au chocolat et un crumble aux mirabelles, une ficelle de pain aussi. Comme dans la chanson, elle place soigneusement les gâteaux dans une petite boîte en carton très décorée. Elle met une petite ficelle rouge, comme si elle empaquetait un cadeau. On lui dit : « pas la peine de mettre la ficelle »... « Bon, de toutes façons, vous aurez quand même une ficelle » répond-t-elle en tendant la ficelle de pain.

proposition n° 12

Ville constituée de morceaux des villes. Caboter de bout de ville en bout de ville comme marin va de port en port. Y loger, y travailler, s’y distraire qu’importe ! Travailler vous installe parfois plus dans un bout de ville qu’y dormir. Fragments de villes qui s’agrègent dans la tête. Ne pas être né quelque part « pour toujours », quels que soient les trajets ultérieurs. Tout juste une rue entre deux communes coincée entre voie ferrée et route nationale. Ça vous fait presque un nomade urbain. Un « passage » ? Un endroit où ne pas être dehors sans être dedans ? Ça n’existe pas là où il est né. Pas davantage, ou si peu, là où il a travaillé. Il faut aller voir ailleurs. Faneuil Hall à Boston ,Albert Dock à Liverpool, est-ce que ça compte ? Dans la ville pleine de morceaux, peut-être. Mais dans la ville pleine de mots, il ne sait pas. Il faut aller voir du côté du grand passage, dans la grande ville, celle que les cinéastes aiment tant et tous les artistes aussi. Un grand passage plein de statues et d’escaliers monumentaux entre la rue de la Fosse et la rue Crébillon. Plein de boutiques aussi, des belles et des bien riches. On les voit dans les films . Il y allait souvent quand il était au Lycée, loin de sa rue coincée entre voie ferrée et route nationale. Ça menait pas très loin du lycée des filles et on était bien à l’abri. Ça compte, car il fait souvent un temps de chien dans ce coin là, et il n ’y avait pas beaucoup de filles dans sa rue.

proposition n° 13

Dans la ville où il pleut souvent, ce n’est pas rien d’attendre. Il faut être bien équipé. Au moins d’un parapluie. Du temps où il était petit, plutôt qu’un parapluie, il aurait pris un capuchon. Ça ne se porte plus beaucoup aujourd’hui. Alors va pour le parapluie. Ça l’encombre un peu mais c’est plus discret qu’un capuchon, tout juste bon pour les randonneurs,c’est dire. Il fait soleil quand même, de loin en loin. Quand il fait soleil, il y a des tables et des chaises, des parasols aussi et des gens qui boivent des coups. Ils sont jeunes pour la plupart. Il ne sait pas trop pourquoi. A croire que les jeunes n’ont pas grand chose à faire de leur journée sinon boire des coups en riant fort comme s’ils étaient heureux de vivre et d’être là. Une place en forme de grand carré dont il fait le tour en attendant. Il ne compte plus le nombre de tours. Il finit par connaître par cœur les cartes de tous les restaurants qui ont pignon sur cette place. Il pourrait se croire protégé par les grands immeubles qui en ont vu d’autres. Ils doivent être là depuis les négriers, c’est dire. Mais on ne sait jamais, leurs jours sont peut-être comptés.La folie de la modernité n’a pas de limites. Le tram passe régulièrement. Des gens descendent, d’autres montent. C’est amusant de les regarder. Ceux qui descendent vont parfois directement s’asseoir pour boire des coups. A croire que le voyage en tram leur a donné chaud et soif . De temps à autre et plutôt souvent ces derniers temps, ça chauffe dans le coin. Il y a des gens en colère avec des pancartes et d’autres avec des uniformes bleu-marine et des casques. Ils se regardent en chiens de faïence. Des fois, quand l’ambiance monte, ou le ton, c’est selon, ils se battent comme plâtre. Les coups volent et les yeux piquent. Lui, il est là. Il ne boit pas de coups et il ne porte pas de pancarte. Il attend, c’est tout. Il s’écarte un peu quand même. On ne sait jamais.

proposition n° 14

La ville lui offre ses représentations. Adossé à un mur ,dans l’encoignure d’une porte. Il entre alors de plein pied dans une BD. Tige noire, plantée dans des demi bottines en cuir neuf, cheveux à la garçonne, bras si maigres et taille si fine qu’il craint la cassure à chaque pas qu’elle fait. Comme un écho à la chanson de Pierre Perret, « cuisse de mouche, fleur de banlieue ». Cousin lointain d’Achille Talon, bedonnant et fier, petit chapeau qui fera bien l’été et l’hiver. On s’attend presque à ce qu’il émette des « Hop ! Hop ! Hop ! » familiers. Commère de quartier, chevelure grise frisottante, tablier assorti, sabots de jardinage aux pieds et petites lunettes cerclées par dessus lesquelles son regard vif observe tout ce qui passe à portée. Ouvrier en jeans et chemise ouverte sur un poitrail velu, chaînette en métal doré autour du cou, traces de ciment sur les vêtements. Jeune garçon, petit, râblé, aux cheveux presque blancs coupés ras, regard pétillant « à la recherche d’une « bêtise à faire ».

proposition n° 15

Je ne m’attendais pas à te revoir ici, dans cette rue sans âme. Les années ont passé. Je suis revenue souvent. Ma famille est là, dans la même maison, à quelques mètres de la voie ferrée. A deux pas du passage à niveau, où étaient les anciens blockhaus. Tu m’y emmenais chercher des tritons. Tu venais les jeudis après-midi et que tu me quittais, juste avant que le père arrive. Il faut dire qu’il n’était pas commode, le père, et soucieux de mes fréquentations. Tu étais loin d’être infréquentable pourtant. Ta maison, même retapée, elle reste la plus visible. C’est son absence d’éclat qui la distingue des autres. J’étais là quand ton père est mort, puis longtemps après quand ta mère a déménagé et que ta maison a été vendue. J’ai toujours espéré t’apercevoir . Échanger quelques mots. Sentir encore une fois mon cœur cogner dans ma poitrine. Croire un instant qu’aujourd’hui et hier, c’est pareil.

proposition n° 16

Ben quoi ? La pauvreté n’est plus ce qu’elle a été mon pauvre ami. Propre et digne ! C’est ce que tu croyais ? Il ne suffit pas de passer un coup de paroir dans le jardin ou d’y planter des roses pour qu’elle se volatilise. Pfuiit ! Plus de pauvres. Que des gens bien, des égaux, des tous pareils ! Qu’est-ce que tu viens nous faire chier avec ton petit chemin à mûres et à rainettes, ta voie ferrée et tes envies d’ailleurs ? C’est de ta honte dont tu devrais te souvenir, des petites bottines rouges en plastique qu’une voisine t’avait apportées à l’école un jour de grosse pluie. Elle t’avait vu partir,le matin, en souliers bas et usés. Qu’est ce que tu crois ? Que les maisons alentour, plus coquettes que la tienne, abritaient des gens compatissants, regorgeant de bonne volonté et prêts à t’accueillir ? Allez, allez, je n’arrive pas à croire que tu sois si naïf. Tu reviens, là, avec tes belles chaussures et ton air sérieux , et tu nous fais le coup de la nostalgie, du « c’était bien plus pittoresque avant » « les gens se parlaient avant » . Une petite communauté ? Mon cul, oui. Ils se lorgnaient, s’épiaient, disaient du mal les uns des autres, se jalousaient. Ta rue, comme aujourd’hui, c’est un nid d’ animaux venimeux, aigris par la vie triste qu’ils mènent. Pas même une loupiote pour éclairer ces bas-du- plafond. Allez, retourne lire tes livres et nourrir ta mélancolie.

proposition n° 17

Il pousse vaille que vaille une trottinette incomplète sur un sol cahoteux. Une pièce manque, Où poser le pied ? Le pied se pose où il peut. Ça avance vite car l’autre pied pousse fort . Il ne craint rien, n’imagine pas que dans quelques minutes le pied, mal assuré, va ripper. La cheville sera déchirée par le bout de ferraille rouillée. Ça y est ! Le copain se sent mal, ça se voit. Pourtant, il file prévenir un adulte. Quelqu’un qui saura quoi faire. Ça coule bien rouge le long du pied gris de poussière. C’est presque beau, cette petite rivière écarlate entre deux rives grisâtres. Même si ça fait mal ! Ce soir, l’engin va filer droit au rebut. Il le sait. Il se fera engueuler. Il lui est arrivé quelque chose.

Il y a longtemps que le chien ne fait plus tout à fait partie de la famille. Il vit, attaché à sa chaîne, dans une carcasse de 4 CV non loin de la maison. Il aboie. Beaucoup. Les voisins en ont un peu marre. On le nourrit encore bien sûr. Le chien était gentil, avant. Là, ça va mal, très mal. Le chien a plein de puces, et d’autres maladies sans doute. Un jour, le père dit : « Ce n’est plus possible » . Il va voir le maçon dans la maison d’en face. Le maçon revient avec son fusil. Pan ! Un coup, un seul ! Il se dit que le chien est bienheureux maintenant. Lui ? Il pleure.

proposition n° 18

Tout juste une rue coincée entre voie ferrée et route nationale. Ça vous fait presque un nomade urbain. Coincé dans sa rue, tout près de la voie ferrée et pas loin de la route nationale. Nomade urbain il sera pourtant un jour. Il se décoincera de sa rue. De lui peut-être . Une voie nationale, c’est beaucoup plus qu’une petite rue coincée entre deux communes. Ça peut mener loin. Aussi loin que la voie ferrée. Nomade urbain ! Tu rêves. Coincé oui ! Un bout de rue pour tout horizon. Oui, mais la voie ferrée ou la route nationale ? Bordeaux n’est pas loin et Poitiers aussi. Il le sait. On lui a dit. Pas si coincé que ça. Toutes les rues mènent à Rome après tout. A Bordeaux ou Poitiers en tous cas. Coincé dans un morceau de ville, il n’aimerait pas ça. Il faut une voie ferrée ou une route nationale, au moins. Si pas de grives, des merles, on lui a dit ça aussi. Si pas Rome, alors Bordeaux ou même Poitiers. Ça ira bien. Pas si coincé que ça, après tout.

proposition n° 19

Se détache de la ville un petit morceau, rien du tout ou presque. Pas sûr qu’on puisse s’en apercevoir. La ville est si grande désormais. Presque tentaculaire. Un bout de tentacule, ça repousse. Ce n’est pas Shangaï, ni même Lyon ou Marseille. Ça ne le sera jamais. On s’en réjouit. On s’y perd néanmoins un peu avec tous ces morceaux qui bougent tout le temps. A peine a-t-on le dos tourné que ça se détruit et ça se reconstruit. On n’y reconnaît plus grand chose. On ouvre grands les yeux, on fore profond dans sa mémoire. On cherche les traces. Un petit morceau s’est détaché, c’est tout. Une pièce d’un grand puzzle pré-découpé. On le retrouvera un peu plus loin ou pas. On croira le reconnaître puis, en regardant mieux, le compte n’y sera pas. Il n’y a pas de substitution possible. Un morceau se détache. Il pèse beaucoup plus lourd qu’il en a l’air. On voudrait bien se détacher de ce morceau. Devenir plus léger. Ne pas avoir de regrets ni de nostalgie, jamais.

proposition n° 20

Les portes se ferment à peine le jour tombé. Les coins et les recoins ont été explorés consciencieusement. Il ne faudrait pas qu’un élève, égaré, assommé par les propos du maître tout au long de la journée, traîne dans une salle de classe ou un couloir et reste prisonnier. Il n’y aura pas de téléphone portable pour dire sa solitude et son effroi. Demain matin sera loin. Et plus loin encore si on est mercredi. Parfois, des élèves sont punis et doivent rester dans leur classe. Le nez collé à la fenêtre, ils regardent les autres élèves se pourchasser dans la cour, crier, se bousculer ou jouer sagement. Ç’est arrivé un midi. Le maître est parti déjeuner et a oublié quelques punis. Il en était, pour un chahut auquel il n’avait pas participé. Il est trop bon élève, trop sage. La cloche a sonné et personne n’est venu les chercher. Il a senti son ventre se contracter et une vague nausée le saisir. Il imagine que les vibrations de son école ne s’arrêtent jamais. La nuit, elle bruit de tous les pas d’élèves punis. Ils s’agitent, cherchent vainement des issues. Ils ne pensent pas un instant qu’un père ou une mère s’inquiète de leur sort. Ils se sentent abandonnés et ils pleurent. C’est la face cachée et nocturne de l’école.

proposition n° 21

Petit globe couleur bronze ou laiton encerclé et tenu par deux vis sans qu’on puisse distinguer terre et mer, fine statuette Dogon couleur bronze crâne chauve et nez fort, lampe de chevet de style ancien genre XVIIe, partie inférieure d’un cadre en bois or liséré rouge, cadre doré avec trois rectangles comme autant de fenêtres et texte manuscrit de chaque côté, bas de cadre loupe d’orme passe partout blanc cassé, petit drapeau danois fond rouge étoile blanche, pointe de crayon bleu marine et paire de ciseaux plastique rouge, grille en fer plaque en métal vert « we buy junk and sell antiques » à laquelle sont accrochés un petit porte photos et deux fleurs en métal, angelot suspendu avec fil d’or dans les cheveux, ange et ange et ange encore en plâtre blanc ou rose chair surplombant la tranche des livres posés sur l’étagère supérieure d’une bibliothèque. Tout cela sur fond de lames de lambris teinte miel.A gauche, on a failli l’oublier, étagères noires, simples, statuette enfant prince, boule de verre sur support argent, photo des enfants, petit bus américain miniature jaune orangé, voiture miniature jaune « magical mystery tour » évoquant les Beatles, gros livres, fables de La Fontaine illustrées par Gustave Doré, Meta Mauss, Bouquet des expressions imagées, la nuit sexuelle de Pascal Quignard.

proposition n° 22

Entrée par la cour commune. Vieille porte en bois foncé donnant sur une marche descendante, petite entrée avec compteur électrique à gauche et mince cloison marquant la délimitation avec la cuisine proprement dite, pièce toute en longueur. L’œil saisit la fenêtre en premier lieu avec vue sur la rue et la maison d’en face puis s’attarde sur une banquette en bois blanc aux assises recouvertes de tissu écossais rouge sombre avec rayures noires, trois voire quatre places, table en bois mélaminé blanc piétement inox chaise identique à la banquette écossais rouge, à droite évier en inox sur meuble en bois sombre, à gauche éléments de cuisine faisant pendant au meuble de l’évier, vitrine, meubles du haut accrochés au mur recouvert de crépi coquille d’œuf , murs irréguliers, sol carrelé façon années 60 alternant carreaux clairs mouchetés et carreaux plus foncés tirant sur le brun.

proposition n° 23

D’abord la placette sur laquelle débouchent trois rues au moins. Absence de trottoir sur la gauche, une maison en pierres meulière fait l’angle et ferme l’espace, quelques maisons rénovées et peu de verdure sinon une haie fraîchement plantée , les jardins sont à l’arrière des maisons, ancienne place de village, vues sur les trois rues peu de maisons neuves, il s’en serait fallu de peu que rien n’ait changé depuis cinquante ans. Puis, choix d’une rue traversante faisant le lien entre le « plateau » et le coteau, paysage mangé par les voitures garées de part et d’autre, au bout de la rue une autre place, rond point et ensemble d’immeubles blancs tout neufs avec balcons des appartements surlignés de couleurs vives, bleu, jaune, rouge. A mi-chemin ancienne maison de maître rénovée, portail à l’ancienne majestueux mais abîmé par les ans, grands arbres genre dont un cèdre. Fils électriques ou téléphoniques partout quand on lève les yeux, lampadaires bleu-marine sans charme. Depuis le rond-point, vue plus ouverte vers la droite en direction du bourg, masquée depuis peu par les immeubles blancs, peu d’arbres sinon l’arbre de « la liberté », antenne de téléphonie mobile, maisons plus récentes, vers la gauche, restaurant « la mise en bouche », panneau publicitaire et piste cyclable. Paysage vraiment ?

proposition n° 24

On dit qu’il a peut-être été mis en nourrice là, tout près de cette place et pendant ses trois premières années. Il ne supportait pas de voir sa mère repartir quand elle venait lui rendre visite et repartait sans lui. Cette place qui a beaucoup changé sans doute car tout a changé mais il sait que la plupart des maisons qui sont là l’étaient déjà. Cette maison, là, dans l’angle,en pierres meulière, une ancienne grange ou un caveau. La place et les rues en terre. Pas de voitures ou tellement peu que c’en est ridicule ou folklorique, c’est selon. Il ôte peu à peu les peaux temporelles qui ont recouvert ce qu’il voit. Tout ce qui est moderne. Il résiste à l’envie de croire que c’était mieux avant, quand personne ne se serait avisé de penser qu’il y avait là un paysage. Et puis, peu à peu ça s’est transformé. Plus on a parlé de paysage, moins cela y ressemblait. Ou plutôt, ça s’est mis à ressembler à plein d’autres endroits. C’est comme si on s’était ingénié à souffler sur l’âme des lieux, ce qui en faisait l’unicité et le pittoresque. Aujourd’hui, il n’y a aucune chance qu’un artiste s’installe dans ces lieux. Trop terne.

proposition n° 25

Il vieillit. Est-il surpris d’avoir vieilli aussi vite. Il reconstitue mentalement le parcours de sa vie les entremêlements depuis le début. Entre école, collège, lycée et la suite. Entre vie intime vie professionnelle et vie personnelle. Il mélange tout. Cloisonne lui intime-t-on souvent. En a-t-il été capable. A chaque étape il associe un lieu et donc un paysage. Chaque épisode prend place dans une petite carte postale parfois grise parfois lumineuse. Savait-il qu’il s’agissait de paysage. Il pense que le paysage c’est ce qu’on voit en vacances loin de chez soi mer montagne campagne et rien d’autre. S’il n’y pas de vacances il n’y a pas de paysages. Là où il est il y a juste des rues et des maisons. Parfois il a la chance de voir des champs des arbres et d’entendre des oiseaux. C’est important les oiseaux. On dit qu’il y en a de moins en moins. C’est comme les paysages de la vie quotidienne. Trouver la beauté au coin de la rue où il vit ou il travaille ça lui demande des efforts . Il vieillit. La ville devrait vieillir avec lui. Ce serait les mêmes bouts de ville avec un air fané. Il s’y retrouverait mieux sans doute. Mais la ville se recompose et se reconstruit sur elle-même. Est-ce son cas. Il n’en est pas sûr. Il se sent tout à coup comme un mille-feuilles de paysages disparus.

proposition n° 26

Pour aller à l’école de la Sainte Famille, ni vélo, ni voiture, ni bus, juste les pieds. Un itinéraire bien rôdé avec quelques fantaisies suivant les humeurs des jours, les copains à accompagner ou à éviter. Il musarde. On l’a dit , ce n’est plus la campagne mais c’est encore bien loin d’être la ville. Un entre-deux confortable, Aller au collège, la dixième année passée, est une toute autre aventure. Attendre le car Chausson devant le café du Printemps, descendre près d’une grande place, la traverser en faisant bien attention. On ne sait jamais. A droite, la car passe le pont et file vers le centre-ville. Lui, il prend sur la gauche, remonte vers le collège par les rues Dos D’âne puis Alsace Lorraine avant d’aborder la grande route de la Rochelle qui n’en finit pas de monter. C’est déjà un peu la ville avec ses boutiques, son animation, ses voitures. Il se sent un peu plus grand tout à coup mais perdu tout de même. Comme on s’habitue à tout ou presque, l’entrée en cinquième lui paraît facile. A la fin de la troisième, il n’est plus le même. Il est devenu presque « urbain ». Tout a changé, ses activités, ses préoccupation et ses fréquentations. Pour aller au lycée, toujours le car Chausson et l’attente devant le café du Printemps. Mais passée la grande place où il ne descend pas, le car file maintenant à droite vers le centre de la grande ville. C’est une autre histoire. Il descend sur les grands boulevards et remonte vers la Cathédrale puis la place Louis XVI dans la direction du musée des Beaux-Arts et du lycée. Il est stupéfait, Il se frotte à la grande ville. Ce n’est pas rien.

proposition n° 27

Il est parti quelques jours ou quelques semaines dans une autre ville que la sienne, celle où il vit en tout cas. Il revient en avion. L’aéroport n’est pas très loin de sa maison. Pendant des années, des gens se sont mis des torgnoles pour qu’il parte ailleurs ou qu’il reste. La ville en a gardé des cicatrices. Dans l’immédiat ce n’est pas le sujet. Que l’aéroport soit là où il est lui facilite la vie. Il y a juste à monter dans le bus après l’arrivée, à faire quelques minutes de marche ensuite et il est de nouveau chez lui. Il est côté hublot, il aime alors se pencher et vivre l’arrivée en surplomb de la ville. Il tente de distinguer les lieux connus mais qu’il voit habituellement de sa hauteur d’homme. C’est-à-dire de pas bien haut. C’est excitant. Le jeu est facilité par la présence du fleuve. D’une certaine façon, le fleuve a organisé la ville. Il repère les ponts. Les quartiers d’habitat vertical. Ici, cela correspond aux quartiers d’habitat populaire. Les gens aisés vivent plutôt à l’horizontal. Ils ne s’entassent pas. Le grand pont, le dernier né, n’est pas très loin de la piste d’atterrissage. Il le voit donc en dernier et avec lui, le périphérique, les pylônes et les câbles à haute-tension. Tout cela a un petit air familier. Il devine les humains mais il ne les voit pas. Il peut juste imaginer l’agitation qui règne en bas. Il n’a pas vraiment envie de la retrouver. Il sait aussi que la ville où il arrive, sa beauté ou son insignifiance ne compte pas autant qu’il voudrait le croire. C’est une affaire d’état d’esprit. Ça peut le rendre indifférent à ce qu’il voit, le nez collé au hublot. Son regard est tourné vers un ailleurs où se trouve ce qu’il a quitté.

proposition n° 28

Longtemps, il s’est déplacé en car. Il partait et il arrivait en car. Il voit dans la routine passée des départs et des arrivées en car ce qui l’émeut encore dans ce mode de déplacement. Le car le rassure. Où qu’il soit. Le ticket dans la poche et le car repéré, son anxiété se dissipe. Il embrasserait presque le chauffeur, comme s’il était un ami. Il sait qu’il pourra compter sur lui pour indiquer l’arrêt où descendre. Monter, chercher une place de préférence isolée, glisser le bagage dans le filet au-dessus de soi où le déposer dans un emplacement prévu pour cela. Selon la taille et le poids. S’asseoir. Se sentir plus léger, soulagé. Bien installé dans son siège au moelleux parfait, ni trop dur, ni trop mou,il se sent prêt à parcourir la ville en tous sens. Le nez à la fenêtre, il regarde de tous ses yeux grand ouverts le spectacle de la rue. S’il n’a pas trouvé de place isolée, il doit composer avec un voisin ou une voisine. Il a beau faire, cette présence le perturbe. Il n’est plus dans son face-à-face avec la ville,



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1ère mise en ligne 11 juin 2018 et dernière modification le 5 août 2018.
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