Pauline Goubert | La ville fidèle

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Quand il s’agit d’écriture, Pauline s’écrie : "C’est bon je me lance !" tous les six mois. En attendant, elle devient libraire, prof d’anglais, prof de français, maman, addict à l’odeur de la bibliothèque, aux livres pour enfants et à Emily Dickinson.
proposition n° 1

Son regard recherche et reconnaît — respire.

Elle vient relire son parcours dans les venelles vermoulues de la ville, s’assurer que tout est à sa place.

Elle déambule le long d’un chemin tracé à la pointe de ses souvenirs. Saluer les odeurs rouillées par le sel, sourire aux incantations des vendeurs à la sauvette et laisser les couleurs criardes l’embrasser.

Jusqu’ici, tout va bien.

Elle avance d’un pas serein, le menton défiant. Elle toise les touristes qui n’y connaissent rien. Pourtant, au fur et à mesure qu’elle progresse dans le cœur de la ville, ses airs de conquête se teintent d’incertitude.

Et si la ville ne lui était pas restée fidèle ?

proposition n° 2

Les ruelles sombres s’entrelacent et de ce dédale émane une odeur tenace de pisse et de sueur. La chaleur s’y engouffre malgré l’ombre suspendue aux bâtisses fatiguées. En guise d’issue, imperturbable, un mur dressé comme un rempart. Façade magique qui grimpe jusqu’au ciel. L’œil se hisse pour suivre la ligne des tours que le regard ne peut contenir. L’édifice se découvre à tâtons, la main effleurant les pierres à l’infini. Un silence austère au cœur de la démesure citadine. Cathédrale cachée, immuable et tranquille au-dessus des flots de passants.

Le portail en bois est entr’ouvert, l’œil s’y glisse et brusquement, le cœur se révèle trop court. Le regard est happé par les colonnes qui s’étirent vers une éternité devenue réelle, il suit la nef centrale qui s’élance vers l’autel dans un élan irrépressible. Elle semble ralentir lorsque devient visible la sculpture en bois, si petite et pourtant si essentielle, d’un bateau. Point focal d’une église-phare qui a accueilli les prières et les lamentations de femmes de pêcheurs des années durant. L’humilité de l’embarcation résonne comme une invitation. Revenir à soi.

Cathédrale cachée, improbable parure offerte au quartier endolori.

proposition n° 3

Un duel étonnant : deux bâtisses dardées vers le ciel rivalisent de hauteur. À peine posées sur le sol, elles s’élancent, étroites et faméliques -– reflet creusé des tours robustes de la cathédrale. Les volets sont clos à tous les étages, le soleil excommunié. La clameur de la rue monte, s’accroche aux écailles de peinture et les voix s’égrènent le long des façades délavées. Un monde ébréché. Les balustrades -– entremêlement de courbes et de grappes -– racontent pourtant des éclats d’ébriété et des mondanités éphémères. Le tourbillon incessant de touristes a balayé le faste et la couleur.

proposition n° 4

Autour d’elle, l’été bourdonne, griffé par le sel, piégé dans les ruelles moribondes du Born – ce nom qui sonne comme une injonction à naître ici, à n’être qu’ici, les pieds ancrés dans une réalité fugace. « He not busy being born is busy dying », ironie du sort pour les habitants de ce quartier que seuls les touristes ravivent. Descendre vers la mer en suivant les indices qu’elle a laissés dans son sillage – une mouette perchée sur un distributeur automatique. Sortir du quartier et se prendre de plein fouet le soleil souverain et une bouffée d’air frais. À droite, une avenue immense, bordée de palmiers. Des arcades défilent et croisent un homard obscène, une statue abstraite salue les mâts rêveurs du petit port, des terrasses s’animent mais pas le bar de chupitos, il est trop tôt. Au loin, surplombant son avenue sans lui accorder la moindre attention, Christophe Colomb montre le chemin, le doigt tendu vers la mer.

proposition n° 5

Aucune lumière, de nombreux balcons. Une serviette bleue, quelques taches de jaune. Un drapeau catalan pointé du doigt par l’élégante grenouille d’une enseigne. Un sac plastique protège un bouquet d’herbes aromatiques. Un paréo délavé, un palmier esseulé, une gargouille discute avec la végétation du dernier étage. Un drap s’envole rue des miroirs, des jardinières gouttent sur les passants, un jean bleu, deux chemises du même bleu, un caleçon blanc. Des pots entassés, abandonnés. Des fougères, du lierre, une bouffée de vert menacée par un drap fuchsia, deux étages plus haut. Drapeau catalan hissé comme une voile. Voisins accordés : rangée de palmiers. Une guirlande de fanions colorés, un mur.

proposition n° 6

Les langues mélangées déforment la ville. On arpente des rambling Ramblas, torrent bavard et infini de statues vivantes, de bières à un euro et de flots de touristes dévalisés. On descende charmé d’avance au marché des Encants. La Plaza Real, aux rois oubliés, se targue d’être le seul îlot de réalité dans une ville fantasmée. Enfin, le Lletraferit accueille ceux qui ne craignent pas le fer des mots.

proposition n° 7

En longeant les murailles-miroirs carrer dels Mirallers, on déboule Carrer dels Sombreres, l’ombre au pluriel qui borde la basilique. De l’autre côté, les épées résonnent Carrer de l’espaseria dans un espace temps oublié. Tout autour, les rues dévoilent leurs secrets : l’argenterie, les capuches des moines, les vieux bains, les bonbons à l’anis, le cimetière des mûriers – empreintes d’un monde enseveli qui vibrait aux pieds de Santa Maria del Mar.

Elle pourrait avancer les yeux fermés et se laisser guider par les odeurs. Les crêpes au coin de la rue masquant l’humidité de la pierre, les compositions florales d’un musée qui semble s’être trouvé là par mégarde puis le jambon suspendu aux tavernes. Elle avance d’un pas sérieux, se met au défi de reconnaître le moindre détail. Elle s’était reposée contre cette façade froide et délabrée, le dos collé contre le graffiti « Serio », elle avait cassé le talon de sa botte – Cendrilllon heurtant le trottoir, juste devant cette épicerie. Tout avait commencé ici, une amitié scellée à la sangria rouge comme le sang mêlé de frères qui prêtent serment. Elles étaient sœurs, la promesse ne fut pas tenue.
À force de regarder ses souvenirs en face, elle est certainement passée devant sans faire attention. Pourtant une inquiétude sourde colle à ses pas alors qu’elle fait demi-tour pour retrouver le restaurant. La Cantonada : le côté de la scène où se tiennent les spectateurs privilégiés. Leur histoire contenue dans une définition qu’elle apprit bien plus tard. La Cantonada, pour elles, c’était un boui-boui qui servait des gratins de pomme de terre baignant dans le fromage et un patron fou qui mélangeait prodigieusement les alcools pour une sangria maison. Elle cherche les fenêtres aux carreaux jaunes et rouges, les rideaux usés et les fleurs en plastique, la télévision en bruit de fond. Elle sait pourtant qu’il devrait être ici, au coin de ces deux rues, ou peut-être est-ce plus au sud ? Plus près de la basilique ? Ce serait-elle trompée de rue ? Il faudrait alors réinventer la ville.



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1ère mise en ligne 11 juin 2018 et dernière modification le 22 juin 2018.
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