Clément Laberge | L’autre bord de la track

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Clément Laberge vit et travaille à Québec. Il est bien connu dans le monde du livre numérique. Son blog : Jeux de mots et d’images – ou sur Twitter. FB.
proposition n° 1

C’est le bout de la rue de la Paix. Le dernier racoin du quartier. La frontière. Le petit bois.

Il faut être courageux pour aller plus loin : longer la clôture Frost, passer en dessous à l’endroit où un passage a été creusé par les plus vieux, franchir le viaduc ferroviaire, défier ses parents.

Les plus téméraires empruntent alors la gauche pour se rendre au grand bois, où on raconte qu’un ermite s’est installé. Les autres suivent plutôt le sentier qui longe la voie ferrée pour aller faire de la trail en BMX dans les sentiers boueux du terrain vague qui a été isolé par le passage des nouvelles autoroutes.

proposition n° 2

Là où l’asphalte s’arrête, un sentier rocailleux a été tracé par le passage des vélos. Les jeunes arbres en friches sont maîtres des lieux : des bouleaux et des érables surtout. C’est le vert tendre qui domine partout, même à la fin du mois d’août. Il y a, ici et là, quelques arbustes qui ne doivent leur longévité qu’à leurs épines qui déchirent les mollets des ados. Il y a aussi de petites zones de sous-bois où se côtoient les fougères et l’herbe à puce. On y croise des écureuils, des siffleux et des couleuvres. Parfois même des porcs-épics. Le petit vent est permanent. On entend les oiseaux mais on ne les voit que rarement.

Au fond du petit bois, juste avant la clôture, un ensemble de très grands peupliers donnent au visiteur l’impression n’y a plus d’horizon après le petits bois.

proposition n° 3

De retour d’un long après-midi de l’autre bord d’la track, c’est un quartier paisible que les aventuriers retrouvent. Les façades des petits bungalows et des blocs appartements sont illuminés par le coucher du soleil. Rue de la Paix, de Norvège, des Mélèzes, des Sapins, Strasbourg — quelle que soit la route pour rentrer à la maison, il faut pédaler parce que ça monte, longtemps. Les rues sont larges, presque neuves. Les vélos y sont plus nombreux que les autos. Les pelouses sont bien entretenues, les haies taillées. Le voisinage est cordial. Les familles ne sont pas riches, mais si on réussit à être de retour à la maison à temps pour le souper on peut dire que tout va bien.

proposition n° 4

Le petit bois est directement dans l’axe d’une des pistes de l’aéroport de Québec. De petits avions le survolent fréquemment. De là-haut, il n’est certainement pas grand chose. Coincé entre le grand bois (de l’autre côté de l’autoroute) et le terrain vague (de l’autre bord de la track), personne n’a jamais dû le remarquer. Si quelque chose attire l’attention des pilotes dans ce coin-là, c’est probablement plutôt le dernier segment asphalté de la vieille rue de la Suète, qui traverse de bord en bord le terrain vague, et qui doit ressembler à une très courte piste d’atterrissage.

Tous les jeunes garçons du quartier ont tenté un jour où l’autre de pédaler assez vite pour pouvoir prendre leur envol à partir de cette piste. Apparemment sans succès.

proposition n° 5

Il n’y a plus de voitures qui passent sur l’ancienne rue de la Suète, mais les fossés continuent d’y accumuler l’eau de pluie. À la fin de l’été, on s’y aventure parfois pour cueillir les quenouilles qui nous serviront de lances pour d’épiques duels de chevaliers à vélo. On s’élance ensuite l’un contre l’autre à pleine vitesse dans le but de faire éclater une quenouille dans les rayons du vélo de l’adversaire. La spectaculaire explosion de petites mousses qui sont portées par le vent en cas de réussite témoigne de l’identité du vainqueur. Mais il faut éviter que les guidons se touchent au passage, sinon c’est la catastrophe.

C’est en allant chercher une quenouille qu’on a trouvé un jour une page déchirée d’un magazine montrant une fille de dos qui s’cache les fesses avec les mains.

proposition n° 6

On raconte que La Suète tire son nom du défi que la route représentait pour les chevaux transportant les marchandises des basses terres de Sainte-Foy vers le haut de la ville. D’abord plate, elle montait ensuite lentement, longtemps, pour se terminer à pic sur un quart de mile, épuisant les bêtes. Seul le dernier bout reste aujourd’hui pour faire suer les cyclistes.

C’est cette route qu’ont dû emprunter les chargements de sable qui ont servi aux fondations de l’Hôpital Laval au début du XXe siècle — laissant derrière eux d’immenses trous aujourd’hui remplis d’eau : les Lacs Laberge.

proposition n° 6 (suite)

Un ermite habitait réellement dans le grand bois. On a vu sa piaule plusieurs années plus tard en allant observer les oiseaux. Il vivait au cœur d’une véritable réserve ornithologique. Une cabane patentée, une vielle chaise, un rond de feu. Une veste suspendue. Depuis combien de temps ?

Le grands bois n’existe plus. Il a cédé sa place au boulevard de la Chaudière, à la rue Blaise-Pascal et à la rue Mendel. Ils sont en train d’ériger là « un espace commercial moderne de 3,5 millions de pieds carrés au cœur duquel se trouvera un IKEA ». Une banderole annonce l’ouverture bientôt.

On pouvait lire dans le journal il y a quelques jours que la Commission de toponymie a déterminé que ce secteur portera désormais le nom de Copernic.

proposition n° 7

Une ligne à haute tension traversait le terrain vague à l’extrémité duquel Hydro Québec venait d’ériger un poste de transformation. À un endroit, le tracé les lignes croisait celui de la vieille asphalte. Par temps très humide, quand on s’approchait de cet endroit, on entendait un grésillement de plus en plus intense au-dessus de nos têtes, l’excitation montait, notre rythme cardiaque s’accélérait, on pédalait encore plus vite et au moment précis où notre parcours croisait celui de l’électricité, on mettait les mains sur les freins : Kchiiiiz… ! On recevait une petite décharge électrique dans les doigts. Il y avait des étincelles au bout de nos guidons. C’était l’année de Back to the Future, nos vélos s’étaient transformés en DeLorean.

Je retourne parfois faire du vélo dans ce secteur, qui est aujourd’hui occupé par des magasins à grande surface. Le tracé des rues a été entièrement refait. Je n’ai pas encore retrouvé le portail temporel.

proposition n° 8

C’est un lieu qui n’existe que par beau temps mais qui n’est jamais plus extraordinaire qu’après la pluie. À la vue de l’arc-en-ciel, on dévale la côte en petits groupes pour s’y rendre. L’asphalte est d’un noir plus intense et très glissante. On peut y faire de spectaculaires dérapages. Comme sur la glace. Les sentiers cahoteux deviennent aussi imprévisibles parce que l’eau s’accumule rarement aux mêmes endroits. De la boue nous revole dans le dos. Quand on revient à la maison quelques heures plus tard on est épuisé, crotté, mais on a les yeux brillants comme jamais. C’est merveilleux la pluie.

proposition n° 9

Tendre l’oreille à travers le temps. Entendre surtout des voix d’enfants. Celles des amis avec qui on inventait un monde différent tous les jours. Celles des autres aussi, dont l’arrivée signifiait la fin du monde jusqu’au lendemain. Et se surprendre à entendre la voix de Daniel Boucher : Deviens-tu c’que t’as voulu ? Les instruments. Les arrangements. La distorsion.

Pourquoi ?

Ouvrir les yeux. Les refermer. Se retrouver au métro Notre-Dame-de-Lorette, à Paris, en octobre 2005. Vingt ans plus tard. Deviens-tu c’que t’aurais pu ? T’as tu fait c’qui aurait fallu ?

Le portail temporel.

Mais qu’est-ce qu’es-tu ? Mais qu’est-ce que t’es ?

proposition n° 10

Carl Von Linné a décrit un spécimen de vicia cracca en 1753. Deux cents ans plus tard, le Frère Marie-Victorin mentionne dans la Flore laurentienne que l’espèce est naturalisée et bien établie au Québec, où on l’appelle vesce jargeau. On ne connaissait évidemment pas encore ces deux grands naturalistes, mais cela ne nous empêchait pas d’interrompre régulièrement nos jeux pour manger les petites fleurs mauves de la vesce, dont nous aimions le goût sucré (mais pas trop parce que « ça donne soif »).

Pour récolter les fleur de la vesce, il fallait pincer fermement un bout d’une tige avec les doigts de la main gauche et glisser délicatement l’index et le pouce de la main droite sur la tige. Les pétales tombaient alors dans la paume de notre main. En les portant à notre bouche, le goût des petites fleurs se mêlait à l’odeur de métal oxydé de la clôture que nos mains avaient parcourue quelques instants plus tôt.

Tous se souviennent aussi des reflets éclatants et de la chaleur brûlante du rail sur lequel on déposait avec précaution des cennes noires (toujours côté face !) pour le plaisir de les retrouver aplaties après le passage du train.

Mais surtout, surtout, il est impossible d’oublier l’indescriptible douleur qui accompagne le choc d’une pédale qui frappe le tibia à la suite d’une fausse manœuvre.

proposition n° 11

À l’opposé du petit bois, tout en haut de la rue de Norvège, il y a le Rendez-vous. Pas vraiment un dépanneur, plutôt une grande tabagie. On y entre toujours en courant (après avoir laissé tomber négligemment notre vélo sur le trottoir). Des clochettes se font entendre quand on pousse la porte.

On plonge les mains directement dans les plats de bonbons. C’est la préhistoire de l’hygiène. Dix jujubes à 1 cenne, deux gomme Bazooka à 5 cennes (enveloppées dans une bande dessinée miniature), un casse-gueule à 10 cennes et, s’il fait très chaud, un gros Mister Freeze à 15 cennes (blanc, bleu ou mauve — mais surtout pas orange).

On passe à la caisse en rêvant aux barres de chocolat (Oh Henry ! Mars, Crunchy, 3 Musketeers) et aux paquets de gomme baloune (Hubba Bubba, Bubblelicious) qui sont situés sous le comptoir. Le dernier à payer a parfois le temps de jeter un regard furtif aux magazines pour adultes qui sont sur la rangée du haut de l’étagère, de l’autre côté de l’allée.

On apprécie que la propriétaire nous fasse confiance : on paie le montant qui correspond à ce qu’on déclare avoir déposé dans le petit sac de papier brun qui contient nos achats. Sans vérification.

Et on ressort aussi rapidement qu’on y est rentré (sans oublier de dire merci !).

proposition n° 12

On perd tous ses repères quand on visite les tunnels de l’Université Laval pour la première fois. Surtout quand on a douze ans.

On découvre qu’il existe des passages invisibles ;

Des chemins accessibles seulement aux initiés ;

Des lieux qui n’existent que quand on y est ;

Des parcours où les graffitis sont plus utiles que les panneaux officiels pour retrouver sa route.

On réalise qu’il va falloir s’inventer un nouveau regard pour arriver à s’en sortir.

De la faculté des Arts visuels au pavillon Bonenfant j’ai parcouru ce jour-là la distance qui sépare la Terre de la Lune.

Astronaute dans l’envers du décor, en apesanteur pendant quelques centaines de mètres. J’ai adoré ça.

proposition n° 13

C’est l’homme au râteau qui règne sur le temps. Le parc Sainte-Geneviève est son jardin japonais. Entre le lever du soleil et celui des enfants, il ratisse avec soin le grand carré de sable à la recherche de mégots ou d’éclats de verre brisé.

Les jeunes parents sont les premiers dans le parc, suivi des premiers enfants à vélos à la recherche de compagnie. C’est l’heure où les voix humaines se confondent avec le chant des oiseaux.

Quand il entreprend l’entretien des terrains de baseball, les premières familles arrivent avec paniers de jouets et repas. C’est l’heure des retrouvailles, des cris de joie et des jeux dans la pataugeoire.

Encore un peu plus tard, c’est en replaçant la fine gravelle des terrains de pétanques qu’il jettera un coup d’œil à la partie de baseball, pour laquelle son attention sera guidée par les exclamations d’une foule composée de parents généralement très enthousiastes.

À leur arrivée au parc en début de soirée, les vieux retrouveront encore une aire de jeu impeccable, comme neuve.

On croise rarement l’homme au râteau. Il est toujours là où nous serons bientôt.

Il ne nous impose rien, sauf le couvre-feu, quand il éteint les lumières du parc autour de 23h (ou à la fin du dernier match de baseball).

proposition n° 14

Il traverse le parc chaque matin lentement, la pipe à la main, attentif à tout ce qui aurait pu changer depuis la veille. Mais rien n’a jamais changé. Ou presque. Il ne salue personne, pas même ce jeune camelot dont il croise la route presque tous les jours — qui ne le salue pas non plus. Différence d’âge ? Indifférence ? Se voient-ils seulement ? Plus tard dans la journée, c’est la gardienne d’enfants qui débarque dans le carré de sable avec sa gang. Pas le temps de socialiser quand on a une balançoire, un tourniquet, une passage suspendu, une maisonnette et une glissade à superviser — tout ça, à proximité d’une pataugeoire. Les deux jeunes retraités qui sont tous les jours les premiers à occuper le terrain de tennis la saluent généralement de la main. Elle se contente chaque fois de hocher la tête en guise de réponse. Et il y a cette petit fille en robe d’été sur son vélo rose avec des pneus blancs qui fait le tour du parc toute la journée en chantonnant. Où sont ses amies ? Est-ce qu’elle en a ? Tout le monde doit se poser la question, mais chacun donne l’impression d’être occupé à autre chose. Elle est à la fois omniprésente et invisible. Et voilà l’arbitre de la partie de baseball de ce soir. Est-ce le même qu’hier soir ? et que la semaine dernière ? Probablement. Ce n’est qu’un rôle.

proposition n° 15

Il est là qui joue, qui marche, qui court, qui monte à vélo, qui dévale la rue, traverse la track, pédale, pédale, pédale, vide ses poches pour se refaire des forces, s’arrête au parc, s’abreuve à la fontaine, rêve de jouer au baseball, fait trois tour du carré de sable, descend les cascades de la pataugeoire (même s’il sait très bien que c’est interdit), jette son vélo dans le sable, tente de remonter la glissade et se brûle les genoux sur la surface métallique, fait trois sauts de la grande balançoire (le plus loin possible !), aperçoit les premiers joueurs de pétanque, regarde l’heure, craint de ne pas rentrer à temps pour le souper, pédale, pédale, pédale, saute la chaîne de trottoir, traverse la rue sans regarder des deux côtés pédale, pédale, pédale, et freine juste à temps pour ne pas foncer dans la porte du garage. Tous les jours. Encore aujourd’hui.

proposition n° 16

Tu croyais que tout allait pour le mieux n’est-ce pas ? Et tu sembles le croire encore aujourd’hui. Ce n’était pourtant qu’un quartier comme les autres, dans un milieu populaire d’une province ignorante. Te rappelles-tu quand Denise, la prof de cinquième année, vous a dit que parmi les vingt-cinq élèves, seulement deux ou trois iraient à l’université ? Et qu’elle savait déjà lesquels ? Tu aurais dû te douter que quelque chose n’allait pas, mais tu t’es contenté de te dire que tu serais certainement un de ceux-là.

Samuel a été porté disparu l’année suivante. Dix ans de recherche pour réaliser qu’il était mort, victime d’une badluck. Dany a fait de la prison pour de petits crimes. Gary qui a choisi l’armée. D’autres ont pris la première jobine qui s’offrait à eux. Plusieurs n’ont pas terminé leur secondaire. Toi t’as fait ton petit bonhomme de chemin jusqu’à l’université. T’as acheté ta première maison dans Sainte-Geneviève, où tes enfants ont grandi à leur tour. Mais la magie n’y était plus. Te rappelles-tu quand l’agent d’immeuble t’a dit que c’était le quartier le plus pauvre de Sainte-Foy ? Tu aurais dû te douter de quelque chose, mais tu t’es contenté de te dire que c’était une anomalie statistique — à cause de la rue Norvège.

Il faut vraiment que tu ouvres les yeux mon gars. Ce quartier est coincé dans le temps, piégé, et la colère gronde. Écoute un peu.

proposition n° 17

Le directeur de l’école avait voulu t’apprendre à te méfier d’un regard trop autoritaire sur les choses. T’en souviens-tu ? Tu devais avoir 12 ans. Tu avais dénoncé Nicolas parce qu’il avait jeté un papier de bonbon dans la rue en traversant l’intersection où tu étais brigadier scolaire. Tu l’avais déjà avertis deux fois et tu lui avais bien dit : la prochaine fois je le dirai au directeur. Il était averti. Il l’avait refait. Tu l’avais rapporté.

Vous aviez été convoqué. Tous les deux. Le directeur t’avait demandé d’expliquer ce qui s’était passé. Tu avais rapporté les faits de façon méthodique, avec conviction, sans omettre de préciser les avertissements préalables. Sauf qu’au moment où tu t’attendais à ce qu’il sermonne Nicolas, le directeur t’avait demandé de préciser en quoi est-ce que ce comportement était grave, pourquoi il méritait cette dénonciation ? Tu avais bloqué, désemparé : pourquoi, en effet ? En vertu de quelle morale ? Monsieur Cabana avait bien pris soin de ne pas t’humilier (Nicolas avait bien été averti qu’il ne devait pas recommencer) mais tu avais compris que la leçon avait surtout été pour toi. Tu t’en souviens encore n’est-ce pas ? Je suis sûr que Nicolas ne s’en souviens plus.

Trente ans plus tard, tu t’es pourtant présenté aux élections comme candidat d’un parti politique dont les dirigeants n’avaient manifestement pas eu la même leçon. Le programme que tu as dû défendre dans ton porte-à-porte était plein d’injonctions — et tu t’es très souvent senti comme tu t’étais senti dans le bureau du directeur ce jour de 1984. Et tu n’as évidemment pas été élu.

Le moment où tu as finalement compris, c’est le jour où ta directrice de campagne t’a demandé d’aller faire du porte à porte près de la rue Delage — où tu savais que tu aurais particulièrement à défendre la Chartes des valeurs , dont les portes-paroles de ton parti faisaient la promotion, dans un secteur où les habitants étaient pour la plupart très nouvellement arrivés au Québec. Tu as refusé de le faire. Ce n’était pas possible.

C’est la voix du directeur qui est revenue te hanter, tu le sais. Mais, qu’as-tu fait de cet instant ?

proposition n° 18

Il était toujours là où nous serions bientôt. Pas tellement parce qu’il devinait où nous allions, mais parce que c’est lui qui inspirait nos pas. Il était là où nous serions bientôt parce que c’est lui qui traçait la voie. Il décrivait les possibles, invitait au choix, ralliait. Il donnait forme à un idéal. Il était toujours là où nous serions bientôt parce parce qu’il savait rompre avec la dispersion. Il était là où nous serions bientôt parce qu’il savait que Nous n’existe pas sans utopie. Il était là où nous serions bientôt parce que qu’il nous donnait envie d’y être avec lui.

Où est-il aujourd’hui ? Où serons-nous demain ? Dany Laferrière a déjà décrit un Pays sans chapeau, mais il n’y a pas de pays sans râteau.

proposition n° 19

Sur une carte de l’Amérique du Nord, trouvez une ville de taille moyenne, tracez autour un cercle de cinq kilomètres de rayon, puis un deuxième de dix kilomètres. Entre les deux, identifiez les zones enclavées par les boulevards et les autoroutes. Hachurez. Il y aura généralement un Costco et un Walmart pas très loin, c’est le signe que vous avez trouvé. Un autre quartier, un autre petit bois disparu. Vous en trouverez des milliers comme ça. Ce sont tous des lieux négligés, oubliés par le temps, laissé à ceux qui n’ont pas, ou qui n’ont plus les moyens de rêver. Une violence silencieuse. On y vit pourtant très bien, les logements sont vieillots mais abordables, les arbres sont matures, les rues sont larges, le facteur circule en zigzag. Il n’y a qu’à fermer les yeux sur le délabrement des anciennes rues commerciales, les immeubles à l’abandon (parfois depuis très longtemps !) et les trottoirs abimés. Qu’on en sorte tôt le matin pour travailler ou qu’on y reste confiné par solitude, tout le monde s’y couche tôt, las ou épuisé. On oublie trop souvent que c’est dans ces quartiers anonymes, à l’abris des regards, que l’avenir de l’Amérique est en train de prendre forme.

proposition n° 20

Quand il n’y a personne, quand plus rien ne se passe, il reste le bruit. Toujours. Le bruit sourd des autoroutes et des avions, le bruit agressant des crapauds, le bruit strident des crickets. Le son continu des filtreurs de piscines et des thermopompes, celui du vent dans les feuilles. Celui des miaulements et quelques bruits inconnus aussi. Jusqu’à l’instant fugace où la nature reset la bande son. Un instant fugace, qui absorbe tout l’espace. Ce silence unique ne peut être brisé que par le chant d’un oiseau. Jamais le même. Jamais le coq.

proposition n° 21

N’importe où, je m’assois, j’observe, j’explore l’ici. Je lis l’espace. Autoportrait de Paris avec chat. Perfection is standard — Mistakes cost extra. R. WAQ2017. This is a mirror you are a written sentence. Bostitch. Uni-Ball. Cahier Canada. Conseil des arts et des lettres du Québec. L’art de la joie. Changer la société, refaire de la sociologie. Economix. Thanks for Being Late. Orbiting the Giant Hairball. Des idées d’avenir pour un monde qui vacille. Les Innovateurs. The Wisdom of Crowds. Outliers. Quelque chose comme un grand peuple. L’état succursale. Le code Québec. Mon miroir, journaux intime 1903-1920. L’âge des démagogues. La génération lyrique. Demain. J’ai la banane. Nouveau paysage sans les mots. De petites chaises, des clés, un vieux disque dur, des galets peints, des stylos, de petits bouts de fils blancs, des écouteurs, quelques post-its, un automate miniature. Une lampe, deux photos encadrées, des factures, quelques plantes, un bloc de bois, une tuile volée au fond d’une piscine, une agrafeuse sur une pile de livres oubliés (dont un de la bibliothèque). Un livre prêt à être lu, un autre à relire. Un vieil ordi aussi. Mais d’où vient tout ce bazar ? Chicago, Brooklyn, Playa del Carmen, Bureau en gros, Amazon, Apple Store, Montevideo, Montréal, Paris, Beaumont, Québec. Où suis-je ? Qu’importe. Je me prépare à écrire.

proposition n° 22

C’est le centre de la maison mais on ne s’y attardait que très peu. Un frigo trapu qui contenait le nécessaire. Une armoire pour les verres, dépareillés. Un lave-vaisselle, bruyant. Un évier en stainless, et sa robinetterie en chrome. Au dessus, un abat-jour en verre (il est encore là vingt-cinq ans plus tard, je l’ai vu hier en passant devant la maison). Le comptoir en mélamine (mais quelle couleur ?). Une grande fenêtre sans rideau (à moins que ?). La vue des voisins : Monsieur Savard (qui tondait parfois la pelouse en bobettes), les locataires du seul bloc appartement de la rue (dont une Mme Joanette, aux allures de Germaine Lauzon). Les armoires pour la vaisselle, des couverts blancs, classiques. Le poêle, tout ce qu’il y a de plus standard, avec sa hotte (bruyante elle aussi). Je ne me souviens plus de ce qu’il y avait dans les armoires au dessus du poêle. Sous le comptoir : des tiroirs pour les ustensiles et les armoires pour les chaudrons (et la marguerite pour cuire le brocoli) et le presto (pour faire les côtelettes de porc et les meilleures patates du monde — cuites avec un ou deux oignons). Les produits de nettoyages sont sous l’évier. Il y a aussi une petite étagère où était posé le téléphone (touch tone, avec le fil boudiné qui se mélangeait tout le temps), un petit bloc-note et une boîte de bois dont les faces représentaient les quatre as d’un jeu de cartes (il n’y avait plus de cartes dans la boîte, mais un crayon IKÉA et quelques pitounes de bingo qui nous servaient d’achats au telefunken). Sur la dernière tablette du petit garde-manger il y avait généralement une bouteille de crème de menthe verte, une bouteille de gin Beefeater et un whisky Chivas Regal. En plus des quatre chaises autour de la table. une belle grande chaise berçante — dans laquelle j’ai souvent vu ma sœur attendre patiemment l’heure pour partir pour l’école. La lampe suspendue qui éclairait nos repas était faite d’aluminium noir sur le dessus et blanc en dessous, avec une ampoule dont l’extrémité brillait comme un miroir (on aurait pu faire dans son reflet de merveilleux selfies familiaux, mais c’était bien avant les selfies). Je me souviens aussi une plante, entre ma chaise et celle de mon père, avec de très grande feuilles trouées. Mon souvenir me dit que c’était un philodendron, mais la consultation de Wikipédia me fait maintenant croire que c’était un Monstera, aussi appelé faux philodendron. Du faux philodendron dans un vrai souvenir ? On aura tout vu !



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1ère mise en ligne 10 juin 2018 et dernière modification le 30 juillet 2018.
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