Emmanuelle Cordoliani | Point de fuite

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À sa sortie du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris, Emmanuelle Cordoliani est cooptée dans l’aventure de l’Institut Nomade de la Mise en scène. Rapidement transfuge du Théâtre vers l’Opéra, sa préférence reste aux répertoires rares et aux projets atypiques, entremêlant texte et musique, qu’elle imagine dans le cadre de sa compagnie CAFÉ EUROPA. Cet exil choisi la porte vers l’enseignement (Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, Sciences-Po, Institut Français...) et vers la médiation culturelle (Ensemble intercontemporain, Orchestre de Paris...). À l’invitation des Festivals d’Aix en Provence, de l’Empéri, Mens Alors ! et Sevicq Brezice, elle approfondit un travail de création en compagnie d’instrumentistes, à la fois en qualité de dramaturge et d’interprète. Emmanuelle Cordoliani est lauréate de la Bourse Beaumarchais-SACD 2012 pour le livret de La jeune Fille sans Mains. Elle est la fondatrice et le community manager du groupe Facebook Une certaine dose de poésie. Site : Emmanuelle Cordoliani.
proposition n° 1

Il entre dans la propriété où il passait, enfant, les vacances. À voir dans quel état il en revenait, alors, c’étaient plutôt les vacances qui devaient passer sur lui. Il n’a compris que très récemment que le nom de la maison signifiait “ petite barque ” — barque, en fait —, et non une abréviation du mot baraka.

Tout n’est pas beaucoup plus petit.

Tout est seulement plus neuf ou plus vieux.

Les souvenirs sont là, domestiques en rang pour l’arrivée du maître… fantômes sans dents, sous l’écriteau ATTENTION CHIEN MÉCHANT.

Le dortoir des enfants, au grenier, il l’a déjà revu ailleurs, dans d’autres maisons. Il ne monte même pas l’escalier.

L’odeur du café de sa tante Mireille, il l’a attrapé par hasard, avec un vieux pot de fer chiné à l’occasion idéale d’une foire à tout de l’autre bout de la France.

Le chêne, il le prend dans ses bras. Il ne va pas s’éterniser.

Il entre dans la maison où il jouait, enfant, aux vacances. Une maison lego, inventée par un homme vivant qui vivait dedans. L’homme de sa tante Mireille, avant, mais remarié, avec femme et enfants, une situation simple, finalement.

Sans toile d’araignée, sans recoin, sans petitesse. Contemporaine, on disait, en articulant prudemment.

Lumineuse et minérale. Des tortues immensément patientes dans un patio de sable.

Un autre monde à 300 mètres en amont abrupt de la baraka écourtée. Là non plus, il n’y a pas à traîner.

proposition n° 2

Point de départ : Lycée Jean Hyppolite
Appartement : vide
Situation : élevée
Fonction : de fonction
Exposition : double, béton / forêt
Personne morale : propriétaire
Personne physique : occupante en transit
Personnes métaphysiques : préoccupantes permanentes
Mobilier : un lit double, une table dans la cuisine, une chaise dans la cuisine, un coûteux canapé en cuir gris.
Petites cuillères : pas l’ombre.
Blanc : carrelage partout
Vert émeraude : SdBaignoire
Très framboise : salon
Ecran disproportionné : Blue Velvet
Bleu pipi : cuisine
Caméléon dormeur : chambre de rêves
Point de fuite : Forêt

proposition n° 3

Des bagnoles. Les convictions affichées sur les vitres arrière : NON AU NUCLÉAIRE ! Bébé à Bord ! Match amical samedi 19 Juin ! Sur les banquettes, des poils de chiens, des bouteilles en plastique pas entièrement vides, des paquets de photocopies d’exercices de math, un ballon en pleine insolation, tout le saint-frusquin que trimballent les profs à longueur d’année. Rien qui ait de la valeur. 

Des voitures. Trois ou quatre, en comptant la Mini publicitaire rose de l’Institut de Beauté du Centre de Thalasso. L’administration, les visiteurs.

Une poubelle intergalactique : le camion à incrément infini du concierge.

Une caisse de luxe. Tout est relatif : une Mercedes. Récemment chahutée
Un véhicule de la police.

La nuit, seulement un parking vide. N’était l’insistance d’une des alarmes tuning du camion, et la route qui finira par atteindre la mer, soixante-cinq kilomètres plus tard.

proposition n° 4

Bois / Parking, Lycée, planque / Bois / Route de la mer / Bois / Zone ( forcément, mais déduite, plus trace que dans la rationalité ) artisanale, mettons / Bois / Pavillons ( probables ) / Papillons ( certains ) / Trou noir ( zone dedans ? ) / Miniature de Rochefort, sa pierre blanche, sa porte de la ville, son hôtel d’un premier séjour avant, avant : craqueur de marches moquettées en province, presqu’à mi-temps. Là, profil bas, invisible, pas un regard dans le rétroviseur en passant devant / Toile de jean neuve jusqu’à la sortie de la ville / Bois / Forêt / Fantôme d’un sanglier jamais vu, mais raconté, rhabillé d’un petit manteau en crochet mousseux moisi de légende provinciale / Forêt / Bois / Gare, le nom échappe / Changements…

proposition n° 5

Quand on se lâche dans les rues de la virtualité, d’un seul coup les 50 Dinky Toys du parking se réduisent à deux. La camionnette du plombier-chauffagiste- climatiseur Dupré, garée à propos à l’ombre d’un pin parasol à aiguilles réfractaires, entre deux marquages BUS dont le B tend à s’effacer pour donner à rêver un instant à l’essor de l’artisanat français à Sacramento. « Spécialiste de la maîtrise de l’énergie, de l’air et de l’eau » annonce le flanc du camion, mais rien pour déclarer qui a eu la maîtrise du bois et de la terre en suffisance pour planter à deux pas du char du démiurge une sorte de poubelle à rabat en rondins — hutte pour castor convalescent du Parc de Yosemite ? Abri à oiseaux nocturnes ? — sans le sac plastique noir qui déborde, on pourrait tout s’imaginer. D’ailleurs on ne se gêne pas en voyant s’éloigner discrètement ce couple improbable de banalité estivale, apparu simultanément à la disparition de dizaines de petites autos. Le motif de moucharabié gris clair sur fond blanc de son combishort, resserré à la poitrine par une faveur drôlement rose, pas plus que les larges rayures bleu-bleu-blanc-rouge du T-shirt de son compagnon ne peuvent une seconde distraire l’oeil exercé de leur musculature de marcheurs surentraînés, ni du sac en papier kraft qu’elle tient négligemment au bout de son bras droit, alors même que le contenu, manifestement trop lourd, en boursoufle comiquement le fond. Sinon, les stores blancs immaculés de l’appartement du deuxième étage — au dessus de celui du concierge, avec les brises-vues — sont fermés. Cela va tout seul.

proposition n° 6

Jean Hyppolite. Ça s’arrête là, pour la philosophie. Retour à la case départ, comme à la Communale, coincé entre deux rejetons des notables du cru, qui n’avaient de notable que cette terre qu’on appelait comme eux à force qu’ils s’y cramponnent, les ongles dedans. À présent, qui ça intéresse ces deux pauvres rues qui s’appellent comme tout le monde par ici, à force de cousinage et d’entre soi ?Même pas de quoi faire lever une babine à l’heure de l’appelle dans les classes du Lycée. Mais tu n’es pas mieux loti, Jean Hyppolite, avec ton nom de gosse abandonné à la tourière — pas toi bien sûr, mais il ne doit pas falloir remonter bien loin, et ils le savent les Julien-Laferrière et les Guiffier, que tu n’es qu’un bâtard, pour quart ou pour moitié, l’un d’eux, par la bonne, ou par la fille de ferme — . Tu es bien loin de la Chaire d’Histoire de la Pensée philosophique avec ton buste pré-fossilisé sur les marais assainis. Les Deleuze, Derrida, Descartes même, ne se bousculent pas aux portes de l’institution. Bien sûr, Léopold Dussaigne, serait, comme de son vivant, un interlocuteur plein de force et de vigueur, — tu sens encore dans ta gorge de pierre la bouchée de cendre que tu as vainement tenté de déglutir en apprenant la chute du réseau Navarre —, et vous en auriez long à dire sur l’architecture de vos établissements scolaires respectifs. Mais comment passer le boulevard de Chanzy, quand se dernier s’entête comme un vieux bouledogue à front d’airain dans une Algérie d’un autre âge que le vôtre ?

Heureusement que les gars Ruibet et Gâtineau, brillent encore sur l’asphalte de la D604 comme Castor et Pollux dans le ciel de juillet, tout auréolés du feu d’artifice à 80 000 tonnes de munitions qu’ils ont lancé à la carrière d’Heurtebize ( mais oui, Heurtebise, comme l’ange vitrier à Cocteau, puisque je te le dis et qu’est-ce qu’on s’en fiche que ce soit un Z ou un S, y’a pas d’orthographe qui vaille pour les noms propres. C’est pas l’orthographe qui va salir un non, ça non ! ), ces deux-là, ils assurent la liaison — Ma lettre va vous faire bien de la peine. J’ai été désigné pour faire sauter la carrière. J’avais posé des mines qui n’ont pas fait leur effet. J’attendais quelqu’un qui n’est pas venu. Il est de mon devoir de tout détruire, tant pis, je vais y mettre le feu, je suis bien décidé, seulement il y a beaucoup de chances que j’y reste. —, beaucoup de chances qu’ils y restent, fidèles au poste de communication.

Pour Saint Ex, il ne se montrera pas de tout le jour sur la place qui porte son nom, parce que c’est un parking plein en journée. ( Vous avez déjà essayé d’atterrir avec un Lightning, un renard, une rose et un mouton sur un parking bondé ? Du suicide, ce serait, répondent Ruibet et Gâtineau ). Mais la nuit, la place est vide... Hyppolite prend soin de donner une présence à cette grande ombre un peu fantomatique de Hegel qui rôdait depuis le XIXe siècle et avec laquelle obscurément on se bat , murmure Foucault, comme pour lui-même.

proposition n° 7

La faillite du langage. Le nom n’est pas loin. Il picote le pourtour des lèvres. En convoquant le souvenir d’un lieu, un autre brusquement, brille par son absence.
L’espace vide sous le timbre qui s’est décollé de l’enveloppe, avec le temps, dans la boîte en fer. L’espace brille. Blanc. Non. La colle reste, douce et lisse. La mémoire-colle retient la salive du correspondant, évaporée en nuage, flottant autour des yeux perdus qui lisent et relisent l’écriture maladroite de l’adresse.

L’empreinte dans la terre de la clé volée, sous une pierre lourde qu’on soulève. La clé est dans la poche, le camion emporte les meubles. Les nouveaux propriétaires font changer les serrures. Le trousseau d’ailleurs la reçoit, inutile et précieuse. Quelque part l’empreinte persiste, comme un feuillage.

Avant l’appartement, il y avait un hôtel, quelle importance dans une vie pleine d’hôtels ? Quelle importance de ne plus retrouver le nom de cet hôtel ? De sentir confusément qu’il s’apparente à cet autre à Vézelay où une antique pèlerine à bicyclette nous cassait les oreilles depuis la terrasse en faisant profession d’optimisme avec sa petite voix haut perchée : POSITIVE ! POSITIVE ! Ça ressemble à cet autre oui, comme une interprétation bâclée ressemble à une oeuvre.

Le nom coléoptère entre les yeux, avec son gros bruit de B52, mais il échappe. Ce n’est pas tant ce lieu, mais à force d’y penser c’est cette pensée qu’il y a eu là-bas — au début, on croit à un rêve , mais non, une pensée — et qui est perdue, sans le nom, sans l’adresse, sans la chambre à l’identique retrouvée. Bien sûr il y a internet, cette défaite… ce diable, pour qui aime apprendre en s’égarant — ne plus retrouver la rue en pente aux maisons colorées comme au Portugal mais en plein Paris avec sa place aux arbres hauts, et ce déjeuner en solitaire dans le soleil de la vitrine, ne jamais la chercher, attendre le prochain hasard, dernier bus de nuit — Internet… Bordel de dieu ! Tous les hôtels se ressemblent, ils sont pimpants et clairs et la sensation qui tient lieu de mémoire n’a qu’à bien se tenir toute seule, dans un escalier étroit sombre de bois et de moquette, d’une humidité avec peine abandonnée à la rue. Cette solitude-là, pas irrémédiable, non, juste en voyage — mais finalement qu’en sait-on ? — c’est tout ce qui reste. 

Le nom on le retrouve. Il a une petite tête décevante. C’est l’or du pauvre qu’on remonte d’une descente de 20 000 lieux sous les mers. On ne peut même pas se dire qu’il a été changé. Non, c’est lui et c’est là. Reste, terrible et réconfortante, une sorte de brume dans le fond.

proposition n° 8

Un jour la terre s’ébrouera une bonne fois, pour se débarrasser de tous ses parasites. Cette bonne veille planète-chien en aura eu marre de nous trimballer dans l’univers. Sa grosse carcasse sera fatiguée de nous, après cette longue histoire d’amour égoïste. Mais pour l’heure, elle se contente de se rouler dans la neige, et avec elle tout l’hémisphère nord, ce qui n’est que justice, même au début du joli mois de mai.

Il n’y a plus de neige à la télé, depuis quand ? Où est passé la mire d’antan ? Et sa neige ? Et surtout quand ? Pas facile à dire quand on ne possède pas de poste, quand on les évite comme les vampires, les miroirs. Mais dans l’appartement vide, la fenêtre de l’écran plat dernière technologie — monolithe de 2001 devant la grotte — fait appel d’air. Un grand rectangle blanc. Rien d’autre à montrer des campagnes et des métropoles. On leur file du blanc, alors les moutons filment du blanc. C’est beau, c’est pur et ça recouvre à propos la misère de ceux qui couchent et crèvent dans les rues et les fossés. À l’aube, la fenêtre de la cuisine, autre rectangle blanc sur blanc, encadrement et fond. La neige tient dans la nuit blanche. En bas, le parking a disparu, il s’est fondu dans les toits des petits pavillons, dans les arbres laineux. Le camion 100% tuning du concierge s’est refait une virginité. Il était tant que la nature reprenne le dessus. L’humanité a mis les patins : on n’entend pas un bruit. 

Père est mort, il y a juste un an, le cinq mai, le jour de ta fête, Irina. Il faisait très froid, il neigeait, ce jour-là.

À 100 km à la ronde, il n’y a rien qui ressemble à un chasse-neige. Jean Hyppolite sous sa chapka de neige va passer une journée paisible comme l’éternité. On ne pourra pas en dire autant du lycée éponyme, qui n’a pas été conçu pour affronter la campagne de Russie. Les canalisations ont gelé à -2. — On peut boire sa pisse, mais l’utiliser pour faire du thé… ? — L’électricité papillonne. L’image saute. La neige envahi l’écran. Il est temps de monter le son.

proposition n° 9

Volume 0 à 22. La neige crachote sur l’écran. Bruit blanc dans son genre. Ça amuse un moment, ce Casper sonore venu des temps anciens — quand taper sur les postes suffisait pour les rendre meilleurs —. Ça amuse et puis sans crier gare ça absorbe. Sursaut à 7h50, la cloche sonne malgré tout, parce que la sonnerie pré-réglée , le concierge ne la débranche que pour les vacances d’été — et encore, il est vite en manque sans sa piqûre de rappel — . Le téléphone de l’administration, dans un demi-sommeil, vers 7h35. Les parents exemplaires voulaient être bien sûrs que le Lycée était fermé, que les cours étaient annulés. Sonnerie dans le vide. D’autres tentent même une approche en voiture, moteurs rugissants dans les épreuves imposées du grand concours de patinage improvisé sur le parking. Dans la demi hypnose du crachotais télévisuel, l’illusion d’entendre jusqu’aux salves de neige projetées par les roues déchaînées qui s’enfoncent dans l’épais revêtement blanc du parking. — Tu vas voir qu’ils arriveront à le faire tourner en bouillasse qui floque et qui pouitche, ces intégristes —. Un triade héroïque : les moteurs qui se hurlent à la face pendant cinq, dix minutes… Une trêve de bon sens ne laisse plus dans l’air que quelques paroles de gauche solidarité entre les conducteurs. Pendant qu’ils se dépatouillent, fusent les cris d’effroi ravis des boules de neiges dans le cou au plus chaud de la bataille qui s’est engagée. À 8h47, ce petit monde a laissé la place au gros silence blanc dehors. Le disjoncteur donne le clap de fin pour l’écran plat, la lampe du couloir et le frigo vide. Toute tentative de remise en jeu s’avère vaine : petits clics de babiole cassée. Pénible gargouillis tiède des radiateurs en fonte. Le goutte à goutte de la cafetière s’espace jusqu’à rester en suspens. Le vol soudain d’une mouche légitime en mai, détonne sur la fenêtre, avant de s’effacer dans les pièces du fond. Lente agonie des radiateurs qui semblent communiquer d’un appartement à l’autre, avec des rythmes de prisonniers en cellules. 10h15, il fait froid dedans et le gros silence de couette bouche toutes les issues. Vigilance orange. Il n’y a plus qu’à marcher à pas de loup, à présent qu’aucun bruit ne recouvre plus l’occupation clandestine de l’appartement du 2ème. Il n’y a plus qu’à attendre et à s’écouter respirer en faisant taire les voix d’inquiétudes dans la tête. Compter les respirations. Ne même plus entendre les chiffres. Seulement le souffle. Long régulier. Respiration lourde.

Leningrad.

Leningrad sous le lit. Sous le plancher. Moderato Risoluto. Pureté liliale du transistor à piles de la salle de bains au 1er. Ondes courtes, fraction survivante de la vague de froid. Quelques mesures pour réaliser. Quelques mesures d’extase et puis le concierge n’aime pas Shostakovitch et part naviguer les fréquences brouillées. Léger ronflement qui réveille en alerte 54 minutes plus tard. Scruter le silence — s’il a parlé en dormant, ou crié, comment savoir… ? — Rien. Soupir. Le coeur cogne à la porte pendant un moment. 11h12, le téléphone de l’administration sonne 5 fois, puis 2, puis 2 encore. C’est l’appel.

proposition n° 10

Hors des heures de service, une cantine sent le pédiluve à nouilles. Quoi qu’on porte aux pieds, la très légère adhérence du carrelage chausse de sabots en caoutchouc blanc. Carrelage crème vanille à grains, avec des stries et des cercles antidérapants. Il ne s’agit pas de déraper, appunto, mais d’ouvrir très délicatement la porte des grands frigos sans allumer la lumière. Smack onctueux des joints en caoutchouc : fiat lux. Les réservoirs à bouffe en acier inoxydable brûlent les mains de froid. Légitime châtiment des voleurs. Il ne s’agit pas non plus de chaparder, mais de voler bel et bien, avec ordre et méthode, en gardant la tête froide autant que les doigts, et de couvrir ses traces. Pas de raies dans la purée, pas de trou dans le pain : une petite cuillère de chaque, sans discernement, comme le goûteur de la reine et ensuite, ni vu ni connu, lisser le dessus des plats, corriger les découpes des fromages et des tartes… Ne rien faire chauffer. Ça sentirait. Ça modifierait l’odeur de l’antre et, au matin, les yeux des habitué.e.s brilleraient d’un éclat dangereux au-dessus de leurs narines frémissantes. Il faut tenir plusieurs jours, sans rien emporter avec soi qui manquerait à la liste de l’économat. Bref, manger froid, suffisamment, vite. Mais mâcher tout de même : tomber malade n’est pas une éventualité, être indisposé non plus — l’usage des toilettes...encore plus délicat que celui des réserves de la cantine —. Il faudrait manger assis, pour les mêmes raisons sanitaires, mais ça complique l’intendance. Les épinards de cantine sont des extra-terrestres réduits en poudre et mélangés à l’eau du broc de la veille — celle dans laquelle il y a de la bave et de la mie —. Mais pas cette fois. La cuillère d’épinards est une bouchée d’algues de lac écossais. Encore ! Non. Une cuillère de chaque et on lisse. Du riz soyeux, les grains rigolent sur la langue comme de petits enfants en luge. Encore ! Rien qu’un peu et on lisse. Une salade de pommes de terre. Heureusement trop froide : les larmes montent aux yeux en traçant le déglaçage au vin blanc, le nez s’enchifrène au marché de Noël… Elle avait raconté cette histoire : l’étoilé qui se fait chef de cantine pour pouvoir toujours manger avec ses gosses et les repas merveilleux au milieu de la désespérance des gamines. Quinze après, l’étoile n’a pas bougé. Ça sent le vinaigre blanc et le cumin ici, hors des heures de service. Le cul sur le carrelage moulé, dans l’obscurité totale, la salade de litchis… garde le plus longtemps possible sur la langue ces petits glands à la texture divine, ces minuscules pénis du souvenir d’une vie autre, érotique en diable.

proposition n° 11

À quoi bon les mettre en vitrines ces cernes, ces joues marbrées des draps rêches, ces maladifs colleurs de l’aube, ces après-rasage sur pattes, ces 4 épingles déplacées, ces familles égarées dans les confins de l’ancienne colonie d’Outre-Manche ?

La punition n’était pas comble de ce reste de poussière du sol ramassée en sachet de thé, du café cuit et recuit et dix de der dans son thermos qui bave, du pain en carton blanc, du jus multifruis qui n’en contient aucun, de la confiture aromatisée au sucre ?

Fallait-il, vraiment, la télématin et ses 3 piliers de la Sagesse : Amour, Gloire et Beauté , accrochée en surplomb pour nous épier de Damoclès, pour nous mettre bien profond en abîmes, avec en sus l’aquarium vide mais éclairé — les poissons y pioncent ponctuellement ou pour l’éternité — qui bulle sur le cache radiateur marron, alors qu’on traîne péniblement cette vie qui mâchouille, hors du lit ?

Mais, dehors, personne n’a le coeur à mater. Tous et toutes vont quelque part et passent sans piper le show. N’était un ou deux enfants cruels qui collent leurs mains contre la vitre, il n’est pas certain que nous serions là.

De l’autre côté de la rue, il y a un point de rencontre — ! — . S’entend : une borne moche avec un pictogramme sans ambiguïté : the place to be ( together ). Pas exactement le mauvais lieux où se font les rencontres crapuleuses. Ni le poétique Kiss and Ride de la gare de Liège. Pour l’heure, l’indifférence à la bite d’amarrage est complète, mais si on reprend une tasse de Lipton Yellow — jus de moquette — et qu’on attend qu’il soit tiède pour le boire, alors des tas de parapluies s’y regrouperont autour d’un parapluie orange, panache des visites guidées locales.

proposition n° 12

Les jeunes rêvent accessible. Trois cartons de Jours de France sur le trottoir du jour des poubelles. Des choses qui s’achètent tout de suite, sans magasin, sans essayage en cabine, sans vendeur, sans monnaie. Pas de Haute-Couture qu’ils ne pourront jamais s’offrir. Pas de rêve de rêve. Tout ce qui est hors de portée de la main, ça n’a plus d’intérêt et ils gobent que le monde est à un clic et qu’il ne coûte qu’un euro par mois. À ce prix, ils croient à de la drogue douce, et ils sont contents de ne pas pouvoir s’arrêter, de ne pas décoller de là. Mais il ne faut pas lui faire, même avec ses vieux yeux, elle sait encore discerner le bois de chauffage de l’amourette. Combien de fois, du temps de l’ancienne bibliothèque a-t-elle récupéré des gamins défoncés dans les petits cabinets exigus, avec des veines fleuves charriant de la merde pire que la Seugne pendant la grande crue de 43 ? Une fois elle avait même dû démolir la porte avec les outils du jardinier, tellement ça geignait la mort, là-dedans... Elle a choisi son camp depuis longtemps, retranchée dans les rayons de livres, même si en se promenant dans les étages en mezzanine de la nouvelle médiathèque, elle est prise d’un vertige. Comment lire dans toute cette lumière ? On dirait une salle de shoot. Comment lire sans un minimum d’intimité pendant l’acte ? Et en même temps, comment a-t-on pu renoncer à la filiation des fiches de prêt avec les noms des prédécesseurs, la date d’emprunt et de retour… ? À elles seules, elles constituaient une République des Lettres. Avec quelle émotion on pouvait tracer, sur plus de 30 années parfois, la chaîne solide des lecteurs et des lectrices d’un même volume ! Des amoureux qui se suivaient de près, des parents et leurs enfants devenus grands assez pour emprunter au rayon des adultes, de parfaits inconnus, unis en fraternité sur le petit bristol tamponné comme un passeport de globe-trotter. Dans la nouvelle médiathèque tout est neuf. Même les livres. Ceux de l’ancienne bibliothèque sont partis chez les bouquinistes ou au CDI du Collège Léopold Dussaigne. Par un concours de circonstances tout administratif, elle avait durant quelques mois occupé simultanément les deux postes : au CDI dès le matin, elle profitait de la pause déjeuner pour venir ouvrir la bibliothèque du parc, qu’elle laissait en accès libre jusqu’à la fin des cours, pour finalement y assurer la permanence du soir. Vous n’avez pas peur de laisser tout ouvert, comme ça ? Vous ne pensez pas qu’il pourrait arriver quelque chose ? Avec la faune qui va et vient dans le parc — Elle imaginait un renards et un cerf attablés dans la salle d’étude et le sanglier fouinant les rayonnages de la lettre G.— Sans compter la proximité de la M.J.C… — l’autre maison de maître du parc, convertie à la jeunesse après la guerre, où ça bricolaient du hip hop et du théâtre pauvre — Et puis, je ne devrais pas vous le dire, la promiscuité du foyer des immigrés… — Avant de devenir l’annexe de la Kommandatur , les deux maisons du parc avaient abrités des fuyards en transit. La galerie souterraine qui les reliaient encore, elle était la dernière vivante à le connaître. Enfin, c’était l’histoire que ce racontait les gosses quand le cours de Hip Hop était annulé et qu’ils traînaient d’un banc à l’autre sous les grands cèdres — On pourrait voler, vous savez comment sont les gens ? Elle répondait avec un sourire immuable et dangereux : “ Ce serait merveilleux, un monde où on volerait des livres… ”. Une fois, on lui avait volé un livre. Elle s’en souvenait très bien. Elle l’avait laissé sur le comptoir en retournant à Léopold Dussaigne. L’Usage de la Parole de Nathalie Sarraute. Elle avait pensé à un admirateur inconnu, ou à un mutique. Un souvenir cher à son coeur. Prière d’observer le silence. Pris dans l’obscurité bienveillante de la salle de lecture d’avant. Les persiennes closes en été pour garder le frais, les carreaux fréquemment lavés en hiver pour laisser passer le plus de jour possible. Il y a avait tout à faire, là-bas. Dans la nouvelle médiathèque, on ne s’occupe pas de ça. Il y a une telle fréquentation que le silence n’est plus de mise. Le silence n’est pas cool. On s’aperçoit tout de suite qu’elle est tombée dans les pommes. Les pompiers ne vont pas tarder : les accès sécurité à la nouvelle médiathèque ont été très bien pensés.

proposition n° 13

Au début c’est très long. La règle c’est de ne rien attendre. L’application de la règle, c’est dans tes rêves. Le moindre de mal c’est de se focaliser sur un objet sans importance, enfin un lieu, un coin, un endroit : on ne cherche pas à faire de la télékinésie. Un lieu comme ça, pas chargé. ni louche, ni suspect, ni marrant, ni inquiétant et pas inhabituel. Focaliser, ce n’est pas le bon terme. Ça peut rendre… tourmenté, obsessionnel, et ce qu’il y a à voir, ce qui devrait te crever les yeux, tu passes à côté. Oublie le campement Rom qui s’est fait toléré au bout de l’impasse avant le bois. Pas touche aux manouches : trop pittoresques, trop occupés d’eux-même pour nuire. Prends le parking. Tu te bornes au parking, voire à une place en particulier. Mais tu en changes quand même tous les deux ou trois jours, sinon merci la fixette. Le hamster, tu dois le nourrir mais en aucun cas lui offrir une roue à tourner à fond de train 24/7. Sinon, c’est perdu d’avance. Ce parking c’est comme si tu observais les girafes Rotschild dans une réserve près du lac Baringo. Tu fais quotidiennement tes petits relevés fastidieux qui ne serviront qu’une fois compilés avec au moins cinq années de petits relevés tout semblables. Si tu tires trop vite des conclusions — c’est un matriarcat : un mâle pour six femelles ça va le faire. Louez les camions, on repeuple l’Afrique — tu perds — deux canent pendant le transport et les cinq restantes s’égayent dans la nature et safarira bien qui rira le dernier —. Y’a pas de romance parce que Kangoo bleue et vieille Seat pelée arrivent pratiquement ensemble et se garent toujours dans le coin sud-ouest. Comme dans la vie, s’il ya romance, on attends trop semaines pour savoir si ça vaut le coup d’une nuit d’en parler à son voisin. Laisse le temps à la Terre de tourner autour du soleil et tu verras, parfois, c’est pas la romance, c’est simplement le désir d’ombre qui rapproche. Pareil pour le chien qui poireaute des heures à l’arrière de la Clio métallisée : tu le balaies du regard, tu ne penses même pas à BB. Il doit s’appeler Stockholm ce corniaud pourboire une telle fête au barbu qui lui laisse la vitre un peu ouverte à chacun de ses retours. Si ça t’assaille, les histoires, laisse-les passer comme les nuages. Mais le parking, c’est un meilleur terrain de jeu que le ciel, sinon tu finiras par te foutre de tout.

Au début c’est très long, mais à un moment, le temps disparaît. Comme quand tu jouais avec tes 3 petites Matchbox avant de savoir trop bien parler. Sinon tu peux faire des calculs. Poids des véhicules, distance des revêtements… mais évite “ vitesse maximale de combustion ” et évaluation des dommages collatéraux en cas d’explosions simultanées. Il ne s’agit pas de virer sentimental comme Lutz Bassmann.

Il y aura une Volkswagen Karmann Ghia jaune et même les flics une paire de fois. In gradients indispensables, comme le curé ou la femme enceinte des films catastrophes. Balaie-les du regard. Reste sur le parking, depuis ton petit nichoir. Limite au maximum les déplacements dans l’appartement et l’usage des robinets et des toilettes. Observer le parking te détend parce que ce n’est pas là que ça se passera, si ça se passe.

Deux fois par 24h, visionne en accéléré l’enregistrement des deux caméras de sécurité qui donnent sur le point-rencontre à 3 km de là. Et puis tu vois.

proposition n° 14

Il y a un angle mort. Elle s’avançait dans les allées, le sol sous ses pas élastiques mou comme une éponge, le regard ébloui par les baies vitrées. Pas facile de lui donner un âge — la lumière sur son front — mais les mains disent 65. Au moment où elle est entrée dans l’angle mort, un petit môme à gros yeux fixait la webcam de son poste avec une insistance si pénible qu’elle aurait déconcentré n’importe qui. Une seconde plus tard, la bibliothécaire était étendue de tout son long à la lettre F. La bibliothécaire ! C’est la bibliothécaire qui a fait un malaise ! La directrice de la médiathèque s’est encore mordue l’intérieur de la lèvre supérieure, parce que simultanément inquiétude — pas déjà ! — coup de vieux — ça fait quoi ? 17 ans qu’elle avait fait son stage de documentaliste sous sa houlette, à cheval entre l’ancienne bibliothèque et le CDI du Collège Léopold Dussaigne — amertume — on ne l’appellera jamais la bibliothécaire parce qu’elle dirige la nouvelle médiathèque. Médiathécaire ?…moustiquaire à brouiller les ondes télévisuelles ? —. “ Vous voulez que j’appelle les pompiers ? ” lui demande le jeune type barbu qui l’a prévenue du malaise. “ Parce que je n’ai pas de téléphone portable…” Il est couvert de poils de chiens “… mais je sais faire le 15 sur un fixe ”. Il sourit gentiment, pas le genre à laisser son chien crever de soif dans une bagnole en plein soleil… Le gosse n’a pas bougé d’un cil après l’angle mort de la vieille. Pendant que les pompiers insistent pour l’emmener se faire examiner au CHU, qui est si moderne …un hôpital qui n’a même pas de nom… lentement, les gros yeux de poisson-chat glisse de la webcam à la caméra de sécurité. Trois fois de suite. Un sourire plein de dents et de trous à l’écran, et ce petit sournois file se cacher. Dans l’angle mort. Derrière son ordinateur, à 700m de là, qui a l’air d’un gros malin ? On a dit : le point de rencontre et le parking. Tout le reste, c’est du risque. Mourir d’ennui aussi, c’est dangereux. Avant de couper la connexion, comment manquer le barbu du chien portant un verre d’eau sussucrée à la directrice, visiblement choquée ? Pour qui n’a qu’un marteau, tout est clou.

proposition n° 15

Une empreinte petite, à l’intérieur, deux autres, plus grandes… cette nuit j’ai rêvé… non, je mens, l’image je la laisse venir dans un demi-sommeil d’enfant j’aimais les puzzles, un seul me reste — le château, fort, mais moins que le cygne énorme devant — et l’infini des puzzles une fois que c’est fait, que c’est su, ( l’ordre des pièces, les couleurs voisines, les indices infimes qui te sautent aux yeux ), on peut dessiner une autre image, par-dessus ( je le regarde avec mes sourcils en W froncés pendant qu’il m’explique ), on peut aussi dessiner derrière, ( ma bouche fait un O, je ne peux pas l’empêcher de faire un O ), on peut retailler les pièces pour en faire un autre puzzle, plus petit, mais réversible, comme les cartes de pirates ( parce que c’est re-vert-cible les cartes de pirates ? Oui, tous les pirates savent ça et que la fin et le début se tiennent par la main ), mais pour commencer, avant même de dessiner, redessiner et retailler, tu peux cacher des trésors à l’intérieur même de l’image ( ça me fait rire : tu me racontes n’importe quoi, comme souvent les adultes font, font, font, pour apprendre les vérités aux enfants qui n’en veulent qu’une, pour dire : regarde la parole, comme elle se dessine et se redessine et se retaille et les images que je cache dans les mots versatiles ), entre les créneaux, sur le pont-levis, dans la tour, contre la grille : autant de cachettes pour autant de trésors et quand ça s’encombre, souviens-toi : au bout de chaque plume du cygne, il y a mille cygnes qui rêvent… un demi-sommeil d’enfant j’aimais les puzzles mais, enfant — 4 ans, 4 ans et demi, quel âge avait Sacha mon frère-chat quand il était là, celui-là… 13…ou 15… pourquoi tout le monde ment tout le temps dans les familles sur le temps ? — enfant, je le connaissais déjà, alors comment je sais qui a pondu l’oeuf de la poule, qui du puzzle ou du pirate est arrivé en premier … le château et le cygne c’est peut-être bien lui qui les avaient offerts, — à Sacha qui n’en veut pas ou bien à moi… seuls demeurent, nets dans le flou, les lapins du papier déchiré — le château, je ne peux pas savoir, — le beau château d’eau à Toto — mais dans le reflet , je te tiens, je te retiens : chaque mot que tu as eu pour moi est une vaguelette, une ombre sur les pierres de la tour, ton regard perçant dans l’oeil noir du cygne, tes expériences thérapeutiques plus loufoques encore que la loufoquerie ordinaire de ma grand-mère - poil à gratter des autres adultes —, une par plume du cygne… et cette nuit, j’ai rêvé d’une empreinte ancienne avec, à l’intérieur, deux plus récentes, dont une toute fraîche et je me demande : laquelle n’est pas la mienne ?

proposition n° 16

Par exemple, le gros village de Pens, ses 1637 âmes, son patrimoine médiéval de la fin du XVIIe, ses trois correspondants du Renseignement : ils ne se connaissent pas comme tels et je ne les connais pas non plus, je sais simplement qu’ils ( ou elles, d’ailleurs ) sont là comme partout dans le beau pays de France et lui le savait également. Espions serait un bien grand mot, délateurs rémunérés, un gros comme il faut. Cela suffira pour faire d’étranges calculs, mis en puissance d’éléments aléatoires, qui déterminent l’abscisse et l’ordonnée d’un point sur la carte.

Il peut disparaître en province comme nulle part ailleurs. Une science du moindre. Il se fond dans la France très profonde — qui s’oppose à l’autre, par contrecoup, la super-superficielle, donc —. Pas inné de l’enfance à la campagne, mais bien acquis laborieusement durant la précoce adolescence qui semblait ne devoir jamais finir, inoubliable d’ennui très pur dans la petite ville de ***, 12 000 hab. Là-bas, il ne remet jamais les pieds ( je m’aperçois que je ne pourrais pas utiliser le futur avec certitude... ), ce serait inutilement dangereux quand le territoire fourmille d’autres miroirs ternes de ce trou initial. Ici, son expertise en traintrain est à son meilleur et lui déroule le tapis sympathique qui absorbe le son des pas : pas de mauvaises rencontres, pas d’anomalie qui ne se voit gros comme une maison, pas de nostalgie déplacée. Sitôt foulé, sitôt disparu. Finalement, il marche sur le chemin qu’aurait du prendre le petit chaperon rouge… le chemin du loup.

Dans ces villes, — il faudra trouver une autre nom pour désigner ces architectures sans intérêt qui s’additionnent génération après générations au point de laideur qu’on finit par appeler “ maisons de maître du Parc ”, les deux grosses bourgeoises crasseuses du XIXè , dont l’une abritait la MJC et l’autre l’ancienne bibliothèque — si j’ai bien compris — dans un espace vert asphyxié par deux rues bruyantes et rogné régulièrement par les grandes dents des promoteurs d’immeuble avec vue sur —, dans ces “ villes ” tout tient dans la rubrique des faits divers, de la naissance au décès, en passant par la vente judiciaire d’un Robineau fantoche et la fête d’ouverture de la nouvelle médiathèque.

Pêche dans les Grands Lacs, marche au Ladak, voire retraite dans un monastère bulgare… rien n’est trop beau pour endormir mes proches et mes collègues, alors que je passe dix jours sous les étoiles pâlottes d’un des hôtels franchisés d’une de ses petites villes dont il a le secret , et moi, l’abrutissement . Si j’en prononçais le nom à Paris, je récolterais à coup sûr des yeux en soucoupes assortis du Mais c’est OÙ ??? éclatant entre hallucination surjouée et commisération volatile — dans un second temps, personne ne serait à l’abri d’un reflux acide de souvenirs : une cousine de mon père à / en colonies de vacances, j’ai campé au / une panne de voiture sur la route de / … — . Mais je ne prononce pas les noms. Ou seulement ceux qui m’appartiennent en propre. Je ne prononce aucun de ses noms.

Dans la gare pareille, j’arrive avec 3 ans de retard — c’est une moyenne, ne noircissons pas le tableau, il y a de bons jours, des coups de chance, des raccourcis, c’est arrivé... — et mes “ vacances ” sont réglées d’avance. Je ne peux rien omettre, j’ai donc droit à tout : visites systématiques de la collection permanente des musées locaux, longues battues des ZAC, ZA, ZI, ZEP, et autres zones, campings, campements… tournées des rades les plus excentrés disposant encore de téléphone à pièce et de présentoirs à oeufs durs, virée nocturne du parc - sic - qui fait office de mauvais lieu pour quelques Polichinelles à secret locaux… 10 jours aux aguets dans le convenu le plus attristant, des scores du FN à l’aménagement urbain. En deçà, ce n’est même pas la peine. Il faut du temps pour suivre cette piste, pour devenir nul, ras et risible… devenir ou deviner plutôt, à quelle profondeur il est descendu. Il est venu s’enterrer ici, je creuse et il n’y a pas de fond. À la longue, je peux tomber sur une pépite. Ou sur un os.

proposition n° 17

ll fallait un vêtement de travail pour aller là-bas. Pour supporter, comme un supporter. C’était anormalement dur — à l’époque toute difficulté paraissait anormale , le pas de côté n’avait pas encore été découvert qui permet de ne pas tout prendre de face, en plein vent —, c’était incompréhensible et mystérieux. Il y avait quelque chose qui dormait dans les profondeurs de ce contrat sans grand risque professionnel, sans objectif mirobolant : en province, un lycée, des voix de jeunes femmes à écouter, à enregistrer. Mais après la première fois, toutes sortes de prétextes s’étaient présentés pour faire obstacle à la deuxième session de travail. Avance des billets de trains, complication d’agenda, possible grève des transports, tout était bon pour remettre. Il était encore temps d’annuler, les voix étaient encore à l’intérieur des jeunes femmes et il y avait fort à parier qu’au terme des cinq visites prévues, elles n’en seraient toujours pas sorties. Pour l’argent. Y aller pour l’argent. Ça ne tenait pas ensemble : l’Éducation Nationale payait une misère après des délais scandaleux. Se le dire tout de même : pour l’argent. Et avec cet argent fabuleux de Perrette, acheter un vêtement de travail qui protègerait de l’humidité — tout ce qui restait de la première visite c’était l’humidité, les marais de la chambre d’hôtel, des salles de classes, du murmure des jeunes filles suintant de larmes.

La deuxième fois et les suivantes, la ville disparut au profit du petit camp retranché du nouveau lycée. L’hôtel moisi fut troqué contre un logement de fonction au deuxième étage d’un bâtiment attenant à la cantine — vide et captivant —. Le vêtement de travail remplissait son office : l’extérieur du corps était au sec. Pour les reste, les heures d’échanges avec les jeunes filles — jeunes filles, jeunes femmes… comment les appelle-t-on quand elles en ont 18 ans celles qui à 12 en avait déjà trop vu, ? Quand certaines sont mères depuis 2 ou 3 ans déjà où rêvent de le devenir tout en parlant avec la voix suraiguës des petites filles ou rauque et cassée des maisons de cris rudes nuits dehors ? —, les heures avec elles puisaient profond, épuisaient. Les enregistrements les fascinaient, les suspendaient au-dessus d’elles-mêmes entre émerveillement et terreur. L’une d’entre elles avait parlé — les larmes aux yeux, les larmes dans la gorge — de sa passion pour les chevaux en se cramponnant à un calendrier des PTT vieux de plusieurs années, où une jument beige semblait découpée sur une prairie et un ciel électriques. Elles étaient si nues dans leur voix, dans leur récits, qu’on voyait qu’aucune caresse n’étaient passées sur ces corps. Seulement des coups pris pour. Dès la fin des cours, il n’y avait plus qu’une chose à faire : s’étendre dans le l’appartement vide. Une heure, deux, jusqu’à ce que la force enfin revienne d’aller jusqu’à la forêt.

Sur le chemin de la gare — les mini-cassettes dans un petit carton sur les genoux — surgit de nulle part le sanglier. La conductrice dit qu’elle le redoutait, que déjà ils avaient eu un accident, l’avant de la voiture écrasé, poilu et ensanglanté. La voiture morte, mais la bête increvable. Ce serait une fameuse coïncidence … on en avait vu de plus étranges. Il avait commis de nombreux méfaits dans la région. Elle s’étonnait que les filles n’en ait pas parlé dans leurs textes… Mais, les textes traitaient de ce qu’elles aimaient, de leurs moments préférés ou plus fréquemment de leurs rêves — que demanderiez-vous si un génie… ? —. La conductrice marmonna : Oui, oui, bien sûr, je ne sais pas pourquoi je raconte ça. Les mini-cassettes arrivèrent sans dommage à la capitale.

proposition n° 18

l’image je la laisse venir dans un demi-sommeil d’enfant j’aimais les puzzles mais pas trop les bords des puzzles et encore moins les coins des bords des puzzles qui les enfermaient à double tour dans l’image pour seule fenêtre, coincé à la maison, collé au carreaux, tout le jour comme un petit malade tandis que quelque part en bas ça se passait sûrement, quelque chose, dans la rue, dans la ville, dans le globe terrestre qui fait de la lumière jusqu’à ce qu’on ait bouffé toutes les piles des piles de sel de la terre et ça c’est toujours et encore la terreur suprême qui rend poulet, qui chocotte et plus bouger caché dans le placard tout feux éteints, guettant le Grand D’ombre, dans le demi-sommeil, le Chevalier sans peur se rapproche, lui, l’unique à l’avoir retrouvée la boule de Sacha à chaque fois et parfois, aussi celle de grand-mère Alice, qui roulent loin très loin des bords, dans des bordées de pensées — en velours violet et jaune, avec des petits coeur de trou du cul tout noirs — qui se sont tirées sans retour, sans histoire du soir et sans bisou bye-bye petit gnou, c’est au revoir le sommeil, la somme des moutons qui sont des lapins en papier sur le mur s’en garde la moitié reste le demi-sommeil, et plein de demi-sommeils ça fait des demi-sommeils, mais jamais un vrai gros sommeil qui est toujours absent comme le “s” à demi, faut pas y compter, sans bisou bye-bye petit gnou, un seul programme : un demi-sommeil d’enfant j’aimais les puzzles mais je n’aimais pas coins, ça c’est clair à présent, mais encore moins les points qui bouclaient la parole comme un quartier d’impasses, cric-crac l’affaire est dans l’ cul-d’sac où des sacs à culs se presse au pas de courses sans sac oublié à la maison — quand on a pas de tête dans son cul on a des jambes — les points invisibles criaient sans arrêt : Stop ! Stop ! Stop ! Majuscule si fort que la phrase ça l’assommait d’un coup du lapin et puis on lui retire son pyjama : Stop ! Stop ! Stop ! à tout bout de chant et c’était la panique que ça s’arrête et avec mon élan de tomber au bout de la terre aplatie par les vielles lunes de charabia qu’il fallait avaler comme des couleuvres au goût caramel, pour m’endormir pour de bon, pour m’empêcher de me sauver si le Grand D’ombre ne venait pas, aussi pour moi, s’il ratait son coup avec Sacha et Alice, s’ils me tombaient dessus en culbutant sur les bordures de briques et de faillance de leurs pensées et m’écrasait sous leurs pois de pyjama avant que j’aie pu filer à l’anglaise par des routes toujours ouvertes en surfant, comme papa les bons jours, sur l’onde verte, à travers une ville-puzzle sans bords, ni coins, ni points

proposition n° 19

Dans le train du retour — dans un des trains des retours — après un séjour particulièrement décevant où il avait rigoureusement sillonné une de ces petites villes qui s’émiettaient sur le chemin de son… Mentor ? Idole ? Violon d’Ingres ? Éléphant blanc ? Fantôme ? Obsession ? … sans y trouver le moindre signe, la moindre trace — sans même parler d’un manuscrit, d’une note, ou d’un croquis, ni de cette impression si poignante d’un parfum qui le prenait quand il était sur la bonne piste, sur sa piste fraîche ou sèche, là, dans le train, dans le train du retour vers l’alibi que représentait cette vie qui occupait quasiment tous ses jours, le laissant pour compte finalement plus mort que vif tous ces jours de son emploi de médecin, qui n’était en aucun cas son vrai travail, celui auquel il vouait son existence véritable, celle qui se déroulait loin de ces personnes, collègues, ami.e.s plus ou moins proches auxquel.le.s il mentait et mentait à des degrés divers, mais sans discontinuer, et pour lesquelles il lisait justement dans ce train de retour un Petit Précis de Pêche dans les grands Lacs canadiens, à seule fin de donner le change le soir même au téléphone — maman, Paul, Agnès — et dès le lendemain à la machine à café — Sandrine, Ahmed, Suzon, Tiago, le Docteur Costa, et peut-être le Professeur Ledoux… —, alors que sans cesse sa pensée s’élevait au-dessus des lacs immenses pour retourner obstinément vers les rues de cette province qui ressemblaient à toutes celles qu’il avaient arpentées méthodiquement avec plus ou moins de bonheur dans sa quête depuis… plusieurs années déjà, qui quadrillaient et ramifiaient son cerveau, ses rêves, ajoutant de manière exponentielle des loci à sa mémoire et des images dans ces loci, puzzles démultipliés de son enfance, carte de son état majeur en 3D, voire 4 quand inopinément le parfum...le parfum apparaissait, dévoilant une présence insidieuse de plusieurs jours déjà, avérant sans mot dire la croyance de plusieurs années : qu’il était sur la voie, ni bonne ni mauvaise, car il n’y en avait qu’une, qu’il suivait depuis sa quatrième année au coeur de laquelle le Grand D’ombre avait solidement arrimée cette dimension autre, portail de tous les voyages, de toutes les cités où, à force de patience et de sagacité, il trouverait toujours, froissée sur le dessus de la corbeille à papiers, à la vue et au su de tou.te.s et ne parlant pourtant qu’à lui, Le lieu traversant, pour la permanence de sa clarté et ses issues multiples, que celui qu’il appelait autrefois Grand D’ombre et qui avait à présent autant de noms que d’années, avait choisi pour son séjour secret, et c’est comme cela, au-dessus de ce lac, dans ce train qui revenait encore où il ne voulait pas vivre, qu’il sut, avec certitude cette fois, qu’il ne s’était pas trompé, qu’il ne revenait pas bredouille comme il l’avait cru chaque jour auprès de cette Banale au Bois dormant qu’il avait pourtant examinée avec le soin qu’il mettait dans son diagnostique au service des Maladies Rares et Exotiques, ne s’emballant sur aucun symptôme, ne négligeant aucun détail, et ce en dépit du côté si français, si prévisible qu’elle montrait, si bien qu’il aurait pu dès le lendemain de son arrivée la parcourir les yeux fermés et sans tendre les mains en avant, la reconnaissant par avance, comme sa langue maternelle dans un pays étranger, comme sa langue maternelle érigée en dur entre Balzac, Maupassant et les blagues de potaches d’un côté et les éléments de langage immédiatement éculés des municipalités, des tutelles et des publicités de l’autre , et pourtant dans ce train et à cette heure, il était sûr — comme deux ans plus tard, au grincement de la porte d’un des appartements d’accueil de la Maison Rouge à l’autre bout de l’Europe, suivi presqu’immédiatement du tintement rouillé du tram dans la rue, entrevoyant le vide presqu’intégral de la bibliothèque blanche qui couvrait les murs blancs, il serait sûr —, il le savait dur comme fer, parce qu’il n’y avait rien à voir, trop bien rien, il savait qu’il avait été là comme lui se tiendrait à son tour devant la bibliothèque vide, mais le plus important, c’était qu’il se savait suivi pour être si habile, si précautionneux, si renouvelé, suivi, suivi par lui aussi mais par lui surtout, de près en dépit du temps qui s’écoulait entre le départ furtif et son arrivée , et qu’il n’essayait pas de lui échapper totalement : le jeu des pistes couvrait le monde.

proposition n° 20

La nuit les murs cessent de trembler sous les coups de butoirs des baskets de super-héros, des casse-têtes des devoirs assis, des brouille-coeurs des nouvelles coupes de cheveux, des brise-glace des premiers mots, des capitaines Fracasse des idées reçues. La nuit ça ne bouillonne plus de culture, ça se tait enfin, infiniment et par scissiparité le silence se fait sur des kilomètres à la ronde, à l’intérieur et à l’extérieur des bâtiments et des êtres humains et dans les animaux même, ça baisse encore d’un ton. En quelque saison qu’elles adviennent, les vacances scolaires sont faites d’une nuit polaire. Une lointaine mobylette trafique son pot à quelques rues de là ? Une modulation infime mais obstinée de l’hygrométrie du labo fait craquer régulièrement le bois de l’armoire aux fioles — maintenue en service par les enseignements de physique-chimie avec une semblable obstination tacite en dépit de sa vétusté — ? Une sédimentation du jurassique supérieur assiège un joint négligé et nostalgique ? On ne peut reconnaître dans ces manifestations épsylonesques qu’une forme de réfraction de la lumière solaire au solstice d’hiver, un point de clarté qui laisse la longue nuit arctique des congés scolaires imperturbable.

Sur un plan de travail inoxydable de méticuleuse propreté, un gâteau. Île posée sur un miroir d’acier, condamnée comme l’Atlantide à n’être vue de personne. Ombre sépulcrale vaguement baignée par le souvenir de l’éclairage d’évacuation, loyal bateau-phare des cuisines de la cantine. Peut-être un baba. Vert-de-gris. Il s’envole en poussière. Dehors les guêpes sont grises également, rien qu’à l’odeur de l’alcool fermenté. Mais pas touche, leur taille sont encore trop pour le tout petit jour qui soulève légèrement la porte. Seule la poussière passe, se glisse et vole pour mêler son antique rhum au délire des chèvrefeuilles des pavillons endormis.

Avec la maudite maladresse d’Howard Carter, un jour ou l’autre, quelqu’un ouvrira la porte à deux battants et ne trouvera qu’un petit tas de poussière et l’odeur du tombeau d’un pharaon. Dans un siècle, quand la nuit polaire n’aura plus cours.

proposition n° 21

Au moins on a la lunette du pirate, longue vue sur une mer de métal démontée, remontée en mur, une mer vent debout comme si on avait traîné des pieds au milieu de la mer rouge au lieu de suivre Moïse et tous les autres zébreux, — On a failli le manquer à cause de toi — , au lieu de se magner, on est arrêté un instant pour contempler le divin aquarium — Qu’est-ce que tu fais encore ? — mais la mer ne serait pas rouge mais rose-doré, l’ombre des grands poissons la traversent sans qu’on voit bien, sans qu’on sois sûr de rien : c’est furtif comme la fourberie du requin, la vigilance redouble — Tiens-toi tranquille cinq minutes, tu me fatigues —coup de sifflet : illico les mondes se bousculent pour jouer leur partie dans le petit bout de la lorgnette, des mondes huileux, métallisés qui glissent sans cesse vers le haut, comme des rayures en bulle, des mondes clignotant électriques sombres et d’un coup aveuglant, sans crier Gare ! on plisse les yeux, enfin l’œil, l’autre est fermé depuis un bout — Tu ne veux pas dormir un peu, sois gentil… — NOIR.

On s’est déconcentré, sûrement ce filtre à l’orange qu’on nous a fait boire, mais le pirate est de retour, le pirate était seulement ensorcelé, il n’avait pas quitté sa vigie, il ne dort que d’un œil, même s’il est borgne, le cercle dessine un miroir d’or qui révèle et dilate les cartes aux trésors, de vastes distendues de vert où la lumière peine à traverser les successions de baobabs tout armurés de feuilles, parfois lacérées d’une pointe brique, nous ne sommes pas les seuls à cette chasse — Fais moins de bruit, tu déranges tout le monde — ce ne serait pas du jeu sinon, des arbres-serpents ondulent sans fin, cherchant toujours à remonter à la surface, nous avons dû entrer corps et âmes dans la mer verticale pendant que le pirate clignait de l’œil de longue vue et nous sommes sous-marins, voilà ce que racontent les danses câlines du vert vague des algues et des lumières douces du miroir magique, ce n’est plus une longue vue, c’est le périscope de 20 000 lieues sous les mers — Arrête de jouer avec ce truc, c’est agaçant à la fin ! Tu ne veux pas ton puzzle ? —INTERLUDE.

Le tunnel, creusé à la petite cuillère dans le granit beige par les évadés, le tunnel s’agrandit par à coups, la pression faiblit dans le petit poing… qui résiste mais le tunnel est barré par une grande colonne de cuivre chaude, dont le chapiteau frôlerait le ciel si on pouvait le voir, mais au bout du tunnel les reflets changeant du métal, comme l’eau d’une mare dorée, tranchée de part et d’autre par deux demi-lunes grises, opaques, identiques, immuables, gris souris dense : c’est l’œil d’un énorme chat au bout du tunnel qui me guette — Mais où as-tu pris ce carnet ? Tu l’as tout déformé ! Ne me dis pas que tu l’as pris à la dame de devant !!! Tu me feras mourir de honte …— INTERRUPTION MOMENTANÉE DES PROGRAMMES.

proposition n° 22

Sur un fond blanc de gaufrette, des courbes et des volutes bleues aux dentelures vénéneuses. Dans la fièvre, les longues heures alitées font voir des yeux étranges , et des profils narquois et des empourprements bleus toujours, bleus comme les ombres de la neige qui attend patiemment dehors que la maladie s’écoule par le nez. Goutte à goutte dans la faïence du lavabo et du bidet aux robinets semblables métalliques, difficiles pour les petites mains pareillement gauches, mais capables déjà de tenir un stylo. Bille ? Plume ? Feutre ? Rien, aucun. Le cahier disparaît de la table qui n’existait pas, à peine un large et bas rebord de fenêtre qui s’enjambe comme de rien vers la terrasse où le linge de l’hôtel obstruerait la vue, n’était le vent qui soulève les draps un instant et la jupe de Maryline sur le petit classeur aux anneaux durs et pinçant les doigts maladroits. L’obturateur de la mémoire borde de noir le hublot du scaphandrier descendu aux profondeurs pour chercher vainement la première ligne, de la première page du premier texte et trouver, trouver, sans cesse tout autre chose. Il n’y a qu’une seule ligne c’est celle qui s’écrit là — la voyez-vous ? —, c’est le narguilé qui puise à la surface de cet instant l’air qui lui parvient tout en bas et pour voir quoi ? La cuisine à l’étage du dessous cuisinait à plein régime et à la “ 3 ” plus furieusement encore sans cahier, sans plume, ni bille, ni feutre, dans la petite tête aux mains gauches ça raconte des histoires, des histoires, des histoires.

proposition n° 23

Quand les yeux font mal, la forêt. La forêt les baigne, enfin la forêt, un bois, un bosquet, quelques opportunistes poussés là au bord de la rivière qui se Seugne aux quatre verts. Mais elle avait dit, précise, par la fenêtre, inattendue : une forêt, la dame de la forêt, forêt soit-elle : ce bouquet d’arbres, tu le mets au carré du printemps et tu le multiplies jusqu’à ce qu’il s’ogre et se goinfre tout ce qui blesse la vue, tout ce qui fait tâche de la fenêtre à la rivière — carapaces calcaires plastiques des hangars, carré témoin bordeaux d’une voiture qui ne devrait pas être garée là, couvercles jaunes des poubelles — toutes ces traces de la mains de l’homme qui brouillent le paysage comme ces traces de doigts sur la vitre du salon où chaque empreinte cartographie un monde, sur l’existant... le monde des forêts en incessante circonvolution autour d’un infime îlot qu’elles ignorent alors même qu’il les tient, les règle, les ordonne… le monde des ciels tourmentés inlassablement par les spires et finalement désunis par les deltas capricieux… et quelque part, invisible, et immanquable, sous l’arc parfait du majeur oublié de la dame de la forêt, la rivière qui coule, toujours et mouille les yeux douloureux d’avoir trop fixé.

 / ce que j’aimerais vraiment, vraiment, c’est avoir un cheval [ voix de femme, question inaudible ] rien, je ne sais pas, rien, pour le voir, comme sur le calendrier, mais en vrai, avec les mains [ voix de femme, question inaudible ] et ça, oui, c’est sûr, ça me rendrait heureuse, tellement, ça fait mal de penser à ça parce qu’il me manque tellement [ voix de femme question inaudible ] non, jamais, mais c’est pareil comme si j’en aurais eu un qu’il me manque [ voix de femme, question inaudible ] c’est un plaisir, mais aussi ça rend triste. C’est les deux / Quand elle était venue le voir, elle pouvait marcher seule la nuit dans les rues, ce n’était plus un problème, ce n’était plus le problème — marcher seule la nuit sans se retourner brusquement en terrifiant d’innocents promeneurs de chiens, en dérangeant de fiévreux amoureux encastrés dans des portes cochères, marcher seule la nuit c’était le but, le jalon de la fin de la peur, la pierre blanche de la guérison, le signe de l’après—. Pourtant, elle était venu le consulter, informelle — les choses ne sont pas exactement ce qu’elles semblent être, elles ne portent pas exactement leur nom ----. Alors qu’elle avait laisser la pierre blanche loin derrière elle, d’autres histoires que la sienne, d’autres tristesses puissantes, l’avaient réouverte comme un poisson qu’on vide, d’un coup net de leur découd-vite d’apprenties-couturières, elles l’avaient déchirée comme on fait un accroc dans une robe dont on souhaitait seulement retirer l’étiquette qui démange. Tout était à recommencer, à reprendre du début, rien n’avait été guéri, réparé, soigné, seulement salement recousu avec les moyens du bord, rebâti à gros points de fils blanc emprisonnant dedans la farce et le vide. Le tout du vide et de la farce avait dû rester sur place, dans cette ville de hasard où ces jeunes filles — femmes ? — lui avaient par hasard administré le coup de grâce du tranchant de leur détresse. Il marchait dans ce vide, il marchait dans sa trace, celle de la peur surmontée, battue, par les petites rues des pavillons où les murs ont des oreilles et les siennes, toute ouïe, — pleines des voix lointaines des jeunes filles rêveuses, qui charment la vigie et endorment les aguets — ne lui étaient plus d’aucun secours. Il marchait, tout leurs voix, son invisibilité perdue : incapable d’être encore le premier à voir, le premier à entendre celui ou celle qui pourrait le voir ou l’entendre par hasard dans ces rues sans histoires pour qui est aveugle.

Les murailles crayeuses se découperaient au couteau, ne laissant apparaître que du blanc, cassé et laiteux mais solide toujours. Solide, mais friable pourtant. Meringue énorme qui n’y perdrait que quelques petits cailloux blancs de quelques tonnes. L’Histoire importe peu, n’importe plus les Huguenots, les vieilles guerres mais la matière, sa friabilité, son goût exquis de Turon frais au palais imaginaire, sa consistance de monumentale crème au caramel, le tenait éveillé des heures entières sur la chaude terrasse qui ne montrait que des dos admiratifs ou las dégoulinant de sueur, des mangeurs de glaces à coulures collantes, des photographes du temps perdu…

Un camping, un campement où réside le changement ? Camping en plein air, campement aux quatre vents. Camping avec sanitaires, au campement, la rivière. Camping pour touristes, campement pour itinérants. Camping pour l’agrément, campement, avec. Camping : voisins, campement : monde en soi. Camping, les chiens en laisse aboient, campement... laisse les chiens aux abois. Si tu veux te faire remarquer au camping, tu passes en journée, si tu veux faire causer, à l’apéro. Si tu veux passer inaperçu au campement, passe ton chemin, évite la nuit, la nuit tout le monde-en-soi te voit. Qu’est-ce que tu cherches au juste ici et là ?

Traversée au pas de charge, la ville, de la gare à l’hôtel convenu, n’a laissé qu’un souvenir. Deux maisons fausses jumelles, pâté à elles seules, dans un jardin rachitique et publique — ceci explique cela ? —. Pourtant la patine du temps dont on fait grand cas, là , ne s’appliquait pas, pas bien, l’après qui manquait sûrement, l’après des générations après générations, ennoblissant des portraits de famille même désargentées, les apprêtant à la sobre dignité. Là, rien de tout ce trois fois rien là, du terne et du morne, du publique qui ne fait pas d’éclat surtout, rien de pimpant, rien d’auguste… La pelouse mangée par les rats, on n’en parle même pas. Il ne faudrait pas qu’on y dorme, qu’on y boive, qu’on y baise, qu’on y lise, qu’on y rêve, qu’on y apprenne à marcher. N’empêche, de la traversée à grands pas, le seul souvenir, comme un gratton sur le pull, c’était celui-là. 

proposition n° 24

Puisqu’ils ne veulent pas le savoir, elle les laisse à leur ignorance. Elle leur montre les remparts et la Porte Vieille, le Château, le Musée et la toute nouvelle Médiathèque, et gentiment les invite à aller manger une glace, à retourner se tremper dans la piscine, à débarrasser le terrain. La vraie visite, la seule qui vaille, elle se la garde. Guide oui, voilà ce qu’elle est devenue, guide, et même en plaine, il y a des lieux à hauts risques, où seuls les arpenteurs confirmés peuvent la suivre. On les repère au premier coup d’oeil. Elle les engage à la suivre dans le pavillon légèrement excentré qui en 1967 s’est substitué à la bicoque de son enfance. Fini les moustiques, l’humidité et les oiseaux, mais sous l’assainissement, le marais n’a pas bougé. Elle-même en est faite, comme les petites bonnes femmes de boues qui prennent vie dans les contes africains. Elle éclaire peu, sert une liqueur dangereusement locale et la vraie visite commence. 
Ce n’est pas la peine d’aller voir, le camping raisonnablement éloigné de la rivière qui ne s’en laisse pas compter et débordait encore un an sur deux jusqu’au milieu des années 90. Elle s’assèche, depuis, comme moi, c’est son dernier tour aux touristes. Les poissons se font rares… La petite villégiature pour familles modestes venues manger leur pain mou a fait long feu. Celles qui avaient pris leurs habitudes sur deux générations ont quitté la place pour le campings des 4 castors, ouvert en grandes pompes à l’occasion du jumelage avec Saint Marie-la-Mauderne. C’est international là-bas, voyez-vous ? Ici, la vue sur zone pavillonnaire, lycée et parking, est encore assez bonne pour les saisonniers et les familles qui vivent en-dessous du niveau de la mer, la tête sous l’eau dès le 10 du mois. Il y a quelques années, pourtant, le camping s’est fait détourner en campement par 7 caravanes de Roms. D’un coup la vie est revenue dans cette triste misère, comme si le marais avait repris le dessus. Il a retrouvé son chemin vers la rivière des baignades et des lessives. Un autre point de vue. Des gens qui respectent davantage le marais que les sanitaires n’ont plus beaucoup de chance de nos jours. J’ai fait un peu la classe pour les enfants, j’ai tout mon temps, vous comprenez — je vous ressers un petit coup, vous en aurez besoin —. Les femmes embellissaient chaque jour, elles se gonflaient d’eau comme des plantes heureuses. Il y a eut en peu de temps de nombreuses naissances, y compris sur des terrains peu fertiles. Elles m’ont appris de nouvelles histoire de Vouivre, même si elle portait un autre nom dans leur bouche. Les enfants traduisaient. Trois heureuses saisons… Les nuits du dernier quartier, elles ont vite remarqué que leur pas sur le sable faisaient un bruit de baisers. Même quand elles étaient toutes assises en cercle et que les enfants étaient couchés. Même au beau milieu de la nuit d’été, elles l’entendaient, celle qui traversait les marais, boueuse jusqu’aux genoux. Chacun de ses pas reçoit les baisers appuyés du sable gorgé d’eau, son étreinte mouillée, son enlacement piège. L’empreinte est inévitable, elle est si lourde avec l’enfant sur son dos et les brodequins d’homme qui pendent sur son gros ventre. Mais le marais recouvre leurs traces d’eau, brouille les sables dès qu’ils sont passés. Ils sont marais et femme, promis depuis l’enfance. Il a caché leurs jeux, leur apprentissage. Il aurait caché ses ébats si elle n’était pas si vierge. Maintenant, il cache sa fuite. Au loin, pas si loin, des torches et de la rage. Mais le profil du gros ventre de la lune pour elle seule sourit. Elle arrive au point où l’eau l’emporte sur le marais, où ils se relaient. Ses pieds sont bleus. Le froid du temps des loups, plus de moustiques ni de sangsues. Elle s’accroupit. L’enfant glisse de son dos, nimbé de l’odeur de ses cheveux. Elle les a si bien lavés avec les herbes et la cendres, qu’il n’a pas pu sentir sa peur dans la sueur qui les collait à sa nuque. Le marais seul, coule dans sa sueur. Et la femme et l’enfant savent exactement où sont les loups avec les torches et combien de temps il leur reste. Elle s’accroupit dans la vase au milieu des roseaux. Elle sort un ballon d’osier de sous sa robe, dont l’enfant se saisit à deux bras. Elle se fouille et sort de son entrecuisse un mince rouleau de parchemin. L’enfant la regarde. Sans un mot, elle lui fait savoir : le corps est l’ultime cachette, tête comprise. Elle essuie le parchemin du mieux qu’elle peut sur sa robe avant de le serrer dans le poing de l’enfant. Les torches des loups crèvent la nuit. Sans se relever, elle prend l’enfant contre son ventre tout plat à nouveau. Une seconde plus tard, il flotte sur l’eau. Un mois plus tard, il aborde dans un monde nouveau. Elle se fond dans le marais et les contes de la Vouivre abritent son secret depuis plus de cinq siècles… L’escarboucle à mon doigt ? C’est une coquetterie de vieille toquée. Je vous ressers ?

proposition n° 25

Je vous ressers. Bille. Plume. Feutre. Cette nuit, j’ai rêvé d’une empreinte ancienne avec, à l’intérieur, deux plus récentes, dont une toute fraîche et je me demande laquelle n’est pas la mienne. Mais c’est OÙ. Trou noir ( zone dedans ). Mais où tu as pris ce carnet. Bille. Plume. On pourrait voler, vous savez comment sont les gens. Feutre. Vous n’avez pas peur de laisser tout ouvert, comme ça. Avant l’appartement, il y avait un hôtel, quelle importance dans une vie pleine d’hôtels. Quelle importance de ne plus retrouver le nom de cet hôtel. Vous ne pensez pas qu’il pourrait arriver quelque chose. Vous demanderiez si un génie. Sérieusement, tu as déchiré ton passeport en tout petits morceaux et tiré la chasse d’eau dessus dans un hôtel de Porto. Assez de force dans les doigts. Jamais essayé. Et tu as disparu. Pourquoi tout le monde ment tout le temps dans les familles sur le temps. C’était pour disparaître. Ce que tu cherches au juste ici et là. Un camping, un campement où réside le changement. Il y avait vraiment quelque chose à fuir. Quelque chose de fuyant plus puissant encore. Toujours des villes moyennes comme ce chef d’orchestre « I’m very good with middle-class orchestra ». Cette solitude-là, pas irrémédiable, non, juste en voyage — mais finalement on le sait — c’est tout ce qui reste. Il parlait d’une ville moyenne. Il parlait de la capitale. Tu parles de la capitale. Tu ne veux pas ton puzzle. Les villes moyennes c’est the place to be selon toi. Hutte pour castor convalescent du Parc de Yosemite. Abri à oiseaux nocturnes. C’était pour disparaître. Ce que tu fais encore. Ça intéresse ces deux pauvres rues qui s’appellent comme tout le monde par ici, à force de cousinage et d’entre soi. Tu veux un autre puzzle. L’appel du nouveau monde dans la réponse en bois noir du chevet au blanc des murs de la chambre et du lit suffit pour faire souffler l’Atlantique si fort que tout s’en va balader. Je vous ressers. C’est international là-bas, vous voyez. La chasse d’eau fait partie du processus. On peut boire sa pisse, mais l’utiliser pour faire du thé… Les petites villes moyennes ont des trous de mites dans les toiles des décors. Parce que c’est re-vert-cible les cartes de pirates. Alors, la capitale c’est un trou miteux. Vous la voyez. Vous avez déjà essayé d’atterrir avec un Lightning, un renard, une rose et un mouton sur un parking bondé. C’est si important que ça, que ça traverse. Une lointaine mobylette trafique son pot à quelques rues de là. Une modulation infime mais obstinée de l’hygrométrie du labo fait craquer régulièrement le bois de l’armoire aux fioles. Une sédimentation du jurassique supérieur assiège un joint négligé et nostalgique. Ceci explique cela. Il faut le jardin et la cour. Sur rue et sur forêt, à chaque fois, partout, tout le temps, sans exception. Tu te rends compte que la forêt a été un ravin. Tu veux le puzzle d’un autre.C’est le traversant que tu emportes quand la maison disparaît. Vous voulez que j’appelle les pompiers. 

proposition n° 26

La ville c’est seule.

Derrière les adultes qui conduisent, accompagnent, dirigent, régalent, brident, offrent, il y a seulement quelque chose. Grand. Doté d’un cerveau. Capable d’intelligence. Doué de beauté. Recouvert d’écailles qui captent la lumière et parfois la renvoient. Sale c’est sale ne touche pas ne ramasse pas ne mets pas tes doigts dans ta bouche maintenant. Ça ne se touche ni ne se goûte, on n’a pas le droit de dire franchement ce que ça sent. Ça te frôle. Quelque chose de flou, de petit blues, de pas très net. D’ailleurs, pour y aller, en ville, ils s’équipent de sacs malins et secrets, de papiers en tous genres — laissez-passer, billets de banques, carnets de chèques, tickets, cartes d’identité, permis de conduire, vignettes... —, un amoncellement de petits trucs pour faire diversion, appâter, marchander notre passage, séduire — les talons encore plus hauts de la journée bisannuelle de courses dans le ventre, plus grand que nos yeux, du lion. Crinière, odeur fauve, rugissement agacé, tout est dénaturé par le nuage de parfum des grands pomponnés exprès pour s’aller jeter dans sa gueule leur tête la première, si heureux qu’ils étaient de passer des heures enfermés dans la caverne aux trésors de son estomac gigantesque . La part Dieu, la part du lion. Vu ni l’un ni l’autre —. 
Ce n’est pas la ville tant qu’ils sont dans les parages, truchements incontournables garantissant le boire et le manger, le repos et le divertissement, mais aussi la tenue des plans de la ville qui bien souvent ne font que reprendre sans la moindre question, sans l’ombre d’un doute, une chemin balisé par d’autres, reçu en héritage et qu’ils veulent te léguer à toutes forces forcées, comme ils t’enfoncent cette cuillère de purée fade dans la bouche : l’avion rentre dans le hangar. La ville reste cachée derrière leurs hautes tailles, derrière les larges épaules, mais mieux encore elle s’abrite derrière ses noms, boucliers de cartes postales — et avec quel dégoût de moi-même je me souviens de la copie surgelée-réchauffée que j’avais rendue, vomie sans même m’en apercevoir, pour « Décrire la ville de vos rêves », à un enseignant de français du collège, qui n’avait pas manqué de me faire savoir combien mon conformisme était creux et décevant. L’annotation faisait tâche dans un parcours sans faute, trop beau pour être vrai, lui aussi, mais pour m’en consolée, il suffisait, semblait-il, de tout mettre sur le compte de la carte au PCF et des tenues démodées du prof en question. Peut-être s’agissait-il de « Décrire la ville où vous aimeriez vivre », et j’avais soigneusement évité l’invitation. Cette copie avec une autre, dont il sera question ultérieurement, est encadrée au-dessus de chacun de mes bureaux éphémères. À elles deux, elles constituent le viatique dont jamais je ne me sépare et dont le titre édifiant a une forme de memento mori :

Le jour où j’ai soigneusement évité de réfléchir
ou
Je ne sais pas vers quoi penche mon coeur et ne veux surtout pas le savoir —.

La ville c’est seule, à mains nues, sans traduction simultanée. Alors n’importe son nom, je l’apprends sans carte pré-remplie, sans relier les pointillés, je m’y perds, je ne cherche pas à comprendre, je la marche jusqu’à ce qu’elle m’oublie, je m’inscris dans ses moindres recoins comme dans ses places-fortes, je la mets sur écoute. C’est moi qui regarde, moi qui voit la première, moi qui devient invisible. C’est un dragon. Ça aime l’or et ça fait le chaud et le froid. Je la paie au prochain jour du terme avec de la monnaie de singe que je fabrique avec le vent qui souffle entre ses murs. Parfois, elle a le dessus : l’or toujours l’or, je vais d’hallucinations en mirage sans trouver d’oasis où me poser, je sens le roussi, j’oublies que je ne suis pas d’ici, que je ne suis pas ce corps roulé dans une couverture sale que j’enjambe. Pas pour l’instant. Parfois, elle me bat à plates coutures, mais plus souvent encore, elle me dérouille. La vieille cartographie familiale des villes, je l’ai décollée de mes rétines pour n’avoir plus qu’une peur : la mienne, et un flair, le mien. Je renifle les dragons — contribution inattendue de l’urine à la fraîcheur d’un passage au milieu de l’été brûlant, odeur de mort avérée d’une poissonnerie africaine très fréquentée, Shalimar aveuglant des contre-allées de l’opéra… —. J’essaie de lire sur leurs lèvres de métal le sens du vent et de m’engouffrer dessous, sans laisser de trace de sang sur le bitume. Je ne dors que d’un oeil sans jamais perdre de vue l’étrangeté de cette concentration d’humains et d’insectes. Avec un peu d’attention, on voit les fantômes qui ont marché là, leurs ombres accueillantes au coeur de la fournaise. Un jour la généalogie de tous les dragons du monde, grands et petits, jeunes ou antiques, morts ou vifs apparaît. Ils ne sont qu’une seule et même race. Comme nous.

proposition n° 27

Quand elle sort du train, personne n’est là pour l’emmener à destination. Elle se dit qu’on l’aura oublier, qu’il y aura eu un empêchement, qu’elle pourrait attendre une heure et repartir dans l’autre sens, rentrer chez elle, ne plus jamais être disponible pour ce qu’on lui propose de faire ici. Enfant, quand ça devenait trop pénible, elle répétait doucement : « … ça n’existe pas, ce n’est pas en train d’arriver, c’est une illusion ». Avec le temps, elle a raffiné le dispositif, et d’innombrables paramètres flottent dans l’air confiné de la salle d’attente, comme des petits oiseaux jaunes autour de sa tête. Une inondation entraînant la fermeture du lycée, un accident de voiture et de sanglier — rien de trop grave — ou une délicieuse étourderie - on n’avait pas dit jeudi ? —, un élève diagnostiqué tuberculeux - et la vie du lycée, de ces classes entières qu’il faudra recréer dans l’enclos étroit de l’hôpital pendant des semaines… —. Elle prend un petit carnet : chaque élève, professeur, membre de l’administration ayant été en contact direct avec le petit ( comment l’appeler ? Prendre un nom déjà existant ? Gaspard Winckler ? Un nom avec des initiales symboliques ? Tu perds ton temps avec ça …) en contact direct avec le petit… gnou ( ! ) au cours des dix derniers jours est prié de se présenter sans délai à l’Hôpital ( là aussi il faudrait un nom… ) afin d’être examiné. Potentiellement contagieux pendant 3 mois, même en cours de traitement, une étrange bouffée d’air hors les murs de l’école… Elle sort sur le parvis. Elle cherche un café pour écrire au café. La voiture de la bibliothécaire pile avec une quinte de toux au milieu du parking. Elle n’a qu’un tout petit sac, qu’elle gardera avec elle sur le siège passager, merci. 

Le sanatorium, il en est sûr, il a lu le carnet. La bibliothécaire aussi. Si elle encore vivante, en dernier recours, il pourra la contacter. Mais le reste n’est que littérature. En descendant du train, il a préféré contourner le bâtiment directement, plutôt que de traverser ce petit hall essoufflé, qui attend le coup de grâce de la prochaine rénovation. Nous ne savons plus vieillir. Saurai-je ? La plaque, elle ne l’a jamais mentionnée. C’est un détail. Un détail en marbre rose : “ En présence du Président François Mitterrand, la nouvelle gare à été inaugurée le…” . Il n’y a pas si longtemps. Pas si longtemps qu’il était enfant. Pas si longtemps jusqu’à sa mort. “ La rénovation a coûté 18 millions de Francs mais celle-ci était nécessaire car la gare n’assumait plus son rôle ”.

Traversée au pas de charge, la ville, de la gare à l’hôtel convenu, n’a laissé qu’un souvenir. Deux maisons fausses jumelles, pâté à elles seules, dans un jardin rachitique et publique — ceci explique cela ? —. La gare, pourquoi s’y attarder, est semblable à ses cousines de province qu’on voit à chaque mort d’évêque : semblable. Cette frénésie de carton-pâtes qui s’est emparé des consciences intercommunales pour homogénéiser les départs et les arrivées, réduisant à néant l’effort de partir et celui - combien plus coûteux - de revenir, à grands coups de ravalement de façades, voire d’apposition sur l’existant d’un logo-placo, parachevant, à l’extérieur, la consternante colonisation de la poésie du voyage par les Relais H, qui ont depuis longtemps réussi à l’intérieur le tour de force de transformer tout ce qu’ils touchent en produits équivalents ( bonbons caramel chocolat et paroles, paroles )… Bref, tu reviens à la gare, finalement, après deux jours de chasses vaines dans ce petit trou de verdure et de zones. La salle d’attente est climatisée. Entre un routard salement endormi et une flopée de petits enfants noirs s’égayant sous la présence tutélaire d’une antique déesse de la canicule, tu réfléchis. Elle avait dû mentionner ce bout du monde. C’était le plus improbable. Le moins romantique. Ça n’a pas d’importance. Tu réfléchis. Il est arrivé en fin de journée. Il s’est assis sur ce petit banc appuyé au côté de la gare. Aujourd’hui l’herbe craque sous la dent. Mais alors ? Peut-être le chef de gare aimait-il les roses ? Ça n’a pas d’importance. Il est peut-être arrivé en pleine journée, avec un groupe de touristes qu’il aura suivi négligemment jusqu’à un minibus pour découvrir la région. Mais pour aller où ? Les larmes te montent aux yeux. Un des enfants, un petit garçon en bermuda framboise, planté devant toi, serre ses lèvres avec une moue pleine de compassion. Le tableau des prochains départs te laisse encore deux heures pour te décider. Foutu pour foutu, tu vas acheter un café à la machine du Relais H. Bermuda framboise t’accompagne. Quand tu lui demandes, exaspéré, s’il veut une friandise, il répond très poliment : Non, merci monsieur. Plutôt un Twix.

proposition n° 28


— C’est la première fois qu’une même personne m’achète trois tours d’affilée.
— J’aurais aimé pour vous qu’il en fût autrement, mais ça ne m’étonne pas.
— … C’est pas un manège, vous savez ?
—  C’est beaucoup moins monotone.
— Vous trouvez aussi !
— Les gens changent…
— Oh les gens, je n’y fais même plus attention.
— Vous regardez devant vous, c’est plus sûr.
— À peine : il y aura bientôt 7 étés que je fais le petit train.
— Et le circuit n’a jamais changé ?
— Les sites historiques, ce n’est pas comme les champignons.
— Non…
— Ça ne pousse pas dans la nuit. Sept ans que le trajet n’a pas bougé d’un pouce : on commence à la Porte Vieille, on longe les remparts…
— Oui, oui, j’ai vu…
— Ah oui, plutôt trois fois qu’une.
— Comme vous dites… Mais vous pourriez ajouter une étape, non ?
— Où ça ?
— Je ne sais pas. Dans un lieu anodin où il se serait passé quelque chose de pas banal…
— Comme un fait divers, vous voulez dire ? C’est sûr que ça plairait à la nouvelle municipalité ce genre d’horreur… Nous longeons actuellement la zone pavillonnaire où Marcel F. électricien et inventeur de son état a tenté de ramener à la vie sa défunte épouse Gabriella en détournant l’énergie de la foudre grâce à un ingénieux paratonnerre de sa confection ?
— Vous plaisantez ? C’est arrivé ?
— Évidemment. Évidemment je plaisante. Comme si j’allais raconter une histoire pareille à un touriste. J’ai une vive imagination, mais Gabriella est toujours bien de ce monde. Même si elle nous a foutu la trouille une paire de fois avec sa maladie.
— Quelle genre de maladie ?
— Ça vous intéresse, hein ?
— Je suis médecin.
— Oh pardon.
— Et puis tout m’intéresse : je viens de faire trois fois le tour de la ville dans votre petit train.
— Pas faux. Enfin, je ne suis qu’un pauvre employé communal, ce n’est pas mon train.
— Un pauvre employé avec une vive imagination…
— Bah, j’ai lu des livres… ça m’arrive encore des fois. Même si depuis l’affaire de la bibliothécaire, j’ai plus l’idée.
— L’affaire de la bibliothécaire… Agatha Christie ?
— Pierre Siniac, plutôt. Elle faisait la visite avec moi, sur le petit train. C’était une guide incroyable, d’ailleurs personne ne pouvait la croire : elle ne racontait jamais deux fois la même histoire… Au début je croyais qu’elle avait peur de m’ennuyer, que c’était pour ça qu’elle changeait tout le temps de version. Mais un jour, j’ai pris mon courage et je l’ai remerciée franco… Eh bien elle m’a répondu qu’elle n’avait jamais eu peur d’ennuyer qui que ce soit, à part elle-même. Du tac au tac. Elle ne me l’a pas envoyé dire ! On rigolait bien avec elle…
— Elle est… morte ?
— Pensez-vous ! Elle a démissionné.
— À cause des versions différentes ?
— Des versions différentes ? Ah ça tout le monde s’en fichait : les gens du coin ne prennent pas le petit train. À part les gosses qui ont des tickets gratuits une fois l’an, mais eux, elle les captivait, alors ils n’allaient pas se plaindre. Surtout qu’elle leur faisait un peu peur, comme on aime à cet âge. Les chocottes… C’est bien pour eux qu’elle faisait les changements les plus spectaculaires : un dragon qui avait ébréché le rempart une fois qu’il avait abusé du cognac à la foire de Saint Jean D’Angely…ou une année où il aurait soi-disant neigé en juillet… mais ce qu’ils préféraient c’était le sanglier. Un gloire locale cette bête. Au point, qu’il m’arrive de me demander si je ne l’ai pas vu quand je fais la route pour rentrer le soir, avec la fatigue.
— En petit train ?
— Non, en voiture, par le marais . C’est d’ailleurs ça qui a mis le feu aux poudre avec la municipalité …
— Le sanglier ?
— Non, le marais. La bibliothécaire — encore que c’est une licence de l’appeler comme ça, parce c’était celle de l’ancienne bibliothèque qu’est fermée depuis que la nouvelle médiathèque a ouvert, mais bon, ça aussi c’est local — en tous cas, la bibliothécaire, elle en connait un bout sur les marais. Elle a fait des pieds et des mains pour obtenir un changement d’itinéraire qu’aurait ajouter une étape là-bas. Mais la mairie a jamais voulu en entendre parler.
— Pourquoi ?
— Bah, ils ont dit que c’était “ glauquy ”.
— Pardon ?
— Glauquy. Vous avez bien entendu. Ils ont dit glauquy. Soit disant les histoires du marais, que ça n’intéressait personne, les gens qui s’y cachaient, les femmes qui allaient y accoucher, les parpaillots et les criminels qui espéraient trouver un passage vers l’Amérique, parce qu’ici ça sentait le roussi. Que c’était glauquy.
— Mais vous dites qu’ils auraient rien contre un bon fait divers ?
— La bibliothécaire, elle vous dirait que “ le paradoxe doit être vécu, pas résolu ”. Je l’ai assez entendu, celle-là ! On rigolait bien. 
— Vous voulez dire…
— qu’ils se mettraient leur culotte sur la tête pour qu’on parle d’eux sur Touitterre, qu’il n’y a pas de crétinerie assez géante à faire figurer dans le Guinness des records à leur goût, mais qu’ils ne veulent surtout pas qu’on traverse vraiment la ville avec le petit train, parce qu’il y a des gens moins bien lotis et puis un campement de Roms. Et ça, ils le diront pas, mais c’est ça le glauquy.
— Et ça a suffit à faire capoter le projet, le… glauquy ?
— Oh non, ça n’est pas un argument, elle a insisté. Mais ils ont fait comme d’habitude.
— La sourde oreille ?
— Non, les raisons de sécurité. Dans notre beau pays de France, on peut à peu près tout interdire pour des raisons de sécurité. Il faut pas trop aller voir de près de la sécurité de qui on parle.
— Alors elle a démissionné.
— Elle a toujours été raide comme la justice, c’est pas pour s’embarrasser avec ces … Qu’est-ce que vous me faites dire ? Faudrait pas aller...
— N’ayez pas peur, cette conversation restera strictement confidentielle.
— Comme au cabinet.
— Pardon ?
— Vous êtes médecin, vous avez dit.
— Ah oui ! Secret professionnel. 
— Bien.
— Et cette maladie de la femme de l’électricien, dont vous avez parlé ?
— Gabriella. Une sorte de somnanbulisme. On la retrouvait dans les marais, justement, la nuit. Mais toujours à sec.
— Et son mari, il est vraiment…
— Inventeur ? Oui et électricien. Mais ça n’a pas de rapport. Il a consulté la terre entière pour soigner Gabriella. Si ça vous intéresse tant que ça, vous pouvez aller faire du secret professionnel avec le Docteur Ledoux, c’est le médecin de famille.
— Où se trouve son cabinet ?
— Vous êtes passé trois fois devant : après l’ancienne corderie, au premier étage d’un tout petit immeuble blanc, avec une pizza qui s’est installée au rez-de chaussée d’à côté… Mais ça vous fait une belle jambe : il est à vendre depuis trois mois.
— …
— Le docteur habite une maison presqu’en face. Une sacrée belle baraque avec deux échauguettes. Il y est né, il y mourra. Vous ne pouvez pas la manquer. Lui non plus d’ailleurs. C’est une gloire locale.
— Comme le sanglier.
— Vous ne croyez pas si bien dire. Un quatrième tour ?
— Ça ira.

proposition n° 29

Convoquer une attention flottante. Réunir les conditions nécessaires au miracle, sans se montrer trop regardant. Poser le regard sur ce qui s’offre spontanément, le premier nom mentionné par le premier venu, plateau d’argent du tout venant. Commencer quelque part — la toute petite main fouille à l’aveuglette la travailleuse d’Alice, toujours ouverte, attrape un fil de laine et tire… tire doucement en reculant vers la porte. La pelote framboise ne permet pas de dépasser le fauteuil à oreilles, mais sous son coussin lustré par les siestes du chat, une fois, il y a eu une pièce de 5 francs. La pelote turquoise est suffisante pour relier le pied de la travailleuse à la poignée de la porte du salon et rêver à un téléphérique qu’on recevrait en cadeau pour Noël ou qu’on bricolerait avec une petite boîte de carton gris et de l’aluminium, si on en avait, jusqu’à ce que quelqu’un ouvre la porte et patatras la cabine et tous les skieurs dans le lac du barrage de Tignes, où ils reprennent leurs activités habituelles dans le village englouti comme si de rien n’était … sauf si quelqu’un se prend les pieds dans le fil mou qui traîne par terre et crie mon nom très fort, un jour on finira par provoquer un accident —. Traîner dans l’ancienne corderie qui donne sur la maison du Docteur Ledoux. Faire mine de s’intéresser à la réhabilitation des lieux patrimoniaux en espaces culturels et artisanaux et une fois le sujet est épuisé, gagner du temps en passant aux objets qui y sont exposés. Les ombres de la glycine monstre du jardin muré du docteur émaillent la longue fixité des poteries bleues, disposées sur la nappe immaculée pour un goûter toujours remis, de touches infiniment précises ou soudain floues, racontant le ciel, invisible de là, et le jeu inépuisable des nuages. Guetter en vain une sortie. Comprendre, trop tard, après l’achat d’un très beau plat et de deux tasses profondes, qu’il est trop tard, trop tard pour les vieux tôt levés. Changer d’approche. Faire encore moins. Se laisser offrir une rencontre de hasard à sens unique dans le seul Café-Presse d’importance dès le lendemain matin à la fraîche. Lever machinalement la tête de ce carnet en entendant Bonjour Docteur, fuser du comptoir. Croiser les myosotis d’un regard un peu las, dans un grand dégingandé tout blanc de cheveux, de teint et d’habit. Sentir le coeur s’emballer, comme on sent la chair fraîche, la belle chair rouge qui fait venir la salive. Respirer longuement par le nez. Cesser d’écrire. Observer le profil d’oiseau, sa lecture du journal entrecoupée de soupirs d’exaspération et de pitié dignes du Créateur. Détailler le respect à l’ancienne des messieurs-dames qui font un détour pour le saluer à sa table et lui donner encore et encore du Docteur, pour bien lui faire sentir que sa retraite n’y changera rien s’il reste dans la trace de sa tournée ordinaire. Aller le trouver directement, faire jouer la confrérie, une recommandation bidon, une histoire d’implantation sur le territoire, un projet de recherche sur les itinérances des parasomnies… toutes les fariboles se dissolvent dans le gentil bleu de ses yeux quand il se retourne pour demander la même chose à Paul, qu’il tutoie puisqu’il lui a probablement tenu la main quand il faisait le tour complet des maladies infantiles. Attendre plutôt la fin du Monde et du croissant, me lever sans hâte pour suivre d’assez loin la silhouette liliale à travers sa ville blanche, tandis qu’elle observe avec amusement les trouvailles d’ennui des enfants en vacances, les groupes de touristes déjà échauffés au point de rencontre, en répondant inlassablement, d’une main à son panama assagi, aux nombreux Bonjour Docteur de cette routine matinale, ( pari pris à la seconde où il est apparu au café que c’en est une ). Frémir à la promesse d’un étrange régime alimentaire en le couvant de l’oeil d’étal en étal sous la grande halle. Découvrir , enfin, en le raccompagnant de loin, la présence d’une deuxième entrée à sa demeure. Rêver un grand moment, devant la porte sur lui close, au service de grès bleu que m’aurait valu mon obstination à l’ancienne Corderie — La pelote de laine grise se déroule pour faire tout le tour de l’appartement enroulé autour de la cour. Solidement attachée à la travailleuse sur pattes, la laine passe dans les gonds de chaque porte et trace une ligne de crayon bien nette en travers des pièces qu’elle coupe en diagonale… Alice rentrée du marché avec ses poissons dentus a buté contre ce fil qui lui barrait la poitrine, entrainant la chute irréversible du puissant vase bleu qu’elle avait toujours vu , toujours connu, et la sienne, au ralenti, une seconde plus tard, déséquilibre de désarroi. Les blessures au crânes sont toujours spectaculaires et impressionnantes, parce qu’elles saignent beaucoup, ce n’est pas grave, petit gnou, va prévenir le voisin, ce n’est rien… —  

proposition n° 30

Le cochon tourne ! Fiers comme s’ils l’avaient mise sur orbite, les hommes au-dessus des braises finiraient plus cuits que la bête. Ils se rengorgeaient de l’avoir dégradée de sa sauvagerie à l’instant de l’embrocher, lui ôtant jusqu’à son nom. Bientôt pourtant dans leurs yeux, brûlant leurs visages d’argile vernie, on apercevra la lueur du sanglier.
La graisse chaude tartine les joues des enfants les plus chanceux, pour une fois, ceux qui ont eu leur morceau entre deux tranches de gros pain rude, avec sa croute en éperon de requin qui laisse de grandes éraflures au palais et dans l’intérieur des joues, et épuise la faim rien qu’en fatigant les mâchoires. Les autres, les petites endimanchées qui se pavanaient une heure plus tôt dans leur robes de Princesse Synthétique, corollant la grande rue exceptionnellement piétonne d’un jardin de fleurs imaginaires anglaises ou chinoises, et les Petites Cotons, ce gentil troupeau de dentelles dont les trou-trous ne s’écartaient pas de la chienne garde d’une demoiselle rassise mutualisée pour l’occasion par les familles bien, les Petites Cotons qui savent dès le plus jeune âge tourner les yeux sans bouger leurs paupières et dont un seul regard touché-coulé vaut une image, toute cette pastorale de petites filles dont certaines chaussent déjà du 41 font les bêcheuses à présent, assises en rang d’oignons pensionnat sous la bâche où, pour être protégées de l’ombre, elles ne sont pas pour autant à l’abri de la chaleur écrasante qui auréole d’humanité leurs aisselles et le bas de leur dos, rosant délicieusement la percale blanche de leur tenue. Elle s’y donnent malgré tout des leçons de bonnes manières, tandis que leurs couverts en plastique se battent en duel avec cette chair sauvage qui en appelle aux mains et aux dents de toute sa force, dont on sent poindre aux tréfonds les griffes et les crocs. Pour ne pas tacheter leur joliesse impeccable d’un éclat du bain graisseux qui amollit le carton des assiettes, elles déploient des trésors de concentration qui plissent leurs fronts tendres en délicates barres parallèles, ou laissent entrevoir, plus rarement, une lionne encore à venir. Elles ont déjà bien conscience de ce que cet exercice réclame à être exécuté avec le plus grand naturel, dont elles s’efforcent de donner un signe, de loin en loin, entre deux passes périlleuses. Il y aura toujours parmi elles quelques garçonnets malingres, timorés ou punis, qui n’ont pas eu la permission de manger debout, avec les hommes et le tout-venant. Que leurs lèvres se retrousse avec dédain, que leurs visages se renfrognent n’y change rien : la viande leur est amère, quand bien même pour une fois elle n’est pas accompagnée de légumes bons pour la santé.

Cette amertume, c’était la revanche des gamines mal fagotées, des fratries Lavoisier rien-ne-se-perd-rien-ne-se-crée-tout-se-transforme où le pantalon de l’aîné finissait immanquablement en short sur le petit dernier, la revanche des zéros pointés en dictée de mots usuels et pourtant toujours exotiques à écrire, des humiliations au tableau de math de ceux qui en avaient toujours moins que les autres et qui ne sauraient jamais couper un gâteau en 7 sans laisser leur part, des ballons de foot recousus comme des poilus de 14 et de la bicyclette à tour de rôle. Alors, ils s’essuyaient, bravaches, la graisse du menton et le soleil du front avec l’avant-bras nu, un regard de défi vers la tablée des bons enfants qui suintaient d’envie sous son petit dais, mais de part et d’autre la lueur du sanglier faisait briller les yeux.

Le soir, il avait bal et des réconciliations épisodiques prenaient la piste, tandis que d’autres se réglaient leur compte à deux pas de là, couverts par les flonflons et le bienveillant grommellement des grandes personnes entre deux verres de blanc limé : qu’en ce jour du Sanglier c’était “ la vie qui rentrait ”. Ceux qui avaient rôti la Bête étaient accueillis avec des applaudissement, des cris et bientôt des grognements. Ça dansait toute la nuit et à force de mélanger les sueurs, l’alcool, les eaux de Cologne et les parfums humides de la nuit, la hure et les poils venaient à tous et à toutes. Quant aux marcassins, on les avaient envoyé au lit dès l’apparition des signe avant-coureurs de la métamorphose, sous la conduite de celle qui depuis de trop longues années savait résister à ce genre de sortilèges. Parfois deux bestioles prétendaient avoir réussi à échapper à ce couvre-feu indigne des forêts et rapportaient dès le lendemain, en rançonnant des goûters, les récits les plus extravagants de ce qu’ils avaient pu apercevoir, depuis leur cachette, de la suite de ces étranges danses. Ça leur valait une popularité de plusieurs mois, bien que personne, sauf les petits mais ça ne compte pas, ne crut jamais à la moindre de leur fariboles.

Mais ce n’est jamais là que ça s’est passé. La rôtisserie, le bal, les petites rivalités, les adultères à peine déguisés… Le Comité des Fêtes peut toujours prendre un DJ pour faire mode, au lieu d’un orchestre avec une chanteuse qui imite les voix de toutes les chanteuses à la mode et met étrangement mal à l’aise quand elle reprend à l’infection près des tubes d’hommes. La Municipalité peut bien supprimer la broche pour raisons de sécurité et même remplacer le sanglier par un très gros cochon, parce que tout ça, c’est symbolique… La sempiternelle bénédiction de l’animal avant la broche par le curé donne encore la mesure des forces en présence…

La pleine lune qui précède la fête, on guette les bruits de la forêt. Sur le sentier d’habitude de la bête, on a creusé un grand trou profond, fallacieusement obstrué par une bâche recouverte de feuilles mortes et d’un peu de terre. On n’y voit que du feu, en fait, on n’y voit pas grand’ chose sous les branches basses même à la lune pleine. Le temps reste à l’arrêt sur une patte, l’oreille dressé, mais pas les bruits de la forêts ni la lumières de la lune qui fait des tâches d’après-midi sur le sentier. On s’ankylose, on s’assoupit, on sent la boue dont il a fallu s’enduire pour avoir le droit d’accompagner, avec la promesse solennelle de ne rien dire, de ne rien raconter, ni aujourd’hui ni jamais. On croit voir, on croit entendre. Le temps a une crampe, on oublie les douleurs, les moustiques, tout ce qui grouille. Le sanglier, après, il n’aura plus jamais le même goût. Ni la nuit. Ni rien. On t’a promis. On attend on ne sait pas combien de temps. Le temps est en pierre… Enfin, les voix des hommes, les cris des rabatteurs, les grosses bouches difformes qui ne hurlent aucun mot reconnu, les bois de cerfs à leurs têtes, les bâtons et les torches. Ça respire fort la vie très intense le sanglier un cri en tombant ça balafre les oreilles finit par un coup sourd tremble la forêt volent les oiseaux de jour de nuit tous réveillés. Si tu as de la chance, ça s’arrête là. Couic mal tombée la bête. Sinon, il faut la finir, la lapider d’en haut, la percer avec les longs bâtons, tandis qu’elle crie, crie, crie dans son trou comme ça n’est pas permis jusqu’à la fin.

Le sanglier, après, il n’a plus jamais le même goût. Ni la nuit. Ni rien.

Mais la bête revient l’année d’après. Et nous de même.

proposition n° 31

Ce qui se passe dans les marais c’est à part. Ça l’a toujours été, ça le sera toujours. À part, chacun chez soi et les caches seront bien gardées. Maintenant qu’une partie de la ville s’est agrandie dessus, évidemment… ça ne change rien. Ce ne sont pas nos affaires, ce qui se passe en-dessous et ce n’est pas les États-Unis ici, alors ça ne va pas le devenir. Les marais ça a toujours été un lieu de passage, il s’y passe des choses, il y passe des gens, on y fait des passes — ne fais pas cette tête, on se parle franchement, il demande, je réponds et je sais de source sûre… —. Un lieu de passage : personne n’aurait l’idée de s’y installer à moins de ne pas avoir le choix et des gens qui n’ont pas le choix, il y en a toujours eu et il y en aura toujours, pas des noirs marrons comme aux États-Unis, ici on était bien trop occupé à chasser les parpaillots pour s’intéresser aux nègres — mais je rigole, d’abord il n’y en avait pas — mais des protestants qui espéraient trouver une traversée vers l’Amérique, ça par contre, on n’en manquait pas, d’ailleurs on ne les rataient pas toujours et dans ce cas, vous croyez vraiment qu’on allait se les enterrer en Terre Sainte ?

Les marais sont un genre de Gange local : tout à la fois lavoir, réserve animalière, décharge sauvage et cimetière. L’assainissement de la partie Est dans les années 60 a permis la construction de la zone pavillonnaire et du Lycée Jean Hyppolite. À l’époque, les écolos n’étaient pas aussi vivaces qu’aujourd’hui et comme nous ne sommes pas aux États-Unis, personne n’a songé à s’inquiéter de ce que les disparu.e.s du marais, probablement des centaines de macchabées au fil des siècles, se sentissent insultés par l’implantation de ménages moyens au-dessus de leurs vénérables têtes de poussières, au point de perturber le système électrique ou de faire claquer nuitamment les portes des placards.

Si personne ne s’inquiète des morts du dessous, dans les pavillons, c’est parce qu’on les connait : ils sont tous plus ou moins de la famille. Des imprudents qui pêchaient au foulard, des pauvres gens à qui on n’avait jamais ouvert la moindre porte de leur vivant et pour qui on n’allait pas faire exception avec celle du cimetière maintenant qu’ils étaient trépassés, pas vraiment de différence avec ceux qui se sont endettés pour vingt ans pour un bout de maison en plâtre avec un jardinet infesté de moustiques en été et détrempé toute l’année. Aux États-Unis, ils ont que des étrangers qui vont et viennent sur la tête des indiens des origines, pas étonnant que ça leur tape sur les nerfs. Ici, le rythme des pas est familier, ça rappelle la bourrée aux vieux dont on ne savait plus quoi faire, et ça berce les nouveaux-nés qu’il fallait taire et enterrer avant qu’ils aient pu crier.

Un corps dans le marais disparaît de la vue en un rien de temps, et il est recycler en moins d’un mois.

Ici, on n’a pas d’enfant qui parle à son pouce, pas de télé qui passe à l’envers la musique des Beatles, pas de voiture possédée dans l’allée Mozart. 

Évidemment, le cas de Gabriella a beaucoup fait causer. C’est une petite ville. Ses escapades nocturnes du quartier résidentiel en chemise de nuit vers les marais restés sauvages, d’autant qu’elles la faisaient passer devant l’internat du Lycée Jean Hyppolite, nous ont valu ce qu’il est convenu d’appeler de fameuses légendes urbaines.

Marcel l’électricien, il ne voulait pas qu’on en parle des bizarreries de Gabriella. Mais après deux verres, il en parlait bien tout seul : et qu’elle savait plusieurs langues quand elle dormait, et qu’elle avait des discussions érudites avec Émile Gaboriau… Gabriella ? Des conversations érudites ? En plus le Gaboriau, c’était un monsieur et il repose dans l’ancien cimetière, celui qu’on visite avec les beaux monuments funéraires d’avant, pas dans les marais. 

Pendant presque trois ans, Gabriella passait une heure par jour à faire la lecture à Émile Gaboriau, autrefois gloire locale, plus connu aujourd’hui — ô ironie du sort — aux États-Unis que dans son propre pays. Mais c’est encore la bibliothécaire qui sait le mieux cette affaire : elle lui conseillait les ouvrages. Et puis, du jour au lendemain, ça s’est arrêté. Enfin… la lecture.

Quelqu’un ils ont fait venir. Un grand médecin. On ne l’a jamais vu. Mais c’est pas possible autrement.

La bibliothécaire, si elle est bien lunée, pourra vous montrer une collection très particulière qu’elle tient de famille. Les Évaporées du marais. Je ne devrais même pas en parler, mais c’est si singulier et elle se fait vieille quoiqu’elle en dise. Depuis quelques mois elle prend un soin étrange de la statue de Jean Hyppolite. Autre gloire locale, mais encore bien à nous celui-là. On raconte pour la blague qu’il n’a pas supporté que son nom soit attribué à un bâtiment aussi laid. Mais je me souviens qu’il était assez ébranlé de savoir qu’on assainissait une partie du marais dans ce but.

proposition n° 32

Les pensées ont le coeur noir. 

Les pensées sont les fleurs d’un mal lointain et puissant, comme le thé, infusant le sacré dans leurs robes de fêtes épiscopales, velours de violet profond, jaune de dimanches jamais ordinaires, rouge intérieur du calice. 

Les pensées sont fragiles, délicates et raffinées, bien téméraire pourtant, celui qui les diminue en fleurette, même dans le secret d’un mot d’esprit, d’un moment d’ennui à ras bord de la fenêtre. 

Les pensées ne sont pas mignonnes ni jolies, non plus que les ciels qui s’empressent au devant d’elles, avec ou sans précipitation. Car il faut voir ce cortège indénombrable où les créatures célestes en âge d’être mariées au pays des contes, se chipent la place d’un souffle, brisent les rangs au moindre coup de vent, se coudoient brutalement jusqu’à ce qu’une pique de la longue aiguille de l’horloge vénérable les perce à jour et les dégonfle comme une voile, dont l’esquif s’esquive et sans qu’on puisse jamais en connaître le nom. C’est que le chambellan commis à l’office des annonces manque toujours, en vrai lapin blanc, ou, s’il est apparu en oracle dans une autre fenêtre, il demeure dans l’erreur ou l’approximation qui sent pauvrement son charlatan. Seules leurs vêtures entrevues ou contemplées devant les pensées en majesté laissent deviner le rang de ces beautés en l’air : finesse des étoffes, façons des dentelles, subtilité des bains dont la nacre flatte les fleurs, luxe des brocards de la fin du jour, empesé des grands deuils nocturnes et souplesse des demis, juponnés nouvellement de lunes gibeuses, échappés par miracle à la censure des rideaux épais, recouvrant pour la nuit comme un mouchoir de magicien ce défilé intangible...afin seulement de le poursuivre en rêve demi-éveillé grâce à l’entremise d’une marquise qui, quelque part en ville, attend au seuil du sommeil pour tirer un trait révérencieux et fantasque entre l’air qu’on respire et celui où l’on vole.

Au-delà d’étiques antennes à qui, hier encore, on pouvait demander la lune en gros plan, mais dont la vanité rabattue sert à présent de perchoir aux corbeaux plus malins que les plus diaboliques faiseurs d’images fausses, au-delà des cheminées qui entretiennent un commerce obstiné de fumée avec l’air froid, prétendant vendre des nuages au ciel comme d’autres du sable au désert, en-dessous pourtant des calligraphies blanches des longs courriers, c’est à dire exactement entre les deux, vont leur train, volant tout leur saoul, de minces coursiers d’un gris si clair qu’il les confond avec l’horizon du petit matin, fiancés à leur mission d’une bague discrète où s’insère, fine comme l’air, la feuille qui enserre le message. C’est ce rouleau infime qui les a mis en marche, qui les a mis en vol, Golems duveteux à l’oeil rond, anodins jusqu’à disparaitre dans le paysage citadin, cette toile peinte d’illusions d’optique. Et on s’étonne, trop occupés à regarder les pieds, les devantures, la hauteur d’homme, on s’étonne au mieux des ruches sur les toits installées, mais pas des pigeonniers.
Pas des pigeonniers. 

La bibliothécaire s’étonne qu’il les ait remarqués. Comment lui avouer sans créer une gêne qu’à chaque fois une de ces journées est consacrée à marcher la tête au ciel ? Modestement, il baisse les yeux vers la tasse qu’elle ressert, fine porcelaine, fleurs et oiseaux le replongent dans ses pensées.

proposition n° 33

Un mal qui saute au ventre et y reste accroché par la mâchoire provoquant une morsure très aiguë et trois rendez-vous consécutifs chez le Docteur Ledoux. Symptômes et conséquences pour la petite Samy. Dans la salle d’attente se trouvait toujours un ou deux malades aux fraises pour s’indigner de ce qu’elle passait devant tout le monde, pour la plus grande gêne de sa mère, qui n’arrangeait rien en tirant nerveusement sur son foulard à motifs d’oiseaux. Le père de la petite Samy, rompu à l’exercice, cachait sa gêne avec un sourire de fierté respectable. Quand ça mordait le matin, c’était sa mère qui l’accompagnait : elle faisait après-midi et soir à la maison de retraite. L’après-midi, si ça n’allait pas, c’était pour papa. Il faisait l’aube avec le camion vert et la fin de matinée avec le camion jaune, au grand dam des limonadiers-restaurateurs qui s’insurgeaient contre cette avalanche de décibels pile à l’heure de l’apéro contemplation à la Porte vieille, tandis que les hôteliers sur le pied de guerre s’opposaient férocement à toute modification des horaires de passages, brandissant leur coûteux double-vitrage comme le rempart ultime et dérisoire qui peinait déjà à protéger leur clientèle de l’aube du camion vert. Au milieu de ces conflits d’intérêts régulièrement discutés au conseil municipal et devant un petit jaune, parce qu’on n’était pas sans humour à Sauveterre, le père de la petite Samy avait bien vite appris à garder ses distances, qu’il marquait assez nettement en ne buvant que de rares picon-bière et en étant noir.

Dans la salle d’attente du Docteur Ledoux, au grand soulagement de Samy, se trouvait toujours une âme charitable et au fait des nouvelles pour calmer les râleurs et les pinailleuses en expliquant la raison du passe-droit : c’est la gamine qui a la charge du livre. S’en suivaient des explications détaillées et fantaisistes qu’elle n’entendait pas, puisqu’elle était déjà à l’abri dans le Voltaire vert du cabinet, la grosse porte capitonnée bien close derrière elle et la bonne voix du Docteur Ledoux comme un baume sur la morsure cruelle. La première visite avait coïncidé avec l’annonce de son élection à la charge du livre.
— Je ne vois pas pourquoi j’aurais mal d’avoir peur, puisque je n’ai pas peur : je suis fière et heureuse d’avoir été choisie.

La petite Samy était un brave petit soldat, ce n’était pas douteux. Cependant pour le Docteur Ledoux, qui la recevait sur la recommandation de la bibliothécaire, il ne faisait pas un pli que sa bonne volonté craquait aux coutures. Il avait essayé en vieux singe de l’amadouer avec un médicament bonbon framboise, mais la gamine était coriace et elle l’avait édifié par la richesse de son vocabulaire et la netteté de sa diction des mots placebo et charlatan. Loin d’être offensé, le Docteur Ledoux avait bien ri et exprimé son admiration avec enthousiasme à Samy, qui en avait eu les larmes, mais qui avait minoré poliment : c’était la base, vu qu’elle ambitionnait de devenir médecin elle-même. À l’école, on s’extasiait sur la petite Julie, bilingue en anglais, sur Simon qui connaissait l’allemand et un peu de danois, mais personne n’avait jamais trouvé remarquable la petite Samy, qui parlait couramment la langue du pays d’origine de son père et le dialecte de sa grand-mère en plus de son français truffé de trouvailles. Enfin, presque personne et c’est ce qui lui valait la charge du livre et un crocodile à son ventre. Devant le cas de la petite Samy, Ledoux avait dû redoubler d’inventivité. Le franc parler de la gamine lui avait donné un coup de fouet dont le privait le formol de respectabilité dans lequel il s’était laissé conditionner, avec l’âge. Ça le sortait des transactions convenues des visites réglées d’une patientèle dont il connaissait tout l’arbre, et qui tenait pour acquis depuis deux générations au moins sa gentillesse, les curiosités de son cabinet et la petite phrase qui va bien, même quand ça sentait furieusement le sapin.
— Je pense, que tu ne connais pas la peur, petite Samy. Et c’est là que le bât blesse. Pour une personne aussi savante, cette ignorance te plonge dans un doute douloureux. Alors au lieu de te donner un médicament, je vais te faire faire des analyses. Des analyses de choquottes, pour commencer.

Il lui avait passé Dix petits nègres. Elle l’avait lu à la lampe de poche en trois nuits. Trois nuits de trouille intense, sans monstre dans le placard, sans morsure. Mais l’échéance se rapprochant, il avait fallu augmenter les doses. Et affiner l’analyse.
— Celui-là, il fait vraiment peur. Elle n’y voit rien. Elle ne peut pas parler ni bouger et lui, il rôde tout autour, mais en vrai c’est la mort qui rôde et l’assassin, ce n’est qu’un rien du tout, en comparaison.
— Tu dirais qu’il fait plus ou moins peur que ta mission de demain ?
— Beaucoup plus. Ma mission de demain ne fait pas peur. Elle illumine de fierté le visage de ma mère et auréole notre nom de gloire.
— Tu t’es encore fait piquer ton goûter ?
— Non. Ils me l’ont échangé. Contre un coup de pied.
— Fais voir…
— Ça ne se voit pas bien avec ma couleur.
— C’est pas le visuel qui compte, Samy, c’est ta douleur. Ça fait mal ?
— Moins que le chacal
— Je croyais que c’était un crocodile
— Avant c’était un crocodile. Aujourd’hui, un chacal.
— Tiens, prends des Pimm’s, je vais te mettre de la pommade qui chauffe. Heureusement que ça s’arrête demain, cette histoire, sinon il faudra te mettre à la boxe.
— C’est parce que ça s’arrête demain que ça fait mal : après, il n’y aura plus la charge, rien que les problèmes.
— Un jour après l’autre, petite Samy.

En partant, les patients avaient salué son père bien poliment et prodigué des encouragements sans intention de donner dans l’hypocrisie, sans s’apercevoir qu’ils faisaient semblant de donner de l’importance à quelque chose dont ils ne voyaient pas l’importance. Ils avaient été gentils. Ils lui avaient assuré qu’ils seraient là, demain, pour le grand jour.

Le lendemain, à midi pile, comme retentissait la sirène des pompiers, nombreux étaient ceux qui avaient joué le jeu. Les écriteaux se retournaient pour fermer jusqu’à 14h, on avait prévenu les clients des terrasses que le service était suspendu pour trente minutes et profitant des us du marché du mercredi les rues du parcours avaient été fermées à la circulation. Les vieilles, qui scrutaient d’ordinaire planquées derrière leur rideaux, étaient penchées aux fenêtres et causaient par dessus la rue, tout étonnées de ces conversations inédites et bien loin du sec bonsoir des volets de la nuit. La directrice de la nouvelle médiathèque, depuis la veille enfermée à la bibliothèque avec la vieille collègue qui l’avait formée, pour échanger des secrets professionnels, s’était éclipsée par la porte de derrière quelques minutes avant l’arrivée de la petite Samy, empruntant un raccourci pour rejoindre le parvis du nouveau bâtiment où tous les s’affairaient au Vin d’Honneur, avec la main des employés communaux et des bénévoles du Comité des Fêtes. Pour l’occasion elle avait échangé ses vêtements confortables contre un tailleur dont tout le monde saurait qu’il venait de chez Elle… toujours , puisque sa réplique en 36 se pavanait encore dans la vitrine. Fushia… son reflet ébouriffé se superposait à cette Louise Brooks sans yeux sous son impeccable coiffe de plastique : le mouvement que Fabienne de chez Sauvett’Hair lui avait donné en vitesse parachevait l’impression qu’elle était le miroir déformant de son double mannequin,. Elle était fière et heureuse de devenir la première directrice de la nouvelle médiathèque, mais dans un monde situé par-delà la vitrine de Elle… Toujours, loin, bien loin derrière l’arrière-boutique, il y avait une médiathèque historique, sans problème de fuite d’eau en sous-sol, ni mesquinerie architecturale de clocher, dont la directrice portait magnifiquement le fuchsia et n’avait jamais mal au ventre.

La petite Samy, de son côté, avait extorqué à sa voisine, qui l’employait fréquemment comme tête à coiffer vivante en préparation de son CAP, des oreilles d’ours, au désespoir de sa mère qui aurait aimé quelque chose de plus sobre, en accord avec la robe bleue marine qu’elle lui avait cousue à l’atelier couture Emmaüs du samedi. Pour une fois, Samy s’était entêtée des oreilles d’ours, sans avouer pourtant qu’elles lui permettraient de communiquer avec l’univers par la tête en cas de détresse.

Deux minutes avant la sirène, quelques gouttes de pluie se mirent à tomber sur la chaleur. Le Vin d’Honneur se réjouit de la marquise, fierté de l’architecte, qui donnait tout son contemporain à la nouvelle Médiathèque — qui n’était jamais que l’ancien couvent restructuré —, et qui protègerait la manifestation dans un équilibre apprécié d’utilité et d’esthétisme. Pour Samy, qui avait remarquablement bien tenu le coup jusque là, en dépit des morsures et des coups de vache de ses camarades, ces gouttes d’eau la débordèrent de panique. D’autorité, la bibliothécaire lui colla dans la main la poignée d’un grand parapluie jaune-Casanis et lui remit l’édition Pierre Boaistuau de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, trésor de la Bibliothèque de Sauveterre, avec l’Intégrale manuscrite des oeuvres d’Emile Gaboriau.
— C’est un livre. Pas un sucre. Va maintenant, ils t’attendent là-bas.
Samy serra le livre contre elle. Elle était petite. Elle était appliquée.
— Vous ne venez pas ?
— Non. J’ai d’autres chats à fouetter. Ne t’inquiète pas pour le livre. Ne t’inquiète pas pour toi. Vous êtes une diversion.

À ces mots, la morsure du fennec lâcha le ventre de Samy. Être l’une des dix versions de l’Heptaméron lui allait très bien : elle n’était pas vaniteuse pour deux sous. La tête pleine de chiffres, elle traversa la ville sous son parapluie jaune, le livre sur coeur et son ventre. À 12h 30 pétantes on coupait le ruban, le service reprenait en terrasse, les vieilles retournaient à TF1, le livre était en majesté dans sa nouvelle vitrine sécurisée, le Vin d’Honneur pouvait commencer. La bibliothécaire se faufila entre les petits fours sur les coups de 13h, avec un petit sourire que d’aucuns prirent pour de la fortitude. Loin des festivités, les livres de sa bibliothèque, triés et rangés dormaient paisiblement dans leurs caisses dans la confiante attente de leur résurrection aux étals des brocanteurs. Le Docteur Ledoux trinquait avec les parents de la petite Samy en cherchant confusément quelque chose à leur proposer.

proposition n° 34
OUEST

C’est pas parce qu’on a la plus grosse part qu’il y a la fève dedans, lui avait dit la soeur Blanchard, au sortir de chez le notaire. C’était de l’amertume qui avait tourné à la clairvoyance, comme un beurre rance qui se remettrait d’aplomb, quelque chose qui n’arrive jamais, sauf quand ça arrive dans les dents. Le père Blanchard, on aurait dit qu’il s’était fait bananer, et il n’y avait pas de quoi le prendre mal, parce que son domaine avait bel et bien la forme d’une banane, et qu’il était tout jaune. Rien n’y poussait là-bas, et c’était sec dès la mi-avril et triste comme le jour des cendres. Mais ça, c’était une grande et grosse banane de terre qui s’étalait sur tout le côté de la route de la mer. Le père Blanchard, lui, n’y avait jamais récolté en suffisance que les pissenlits et encore, il avait dû se délocaliser au cimetière pour les manger par la racine. Son seul legs pérenne avait été son nom et on disait encore chez Blanchard, quand on y allait, il y a pas plus de 3 ans de ça, dans la Zone. C’est qu’un des héritiers avait fini par damer son pion à la vieille Blanchard : il avait ramassé le pactole en vendant sa banane de propriété pour faire le Mac Donald et toute la zone commerciale. Enfin, ça lui payé l’EPADH. La chambre, pas l’établissement, à lui et à sa veuve. Le nom est resté et la zone est vraiment devenue la Zone, quand tout le commerce s’est dématérialisé en fumée. Plus personne de sain d’esprit n’y met les pieds aujourd’hui : on se fait livrer par des gonzes de la Zone, genre intérimaires pas regardant et pas regardés. Parce que dès que le centre commercial et toutes les grosses franchises environnantes se sont dépeuplés, les promoteurs ont trouvé sans trop de difficulté un moyen de se refaire : l’enterrement en terre Blanchard d’un gros paquet de déchets de la Centrale du Blayais.

NORD

Il y a le côté de la Seûle, le seul qui vaille, le seul qui vague déjà de sentir la mer à quelques heures de là dans la barque plate des pêcheurs et des plaisanciers qui régulièrement, depuis des siècles se faisait endormir la nuit par des malappris qui ne peuvent pas traîner ici, qui ne peuvent plus ne pas répondre à l’appel du large, long jusqu’à l’or de l’autre Amérique, celle qui a gardé son mystère d’aventures et de forêts, de deuxième chance et d’as dans la manche, celle où l’on peut toujours se refaire comme un self remède man, avec l’aide de l’ombre et du soleil, avec l’aide des champignons des chamanes déjà connu ici, avant, dans les vapeurs du marais, magie qui abolit le temps, la séparation, l’exil, qui arrondit la planète pour que la Seûle coule jusqu’à la mer quand bien même elle a l’air de partir vers le nord, vers Paris dont elle n’a jamais eu que faire, préférant se donner des airs d’importance de sous-préfecture modeste, qui baisse les yeux et n’élève pas la voix, alors que tout ici est plus rongé d’ambition de grands destins et de fortunes formidables que les bateaux relayant la passe des barques plates ne le sont par la rouille et tout ça recouvert d’un goudron pour limiter les dégâts et d’un coup de peinture d’honnêteté qui fait la blague puisque tout ceux qui restent doivent jouer le même jeu, mais s’ils entendent l’écho, l’écho toujours plus lointain, l’écho de ces vies sauvées par la nuit de la Seûle et refaites, rechapées, reshaped aux Amériques, l’écho infime porté par le vent fou de bonheur dansant dans les cheveux de la liberté plus brûlante que si on l’avait chauffée dans la cercle d’or de l’Ouroboros et qui à présent étouffe chaque jour, inexorablement dans les chaînes inoxydables d’informations, mais si jamais ils l’entendaient, l’écho, ceux de Sauveterre, par un accident de conscience, dans une seconde d’attention alors ils les envieraient ces bannis, ces exilés, ces rescapés et ils n’auraient de cesse de suivre leur trace, ils brûleraient de savoir chacune des histoires des Évaporées du marais et enfin ils verraient, que le corps souple de la Seûle sur le cadastre dessine toujours un bras d’honneur qui saute aux visages.

SUD

Émile Gaboriau, le Sang noir de Sauveterre aimait son mystère et sa tranquillité, et puisqu’il avait échoué là, qu’il fallait bien vivre quelque part, il avait surpris tout le monde en venant déloger un beau troupeau de boeuf blancs à l’ombre d’un bois au sud de la ville pour s’y faire construire une maison de Maître. Une maison de rêve, mais de ce genre de rêves un peu tordus qui sentait bien son post-romantique, c’est à dire une forme de maison de cauchemars, gotico-grandiloquente avec des petites tourelles, un pigeonnier et des ailes qui demeuraient entièrement inhabitées les trois-quart de l’année. Un siècle plus tard, les dents des paysans étaient devenues bien longues avec le drôle de succès qu’avait apporté à leur coin cet original d’auteur et sa maison endormie dans un élégant délabrement suite à sa mort prématurée. Ils avaient vendu, judicieusement et juteusement, quelques parcelles à d’autre snobs, tout en conservant le gros des terres. Mais au Tremblement, s’il restait trois ou quatre demeures élégantes, de-ci de-là, presque tous les espaces les séparant avaient été infestés de pavillons, suite à la défaite par KO des agriculteurs face au deuxième choc pétrolier. Jusqu’au Tremblement : 5,9 pour Richter, zéro pour les pavillons. Pour les vénérables villas, pour la Sang Noir, match nul : délabrement stationnaire. À l’heure où je vous parle, comme il n’est plus question d’octroyer le moindre permis de construire dans ce secteur, une drôle de faune a pris possession des lieux. Des gens de tous âges, portés sur la décroissance, l’agriculture bio et la résistance à ce qu’ils appellent sérieusement la société de consommation, ainsi que des inventeurs de jeu GN, entre murder party et survivalisme et des hackers. Pour ces derniers, il n’est pas exclu qu’ils occupent la même place que le sanglier de Sauveterre : à cheval entre la légende urbaine et l’attraction locale.

EST

Les camions passent à fond sur le bout de Nationale qui délimite le quartier Est. On fait avec : le bar en bordure de route s’appelle La Secousse. Cent fois par jour les verres tintent, mais les étagères sont équipées de butoirs, avant ils se brisaient au sol. On peut rentrer la noire sans même effleurer le billard et le vieux flipper tilt tout seul à intervalles réguliers. Mais le bistrotier ponctue chaque transaction par : Tout baigne ! Et c’est vrai que dans ce coin là tout baigne dans l’eau, mais ça ne se mélange pas. Sur si peu de terrain, il ne faut pas confondre l’eau de la Seûle qui ne fait qu’y passer, les marais qui stagnent et les Caraïbes qui rapportent. C’est même la principale source de revenue de la bonne ville en matière de tourisme, et le petit train y file directement une fois expédiée les cartes postales historiques du centre ville. L’eau thermale qui coule là-bas, c’est mieux qu’une rivière à pépites, et le Centre Balnéo / SPA / Loisirs des Caraïbes sort tout droit d’une science-fiction malmenée par les années 80, avec ses espaces-bulles, ses solariums et ses toboggans qui s’entortillent dans les airs avant de se réinjecter dans la structure mère. Après l’arrêt Caraïbes, le petit train rentre presque toujours vide. Dans ce cas Franck, le chauffeur, afin de se ménager une pause correcte avant son prochain chargement, coupe en douce par le parking du lycée Jean Hyp et la zone pavillonnaire dite Atlantide, en rapport avec l’assèchement du marais qui lui a permis d’émerger. On y nage en plein 60’s, ce qui a son petit charme pour ceux qui tapent la quarantaine. On balance entre hors-sol et pilotis là-bas, quelque chose d’une expérience abandonnée, comme un mikado oublié dans un grenier au milieu d’une partie. Pas sûr que tout baigne, tout flotte plutôt et se dégrade. Par un contrecoup étrange, l’ancien camping donne une impression de terre ferme. Ce serait difficile de tomber plus bas que le sol des tentes et c’est pour ça qu’on a laissé les gitans s’installer là. Un printemps sur deux leur terrain est rincé par une mauvaise crue de la Seûle, qui leur dégueule dessus plus de boue que les riverains ne le font en une année. Mais ils doivent avoir ça dans le sang de tenir tête aux emmerdements, alors ils se prennent un gros courage et ils recommencent à zéro, comme au Bangladesh. Reste qu’encore au début l’été chaque pas laisse une petite flaque. Mais pour rien au monde, croit-on, ils ne renonceraient au voisinage du marais, qui a les moustiques, les écologistes et les décharges sauvages, mais aussi la pêche à l’écrevisse et les passages secrets vers la sortie.

proposition n° 35
OUEST

C’est pas parce qu’on a la plus grosse part qu’il y a la fève dedans, lui avait dit la soeur Blanchard, au sortir de chez le notaire. C’était de l’amertume qui avait tourné à la clairvoyance, comme un beurre rance qui se remettrait d’aplomb, quelque chose qui n’arrive jamais, sauf quand ça arrive dans les dents. Le père Blanchard, on aurait dit qu’il s’était fait bananer, et il n’y avait pas de quoi le prendre mal, parce que son domaine avait bel et bien la forme d’une banane, et qu’il était tout jaune. Rien n’y poussait là-bas, et c’était sec dès la mi-avril et triste comme le jour des cendres. Mais ça, c’était une grande et grosse banane de terre qui s’étalait sur tout le côté de la route de la mer. Le père Blanchard, lui, n’y avait jamais récolté en suffisance que les pissenlits et encore, il avait dû se délocaliser au cimetière pour les manger par la racine. Son seul legs pérenne avait été son nom et on disait encore chez Blanchard, quand on y allait, il y a pas plus de 3 ans de ça, dans la Zone. C’est qu’un des héritiers avait fini par damer son pion à la vieille Blanchard : il avait ramassé le pactole en vendant sa banane de propriété pour faire le Mac Donald et toute la zone commerciale. Enfin, ça lui payé l’EPADH. La chambre, pas l’établissement, à lui et à sa veuve. Le nom est resté et la zone est vraiment devenue la Zone, quand tout le commerce s’est dématérialisé en fumée. Plus personne de sain d’esprit n’y met les pieds aujourd’hui : on se fait livrer par des gonzes de la Zone, genre intérimaires pas regardant et pas regardés. Parce que dès que le centre commercial et toutes les grosses franchises environnantes se sont dépeuplés, les promoteurs ont trouvé sans trop de difficulté un moyen de se refaire : l’enterrement en terre Blanchard d’un gros paquet de déchets de la Centrale du Blayais.

NORD

Il y a le côté de la Seûle, le seul qui vaille, le seul qui vague déjà de sentir la mer à quelques heures de là dans la barque plate des pêcheurs et des plaisanciers qui régulièrement, depuis des siècles se faisait endormir la nuit par des malappris qui ne peuvent pas traîner ici, qui ne peuvent plus ne pas répondre à l’appel du large, long jusqu’à l’or de l’autre Amérique, celle qui a gardé son mystère d’aventures et de forêts, de deuxième chance et d’as dans la manche, celle où l’on peut toujours se refaire comme un self remède man, avec l’aide de l’ombre et du soleil, avec l’aide des champignons des chamanes déjà connu ici, avant, dans les vapeurs du marais, magie qui abolit le temps, la séparation, l’exil, qui arrondit la planète pour que la Seûle coule jusqu’à la mer quand bien même elle a l’air de partir vers le nord, vers Paris dont elle n’a jamais eu que faire, préférant se donner des airs d’importance de sous-préfecture modeste, qui baisse les yeux et n’élève pas la voix, alors que tout ici est plus rongé d’ambition de grands destins et de fortunes formidables que les bateaux relayant la passe des barques plates ne le sont par la rouille et tout ça recouvert d’un goudron pour limiter les dégâts et d’un coup de peinture d’honnêteté qui fait la blague puisque tout ceux qui restent doivent jouer le même jeu, mais s’ils entendent l’écho, l’écho toujours plus lointain, l’écho de ces vies sauvées par la nuit de la Seûle et refaites, rechapées, reshaped aux Amériques, l’écho infime porté par le vent fou de bonheur dansant dans les cheveux de la liberté plus brûlante que si on l’avait chauffée dans la cercle d’or de l’Ouroboros et qui à présent étouffe chaque jour, inexorablement dans les chaînes inoxydables d’informations, mais si jamais ils l’entendaient, l’écho, ceux de Sauveterre, par un accident de conscience, dans une seconde d’attention alors ils les envieraient ces bannis, ces exilés, ces rescapés et ils n’auraient de cesse de suivre leur trace, ils brûleraient de savoir chacune des histoires des Évaporées du marais et enfin ils verraient, que le corps souple de la Seûle sur le cadastre dessine toujours un bras d’honneur qui saute aux visages.

SUD

Émile Gaboriau, le Sang noir de Sauveterre aimait son mystère et sa tranquillité, et puisqu’il avait échoué là, qu’il fallait bien vivre quelque part, il avait surpris tout le monde en venant déloger un beau troupeau de boeuf blancs à l’ombre d’un bois au sud de la ville pour s’y faire construire une maison de Maître. Une maison de rêve, mais de ce genre de rêves un peu tordus qui sentait bien son post-romantique, c’est à dire une forme de maison de cauchemars, gotico-grandiloquente avec des petites tourelles, un pigeonnier et des ailes qui demeuraient entièrement inhabitées les trois-quart de l’année. Un siècle plus tard, les dents des paysans étaient devenues bien longues avec le drôle de succès qu’avait apporté à leur coin cet original d’auteur et sa maison endormie dans un élégant délabrement suite à sa mort prématurée. Ils avaient vendu, judicieusement et juteusement, quelques parcelles à d’autre snobs, tout en conservant le gros des terres. Mais au Tremblement, s’il restait trois ou quatre demeures élégantes, de-ci de-là, presque tous les espaces les séparant avaient été infestés de pavillons, suite à la défaite par KO des agriculteurs face au deuxième choc pétrolier. Jusqu’au Tremblement : 5,9 pour Richter, zéro pour les pavillons. Pour les vénérables villas, pour la Sang Noir, match nul : délabrement stationnaire. À l’heure où je vous parle, comme il n’est plus question d’octroyer le moindre permis de construire dans ce secteur, une drôle de faune a pris possession des lieux. Des gens de tous âges, portés sur la décroissance, l’agriculture bio et la résistance à ce qu’ils appellent sérieusement la société de consommation, ainsi que des inventeurs de jeu GN, entre murder party et survivalisme et des hackers. Pour ces derniers, il n’est pas exclu qu’ils occupent la même place que le sanglier de Sauveterre : à cheval entre la légende urbaine et l’attraction locale.

EST

Depuis le Tremblement, on a fermé La Secousse et le bistrotier, reconverti chauffagiste se mord la langue chaque fois que lui vient un : Tout baigne ! Par ricochet, le Tremblement a provoqué un sacré mélange. Sur si peu de terrain, d’un coup, l’eau de la Seûle a débordé les marais et les Caraïbes se sont mises à fuir par tous les toboggans. L’eau thermale qui coule là-bas, c’est mieux qu’une rivière à pépites, alors on a vite colmaté les brèches des soucoupes du Centre Balnéo / SPA / Loisirs, et remis en sécurité les espaces-bulles, ses solariums et ses toboggans qui s’entortillent dans les airs avant de se réinjecter dans la structure mère. Plus question pour Franck, le chauffeur du petit train de couper en douce par le parking du lycée Jean Hyp et la zone pavillonnaire dite Atlantide ( ! ), en rapport avec l’assèchement du marais qui lui a permis d’émerger. Pendant presque deux mois, tout le coin a baigné dans la vase, on se serait cru au camping municipal, où un printemps sur deux le terrain est rincé par une mauvaise crue de la Seûle, qui dégueule sur les Gitans plus de boue que les riverains ne le font en une année avec leurs paroles. D’ordinaire, à part une association et quelques personnes de bonne volonté, tout le monde s’en tamponne qu’ils pataugent, mais là, devant l’ampleur du sinistre, la mairie a décidé de prendre ses responsabilités : elle a fait procéder à l’évacuation des Romanos, pour les coller sur un parking dans la Zone et annoncé un prochain assèchement de tout le marais, sur fond d’ode à la salubrité. Et à toute chose malheur est bon : les écolos se sont mis sur le pied de guerre, trouvant enfin un terrain d’entente avec les Gitans et les bénévoles de l’association, pour protéger l’écosystème, la biodiversité et leurs fesses nomades. Les déchets nucléaires de la zone, ils les ont en travers et pour longtemps.

proposition n° 36
OUEST

Une grande et grosse banane de terre qui s’étale sur tout le côté de la route de la mer. L’herbe a séché une bonne fois pour toutes. Sans jamais plus reverdir, sans jamais plus disparaître non plus, sauf à devenir noire quand on y fout le feu, ou à cause du sang noir des profondeurs du sol. É Blan’ha, ceux qui vivent là-bas, É Blan’ha ne prononcent pas les chuintantes. Ils ont un palais autrement fait. La seule nourriture qui passe, c’est les doses de liquide semi-épais dans des bricks individuelles en aluminium qu’on leur livre par camion spécial deux fois par mois. Comme la seule façon de se déplacer, dans la canicule qui règne sans ombre dix mois par an, consiste à sortir revêtu de combinaisons intégrales, elles aussi en aluminium, les habitants ont écopé du surnom d’Alus. Les Alus. À moins que ce ne soit à cause de l’illusion d’optique provoquée par les reflets étincelants de leur vêture, qui rayonnent d’éclairs sur deux kilomètres à la ronde. Une étrange fortune pousse pourtant dans cette misère étouffante : des fleurs, rouge orangé, qui semble l’explosion mousseuse de fleurs anciennes, comme on en voit dans les grimoires. Leur commerce et les immenses profits qu’il génère, en dépit de la dangerosité des pollens, explique seul les sacrifices immenses de ceux et celles qui persistent à travailler dans la Zone. Contraints par leur équipement à de fréquents arrêts au milieu des champs jaunes et noirs, où d’immenses dieux-chiens ont laissé les traces indélébiles de leur ébats, ils sont autant d’épouvantails inutiles sous ce ciel sans oiseau. Mais les enfants de l’Ouest savent distinguer laquelle de ces armures protège Antant’, l’héroïne, et ils crient son nom en sillonnant l’air épais de leur cape, couverture de survie trouée, déchet d’une autre ère déjà.

NORD

Le corps liquide de la Seûle sur le cadastre minéral dessine toujours un bras d’honneur qui saute aux visages. Et son nom, qu’on juge de mauvaise augure, mais qu’on n’ose pas changer, puisqu’on n’ose plus rien changer, depuis que la décision a été prise de classer Secret Défense les éléments naturels encore en capacité de communiquer avec l’être humain, son nom qui râle, résonne trop longuement aux oreilles étrangères. Cependant, l’Éminence Scientifique s’est formellement opposée au projet grandiose de préservation de la Seûle par l’élévation de murs jusqu’au troisième étage de la stratosphère du néo-crétacé. Le risque serait trop grand, voulant amplifier l’infime écho des propos de la rivière, de le perdre définitivement à la faveur d’une malfaçon de l’ouvrage d’art — elles sont hélas, si courantes —. On a dû également renoncer à l’éloignement total des riverains, mais il a été exigé par décret, dans un rayon de 300m, de ne pas élever la voix au dessus de 10dB, ce qui correspond au bruit du vent dans les arbres qui ont pu être conservés. Décret applicable aux humains et aux oiseaux, en dépit d’une rébellion constante de cette dernière population à la moindre collaboration constructive avec l’espèce humaine. Malgré toutes ces mesures, en l’espace de cinquante ans, le seul murmure officiellement émis par la Seûle est un gémissement qui détraque systématiquement les capteurs, mais où certaines oreilles particulièrement exercées prétendent entendre les mots évaporées ( au féminin pluriel ) et marais ( incertain ).

SUD

Depuis que le code de la villa Sang noir a été craqué, le sud ne sert plus qu’aux dépaysements. Comme on a cessé de croire au progrès depuis que la perception du Temps/Aïôn est accessible au plus grand nombre, personne ne s’étonne plus de ce qu’un obscur écrivain de feuilleton policier du XIXè siècle ait pu mettre en place un dispositif aussi simple qu’efficace. Grâce aux amplis sensationnels, la puissance du portail est étendue aux prés voisins de la maison, ce qui permet évidemment à certains passagers clandestins d’embarquer en douce. À leur risques et périls : si personne ne surveille leur corps-songeant dans l’herbe, il peut leur arriver toutes sortes de mésaventures allant du grotesque ( métamorphose hallucinatoire au réveil ) au tragique ( métempsycose redistributive par éparpillement ), sans parler plus trivialement des risques de vandalismes élémentaires, d’origine animalière ou humaine. La révélation du Portail de Sang noir, a jeté une lumière crue sur le mystérieux Sanglier de Sauveterre. Il se trouve encore quelques panthéistes acosmiques furieux pour récuser la Démonstration de Lecok, qui tend à prouver que le fameux Sanglier se dupliquait sans fin dans une anomalie de l’axe du sud, qui doublait la route du sud de plusieurs couloirs spatio-temporels, pour dire les choses un peu vite. Suite à l’apparition du portail, toutes les villas environnantes ont été démontées pierre par pierre de manière à ce qu’on puisse les reconstituer au sol en deux dimensions avec leur propre matériaux, sans retrancher ni ajouter la moindre pierre, afin de déterminer si la roche avait une quelconque influence positive sur les rêvoyages. Vue du ciel toute la partie sud de Sauveterre est tapissée de ces étranges puzzles blancs et verts. Dans le plan des chambres et des cuisines, des corps étendus donnent à l’ensemble un air de bas-relief, surtout au soir tombé, quand la lumière dorée de l’axe du Sud se souvient du bref couché de soleil pour de longues heures.

EST

Sur si peu de terrain, se confondent l’eau de la Seûle qui ne fait qu’y passer, les marais qui stagnent et les Caraïbes, vestige balnéaire. L’eau thermale qui coule là-bas, a durablement modifié non seulement la typologie des lieux, les us et coutumes des habitants, mais jusqu’à leur physionomie et leurs besoins naturels. On voit fréquemment apparaître sur le corps d’enfants nouveaux-nés, des vertèbres supplémentaires au niveau du sacrum, mais, plus surprenant, des minéralisations de certains organes et de petits fossiles nichés sous l’épiderme. Ces modifications, qui lors leur premières apparitions terrifiaient les parents et condamnaient les enfants, sont devenues tout à fait bénignes voire souhaitables, depuis la Catastrophe. Les habitants de l’Est s’étant à cette occasion avérés capables de vivre seulement d’eau, et bien encore, leur physiologie mieux comprise s’est peu à peu vidée de toute nocivité et pour ainsi dire banalisée. Beaucoup on choisit de vivre plus conformément à leur nature et les maisons ont été décapitées de leurs toits, afin de permettre à leur occupants de garder un contact quasi-permanent avec les précipitations, les nuages et l’humidité qui se dégage de leur environnement naturel. Le projet Atlantide, de la même veine, porte sur la création de tout un quartier submersible, selon une calendrier intuitif répondant essentiellement au désir manifesté par les personnes les plus âgées et les tout petits enfants, dont la sensibilité exacerbée à l’élément liquide est un fabuleux baromètre. Le territoire Est se balance donc entre hors-sol et pilotis, comme un mikado oublié au milieu d’une partie dans une de ces petites piscines en plastique qu’on utilise pour désinfecter les voyageurs malencontreusement arrivés par l’Ouest. Les rues ont été remplacées avantageusement par des canaux, accueillant, de par et d’autre, une lignes d’eau réservée aux nageurs rapides et une voie centrale pour les véhicules. 
Rares sont les élèves du lycée Jean Hyppocampe qui ne développe pas de branchies embryonnaires. Il est regrettable de constater que cette mutation, si riche en éclats de joie et possibilités nouvelles se confronte encore aujourd’hui à un racisme récurrent de la par des habitants de l’Ouest ( ce qui reste compréhensible compte tenu des conditions de vie très dures qui sont les leurs ) mais plus tristement des sudistes, qu’on pourrait supposer, sans jeux de mots, plus ouverts d’esprit.

proposition n° 37

Dans certains espaces — le terme de lieu est inapproprié, trop de paramètres rentrant en ligne de compte n’étant pas stricto-senso géographiques ) on peut trouver le sommeil parallèle propice aux voyages des Corps-songeant, plus communément appelé rêvoyages. Deux personnes côte à côte ou bien éloignées d’une distance indépendante de toute notion métrique peuvent se rencontrer dans un rêve partagé. Ces rencontres* sont, à ce jour, intraçables. Il semble également impossible de faire volontairement intrusion dans l’une d’elle. Impossible de débarquer dans le moment de la rencontre comme une armée étrangère ou une cousine de province sans y avoir été préalablement ou simultanément invité. Ce terme, qui évoque les bristols du XIXe siècle, les événements envahissants les réseaux sociaux, les mailing listes, pourrait donner une idée inexacte du processus des rêvoyages. En tous cas, ce n’est pas avec ce genre d’invitation qu’on peut espérer participer à une rencontre entre Corps-songeant, et les arnaques fleurissent dans lesquelles tombent par milliers des gogos en mal de sensation, des âmes désespérées de la perte d’un proche ou encore d’insatiables cliqueurs et cliqueuses de tous âges. Pour qu’advienne la rencontre, la condition nécessaire et suffisante est le désir des personnes à se retrouver en présence les unes des autres. Voilà pourquoi le procédé reste alternatif et s’il intéresse au plus au point le monde des affaires, il lui reste partiellement inaccessible**. Le désir porte à la fois sur l’autre et sur le lieu où la rencontre doit se produire. L’élaboration du lieu est extrêmement délicate et nécessite une mémoire sensorielle pleine de vivacité et de fantaisie. La qualité même de l’air, de ce qui s’offre au regard et aux sens des Corps-songeant plus généralement, est fonction de leur désir et peut s’altérer en un rien de temps ( les unités de mesures habituelles de durée sont invalides dans ce processus).

(...)

Afin d’optimiser les chances de retrouvailles lors des rêvoyages, il convient de se diriger vers un lieu commun aux deux personnes, idéalement fréquenté, sinon connu, à la même époque. Ce lieu ne peut cependant pas être celui du portail même : du fait des interférences, les risques de confusion et de brouille sont trop élevés. Le parasitages de l’image et du son — sans parler des autres sens convoqués — peuvent provoquer un sentiment d’usurpation d’identité pouvant friser le délire paranoïaque, et, des malentendus inextricables, au sens premier du terme. Il importe également que le lieu choisi soit calme, c’est à dire vide de personnes réelles ( occupants éveillés ), les interférences créées par leur présence, bien qu’inexplicable à ce jour, n’en demeurent pas moins dangereuse. C’est également le cas des lieux ayant radicalement changé de destination depuis la dernière visite en chair et en os des participant.e.s ( redistribution des pièces avec modification du bâti, destruction pure et simple du bâatiment, coupes claires dans le cas d’une forêt ).

Quand le Squat Sang noir a découvert le portail, les essais les plus concluants ont été soigneusement listés*** et appris par coeur par tous les membres, grâce à la technique Ad Herennium. Comme par un fait exprès, les rêvoyages les plus satisfaisants en terme de stabilité ont pris place dans des lieux extrêmement proches du SSN et familiers de leurs membres, soit par une connaissance personnelle ( Appartement de fonction du Lycée Jean Hypp, après rénovation, cabinet du Docteur Ledoux, pavillons de l’Atlantide étêtés par la grande tempête ), soit par un ouï-dire local très puissant ( la cave à souterrains de l’ancienne bibliothèque ).

Je consigne ici deux de ces essais. L’un provient d’un carnet retrouvé du Squat Sang Noir, que je retranscris le plus fidèlement possible, en regrettant cependant d’être dans l’incapacité d’en conserver la calligraphie nette et nerveuse qui en dit plus long que tous les mots qu’elle a formés. Le second est la transcription d’un enregistrement obtenu auprès d’une personne fort désireuse de conserver l’anonymat et dont je ne saurais dire si elle a participé elle-même à ce rêvoyage, si elle était présente lorsqu’il s’est produit pour sécuriser la zone, ou encore si elle l’a appris par coeur d’un.e des membres du SSN. La forme, très parlée, s’éloigne beaucoup de la netteté scientifique des Carnets d’Essais, mais dans quelle mesure ne peut-on y voir une finasserie supplémentaire du SSNAugmenté pour brouiller les pistes ?

SSN / Essais 37 / Carnet B

Dans certains espaces — le terme de lieu est inapproprié, trop de paramètres rentrant en ligne de compte n’étant pas stricto-senso géographiques ) on peut trouver le sommeil parallèle propice aux voyages des Corps-songeant, plus communément appelé rêvoyages. Deux personnes côte à côte ou bien éloignées d’une distance indépendante de toute notion métrique peuvent se rencontrer dans un rêve partagé. Ces rencontres [1] sont, à ce jour, intraçables. Il semble également impossible de faire volontairement intrusion dans l’une d’elle. Impossible de débarquer dans le moment de la rencontre comme une armée étrangère ou une cousine de province sans y avoir été préalablement ou simultanément invité. Ce terme, qui évoque les bristols du XIXe siècle, les événements envahissants les réseaux sociaux, les mailing listes, pourrait donner une idée inexacte du processus des rêvoyages. En tous cas, ce n’est pas avec ce genre d’invitation qu’on peut espérer participer à une rencontre entre Corps-songeant, et les arnaques fleurissent dans lesquelles tombent par milliers des gogos en mal de sensation, des âmes désespérées de la perte d’un proche ou encore d’insatiables cliqueurs et cliqueuses de tous âges. Pour qu’advienne la rencontre, la condition nécessaire et suffisante est le désir des personnes à se retrouver en présence les unes des autres. Voilà pourquoi le procédé reste alternatif et s’il intéresse au plus au point le monde des affaires, il lui reste partiellement inaccessible [2].

Le désir porte à la fois sur l’autre et sur le lieu où la rencontre doit se produire. L’élaboration du lieu est extrêmement délicate et nécessite une mémoire sensorielle pleine de vivacité et de fantaisie. La qualité même de l’air, de ce qui s’offre au regard et aux sens des Corps-songeant plus généralement, est fonction de leur désir et peut s’altérer en un rien de temps ( les unités de mesures habituelles de durée sont invalides dans ce processus ).

(...)

Afin d’optimiser les chances de retrouvailles lors des rêvoyages, il convient de se diriger vers un lieu commun aux deux personnes, idéalement fréquenté, sinon connu, à la même époque. Ce lieu ne peut cependant pas être celui du portail même : du fait des interférences, les risques de confusion et de brouille sont trop élevés. Le parasitages de l’image et du son — sans parler des autres sens convoqués — peuvent provoquer un sentiment d’usurpation d’identité pouvant friser le délire paranoïaque, et, des malentendus inextricables, au sens premier du terme. Il importe également que le lieu choisi soit calme, c’est à dire vide de personnes réelles ( occupants éveillés ), les interférences créées par leur présence, bien qu’inexpliquable à ce jour, n’en demeurent pas moins dangereuse. C’est également le cas des lieux ayant radicalement changé de destination depuis la dernière visite en chair et en os des participant.e.s ( redistribution des pièces avec modification du bâti, destruction pure et simple du batiment, coupes claires dans le cas d’une forêt ).

Quand le Squat Sang noir a découvert le portail, les essais les plus concluants ont été soigneusement listés [3] et appris par coeur par tous les membres, grâce à la technique Ad Herennium. Comme par un fait exprès, les rêvoyages les plus satisfaisants en terme de stabilité ont pris place dans des lieux extrêmement proches du SSN et familiers de leurs membres, soit par une connaissance personnelle ( Appartement de fonction du Lycée Jean Hypp, après rénovation, cabinet du Docteur Ledoux, pavillons de l’Atlantide étêtés par la grande tempête ), soit par un ouï-dire local très puissant ( la cave à souterrains de l’ancienne bibliothèque ).

Je consigne ici deux de ces essais. L’un provient d’un carnet retrouvé du Squat Sang Noir, que je retranscris le plus fidèlement possible, en regrettant cependant d’être dans l’incapacité d’en conserver la calligraphie nette et nerveuse qui en dit plus long que tous les mots qu’elle a formés. Le second est la transcription d’un enregistrement obtenu auprès d’une personne fort désireuse de conserver l’anonymat et dont je ne saurais dire si elle a participé elle-même à ce rêvoyage, si elle était présente lorsqu’il s’est produit pour sécuriser la zone, ou encore si elle l’a appris par coeur d’un.e des membres du SSN. La forme, très parlée, s’éloigne beaucoup de la netteté scientifique des Carnets d’Essais, mais dans quelle mesure ne peut-on y voir une finasserie supplémentaire du SSN Augmenté pour brouiller les pistes ?

SSN / Essais 37 / Carnet B 
Point de départ : Lycée Jean Hyppolite 
Appartement : vide 
Situation : élevée 
Fonction : de fonction 
Exposition : double, béton / forêt 
Personne morale : propriétaire 
Personne physique : occupante en transit 
Personnes métaphysiques : préoccupantes permanentes 
Mobilier : un lit double, une table dans la cuisine, une chaise dans la cuisine, un coûteux canapé en cuir gris. 
Petites cuillères : pas l’ombre. 
Blanc : carrelage partout 
Vert émeraude : SdBaignoire 
Très framboise : salon 
Ecran disproportionné : Blue Velvet 
Bleu pipi : cuisine 
Caméléon dormeur : chambre de rêves 
Point de fuite : Forêt
En cas de nausée ou d’infiltration : évacuation vers les pavillons étêtés 
Technique : survol du parking
Consigne : De nuit uniquement. Déconseillé aux débutant.e.s

Interview de *** / Enquête SSN / non daté

Les greniers étaient encombrés de tout un bric à brac d’oubliette. Avant que les toits ne s’envolent, on n’y tenait pas un homme debout. Il n’y avait que les enfants, et encore, les petits qui pouvaient s’embringuer là-dedans. Il fallait monter sur une chaise ou un escabeau pour accéder au clapet qui ouvrait une trappe dans le plafond. Un trappe très lourde, sans diable, un truc à se tuer. On y glissait à l’aveuglette tout ce qui encombrait momentanément (décorations de Noël en janvier, matériel de camping en octobre, doudounes et moonboots au printemps... ) et puis tout ce qui encombrait définitivement (correspondance d’un autre amour, factures d’électricité, cadeaux hideux de crémaillère genre tasse " toi et moi "ou service à nougat glacé ) tout ça on le poussait le plus loin possible, aux confins des sous-pentes à chaque nouvel arrivage ( cette longue lunette à faire peur aux gens et cent brimborions dont l’aspect importune, tout Racine, Corneille et un Cyrano qu’on ouvrirait plus jamais ) en tâchant de conserver les objets les plus utiles au plus près du bord de la trappe. A présent qu’on peut y tenir debout, personne n’y monte plus, utile et inutile sont logés à la même enseigne. Celle où tout pourrit gentiment avec la pluie et le temps. Mais ça donne un cartographie fiable et fixe vue du dessus. Désirer un rendez-vous dans la section Cahiers de primaire du petit Paul, Vaisselle du mariage de Michel et Madyana ou dans le bocal des billes de cartouches d’encre turquoise d’Alienor, qui avait en son temps, traîné tous les coeurs après elle... pour ceux d’ici, c’était un jeu d’enfants.

Principes des Corps-songeant / Le Cas du Squat Sang Noir / Notes préliminaires et vrac

proposition n° 39

À Sauveterre, il n’y a que pour les morts qu’on creuse profond.

Penché au-dessus de la fosse, on croirait facilement qu’il y a quatre mètres de profondeur. Un peu comme l’illusion d’optique qui fait voir les morts et les gens de la télé plus grands qu’ils ne le sont en réalité, bien qu’en réalité, les morts ne sont plus. Ils ne sonnent plus non plus à l’improviste, comme on fait en province, pour discuter à la grille ou prendre un café en passant ou déposer quelque chose, un livre ou une bouture, dont on s’était parlé quelques jours avant. Depuis qu’ils n’ont plus comme après que l’apprêt fourni par les Pompes, l’avant dont il avait été question n’a plus court. On leur a coupé le sont, il ne leur reste que les restes, ce qui demeure dans leur dernière demeure. C’est à dire qu’ils ne sont plus rien d’autre que morts, c’est définitif, comme d’être nés.

Ce n’est pas le sujet, mais si on doit parler trou, il faut bien en passer par là, parce que c’est quand même une spécialité locale de ne creuser profond qu’en cas de décès. Et encore, au propre, pas au figuré… mais ce n’est pas le sujet.

Ici on fait des trous de punaises, comme des locataires, les pelleteuses prennent la terre avec des pincettes et les promoteurs ne s’avisent pas de dépasser les trois étages. Jamais on n’irait planter une grande méchante vis de 10 mètres de profondeur, avec sa grosse cheville. Ce n’est pas par respect de l’environnement, entendons nous bien, on n’a pas peur de ne pas récupérer notre caution au moment de la pesée des âmes. C’est par crainte des emmerdements sans nom qui éclaboussent sans fin quand on remue la gadoue. Ici, rien qu’en ramassant des pommes des terres on trouve du gallo-romain en veux-tu en voilà. Alors avec un chantier immobilier, on a toute les chances de donner de la pelleteuse dans une nécropole. Et là, c’est la mort : les travaux sont interrompus jusqu’à la fin des temps. Les fouilles commencent… Avec leurs petits pinceaux et leurs gentilles pelles, les paléontologues, les archéologues, les médiévistes, sourient d’un air faussement ennuyé : en fait, c’est toute la ville qu’il faudrait retourner. Mais les moyens manquent, techniques et financiers, alors ils vont bientôt refermer. Dans un an, ou deux, ou trois… Leurs yeux plein d’espoir dans le progrès se lèvent vers le ciel : un jour nous disposerons des moyens de creuser en profondeur sans risquer d’abîmer les vestiges, et là…

On verra ce qu’on verra. En attendant, ici, tout le monde prend ses précautions. Il n’y a qu’une seule chose qui tient les fouilleurs à l’écart : la graisse. La bonne grosse graisse bien appliquée sur les pattes idoines. Pour la construction des Caraïbes, personne n’est allé y regarder de trop près. Le mur du chantier faisait 5 mètre de haut. La bibliothécaire disait en ricanant qu’ils avaient élevé une double palissade. Il fallait une autorisation spéciale pour pénétrer dans l’enceinte et tous les maçons, du chef des travaux au dernier des gâcheurs de plâtre étaient badgés, comme pour le Festival de Cannes. Mais les vigiles, qui faisaient les nuits, passaient boire leur café à la Secousse. Et quand Marcel l’allongeait au cognac, on entendait de drôles d’histoires, avec des macchabées dedans qui ne dataient pas tous de Mathusalem. Enfin, rien de trop récent non plus. Mais des choses qui auraient bien intéressé les têtes chercheuses du Kalifat [4]… Je dis ça, je ne dis rien. D’ailleurs, j’ai à faire.

Quand la jeunesse a eu son retour de flamme pour Emile Gaboriau, la mairie a entrepris de restaurer son monument funéraire au cimetière. Il y avait eu des visites, des fleurs, des poèmes Maldodorant, des escape games et des murder parties, des tags et des graffs… il fallait agir, maintenant que les médias régionaux, soucieux des réseaux sociaux, s’intéressaient à son cas. Il en allait de l’honneur de Sauveterre, a fait savoir le maire. C’est à cette occasion qu’on a découvert que le héros du jour avait joué les filles l’air : dans le caveau, point d’Émile. La télé a fait comme si, mais le secret s’est vite éventé. La chasse au cercueil était ouverte et bientôt les alentours de Sang Noir se sont mis à ressembler à une taupinière sur la lune. Mais il était profond, le Gaboriau. Profond et dans un cercueil en plomb. Sa dernière intrigue aura mis tout le monde sur les dents pendant deux décennies.

proposition n° 40

Si l’autre vaurien, vaurien c’est un rien exagérer sa valeur, mais franchement, s’il n’avait pas laissé là, au milieu du champ, du champ qui est le sien, soit, mais ce n’est pas la question parce que le champ de François, bon, c’est quand même mon champ de vision, eh bien, s’il n’avait pas posée là, comme une bouse de vache sacrée, cette foutue chaise en plastic, qu’on voit plus que ça d’où qu’on regarde depuis que c’est là, que ça trône par toutes saisons au milieu de son champ, le sien-le mien, depuis que la tempête lui a coupé le téléphone et tout ce qui va avec, depuis elle me bouche tout sa chaise, incrémentée dans le sol qu’elle est : les saisons passent dessus, ça la bascule même pas d’un quart pour faire un petit changement, un truc moche pas possible de soldes au Jardiland, un fauteuil de jardin dans le catalogue on dit fauteuil, fauteuil ivoire, une grosse molaire qui se carie sous la pluie et c’est comme son salon maintenant ici, vu qu’il a pris le plis d’y venir passer des journées et des coups de fil et surfer sur les réseaux pas nets vu que là, au milieu du champ au milieu de ma vitre, ça capte qu’il paraît alors qu’après, juste derrière, à deux pas, c’est la zone blanche du désert numérique, et le soleil se couche sur la chaise en plastic de ce bon à rien et c’est bien la peine d’avoir une baie vitrée sans trace pour contempler ça, d’autant que le réseaux orange du téléphone, bon, ça a pris son temps mais ils l’ont remis en ligne à la fin et ça capte chez lui à fond les ballons à présent mieux qu’avant qu’il paraît, mais le plis et pris, la chaise enracinée par tous les temps et pile au milieu, même en fermant un oeil, pile au milieu de mon champ de vision, mais dans le sien, alors pas question de la virer sans que ça tourne au contentieux et il serait capable, cet apôtre de François, de faire venir la télé du réseau pour se plaindre, pour en faire tout une histoire avec de la musique de manouche et des images de rosée dans le matin sur les pieds de sa chaise dans l’herbe râpée par ses grands pieds poètes, alors je préfère ne pas, va… n’empêche s’il l’avait pas posé là, son bureau d’été à perpétuité, vous auriez pu voir le bout de la ville, les confins, c’est pile derrière, enfin c’était, comment savoir maintenant si ça n’a pas bougé, avec ses conneries ?

proposition n° 41

…l’image je la laisse venir dans un demi-sommeil d’enfant [5] j’aimais les puzzles mais pas trop les bords des puzzles et encore moins les coins des bords des puzzles qui les enfermaient à double tour dans l’image pour seule fenêtre, coincé à la maison, collé au carreaux, tout le jour comme un petit malade [6] tandis que quelque part en bas ça se passait sûrement, quelque chose, dans la rue, dans la ville, dans le globe terrestre qui fait de la lumière jusqu’à ce qu’on ait bouffé toutes les piles des piles de sel de la terre et ça c’est toujours et encore la terreur suprême qui rend poulet, qui chocotte et plus bouger caché dans le placard tout feux éteints, guettant le Grand D’ombre [7] dans le demi-sommeil, le Chevalier sans peur se rapproche, lui, l’unique à l’avoir retrouvée la boule de Sacha à chaque fois et parfois, aussi celle de grand-mère Alice, qui roulent loin très loin des bords, dans des bordées de pensées — en velours violet et jaune, avec des petits coeur de trou du cul tout noirs — qui se sont tirées sans retour, sans histoire du soir et sans bisou bye-bye petit gnou, c’est au revoir le sommeil, la somme des moutons qui sont des lapins en papier sur le mur s’en garde la moitié reste le demi-sommeil, et plein de demi-sommeils ça fait des demi-sommeils, mais jamais un vrai gros sommeil qui est toujours absent comme le “s” à demi, faut pas y compter, sans bisou bye-bye petit gnou, un seul programme : un demi-sommeil d’enfant j’aimais les puzzles mais je n’aimais pas coins, ça c’est clair à présent, mais encore moins les points qui bouclaient la parole comme un quartier d’impasses, cric-crac l’affaire est dans l’ cul-d’sac où des sacs à culs se presse au pas de courses sans sac oublié à la maison — quand on a pas de tête dans son cul on a des jambes — les points invisibles criaient sans arrêt : Stop ! Stop ! Stop ! Majuscule si fort que la phrase ça l’assommait d’un coup du lapin et puis on lui retire son pyjama : Stop ! Stop ! Stop ! à tout bout de chant et c’était la panique que ça s’arrête et avec mon élan de tomber au bout de la terre aplatie par les vielles lunes de charabia qu’il fallait avaler comme des couleuvres au goût caramel, pour m’endormir pour de bon, pour m’empêcher de me sauver si le Grand D’ombre ne venait pas, aussi pour moi, s’il ratait son coup avec Sacha et Alice, s’ils me tombaient dessus en culbutant sur les bordures de briques et de faïence de leurs pensées et m’écrasait sous leurs pois de pyjama avant que j’aie pu filer à l’anglaise par des routes toujours ouvertes en surfant, comme papa les bons jours, sur l’onde verte, à travers une ville-puzzle sans bords, ni coins, ni points.

proposition n° 42

entre 8 et 9

Entre deux visites sur ses traces, ces vacances absurdes à l’aveuglette dans des trous, en province, ou dans les pays qui sont la province du centre monde, j’écrivais comment il y vivait, ce qu’il y avait vécu, pour m’en débarrasser , pour que cette vie, minuscule, planquée qu’il avait mené ici ou là, c’était sûr, dans un but qui souvent m’échappait complètement et d’autre fois partiellement, mais en sachant toujours que je ne voyais pas le grand tableau, comme lorsqu’on assiste à une éclipse de lune, en sachant toujours qu’il y avait des coulisses, des tiroirs secrets, des prologues, à ses intentions, quelque part, j’écrivais pour que cette vie se sépare de la mienne, fasse encore une différence, quitte ma pensée, un instant, pour me débarrasser de ses ramifications vivaces qui, je le croyais dur comme fer, envahissaient mon esprit et mon corps et puisaient dans sa substance pour croître. J’écrivais ses moindres journées, ses instants, ses repas, sa solitude et ses illuminations, minutieusement, jusqu’à ce que j’ai compris, dans des circonstances intimement déroutantes, que jamais il n’avait envahi mon esprit et mon corps, que jamais il ne m’avait privé de mon temps et de ma matière, mais, tout à rebours, combien il m’avait augmenté, combien ses ramifications en leur vivacité prolongeaient mon corps et mon esprit dans l’espace et dans le temps.
Tout ma vie avait été placée sous le signe d’un très grand amour, inédit et méconnaissable, mais oui, quel autre mot ? Un très grand amour. Le jour où je l’ai compris, j’ai cessé d’écrire ses journées, ses manquements, ses blancs et ses doutes, ses absences, son mystère et ses cachotteries pour les [8]

entre 24 et 25

Qu’est-ce qu’elle m’a servi cette femme ? Une petite liqueur sèche et jaune dont le première gorgée levait le cœur. Je redoute d’en savoir la composition exacte. Je m’interroge encore sur sa provenance et je ne désespère pas de trouver un moyen pour convoquer les mannes de la bibliothécaire. Je vois chaque verre disparaître dans ma paume, pourtant pas si large, je me vois le porter à ma bouche, soupeser l’épais liquide râpeux sur ma langue, je vois ses yeux se dorer à mesure que j’avale, mais le goût toujours m’échappe. Une liqueur de champignons . Mais je ne sais plus combien. De verres. La posologie importe. Les doses…  Une soigne , deux droguent, trois tuent . D’un coup, tard dans la nuit, elle a cesse de me resservir. Il reste encore un quart de liquide dans la bouteille. Ses petits papillons jaunes m’aguichent l’oeil. La maison est grande, j’imagine, mais elle nome propose pas de rester dormir. Quand je prends congé sur son invitation ostensible, je tangue. Les vannes de la paroles se sont fermées elles aussi. Je ne sais pas comment je suis rentré. L’hôtel… [9]le nom m’échappe toujours. Ma chambre s’est confondue avec l’appartement .. Vert émeraude Très framboise Blue Velvet, Bleu pipi. Mais à cette époque là, je ne sais pas pour l’appartement.

La première partie de la nuit, sommeil d’une douceur jamais expérimentée jusque-là. Jamais. À travers la nuit lumineuse où toutes mes questions sont devenues des réponses. Simplement. Je me réveille en riant et sans allumer, je note tout ce que j’ai pu en entendre, contrebande de luxe portant à peine cabossée de-ci delà.

entre 36 et 37

Alice avait l’habitude de dire : j’aurai connu les sabots et le gore-tex. C’est la même chose. Vous regardez mes doigts déformés, la rondeur de mon écriture manuscrite et vous demandez comment un être humain peut-il encaisser une pareille révolution technologique ? Vous en verrez d’autres. Et je ne me suis jamais laissé avoir, le gore-tex et les sabots même combat : contre le froid, contre l’humide. Alice soutenait que Madame de Staël avait inventé internet avec le jeu de la petite poste [10]. Alice avait raison. Le terrain était déjà là pour le glissement. Tout est arrivé très vite, les rêvoyures, les miraculeuses fleurs mousseuses, les Alus, les mutations. Tout est arrivé très vite parce que tout était près, latent. Et nous nous sommes adaptés. Rapidement. Spectaculairement. Un spectacle en forme d’écran de fumée idéal pour ceux et celles qui vivaient déjà dans les marges et les confins.

proposition n° 43

J’ai observé strictement la consigne : je me suis perdu.e pour les perdre. Je ne me suis jamais écarté.e de plus d’un pas de côté de la voie, afin que jamais le parfum du vrai ne fasse défaut au corpus. Cependant, ces erreurs cumulées nous auront emmené.e.s très loin… à moins que nous ne soyons revenu.e.s au point de départ. Là réside ma crainte : je ne suis plus en mesure de reconnaître la nature exacte de ce que je vais leur transmettre. Il m’est impossible de sursoir plus avant. Le document vous parvient dans son intégralité : vous pourrez prendre les précautions nécessaires dans le cas où l’invention carambolerait la vérité, comme cela s’est produit lors de…


Conformément à la requête qui m’a été adressée le 6 septembre jour-monde, je vais tenter de faire ici un rapport détaillé de l’avancée des travaux d’analyse de l’ensemble des documents et sources relatifs aux Principes des Corps-songeants.

En préambule, il est de mon devoir de tempérer l’impression générale de progrès dans notre compréhension du processus, et dans notre appréciation exacte du déroulé des évènements, qui semble se dégager de ce rapport. Trop nombreux sont les intérêts qui nous plongent dans l’incertitude et dans l’embarras : nous redoutons qu’à l’issue de la lecture de ce document par l’Académie du Probable et l’Éminence Scientifique, un vote trop favorable ne nous condamne paradoxalement à abandonner, tout ou partie, de nos travaux. Mais plus inquiétant encore, les pouvoirs quasi-illimités de la Censure des Regrets [11] mettent chaque jour en péril l’intégrité de la recherche, en menaçant les expert.e.s qui sont amené.e.s, par force, et non, est-il besoin de le rappeler, par plaisir ou esprit de sédition, à côtoyer au quotidien une matière où le monde ancien est constamment présent.

Pour ce qui concerne la rédaction du document, nous avons privilégié, dans la mesure du possible et de nos connaissances, un classement chronologique.


Je remercie par avance Votre Haute Autorité Collégiale pour l’attention portée à ces réserves préliminaires.



Principes des Corps-songeants / Inventaire convexe et concave au 21 septembre jour-monde du 40ème cycle.



Publications visibles du Professeur Walter Hesias


Alice A  Ed. Allia, 1989

Dans le Carnet dématérialisé du Docteur R. Dewhite ( CdDD ), la note suivante :

petit volume portant sur la période des soins à ma grand-mère et à son premier petit-fils. C’est une forme de récit morcelé, polyphonique où il est difficile de faire la part de l’étude de cas, de la poésie et du théâtre. De surcroît, il est traversé de part en part des notes intimes de la Chenille  [12] sur sa mutation. En effet, c’est à la même période que les opérations et la médication relatives à son changement de sexe étaient les plus lourdes. Les effets secondaires du traitement nimbent les descriptions cliniques de la thérapie de ronds de fumée concentriques.


Le corpus Gabriella [13]. 527 articles médicaux publiés dans des revues spécialisées pour part en son nom propre et sous différents avatars [14]. Pour l’essentiel, études de cas cliniques, mais dont l’approche laissait l’ensemble du Corps de l’Art extrêmement perplexe : il reste à ce jour impossible de savoir si les résultats brillants de ses méthodes peu orthodoxes ( contesté.e.s par l’Académie du Probable et l’Éminence Scientifique ) étaient une fin en soi ou un moyen pour le Professeur d’accéder à autre chose ( argent, passage, cachette, information, savoir, expérience… ). Dans cette somme, I and my [15], est généralement considéré comme le premier pas vers la découverte des Corps-songeants. Cette théorie reste cependant douteuse : même si le cas clinique fait apparaître, sans équivoque possible, la première rencontre entre le Professeur Hesias et l’entourage élargi du docteur Dewhite, leur différence d’âge - le docteur Dewhite n’était même pas né - en fait surtout matière à littérature.


Différents recueils de poésie / REmuE.net

Impossible à détailler pour l’instant sans déchaîner la Censure des Regrets, qui a miné le site.


Publications invisibles du Professeur Hesias ou alias


21 saisons du Journal d’un mot  ( Un mot par jour. Chaque jour. Un seul ) 

Cet ouvrage de poésie présentant un vocabulaire archaïsant est violemment stigmatisé par la Censure des Regrets. Il est pourtant impératif et urgent qu’il soit mémorisé par les agents des Brigades de Normalisation. Il est démontré que le vocabulaire du Journal d’un mot est un moyen de reconnaissance entre les rêvoyageur.euse.s et un outil de moquerie chez les dissident.e.s, qui s’amusent à lancer un de ses mots en l’air, chaque fois que leur anonymat est garanti dans une assemblée ( soirée masquée, coupure de courant, extinction des feux… ) tandis qu’un.e autre répondra par un autre mot de même provenance en vue d’établir un trait d’esprit. Rappelons que l’énigmatique théorie formulée par le Groupe Alias Initial, soutenant que l’ouvrage était en réalité un outil d’encryptage, n’a pas survécue à l’exil de ses membres.


Imago, un étrange guide de randonnée ultra-légère, sorte de remaniement des 36 Stratagèmes à l’intention des pèlerin.es des années 2020. Ce qui en fait implicitement un ouvrage para-militaire.

 [16]


ÉCRITS-TRACES DE LA CHENILLE


Nous nous trouvons dans l’obligation scientifique d’acquérir tous les documents se proposant sous cette l’entrée Écrits-traces de la Chenille , afin de les authentifier : ces transactions ne pouvant s’effectuer que dans un cadre d’opacité légale où les termes ne sont jamais à notre convenance, la possibilité ne nous est pas offerte de les consulter préalablement à l’achat. Ce budget est régulièrement critiqué par la Cour des Crédits, qui n’a pas la moindre idée de ce à quoi il est consacré, du fait de même de son opacité . En dépit de nos efforts, nous ne possédons à ce jour aucun document matériel ou dématérialisé appartenant à la catégorie des Écrits-traces. Le CdDD apporte néanmoins la preuve formelle qu’ils ont existé [17] Il est impératif que des missionné.e.s de terrain poursuivent cette quête. Cette pratique serait moins coûteuse et plus prolixe en renseignements fiables que les dégradantes transactions à l’aveugle auxquelles nous sommes contraint.e.s de nous livrer actuellement.



CdDD

Je rappelle que ce carnet est encore en élaboration dans les Abysses. Ses ramifications et leur retentissement sont observé.e.s 24/7 jours-monde par une équipe dédiée. Cette observation ne nous a pas permis ce jour de localiser l’auteur avec précision. Depuis peu de sérieuses interrogations pèsent sur la stricte paternité de R. Dewhite du CdDD [18]. En effet, il semble de plus en plus plausible que ce carnet dématérialisé soit alimenté par de nombreuses contributions extérieures. Cette thèse expliquerait en partie notre incapacité à localiser l’auteur. Ce système de relais est également susceptible de nous leurrer sur l’étendue de la propagation de la pandémie du Sang Noir ( ce qui concerne, au premier chef ,les Brigades de Normalisation, et dans un second temps les décrypteurs-anatomistes : la multiplication des membres leur fournissant potentiellement davantage de sujets d’étude ), mais également sur la longévité des rêvoyageur.euse.s.

En dépit de toutes ces inconnues, il importe de rappeler que le CdDD demeure une mine de renseignements, qui ont permis d’éviter, et ce à de nombreuses reprises, des crises majeures pour nos financeurs.


Les Carnets de R. Dewhite


Le classement de cette somme est des plus complexes. Nombre de ces carnets   [19] ont d’abord été pris pour des écrits-traces de la Chenille, mais depuis deux ans, nous avons la certitude que R. Dewhite est l’auteur de récits fictifs mettant en scène le quotidien de la Chenille en fuite [20], soi-disant pour se distraire. Ce qui nous apparaît comme un subterfuge assez grossier. 

Cependant, l’équipe constituée sous le nom de  I and my brother, qui s’attache plus particulièrement aux questions d’ubiquité dans le cadre des Corps-songeants, insiste pour que soit pris en compte une étrange familiarité avec certains faits alors inconnus de lui, dans ses carnets [21]. Ces considérations restent à relativiser : les techniques de réécriture et d’augmentation perpétuelles de ses propres carnets par l’auteur — ajouter à l’encre tout à fait singulière qu’il utilise pour leur rédaction— en rendant la datation des coïncidences extrêmement hasardeuse.

Enfin, R.Dewhite consacre une partie non négligeable de ses Carnets [22] à son enfance. Ils forment un récit complémentaire à Alice A. [23], sans permettre toutefois d’authentifier les faits présentés par le Professeur Hélias, ni d’établir précisément la succession des faits, ni même la liste des personnes présentes. En effet, le style extrêmement particulier dans lequel sont rédigés ces passages nous donne à penser qu’ils sont des retranscriptions de rêves, ou de séances d’auto-hypnose. [24] L’allégation de la Critique des Regrets qui y voit une forme de poésie ne peut être retenue. Par contre, la confrontation des sources en notre possession relatives à l’enfance de Dewhite nous a révélée que le Carnet 1 ne peut être qu’un plagiat. S’il renferme l’évocation d’un retour à la maison natale, il ne peut s’agir du retour de Dewhite. Cette découverte nous oblige à porter un regard nouveau sur l’ensemble des Carnets et par extension sur ce que recouvre le terme et le concept d’enfance pour l’auteur.


Les carnets de voyages 

Presqu’intégralement dessinés, ils sont la source la plus fiable que nous puissions, à l’heure actuelle, mettre en correspondance avec l’élaboration des Principes des Corps-songeants.Pour ces carnets, les pistes de recherche se limitent à une alternative : soit ils sont des aide-mémoire pour les rêvoyages, soit des souvenirs. L’équipe constituée sous le nom de Point de Fuite, responsable de l’évaluation et de l’étude de ces carnets, insiste sur la possibilité de rêvoyage à l’intérieur même d’un dessin, devenu lieu de retrouvailles. Cette théorie est appuyée par la Fraction Sauveterre, pour qui les domaines propices aux rêvoyures / retrouvailles ne seraient pas uniquement des lieux géographiquement connus des voyageurs [25], mais également des “utopies littéraires”. Certain.e.s expert.e.s de la Fraction avaient poussé l’hypothèse jusqu’à soutenir qu’une figure de style pourrait accueillir un rêvoyage. [26]

Cette théorie met la Fraction Sauveterre en délicatesse avec la Censure des Regrets et il nous est impossible de dire si elle sera encore active à l’heure où vous lirez ce rapport, et si, conséquemment, les Point de Fuite persisteront dans leur propos.


Les archives du Squat Sang Noir ( SNN )


Le cadastre 

Grâce à ce document les géologues et les acousticiens de la Fraction Sauveterre ont fait de considérables progrès dans la compréhension de l’élection de la Villa Sang Noir pour la découverte et l’expérimentation empirique du rêvoyage, [27], mais la menace constante d’une saisie de ce document et de tous les travaux connexes par La Censure du Regret rend l’atmosphère de leur laboratoire difficilement respirable. Littéralement, il semble que les archives du SSN réagissent mal à l’angoisse de l’équipe qui les étudie : leur papier s’effrite ou moisit, épaississant l’air au point de contraindre les expert.e.s à travailler masqué.e.s, puisque les images de reproduction sont systématiquement surexposées et, par conséquent, inutilisables … Quant aux séances de médiations préconisées en pareilles circonstances par le SSN lui-même, elles sont impossibles à mettre en place sous l’ épée de Damoclès de la CdR.


Les interviews 

Nombreuses et peu fiables, elles s’apparentent à des récits cryptés pour égarer le lecteur. Leur audition laissent un sentiment d’amusement très déstabilisant pour les équipes qui les ont ouvertes. Ne perdons pas de vue que ces interviews restent des sources à risque de contamination majeur. Le personnel manque, en nombre et en qualification, pour analyser une pareille somme. 



Pistes

En conclusion, trois questions cruciales pour notre pénétration des Principes des Corps-songeant et leur utilisation par nos financeurs restent en suspens :

La première concerne la nature de la relation entre Sacha et R. Dewhite : fraternelle ou fictionnelle ? Et le cas échéant, doit-on envisager l’équation Sacha Dewhite = R. Dewhite ? Dans cette occurrence, qui était le deuxième patient du Professeur Hesias dans le cas dit “ Alice A ” ? 


La seconde énigme est relative aux Évaporées du marais  :

Ce recueil disparu est constamment évoqué dans les interviews, ainsi que dans certains Carnets. Bien qu’il fasse référence à des faits très largement antérieurs aux Corps-songeants et qu’il soit entaché des pires références du monde ancien ( magie, métempsycose, conversation avec les défunts… ), sa récurrence et ses similitudes sémantiques avec les rêvoyages, ne peuvent être ignorées. Que cela nous plaise ou non, les pionnier.e.s en matière de Corps-songeants vivaient dans la marge des livres et se considéraient eux-mêmes comme des esprits poétiques. Visiter les impasses qui nous sont proposées pourrait à terme donner les meilleurs résultats.


La troisième question porte sur les plagiats mémoriels de Dewhite dans ces carnets. Nous avons l’intuition qu’il ne s’agit pas d’ajouts fictionnels, mais bel et bien d’emprunt à d’autres membres du mouvement. Doit-on y voir une forme d’hommage pour ceux et celles qui tendent à disparaître du monde visible ? Un genre de cannibalisme ? Une perpétuation ou une assimilation ? L’apparition de ces détournements dans le CdDD nous donne à croire qu’ils sont accepter par l’ensemble des membres fantômes. Mais le but, lui, nous échappe.

proposition n° 44

Commencé paresseusement et jamais retrouvé, égaré dans cette maison trop grande, trop belle, où les gens comme nous sont invités, ne peuvent qu’être invités comme de pauvres cousines de provinces malchanceuses, mais pas tant finalement puisque les voilà dans le parc parfait d’une demeure en rêve. Dans le livre, il y avait la mer, à moins que ce ne soit dans la propriété où je l’ai égaré. Une route peut-être à traverser. Je portais cette petite toge courte de spartiate. Quelques pages, avant de le poser sur une console, près d’un vase de tubéreuses et quand je suis remontée de la mer, où j’avais presque touché une méduse céladon, lisse et ronde comme un caillou, il avait disparu dans l’air empoisonné. Je fouille, je fouille, je retourne les matelas, les chambres, le ciel et la terre. Trop de temps passe en absurdes parties de volant, plumes frôlant nos jupes, et le bout rouge, le bout rouge… Si le livre revient c’est trop tard. D’ailleurs c’était peut-être un article dans une revue d’architecture, une conversation surprise entre ces deux vieilles tantes condescendantes dans leur villa Mon rêve….

Dans un lourd tiroir à confuse manigance, un trousseau de clefs innombrables et minuscules. Elles ont appartenu à une centaine de valises, elles-mêmes possessions intimes d’une multitude de voyageurs, de voyageuses. Oubliée ou perdue dans une chambre de l’hôtel, chaque clef ouvre une histoire et déjà, dans la brouillonnerie des doigts coloriés, on sait qu’il faudra l’écrire, qu’il faudra toutes les écrire et simultanément les cacher aussi bien que dans un lourd tiroir à confuse manigance. Dès longtemps enclenché, il n’est rien qui puisse assez retarder le mécanisme de cet instant de remplir ce devoir, cette mission, de remplir ces carnets amoncelés, et le nourrir comme une bête affamée de tout : les romans-photos sur le carrelage du salon de coiffure, les immenses après-midi sur la pierre du milieu du torrent, les jumelles de théâtre cassées qui permettent de voir à travers les murs… Malgré tout, de loin en loin, des vies s’inventent, se tricotent à même la travailleuse close et parfois, percutent malencontreusement ce qui a été.

Ma non-arrivée dans la ville de N. C’est un poème de Wislawa Szymborska, mais à une lettre près chacun de mes retours là-bas depuis que je feuilletais les pages immatérielles de ce livre aux grandes illustrations égales de chantiers et de Montagnes, avec un M. Je ne l’avais pas lu, mais quand je retournai dans la ville où j’avais eu, autrefois, une enfance mienne et une brève jeunesse, je ne les avais plus. Quand je retournai, je lisais W, qui m’occupait entièrement. Quand je me retournai le cinéma affichait sous son astre la double vie droguée de F. Je n’étais plus jamais tranquille et plus jamais seule dans la ville où je retournerai encore et encore. J’étais, depuis les pages du livre, comme deux soeurs, visages déformés de meringues et multicolores. Deux sœurs jumelles au coeur d’or cabossé comme les rues aux pavés mal équarris. Côte à côte, à présent passé et future, dans la ville, à épier les conversations et guetter le trou d’ombre du passage, d’où tout peut surgir : la 2CV de famille rachetée par un de mes anciens amoureux, des musiciens fugueurs… en attendant le café crème. Marche ou crève vers la croix carrelée dans la gadoue, la gadoue, la gadoue. Pour elle aussi, le café au lait est une flaque de la pluie. Récemment encore un retour dans la gare de la ville à une lettre près, nuitamment,

La gare de la ville N a passé

son examen d’existence objective

Tout était parfaitement en place

et chaque détail avançait

sur des rails infiniment bien tracés.

Même le rendez-vous a eu lieu.

Mais sans notre présence.

Au paradis perdu

de la probabilité

Ailleurs

ailleurs.

Combien résonnent ces mots.



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1ère mise en ligne 9 juin 2018 et dernière modification le 27 septembre 2018.
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[1On privilégiera le terme de retrouvailles en raison de la familiarité nécessaire avec le lieu du rêvoyage, plus qu’avec l’autre Corps-songeant.

[2 La plupart des essais de voyages de Corps-songeant du monde des affaires se sont soldés par des résultats désastreux pour leurs participants. Ces précédents catastrophiques ont fini par créer une jurisprudence tatillonne autour de cette application des rêvoyages. On cite si fréquemment le Cas De Gried / Cup, qu’il est devenu un locution verbale, afin de désigner une personne complètement à côté du sujet. Le Banquier De Gried et le trader Ed-Dieter Cup sont restés perdus des jours entiers dans les labyrinthiques lobbys d’hôtels 5 étoiles, sans jamais s’apercevoir ni l’un ni l’autre, ni se rendre compte qu’à force de se ressembler ces lieux n’existent tout simplement pas.

[3On ne peut que déplorer que ce n’ait pas été aussi le cas des désastres, ou des demi-succès : même si c’est compréhensible ( la mémoire des membres n’étant pas extensible à l’infini ), nous sommes à présent contraint.e.s de revisiter toutes les impasses, sans avoir la certitude de ne pas en avoir manquer

[4Le deuxième témoin fait ici allusion à Dominique Kalifa, spécialiste de de l’histoire du crime et de ses représentations au xixe siècle et premier xxe siècle. Mais on voit clairement une légère confusion avec le califat et les organisations dhijadistes, que les fréquents déplacements du chercheur à Sauveterre et les deux thèses réalisées sous sa tutelle par des doctorants pourtant bien implantés sur le territoire , n’ont pas réussi à dissiper complètement auprès d’une certaine partie de la population. Ce malentendu a largement contribué, au désespoir du principal intéressé, à la situation dramatique dans laquelle le Squat Sang noir a dû être évacué.

[5 La valeur inestimable du témoignage de R. Dewhite n’a jamais été questionnée, et il n’est pas question ici de se livrer à un examen dont aucun d’entre nous n’est digne, ni capable. Cependant, nous laissant tout ensemble le mode d’emploi et son application dans ce seul — et bref — enregistrement, dont les parasites laissent, encore aujourd’hui, le sens de certains mots en disputes — en italique dans le corps du texte — , ce que nous sommes convenus d’appeler la Pierre de Rosette des rêvoyures est loin d’avoir livré tous ses secrets. La notion même du " demi-sommeil d’enfant " restant sujet à une exégèse sans limite à ce jour, tant dans l’interprétation que dans l’expérimentation qui l’accompagne parfois. Ce " demi-sommeil d’enfant ", il n’est fait mention nulle part des moyens par lesquels R. Dewhite y accède ( hypnose, pendule, ancre profonde, drogue… ? ), ni de ce que cette expression recouvre exactement pour lui ( profonde détente, endormissement, sommeil paradoxal, rêverie, était méditatif … ?). On a cru trouver des précisions techniques dans le passage dit la travailleuse d’Alice du Carnet 29 : Convoquer une attention flottante. Réunir les conditions nécessaires au miracle, sans se montrer trop regardant. Poser le regard sur ce qui s’offre spontanément, le premier nom mentionné par le premier venu, plateau d’argent du tout venant. Commencer quelque part — la toute petite main fouille à l’aveuglette la travailleuse d’Alice, toujours ouverte, attrape un fil de laine et tire… tire doucement en reculant vers la porte. La pelote framboise ne permet pas de dépasser le fauteuil à oreilles, mais sous son coussin lustré par les siestes du chat, une fois, il y a eu une pièce de 5 francs. La pelote turquoise est suffisante pour relier le pied de la travailleuse à la poignée de la porte du salon et rêver à un téléphérique qu’on recevrait en cadeau pour Noël ou qu’on bricolerait avec une petite boîte de carton gris et de l’aluminium, si on en avait, jusqu’à ce que quelqu’un ouvre la porte et patatras la cabine et tous les skieurs dans le lac du barrage de Tignes, où ils reprennent leurs activités habituelles dans le village englouti comme si de rien n’était … sauf si quelqu’un se prend les pieds dans le fil mou qui traîne par terre et crie mon nom très fort, un jour on finira par provoquer un accident — (… ), mais les avis concernant la fiabilité même des Carnets en tant que source originale diffèrent à l’Académie, de sorte que la communauté scientifique se cantonne à ce qu’il faut bien appeler un tâtonnement empirique 

[6Une extrapolation du troisième groupe d’investigation à rapproché cette fenêtre des vers : 
Les pensées ont le coeur noir. 

Les pensées sont les fleurs d’un mal lointain et puissant, comme le thé, infusant le sacré dans leurs robes de fêtes épiscopales, velours de violet profond, jaune de dimanches jamais ordinaires, rouge intérieur du calice. 
Les pensées sont fragiles, délicates et raffinées, bien téméraire pourtant, celui qui les diminue en fleurette, même dans le secret d’un mot d’esprit, d’un moment d’ennui à ras bord de la fenêtre.
( cf Carnet 32, printemps ). Là encore, la source n’est pas authentifiée. Les vers sont de la main de R. Dewhite, mais peut-être les tenait-il de quelqu’un d’autre, de l’enfance, justement ? Pour ceux et celles qui s’obstine à considérer cette source comme biographique, et non onirique ou poétique, la question de l’identité du malade demeure : lui ou bien son frère ?

[7L’identité du Grand D’ombre n’est plus, elle depuis longtemps, un mystère, ( Il s’agit de la Chenille, également connu.e sous des pseudonymes comme : Walter Hesias, Pilar Carter, Schöne Hilde, Yves Lejeune C. Laguenille… dans 6 ou 7 langues européennes, indifféremment féminins et masculins ) , mais l’origine du terme… Peut-on être sûr que cette appellation, en apparence enfantine, n’est pas un baptême postérieur aux premières rêvoyures, dont la texture laissait souvent à désirer, notamment sur le plan visuel ? Cette théorie, soutenue tambour battant par la première équipe de datation, est très contestée par ailleurs, notamment par les membres restant du Squat Sang noir, qui s’agace régulièrement de voir les équipes de datation fouiller les donner pour les retourner en tous sens, et s’obstiner à " trouver midi à quatorze heure".

[8l’écriture manuscrite s’interrompt abruptement, comme s’il avait été dérangé

[9La faillite du langage. Le nom n’est pas loin. Il picote le pourtour des lèvres. En convoquant le souvenir d’un lieu, un autre brusquement, brille par son absence.

L’espace vide sous le timbre qui s’est décollé de l’enveloppe, avec le temps, dans la boîte en fer. L’espace brille. Blanc. Non. La colle reste, douce et lisse. La mémoire-colle retient la salive du correspondant, évaporée en nuage, flottant autour des yeux perdus qui lisent et relisent l’écriture maladroite de l’adresse.

L’empreinte dans la terre de la clé volée, sous une pierre lourde qu’on soulève. La clé est dans la poche, le camion emporte les meubles. Les nouveaux propriétaires font changer les serrures. Le trousseau d’ailleurs la reçoit, inutile et précieuse. Quelque part l’empreinte persiste, comme un feuillage.

Avant l’appartement, il y avait un hôtel, quelle importance dans une vie pleine d’hôtels ? Quelle importance de ne plus retrouver le nom de cet hôtel ? De sentir confusément qu’il s’apparente à cet autre à Vézelay où une antique pèlerine à bicyclette nous cassait les oreilles depuis la terrasse en faisant profession d’optimisme avec sa petite voix haut perchée : POSITIVE ! POSITIVE ! Ça ressemble à cet autre oui, comme une interprétation bâclée ressemble à une oeuvre.

Le nom coléoptère entre les yeux, avec son gros bruit de B52, mais il échappe. Ce n’est pas tant ce lieu, mais à force d’y penser c’est cette pensée qu’il y a eu là-bas — au début, on croit à un rêve , mais non, une pensée — et qui est perdue, sans le nom, sans l’adresse, sans la chambre à l’identique retrouvée. Bien sûr il y a internet, cette défaite… ce diable, pour qui aime apprendre en s’égarant — ne plus retrouver la rue en pente aux maisons colorées comme au Portugal mais en plein Paris avec sa place aux arbres hauts, et ce déjeuner en solitaire dans le soleil de la vitrine, ne jamais la chercher, attendre le prochain hasard, dernier bus de nuit — Internet… Bordel de dieu ! Tous les hôtels se ressemblent, ils sont pimpants et clairs et la sensation qui tient lieu de mémoire n’a qu’à bien se tenir toute seule, dans un escalier étroit sombre de bois et de moquette, d’une humidité avec peine abandonnée à la rue. Cette solitude-là, pas irrémédiable, non, juste en voyage — mais finalement qu’en sait-on ? — c’est tout ce qui reste. 

Le nom on le retrouve. Il a une petite tête décevante. C’est l’or du pauvre qu’on remonte d’une descente de 20 000 lieux sous les mers. On ne peut même pas se dire qu’il a été changé. Non, c’est lui et c’est là. Reste, terrible et réconfortante, une sorte de brume dans le fond.

[10Après dîner, nous avions imaginé de nous placer autour d’une table verte, et de nous écrire au lieu de causer ensemble. Ces tête-à-tête variés et multipliés nous amusaient tellement que nous étions impatients de sortir de table où nous nous parlions, pour venir nous écrire.
Madame de Staël / De l’Allemagne

[11depuis la parution de ce rapport le nom Censure des Regrets a été changé en Investigation du Regret

[12surnom dont la communauté médicale affuble le Professeur Hesias dès son internat, et qu’il semble revendiquer. Le Docteur Dewhite lui préfère parfois par le terme de Grand D’ombre. Cf Annuaire des Avatars

[13le corpus est nommé d’après le article dernier identifié retrouvé à ce jour

[14Pilar Carter, Schöne Hilde, Yves Lejeune C. Laguenille… dans 6 ou 7 langues européennes, indifféremment féminins et masculins

[15Journal of Neurology, Neurosurgery and Psychiatry May 2001

[16À l’heure où je reprends ces lignes, vieilles déjà de deux lustres, il m’apparaît de plus en plus clairement qu’Imago n’est pas le nom d’un volume, mais du volume de l’entièreté des écrits de la Chenille. Intuition plus qu’hypothèse, cependant… in CdDD

[17La Chenille écrit toujours. L’écart se creuse entre nous, ses déplacements sur la surface du globe semblent aléatoires, dictés seulement par l’intérêt des cas qui lui sont proposés par des voies de plus plus discrètes. J’ai au moins 3 ans de retard quand j’arrive par bonheur à mettre mes pieds dans ses pas. Cependant, depuis quelques temps, il m’arrive de trouver d’épais carnets de papier brun, écrits et dessinés dans les lieux où elle a demeuré — maisons à l’abandon, loin des villes le plus souvent… récemment pourtant une petite chambre dans un immeuble frappé d’alignement, appartement de fonction désert… — . Je les apprends par coeur, la vigilance est contagieuse. Ils sont peut-être encore où elle les avait laissés. Et moi, après elle. in CdDD

[18Une réflexion est déjà en cours afin de choir une dénomination plus pertinente de l’objet

[19 Carnets 2 à 6, 8 à 10, 13 et 14, 20,23, 27 et la série dite Cardinale

[20cf CdDD :  Entre deux visites sur ses traces, ces vacances absurdes à l’aveuglette dans des trous, en province, ou dans les pays qui sont la province du monde, j’écrivais comment il y vivait, ce qu’il y avait vécu, pour m’en débarrasser , pour que cette vie, minuscule, planquée qu’il avait menée ici ou là, c’était sûr, dans un but qui souvent m’échappait complètement et d’autre fois , partiellement, mais toujours conscient que je ne voyais pas le grand tableau, — comme lorsqu’on assiste à une éclipse de lune —, toujours conscient qu’il y avait des coulisses, des tiroirs secrets, des prologues, à ses intentions, quelque part, j’écrivais pour que cette vie se sépare de la mienne, fasse encore une différence, quitte ma pensée, un instant, pour me débarrasser de ses ramifications vivaces qui, je le croyais dur comme fer, envahissaient mon esprit et mon corps et puisaient dans sa substance pour croître. J’écrivais ses moindres journées, ses instants, ses repas, sa solitude et ses illuminations, minutieusement, jusqu’à ce que je comprenne, dans des circonstances intimement déroutantes, que jamais il n’avait envahi mon esprit et mon corps, que jamais il ne m’avait privé de mon temps et de ma matière, mais, tout à rebours, combien il m’avait augmenté, combien ses ramifications en leur vivacité prolongeaient mon corps et mon esprit dans l’espace et dans le temps.

Tout ma vie avait été placée sous le signe d’un très grand amour, inédit et méconnaissable, mais oui, quel autre mot ? Un très grand amour. Le jour où je l’ai compris, j’ai cessé d’écrire ses journées, ses manquements, ses blancs et ses doutes, ses absences, son mystère et ses cachotteries pour les…

[21le Syndrome Vert émeraude Très framboise, ainsi nommé d’après la description de l’appartement de Sauveterre dans lequel la Chenille s’est caché.e de nombreux mois et que R.Dewhite décrit dans le Carnet 42, sans l’avoir jamais vue

[221,18, 21,22, 32 et 44 

[23Cf Publications visibles du Professeur Walter Hesias. Paragraphe 1 section 1

[24Ce style est familièrement désigné par l’auteur comme “le parler du petit gnou”

[25 Comme par un fait exprès, les rêvoyages les plus satisfaisants en terme de stabilité ont pris place dans des lieux extrêmement proches du SSN et familiers de leurs membres, soit par une connaissance personnelle ( appartement de fonction du Lycée Jean Hypp, après rénovation, cabinet du Docteur Ledoux, pavillons de l’Atlantide étêtés par la grande tempête ), soit par un ouï-dire local très puissant ( la cave à souterrains de l’ancienne bibliothèque ). In Principes des Corps-songeant / Le Cas du Squat Sang Noir / Notes préliminaires et vrac

[26Ces extrémistes ont été isolé.e.s.

[27le SSN se délectait de l’homonymie avec une agence de voyages de Sauveterre ( Rêvoyages, voyages de rêve ) dans les années 90. Ce détail nous donne une mesure de la pratique de l’humour au sein du mouvement