Léon Pasqui | Ciel plombé

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Écrit chichement et sans régularité. Se cherche et se croise sous différents pseudonymes. A publié sous le nom de Nicolas Bleusher « Fragments & Miniatures » chez thebookedition.com. Voir sur Facebook.

Écrire, c’est voyager.

Posée en haut de la page, la formule ne manquait pas d’allure. Il la contemplait d’un œil mal réveillé. Écrire, écrire... Le verbe tournait en rond dans sa tasse de café noir. Un matin humide et froid passait par la fenêtre ouverte. Voyager. Il ne s’aventurait jamais bien loin. Depuis sa chambre, quelques souvenirs d’enfance en bord de mer, les amants de la grande ville universitaire. Et puis l’exil. La capitale. Les amours. Les déceptions. Il leva les yeux : ciel plombé.

Écrire ne mène à rien avait remplacé le premier élan en haut de la page.

Écrire et revenir corrigeait bientôt un fond d’énergie créatrice.

Il était allé trop loin.
Dehors, la ville recommençait.

proposition n° 1

Il revoit la porte, peinte en vert, quatre planches de bois lourd, inclinée. Il en estime l’angle, à cet instant : trente degrés. La porte et l’encadrement cimenté, peinture blanche, écaillée, la grosse poignée en forme de U.

La cave. Un cagibi enterré. On y accède depuis l’extérieur, depuis le jardinet. Il est enfant encore, en séjour chez sa grand-mère. Il fait clair, il fait beau, c’est le matin. La porte est basculée. Il se rappelle les marches, étroites, l’escalier abrupte, le plafond bas. Il ne voit rien d’autre que la grille aplatie par laquelle s’échappe la lumière. Il se souvient d’un capharnaüm dans la pénombre. Et de l’odeur, âcre. Celle de la curiosité. Il l’a dans le nez, la perd, la retrouve, infime, puissante, exacte. Odeur de terre froide, de cuir, d’outils, odeur de moisi et de toiles d’araignées.

proposition n° 2

Et puis, au bout d’une courbe, l’écluse. Le pont basculant, le bloc de béton brut, griffé, menaçant, qui fait contrepoids. Passer dessus, passer dessous. Le bruit des roues sur le tablier métallique. L’eau noire, le ciel, plus vaste, le vent, plus fort. Odeur de mer et de pétrole brulé. Parfois, la sirène. Le hasard ou la chance. Un bateau. La fermeture des barrières, l’attente, le soulèvement silencieux de la structure. Là-bas, un remorqueur, torse bombé. La coque grise et lente qu’il tire à travers le bassin. L’excitation du gamin, à l’arrière de la voiture. Le phare, comme un cierge éteint. La ville, interdite.

proposition n° 3

À l’abri des volets clos, dans la pénombre douce. Il s’est installé dans son fauteuil anglais. Il y a cette musique, un air de Cosma : La peur d’Augustine. De la nostalgie en fumigation. Artifices et manies d’écrivant. Dans sa tête, des images arrêtées, superposées, déjà vues. Un ciel en vacances, sur la terrasse, en pyjama, du pain grillé sous le grand parasol. Ses deux doigts vont, rapides, sur le clavier de la tablette. « Devant la maison — cheveux blonds, briques rouges, un torchon dans les mains — maman qui me regarde et ne dit rien. » L’émotion, tout à coup.

Se rappeler de son enfance. Il voulait, ce soir, se souvenir heureux. Retourner, là-bas, au pays de la boîte à soldats et du kart chromé. « Redonnez-moi les sentiers sous le vent, mes beaux roseaux des sables. Redonnez-moi l’insouciance de mes onze ans, mon vélo rouge et mes rêves de Lego. La moustache de papa. »

Il reprenait le chemin de l’école — « quand maman nous donnait encore la main » — revoyait la cour de récréation, le préau, le tableau noir qu’il aimait nettoyer, à l’éponge, pendant l’étude...

Il a penché la tête. Derrière lui, un chat tigré attend son maître au bout du lit.

proposition n° 4

Disparue la maison d’ouvrier, rue du 2 juin 1940.

Disparus la cave et ses mystères, le jardinet, l’arrosoir, la clôture en ciment et ses chapeaux pointus qu’on blanchissait, l’été, à la peinture à l’eau. La buanderie, les cages à serins, les serins, le papier journal, posé, au fond, l’odeur des graines et du linge mouillé. Disparus. La petite allée de scories, les cinq marches qui menaient à la pièce principale. Et Bibi, le furieux, à la queue en panache et Poupette, la docile, couleur crème et café au lait. Disparu Gaston le taiseux qui sentait le tabac, son béret, ses doigts maigres, son œil de pinson malicieux, disparue Marie la replète, la joyeuse, la bavarde, son dentier béat dans le verre à eau et l’odeur de ses robes en Tergal imprimé...

C’était là. Je m’en souviens.

proposition n° 6

Je ne retournerai pas rue Saint Sabin. Je ne me posterai pas devant le numéro 37. Pierres de taille, vitre impeccable et fer forgé. Je ne lèverai pas les yeux en direction du dernier étage, je ne chercherais pas les deux fenêtres de la chambre de bonne.

Je ne reviendrai pas rue Camille Desmoulins. Je n’attendrais pas devant le numéro 11. Je ne veux pas revoir sa double porte en bois, couleur hêtre écaillé. Je ne prendrai pas en main le tirant rond et noir, ne poserai pas mes doigts sur le clavier du Digicode.

Je ne passerai pas devant le 76, rue Traversière. Je ne jetterai pas un regard curieux à l’intérieur du hall. Je ne vérifierai pas si les grands carreaux au sol, si les glaces et les moulures, si l’escalier qui monte jusqu’au premier étage.

Paris, grand cimetière sentimental.



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1ère mise en ligne 8 juin 2018 et dernière modification le 13 juin 2018.
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