Elen Riot | Perspectives

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L’AUTEUR

Elen Riot est chercheur en ethnographie et travaille au laboratoire REGARDS. Depuis janvier 2015, elle est, pour deux ans, artiste en résidence à la Fileuse, friche artistique de Reims, et à Passages - centre d’art contemporain de Troyes. Le blog du projet évolue en cocréation avec Erwann Tanguy, écrivain et développeur.

Plusieurs projets, menés en parallèle sur ce territoire, m’ont conduite à m’intéresser aux lieux et à leur histoire, et c’est ce sur quoi j’écris dans le cadre de projets collaboratifs.

Le projet Orgeval est conduit en partenariat avec Khalid Ramali, auteur et fondateur de Créadev- association pour la mémoire du quartier Orgeval – ainsi que les services de la Protection Judicaire de la Jeunesse. Il consiste en une série de rencontres et d’ateliers d’écriture avec des jeunes du quartier autour de la citoyenneté. Ce projet a été initié grâce à un financement spécial d’Etat à la suite des événements du 7 janvier 2015 et nous travaillons de concert avec les services de la sous-préfecture de la Marne.

Le projet de la villa Marot à Troyes au sein du centre d’art contemporain Passages porte sur l’invention de la teinture industrielle en lien avec l’histoire de cette famille, de cette famille dans le cadre de l’histoire du textile troyen au fil des âges, depuis les premiers vestiges archéologiques à nos jours.

Le projet Fileuse correspond à la constitution d’une bibliothèque de textes, d’images et de musiques autour de la figure de la Fileuse de Gilgamesh à Jaccottet, au croisement des cultures du monde, entre épopées et contes populaires. Sur le texte, je travaille en collaboration avec Françoise Morvan. Autour de l’image, je travaille avec l’artiste plasticienne et artiste numérique Béatrice de Fays sur la figure de la fileuse en lien avec la toile et le Web aujourd’hui, entre l’Inde, où réside Béatrice, et la France. Pour le son et la voix, la collecte de mémoire orale autour du thème du travail dans le textile est réalisée en partenariat avec Julien Rocipon et l’association troyenne Le son des choses.

Ces projets sont en cours de développement. Des textes, écrits au fil des jours et présentés comme des perspectives, émaillent ce travail au long cours comme autant d’étapes.

LE TEXTE

Depuis octobre 2015, je mène un travail d’enquête de terrain sur la ville de Reims et ses quartiers, dont la méthode est l’arpentage, la photographie et la collecte de témoignages. Je me suis installée dans une chambre qui se trouve à un carrefour. Dans cet ensemble de perspectives, écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture de François Bon, j’ai tenté de rassembler les cinq perspectives qui s’ouvrent à l’angle de la rue des Romains et de la rue du Mont d’Arène. Il s’agit d’un espace nodal, qui a pris forme à l’époque romaine, où le plan de la ville de Durocortorum a été défini. Ce carrefour se situe entre la porte de Mars et les anciennes arènes et je me suis imaginé qu’au fil des âges, la présence persistantes des Mânes ou d’une dame blanche permettait d’expliquer pourquoi il se trouve que tant de personnes, croisées à Reims par le plus grand des hasards, avaient habité précisément là, dans cette rue ou dans cette maison du 7 rue des Romains. C’est que, de fait, il s’y passe de drôles de choses.

préambule | au carrefour des rues


Il y a cinq perspectives au carrefour de la rue des Romains.
Cette maison d’angle, où je vis, ce petit pavillon qui s’accointe avec son jumeau autour d’un petit jardin carré, certes en friche aujourd’hui, mais dont j’imagine en montant l’escalier, comme je l’entrevois par un pan de la fenêtre, qu’il contint jadis les roses trémières, le jasmin, peut-être même les sages, le mimosa et les poiriers en espalier, comme dans les jardins maternels, petits Eden que les giroflées ou les jacinthes du marché agrémentaient, au gré des saisons, cette maison, donc, est un petit pavillon, de ceux où vivent les familles, avec beaucoup d’enfants, certains jouent de la clarinette, les autres du violon et de la flute, pour faire orchestre, d’autres encore dansent en sarabande, l’été, le jardin se prête aux fêtes, et certains, sauvages enfants de Sido, se cachent au grenier, tandis que d’autres font les honneurs de la maisonnée, servent le thé, la tarte aux pommes aux invités assis sur les petites chaises blanches du vieux salon de jardin. Désormais, le pavillon est découpé par étages, en appartement, j’occupe le premier étage, et j’ai su, un jour que j’étais au café place du forum, par Caroline, qui y habita, qui vécu-là, avant moi. C’était une vieille demoiselle qui gardait volontiers les enfants, et leur offrait des berlingots. Peut-être, l’été, passait-elle, à l’une de ses quatre fenêtres, de longues heures à saluer ses voisins, à les reconnaître, à la lorgnette, au face-à-main, parmi les passants dans la rue tandis que l’hiver, elle pouvait voir tomber le soir, au bout de chacune des cinq rues, à la longue-vue. C’est l’un de ces lieux où l’on peut voir le ciel passer du bistre à l’indigo et le soleil couchant darder mille feux en devenant rouge, quoique il pleuve souvent. C’est un spectacle qui sied aux amoureux comme aux vieilles gens, que l’on commente en compagnie, au coin du jour. Car de ce petit appartement, qui tourne plus comme un cercle que comme un coin d’ailleurs, l’orbe du soleil se découpe en cinq tranches, comme une grande tarte.
Car des rues, je l’ai dit, il y en a cinq, ouvertes sur un grand ciel gris, aujourd’hui comme hier. Parfois, il arrive que ce gris vire aussi, et donc le ciel n’est plus si gris, mais blanc, plutôt. C’est Reims. D’ici, l’on n’entend plus la cathédrale, mais la cloche de la paroisse Saint-Thomas. Elle sonne d’une voix grêle, un peu cassée, comme font les églises des faubourgs, derrière les fortifications, là où vivaient les gens modestes.

Comme les faces d’un dé, ou comme les branches d’une étoile, les formes de ces rues, dont le centre demeure stable, pourtant, sous mes pieds, cet ensemble de rues semble, selon les lois de la géométrie comme à l’œil nu, difficile à cerner. Il se déroule plus qu’il ne s’articule et fait varier la perspective, orchestre les apparitions en escamotant les ombres, un peu comme dans un port où les navires circulent. Dans cette petite vieille maison, dont la cour donne sur un vieux mur épais comme les remparts, je ne sais jamais quand j’y entre, et quand j’en sors, d’où je viendrai, pour partir où. C’est un lieu havre (où la paix manque, faute de silence, le voisin est un ogre, je pense, car quand il marche, la maison tremble, et il barrit et ronfle du soir au matin, si bien que je mesure le jour qui m’attend sur l’échelle de Richter plutôt qu’au baromètre), une escale ou mieux, un port de fortune, on y jette l’ancre en attendant de voir venir, quand on est comme moi, toujours en partance.

Ces perspectives éclatées de ces cinq petites rues me rappellent vraiment ces décors de théâtre ou d’opéra, qui suivent les codes à la lettre, affichant sans scrupule leur côté factice, avec des façades beige, à l’antique ou à l’italienne, une petite, place, et un perron et un escalier (pour les scènes dramatiques) ou encore un balcon (pour les scènes d’amour), façades Potemkine, petites maisons de bois et de carton, que les machines replient comme des jeux de carte, entre deux actes, sur scène ou en hauteur. Les acteurs, un peu engoncés, une fois plantés, y lèvent les bras comme des tire-bouchons et parlent un peu trop fort, comme pour compenser ; quand à eux, les chanteurs, se poussant, envoient la voix, effet frontal. On n’en perd pas une goutte. Mais dans ces rues, la perspective n’est pas peinte, au fond, sur une toile, les passants sifflent et chantonnent et quand ils s’éloignent, les rues silencieuses s’en font l’écho, et le bruit se dissipe vraiment. Les maisons, le long des rues, au jour gris, à la flamme jaune des réverbères (je n’en ai jamais vu d’ailleurs un tel déploiement, en rang d’oignon, tous les trois pas) vont jusqu’à l’Inde ou la Chine.

Ou bien la Béatrice, cette magicienne, de l’autre côté du monde, derrière ses écrans d’opaline, jonglant avec les algorithmes, fait-elle surgir de telles façades, en ribambelles, à l’infini, des façades qui prennent vie, au fil de nos gestes, que nos souffles animent. Dans sa grande toile, un pas de danse crée une rue entière, et nos corps, se croisant sur l’écran, dessinent sur une soie flottante, plus légère qu’un tapis volant, s’entrelacent et se répondent, c’est, dans le récit de chaque jour, dans un conte des mille et une nuit, une cité nouvelle qui se crée, qui bruit de vie, qui se transforme en creusant ses passages et ses voies de traverse. Mais si c’est elle, si c’est Béatrice, qui programme ces effets, jamais elle ne le dira, le mystère restera entier, et moi je suis toujours ici et je raconte ce que je vois.

Deus ex machina : voici que des gens surgissent dans ce décor, s’avançant depuis l’horizon, tels, dans la plaine, les baladins, pour me chanter leur chanson, voilà que s’en vont, de mes fenêtres à l’infini dans le grand manteau de la nuit, ceux qui effeuillent la rose des vents.

 

première perspective | rue des Arènes, premier tronçon


Il fait nuit depuis longtemps déjà, c’est l’hiver, à onze heures, les nombreux réverbères brillent de tous leurs feux, étonnée par leur nombre (j’en compte un de chaque côté des rues, toutes les trois façades), je médite sur le mètre-étalon et l’ordre du jour artificiel qui règne aux ponts et chaussées depuis la disparition des becs de gaz. Je songe que mes ancêtres, qui ont connu cette époque-là et ces questions, et qui furent formés à cette école, ne me sont pas d’un grand secours. Je me vois mal leur demander s’ils pensent qu’en période de disette budgétaire et de crise environnementale allumer autant de réverbères s’impose. Ils m’enverraient promener. De fait, à en croire leur descendance, ce qu’ils ont laissé en héritage aux troisièmes générations, en plus de l’album de famille où ils posent tous avec prestance, c’est surtout leurs farces et leurs devinettes. J’en suis là de mes rêveries quand dans la rue des Arènes, un événement advient auquel j’assiste, malgré moi, aux premières loges.

Soudain a surgi sur le trottoir de gauche une femme qui titube, avance péniblement, comme si elle cherchait à se raccrocher au mur. Voyant cette femme dans son long manteau qui, titubante, semble prêt de s’affaler, je m’apprête à descendre, quand voilà qu’à son tour, un homme âgé, âgé lui aussi (puisque la femme se tournant vers lui, révèle soudain son âge) s’avance, fort chancelant lui-même, pour la soutenir, et elle, battant des bras en l’air, dans un effort pour lui échapper, pour avancer quand même, pivote, et tombe de tout son long, et reste là, tandis que lui, oscillant, la contemple, secoue la tête, se baisse pour la relever.

Elle semble vouloir se cacher sous terre, tandis qu’il l’attrape par le bras, la soulève à demi, comme un pantin, une grande poupée de chiffon, et la prenant sous son bras, la pousse pour qu’elle avance, demi-relevé et puis, las, leur jambes les trahissent, les forces leur manquent, à tous les deux, et ils restent sur place, trouvent l’appui du mur, puis se stabilisent et se parlent, oui, ils se disent quelque chose, calés là, épaule contre épaule. Sous la lumière crue du réverbère, leurs visages ainsi découverts semblent des masques un peu trop peints, et l’on soupçonne leur état.

Je me l’avoue au bout d’un temps, c’est un couple d’ivrognes qui rentre, ayant trop bu, liés l’un à l’autre, ils ne voudraient pas qu’on les voient, ils cherchent à se cacher, à rentrer chez eux au plus vite, elle est plus pressée que lui, mais se pressant trop, elle tombe. Elle tombe sur le bitume comme sur son lit qu’elle cherche, de tout son poids, et elle pourrait, sans lui, y perdre conscience et dormir là jusqu’au matin.

Ainsi, telle « l’entente mortelle des acrobates », leur aventure va, cahin-caha, d’un même pas, suivre le même chemin, ce chemin qui ne mène nulle pas, ce chemin qui n’a de cesse de revenir sur ces pas, et de chercher, dans les traces du passé, ce qui s’est effacé, ce qui ne parle pas, et sans réponse, ce qui est mort et qui ne revient pas. Autour d’eux, cette substance opaque de la nuit se déplace, comme le fond trouble d’un flacon qui remonterait à la surface. L’épaisseur du soir semble éclairée de l’intérieur, comme une flamme qu’entre ses deux mains jointes, l’on protège du vent. La rue s’anime autour d’eux, comme si elle devenait une scène, et je suis incapable d’en détourner le regard. Et il me semble que pendant un temps très long, ils restent là, à l’abandon, à la dérive.

Mais dans ce geste fou, il y a un appel qui ne reste pas sans réponse, un appel qui est entendu, de lui à elle et d’elle à lui. « Bel ami, ainsi sera, ni vous sans moi, ni moi sans vous. » disait le Lai du Chèvrefeuille. Ainsi, tel un grand corps absent dont ils feraient tous deux un tout, ils iraient cahin-caha vers un but d’eux seuls connu, imaginé dans les effluves de l’esprit de vin et autour d’eux, les ombres s’enroulent, tourbillonnent et s’ordonnent, rangs après rangs de spectateurs dans cet amphithéâtre de la nuit, pour ce grand combat de gladiateurs de la rue des arènes, vingt-cinq siècles d’ombres qui étaient là à attendre de sortir du décor quotidien qui les vit naître et disparaître, et qui soudain, sortent de leurs abîmes, telles les âmes de l’enfer, à qui l’on a versé du sang dans un grand trou. Et eux deux, cette femme et cet homme, eux qui s’éloignent et s’enfoncent dans la nuit, refermée tel un grand rideau de scène, ont triomphé ensemble, pour cette fois encore, des cerbères noirs, des molosses et des monstres furieux, sortis pour divertir les ombres, et les chasser, ils regardent encore devant, l’un relève l’autre, le porte et le tient, c’est tour-à-tour maintenant qu’ils s’épaulent. Sont-ils défaits ou victorieux, l’ont-ils voulu, ce soir-là, où ils se trainent de faiblesse, où ils ont peur tous les deux ? Je regarde et je ne sais pas.

Car qui peut dire si sans ce gouffre ouvert, cette bataille qui n’en finit pas, qui commence et qui recommence, ce lien entre eux serait si fort, car qui sait si leur secret amour, que nul que moi ne peut voir, car d’eux, l’on détourne la tête, parce qu’ils se cachent, aussi, qui sait si cet amour entre eux, ainsi gardé avec un soin jaloux, sans cesse mis et remis à l’épreuve, dans l’arène, triomphal chaque fois, à chaque combat, ne se dissiperait pas comme un songe, celui que beaucoup ont connu, et qui a bien voulu laisser place à d’autres affaires d’importance, mener sa vie, et mener sa vie, un grand poète l’a écrit, citant un proverbe paysan, la faux sur le dos, c’est autre chose, bien autre chose, que traverser un simple champ, ce n’est pas rien, mener sa vie.
Donc imaginez quel exploit, quel défi grandiose est lancé, par ceux qui tous deux d’accord, de concert, décident de ne pas la mener, cette vie, de ne pas pouvoir traverser le champ, de rester là, exposés, au milieu de la rue, un jour, peut-être, c’est-là que pour de bon, ils dormiront, mais pour l’instant, ils se débattent, ils sont dans ce grande vide sinon à leur corps défendant, au moins, à contre courant, comme contre un grand fleuve, remonté à grands coups de bras, de jambes, de main, tout l’être engagé, sans faillir, pour y aller quand même, plus vite, au précipice ? Ils ont disparu, je les vois encore maintenant. Je me souviens de ce moment, où ils se sont tous deux levés, d’un coup, après être tombés, j’ai presque regardé ailleurs, à ce moment, j’en avais le souffle coupé, comme si ce combat, contre la vie, dans cette petite rue, je ne pouvais le soutenir du regard, moi qui avance pas à pas, le long du trottoir, tout droit, toujours pour aller quelque part.

 

deuxième perspective | rue Pierre Brossolette


Un soir d’été, à la toute fin de l’après-midi. A l’horizon, tout au fond de la rue Pierre Brossolette, trois silhouettes se découpent à l’horizon, avançant d’un même pas, au milieu de la rue déserte, le soleil les accompagne, leurs ombres dansantes après eux, en sarabande.

Ce soir-là, penchée à ma fenêtre pour voir l’heure au cadran de l’horloge de la pharmacie, car je craignais d’être en retard, je suis restée rêver sur place, oubliant l’heure et plantant là mon rendez-vous. C’est qu’en ce demi crépuscule, un clair-obscur, disaient les peintres dans le temps, ces trois jeunes gens au pas léger, un souffle gonflait leurs vêtements clairs, les cheveux de la fille flottaient, tous trois semblaient attirer la lumière, et le soleil les nimbait d’or. Ce fut comme une apparition, ombres tremblées de ma jeunesse, une goutte à la surface de l’eau, qui lui donne vie et qui l’anime. A mesure qu’ils approchaient, je pressentais qu’ils parlaient, riaient ensemble, allant à une fête, un bal peut-être, en juillet, pour s’amuser, les deux garçons soulèvent la fille, comme on fait avec les enfants, et elle, en l’air, elle se balance, elle sourit à l’un et à l’autre, qui la soutiennent vaillamment, et puis d’un même pas, le groupe reprend son chemin droit, vers le cœur de la ville, venus des faubourgs, de la campagne, peut-être à pied, j’imagine des demeures anciennes, au bord des bois, où l’on grandit très lentement, sans connaître les heurts des temps.

J’ouvre ma fenêtre et j’entends cette chanson, que je connais depuis l’enfance, « Sur le pont de Nantes un bal y est donné… sa robe blanche et sa ceinture dorée… ». Dans la rue, ce ne sont pas eux qui passent ni qui chantent, sous mes yeux, c’est une ancienne sarabande que je connais bien. Combien de fois n’ai-je pas rêvé de ce beau bal où l’on danserait, dans les contes et dans les romans, ce n’est pas ce poncif charmant, tant de fois retrouvé, dans de beaux livres dorés sur tranche où l’on décrit les lustres, la soie, le marasquin et les bouquets, les miroirs et les flambeaux, le parc, le lac, les bosquets, l’orchestre de nuit en perruque, tout qui brille dans un grand soir clair, la vie monte à son firmament, feux d’artifice au fond du jardin, on y croise tous les héros, on y boit du nectar, les cœurs sont purs sous le masque.

Mais aussi, dans cette chanson, qui me faisait peur, les figures des danseurs se défigurent, en d’autres temps, en d’autres âges, comme si dans cette rue Pierre Brossolette, une menace pesait encore, un pont qui cède sous les pas, un traître qui parle et c’est la fin. Cette insouciance de ces jeunes gens qui passent entre les plaques de marbre des maisons de Reims, où les noms des résistants nous rappellent leur souvenir, sans les voir, sans les connaître, sans doute, provoque curieusement la mémoire, comme une image de joie factice, un leurre sous mes yeux dont l’impression se dissiperait. Après cette rue-là, où ils s’avancent, de l’autre côté des arbres de l’avenue, en allant tout droit, il y a ce qui reste de l’immeuble de la Gestapo. L’on en a fait un petit square, autour d’une stèle, avec beaucoup de plaques sur les murs. C’est un lieu si désolé que, malgré l’école mitoyenne, la rue vivante semble s’arrêter à ses grilles. Parfois, en passant, j’y vois des amoureux dans l’ombre.

Mais ce n’est pas là qu’ils se rendent. Non, j’imagine plutôt qu’eux, y allant d’un bon bas, c’est à un simple petit bal de jardin qu’ils sont conviés ou bien à l’une de ces grandes soirées où sur les places l’on s’assemble pour écouter ensemble ces concerts en plein air que toutes les villes organisent, pour célébrer les beaux jours.

Donc, la fille et les deux garçons s’avancent dans ce grand soir clair et comme au son de la musique, dansent déjà, ils sont heureux, cela se voit, ils fanfaronnent, il s’en faut de peu qu’ ils plastronnent. Il y a de quoi, car qui ne leur sourirait pas, tout est clair, en eux, autour d’eux, dans leur pas décidé, dans leur joie. Non, rien ne vient les arrêter, voilà qu’ils passent le carrefour, et je veux croire qu’ainsi de suite, croisant la route de tant et tant de gens, jamais, contre ce chant qui se lance, contre cette frise en mouvement, rien n’interfère, et rien ne nuit, le jour ne cède plus un pouce de terrain, mais semble au contraire avancer.

Des jeunes gens comme ceux-là, dans la rue Brossolette, croisés au hasard d’autres rues, nous les aurions bien salués sans les connaître, si nous l’avions osé, car nous les avons tous un jour rencontrés, comme des ombres de nous-mêmes, qu’on aurait laissées après nous et retrouvées et nous leur aurions, à cette belle jeunesse, souhaité le meilleur quoi qu’il advienne à l’avenir. Nous revivons, rien qu’à les voir, le début des vacances d’été, ce premier moment de battement, où tout s’arrête, et dont on a, depuis des semaines, tant rêvé. Il y a l’année à effacer, et tant de choses à oublier. Ce pourrait être moi jadis, maintenant, ce sont mes élèves, la grande bande des étudiants. Ils savent que je les aime bien, qu’en eux, je vois les trois danseurs de ce soir, dans la rue.

Ils sont passés, et moi, je range mes papiers, bientôt, je vais déménager. Ces premiers jours de vacances sont gros de l’année écoulée, salles de classe et amphithéâtre, devant tous ces jeunes gens, qui semblaient parfois fort absents. Ils ne lisaient pas, je m’en désolais, ils me souriaient doucement. Souvent ils venaient me poser quelques questions, avec une grande gentillesse, une forme de prudence aussi (si jamais j’allais m’offusquer, me braquer, manquer de bon sens) : ils secouaient la tête après le troisième conseil de lecture. Je savais qu’il fallait s’arrêter, mais je ne le faisais pas, et à la fin, je leur parlais de la bibliothèque, où je ne les rencontrais pas. Quelques conseils de lecture leur suffisait, par ce biais, ils mesuraient avec soin la dose exacte de savoir qu’ils me devaient. Ils gagnaient du temps, de la liberté face au carcan de mes épreuves. Etait-ce pour aller danser et s’amuser ? Ils parlaient plutôt du travail, « d’à-côté », pour payer les études. Mais parfois j’étais invitée, à des fêtes qu’ils organisaient, et je me gardais d’y aller. Parfois, pourtant, quand je les lisais, je m’agaçais, il m’arrivait même de penser : ils n’ont pas le temps de lire, mais pour quoi faire ? Mais qu’avaient-ils donc, dans la vie, qui les occupe à ce point-là ? Voilà que ce soir-là, j’en savais plus. Grâce à eux, mon île revit. C’était donc là qu’ils s’échappaient ? Je ne peux pas leur donner tort.

 

troisième perspective | rue des Arènes, deuxième tronçon


Deuxième tronçon de la rue des Arènes. Côté ville. C’est le tout petit matin, l’aube blanche de l’automne y dessine des visages blêmes. Et l’on passe en silence pressé.

Voilà qu’en ce petit matin, je partais pour l’amphithéâtre de la faculté avec l’espoir un peu vain de chasser mon inquiétude par la marche à pied, ça use le trac. C’est que je devais donner une leçon à 200 étudiants qui m’attendaient de pied ferme, je craignais de les ennuyer, qui sait donc captiver les foules en parlant d’organisation, même quand « ça tombe à l’examen » ? Je crains de ne pas le savoir dans la rue, je ne le savais plus ce matin-là, j’avais dans la bouche des mots qui tournaient « organisation, institutions, règles, normes, organigramme hiérarchique, instruments de contrôle et gestion, tableau de bord et chaîne de valeur », il faut dire en manière de lien « rien n’est simple et tout est lié », je trace au tableau des ronds et des flèches. Apprenez le rond, apprenez la flèche, maintenant, il faudra étudier, comme font les gentils enfants « en prononçant cette parole, à peu que le cœur ne me fend », pour savoir comment le rond va avec la flèche, pour ne pas se tromper dans l’ordre des ronds, ni dans l’ordre des flèches. Pendant trois heures, étudiants, de ces ronds vous voilà comblés et de ces flèches rassasiés. Après le cortège des diapositives au tableau (le vidéoprojecteur dans les yeux, vous haussez la voix, il vrombit de plus en plus fort et le micro ne marche pas, jusqu’à ce que vous compreniez que l’acoustique fait que votre voix porte, et que de fait, vous parlez trois fois trop fort pour les premiers rangs parce qu’un étudiant assoupi râle : « Oh ça va, on a compris, pas la peine de beugler »). Depuis l’estrade en contrebas de mon amphithéâtre (une vaste coquille renversée), comme dans une conque, ma voix résonne à deux miles marin : « Et maintenant, permettez-moi de vous présentez le cas truc qui illustre à merveille les paradoxes de la décision en contexte organisationnel et son caractère potentiellement absurde lorsque les décisionnaires s’épargnent le souci d’examiner les situations du monde réel. » Qui donc, aujourd’hui, dans cet amphithéâtre, montera au mât de cocagne pour crier « Terre, terre, le monde réel, je l’aperçois ? » et répondre à l’une de mes questions ? Le plus souvent, je le sais, après un long silence où personne ne crie « terre », je réponds moi-même à mes propres questions et les étudiants dodelinent de la tête en forme d’approbation. Ce matin-là, j’ai besoin de me dire que je poserai la bonne question, celle qui donne envie de répondre.

Pourquoi le cacher, j’étais de très mauvaise humeur à l’idée de paraître, de parler (trop), de poser à nouveau une question qui n’inspire personne, et sans coup férir, d’enchaîner et de continuer, de poursuivre et de détailler, en soupçonnant que, parmi les étudiants éveillés et présents, j’en assomme la majorité. Décidément, je n’étais pas faite pour ce métier, ce que je me répète, à chaque rentrée.

Mais ce matin-là, j’ai oublié ces sombres considérations. En général, d’ailleurs, c’est un stade de doute passager et pénible que j’oublie. Il y a toujours quelque chose pour m’en tirer. Ce matin-là, donc, c’est que j’ai vu cette petite fille, qui tenait la main de sa mère, elles partaient d’un bon pas pour l’école. Son léger cartable à la main, l’enfant regardait ses chaussures, sous son manteau, du plus beau rose, rose comme une rose est une rose est une rose, ses chaussures tintinnabulaient, lançaient des éclairs à chaque pas et la petite sautillait, ses perles à chaque natte brillaient, sous son bonnet, et sa mère et elle en riaient, elles en riaient même aux éclats, dans ce matin un peu gris, elles se racontaient une histoire. C’était sous la plaque de marbre, dans la vieille maison dont je partage la cour mitoyenne, précisément sous cette plaque, que je regarde soir et matin, qui rappelle la vie et la mort de Jean Lacroix, un résistant, qui vivait là et mourut à Buchenwald en Allemagne, je n’ai pas trouvé d’autre trace, en allant chercher aux archives des détails sur ce voisin.

Peut-être que lui et sa femme, comme beaucoup de parents, s’occupaient de leurs enfants. Peut-être qu’entre deux cours, qu’ils préparaient, s’ils étaient professeurs, ils avaient de ces passe-temps futiles et pourtant, très importants, qu’ont les parents pour leurs enfants, de celles qui éloignent les soucis, et les fantômes, de celles qui font qu’on commence par préparer le petit déjeuner, qu’on fait la toilette et qu’on habille l’enfant (faut-il préparer la tenue la veille au soir, c’est toujours mieux mais il peut y avoir un autre temps ou un refus le lendemain, caprice ou pas, il faut faire face : il y a les jours des pantalons longs et des bottes en caoutchouc, jours des anoraks, des cagoules et des moufles, jours des robes légères et des sandales - avec ou sans socquettes à pompon, dilemmes de la longueur du bermuda et de la couleur des chemisettes). D’abord qu’on boive, qu’on mange, puis qu’on amène les enfants à l’école en les tenant par la main, en leur tendant la pomme et le pain d’épice pour dix heures, et à quatre heures, le petit pain tout chaud du boulanger, si c’est un jour particulier, une surprise à glisser dans une poche, dans son sachet à ruban, le papier de soie (gommes en forme de cornet de glace, voiture rouge qui va vite, petite toupie, minuscule bracelet de perles de verre multicolore où pend une unique étoile d’argent ; des heures passées à choisir une carte postale, un œuf de pâques, une bille œil de chat ou une petite poupée grande comme le pouce, de ces heures perdues que l’on a gagnées).

Elles vont vers l’école, je les suis. Elles changent de trottoir, pas moi, je tourne, pas elles, je les ai déjà perdues de vue mais je les entends encore, dans mon dos, elles rient encore à une chose que l’enfant a dite, j’entends juste : « En tout cas moi, oui ! ». Voilà que ce souvenir m’occupe, ce souci de prendre soin des enfants, c’est simple quand ils sont petits, mais après, s’occuper des autres, ce n’est pas si facile. Qu’est-ce qu’on a encore en poche à donner ?
Au bout de cette rue, il y a un grand chantier, qui creuse des fondations, et coule des blocs de ciment devant l’immeuble de l’Union, et trois strates sous sol apparaissent, là où l’on trouve des fragments de l’ancienne ville romaine.

Parfois, tandis que je longe avec précaution l’étroite bande de terre le long de la palissade pour éviter les flaques boueuses, un ouvrier qui traverse le champ de terre semble sortir de cette époque, bâtisseur de la voie romaine, suivant la ligne du cardo, se ramifiant tout autour, jusqu’au canal et au-delà. Il n’y a pas de route toute tracée, il y en a beaucoup plus que cela, et je les choisis. C’est une direction variable et qui varie au gré des rencontres, une forme d’organisation ad hoc, intéressante, celle-là.

Poursuivant ma route, je pensais à ces strates de temps, l’enfant, maintenant, hier, Jean Lacroix, et hier, l’ouvrier des arènes dans la boue des fondations romaines, bien avant, et il me semblait que les perspectives, dessinant les formes de la ville, se rejoignaient sous mes yeux, formant un tout que je comprenais parce qu’on l’avait tracé pour moi.

Pour entrer dans un amphithéâtre en oubliant qu’il y a du monde qui vous attend, rien ne vaut les révélations, elle vous persuade de l’importance de ce que vous avez à dire, et les doutes inutiles s’éventent, les trois heures passent sans qu’on s’en doute, et « ça réagit » dans l’amphithéâtre, ça bouge, ils en ont à dire, les gens qui sont-là.

Forte de cette révélation, celle de ce jour-là, voilà que j’arrivai en cours songeuse, ce que j’avais à dire, sur l’organisation, ce sujet un peu abstrait, et même morne, soyons franche, sonnait comme un fabliau, un chant de toile, chant vraiment vieux, qui sonnerait dans les gradins comme l’histoire de ces rues, de ces échanges incessants, de ces croisements, la trame de la société.

 

quatrième perspective | rue des Romains, premier tronçon


Neuf heures le matin à la mi-février, quand la glace a pris les ruisseaux.

Un chauffagiste vêtu de bleu s’apprête à passer ma porte. Je l’attends comme le messie, oui je le guette en grelottant. Il fait un froid de loup et la chaudière est en panne. L’homme est déjà là depuis un bon moment (comme promis, il est là ! Mon cœur ne se tient plus de joie !) , mais il tarde, aux prises avec son véhicule, plongé dans son vaste coffre. Enfin, il s’extrait peu à peu (par les pieds) de l’arrière de sa camionnette avec une grosse boîte d’outils. C’est déjà le troisième expert qui se présente, chacun a plus d’armes que l’autre.
Enfin, le voilà, il arrive, il vient, il va procéder. Il s’avance d’un pas lourd, chargé de sa besace, tel un chasseur prêt au combat. Sans un mot, le visage fermé, l’air dur, il monte l’escalier avec lourdeur, l’escalier grince et gémit sous son pas. Il passe la porte, tombe en arrêt devant la chaudière. Voilà l’objet qui vous défie, la panne qui vous fait face, effrontément. La chaudière est éteinte depuis quelques jours, j’explique avec quelque embarras qu’elle « clignotait rouge », un signal d’alarme interprété par ses deux collègues, lors de leur visite, comme un manque d’eau ; j’ajoute que j’ai préféré ne pas suivre leur conseil de « lui donner de l’eau à boire » (dont elle manquerait) en tournant la chevillette bleu, en dessous.

Le plombier ne me regarde même pas, grimpé sur un escabeau, il n’a d’yeux que pour la chaudière. Dans un silence solennel, il la passe en revue, la palpe, l’ausculte, l’ayant rallumée d’un geste rapide et précis. Elle, perfide, s’empresse de clignoter d’un œil rouge et sanglant. Je le signale à la terre entière : « Tiens, voilà, elle clignote rouge ! ».

L’homme soupire. Il sort un large mouchoir à carreaux de la poche de son bleu de travail, et s’en éponge le visage et le cou. Il n’a pas envie de parler, surtout pas à moi, je le sens. Il perçoit bien, au-delà même de la vanité de l’explication, toute l’absurdité de la communication humaine. Il en soupire. Il secoue la tête.

Il répond toutefois, alors qu’il se retourne vers sa besace pour en tirer le tournevis dont il va se servir pour ôter « la carapace » (ce n’est certainement pas comme un scarabée qu’on aura nommé la « coque » ou le « capot » de la chaudière, mais je n’ose pas, pour une fois, étendre mon vocabulaire). Il déclare, à ce moment précis, et entre ses deux, comme malgré lui donc, que la chaudière ne « boit pas » (plus précisément, il dit : « Votre chaudière ne boit pas » (à cet instant, il me semble qu’un pacte se noue, qu’elle- la chaudière- en frémit de reconnaissance). Silence absorbé, tandis qu’entre trois pinces, il examine laquelle choisir, puis l’homme ajoute : « Ce n’est pas une chevillette, c’est sa molette : le bouton de pression, si vous voulez. » Je veux bien. Il s’amadouerait ? Je feins une plus grande ignorance, comme l’étudiant adroit qui m’invite à lui sortir ma science, à partir en roue libre sur des sentiers personnels bien rebattus, et qu’il connaît déjà, mais il sait agir sur mes dispositions. Après un laïus (même bref) sur le jeu stratégique de l’acteur, je deviens charmante et je suis prête à tout entendre.

Je surjoue donc l’antienne du Béotien, « La connais-tu Dafné, cette ancienne romance ? ».

Je commence à en avoir l’habitude, la maîtrise du geste me vient, à force. La première fois, c’était lors du passage du syndic, celui au vieux chien de chasse blessé et qui grognait dans son sommeil, tout au fond, dans l’ombre de son cabinet (il fallait savoir). Venu inspecter les travaux, ayant considéré les lieux, et la chaudière, en leur milieu, il m’avait demandé, l’œil brillant d’espoir : « Vous auriez une clef à mollette ? Ça vous dirait de purger les radiateurs ? Tenez, je vous montre, justement, c’est ma spécialité ? » Ce disant il cherchait dans sa poche un outil, comme lors des dîners de famille l’hôte brandit un tire-bouchon, triomphal. Mais mon syndic était reparti très déçu, faute de clef. Nous n’avons pas purgé les radiateurs ensemble.

Suite de cet épisode un peu embarrassant qui fut interrompu par l’apparition un peu tardive du chauffagiste (auquel le syndic ne demanda pas sa clef à mollette), lui-même, puis son collègue, d’abord glaciaux (l’air froid du vent coulis n’y était pas pour rien) s’étaient laissé circonvenir, malgré ou peut-être grâce à l’échec, jusqu’à déployer sous mes yeux attentifs tous leurs talents de pédagogues, une tasse de café chaud à la main, une pince dans l’autre. Mon ignorance les mettait en joie (on reconnaît vite le professeur, et ses limites), ma naïveté les comblait d’aise, après l’épreuve de ma chaudière, qui, de son côté, repoussait méchamment la moindre avance.

La dernière fois, j’avais été mise en difficulté lorsque l’interrogation orale avait porté sur l’identification du thermostat et la réponse à la question : « Où se trouve votre thermostat ? » et moi, de demander, comme fait le cancre qui croit gagner du temps mais révèle en un mot toute l’étendue de sa crasse ignorance : « Vous voulez dire le thermomètre qu’il y a là (au mur du salon), et qui ne marche pas ? ». L’homme en rit d’aise, après s’être bien gaussé pour lui-même, il répond à la cliente bête sans empressement, devant le thermomètre-thermostat en lui tournant le bouton sous le menton d’un coup de pouce adroit : « Mais si, il marche, regardez, c’est le thermostat, qui régule la chaleur ambiante » avant de conclure, lui adressant un clin d’œil complice et me tendant sa tasse (désormais vide) : « Si si, il fonctionne très bien. C’est le thermostat qu’il s’appelle. »). Le second chauffagiste, défait par ma chaudière, avait aussi gagné sa visite en m’initiant au code du radiateur. Pour ce faire, passant par l’exercice d’application avant la théorie dans la plus pure tradition de la pédagogie inversée, j’avais été mise à l’épreuve d’un robinet qui est humide (sans fuir) en étant invitée à passer le doigt sur le joint de caoutchouc qui entoure son robinet en manière de gaine. Le chauffagiste à cette occasion avait préféré « ne pas serrer avec une clef » (car cela pouvait faire plus de mal que de bien en déréglant plus encore le mécanisme jugé à cette occasion « fragile chez les vieux radiateurs »). J’avais bien compris et je le lui dis. Il précisa qu’il faudra faire retour sur cette redoutable question des radiateurs, potentiellement coupables de la perte en pression de la chaudière, donc de sa goutte, puis battit en retraite dignement, laissant la chaudière, hoquetant de rage, pantelante de fureur, à ses vibrations et au triomphe de sa victoire. Il me semblait la voir, en passant dans la cuisine, me tirer une énorme langue rouge en lieu et place de la modeste flammèche bleue qui danse à sa petite lucarne. Un temps, je l’avoue, je fus tentée de fuir cet appartement.

Aujourd’hui, bien que curée, récurée, curetée, ramonée, purgée, la chaudière continue de dragonner, elle résiste au diagnostic de fuite, et l’homme, le troisième homme, méditatif, harnaché d’une ceinture d’outils qu’il a sortis, la fixe tel le croisé au pied de Constantinople qui, prêt à lancer un énième assaut, pourrait dire, tel Villehardouin : « Et cist n’y firent rien », une dure bataille, un assaut sans issue, bien loin d’un combat printanier :

Ce fu en mai el novel tens d’esté
Florissent bois et verdissent cil pré
Ces douces eves retraient en canel
Cil oisel chantent doucement et soëf.

Villehardouin, Prise d’Orange, 39-42.

Le technicien bat en retraite mais il ne s’avoue pas vaincu, il a perdu, comme on dit, la bataille, mais pas la guerre. Il déclare sur le moment, solennel, que d’après lui, il manque une pièce, celle qui devrait remplacer le petit rond de métal qu’il vient de lui sortir du ventre (pour les adeptes du chauffage, je sais désormais qu’elle n’a ni estomac ni intestin, car il s’agit d’un dispositif mécanique qui régule des fluides, c’est donc de manière figurée que je fais allusion à cette appendice et son appendicite).

Il boucle en soupirant sa besace et s’apprête à sonner la retraite.

La chaudière bruit et murmure son triomphe :

Om mani padme hum…
Om mani padme hum…
Om mani padme hum…
Om mani padme hum…

Mais l’homme était plus tenace que ses prédécesseurs. Soudain, à la porte, il tourna les talons et tenta une ultime manœuvre. « Lui, il n’a pas cherché à me faire la leçon, il me doit quand même une petite solution, me dis-je. Car (pour reprendre un célèbre amateur de cheminée) si ma chaudière, malgré son volume restreint, formait une forme de beffroi inexpugnable, par le ding-dong permanent de la sonnette, les chauffagistes et les plombiers constituaient une manière de cloche, carillonnant à l’unisson ou bien suivant, après un battement, l’un après l’autre, leur mélodie particulière. Celui-ci est lent, mais coriace. Il est resté et fait face à l’objet, le fixe droit dans les yeux, les pieds bien plantés dans le sol, poings sur les hanches, prêt à l’action.

Voilà qu’après avoir demandé une cuvette, il dévisse encore la chaudière, cette fois par en-dessous, voilà qu’elle gicle sans bruit (pour un peu, je dirais qu’elle pisse le sang), puis il se saisit un petit bol à thé, qu’il substitue à la cuvette sous un robinet de-dessous, en fait, c’est toujours la fameuse molette, qui n’avait rien d’une chevillette. C’est alors qu’il m’annonça, le doigt levé, comme s’il devinait la pluie : « Probablement elle va goutter, mais pas beaucoup, vérifiez quand même tous les jours. » Il soupira, se frotta un peu la barbe, méditatif : « Ce n’est pas souvent qu’elles nous font des misères comme ça… le cas n’est pas simple. » C’est presque avec la tendresse du père de famille qu’il nous considéra, toutes les deux, avant de s’en aller et de nous laisser à notre glacial tête-à-tête. Il promit qu’il reviendrait « moi ou un autre », mais dans ces cas-là, je sais qu’il faut dire : « Je préfère vous, je préfère que vous reveniez. », il faut bien le payer de sa peine, cet homme-là, montrer que je ne lui en veux pas, même s’il fait froid.

Le cas n’était pas simple, les symptômes complexes, sur cette chaudière, c’est bien simple, on s’y cassait les dents. Je lui avais offert à boire, l’homme n’avait pas voulu, j’ai senti qu’il y avait là une forme de sentiment de culpabilité, je l’ai donc raccompagné en bas, jusqu’à la porte. « Allez, au-revoir, à bientôt alors. » lui dis-je et lui, vraiment pressé de partir, appelé par d’autres mission : « Oui oui, on vous appelle, sans faute. »

Je le vis à nouveau disparaître, jusqu’aux pieds, à l’arrière de son véhicule, là où l’attirail du chamane était rangé, puis ressortir, se mettre au volant, sursum corda, avant, en traversant la rue, il m’avait fait même un petit geste curieux, il avait levé le bras, le poing serré, comme pour me dire : « Ce n’est qu’un au-revoir. » ou encore « je reviendrai, et je vaincrai. »

J’étais remontée dans l’escalier qui grince, je soufflais blanc, dans l’air glacé.
En haut, la chaudière toussait à petites quintes, tout doucement.

Depuis, je surveille ses accès de toux, sa goutte. C’est au choix un dragon de feu, sortant comme un diable hors de sa boîte, des entrailles du mur de la cuisine, ou une vieille dame cacochyme, au choix. Je choisis la vieille dame malade, un peu acide quand elle ne dort pas mais qui somnole la plupart du temps. Nous nous sommes accommodées. Je lui ai collé un aimant sur les côtes, qui tient un torchon et qui dit : « Love me tender, love me true ». Non qu’elle soit domestiquée, mais j’ai de l’eau chaude et le printemps vient.

Peu après cet épisode, d’ailleurs, le troisième chauffagiste (jamais deux sans trois) lui a retrouvé une pièce, elle a un peu goutté avant qu’on la change (mais pas trop), il ne fait plus si froid, donc elle fait moins sa fière. « Ces choses-là, disait l’un des trois chauffagistes avec un petit sourire entendu (l’un des deux premiers, ils étaient loquaces), vous savez, ça ne se règle pas avec une baguette magique. » Et il avait claqué des doigts, comme pour dire, pas non plus en claquant des doigts. Tant les entrailles de la chaudière, comme la cheminée de Melville, sont un voyage au centre de la terre, une chute à perte de vue.

Deux jours plus tard, ma tante de Marseille venue pour une thalassothérapie avec deux amies dans la maison de Saint-Malo, dehors, une pluie froide tombait (ce dont je fus tenue en partie responsable) m’appelait en catastrophe devant la chaudière : « Ce n’est pas rassurant, elle fait des bruits… comme des quintes, elle clignote rouge, que faut-il faire, on vient d’arriver ? ». A son ton, je sentais qu’elle exigeait que j’agisse, face à la situation, de façon pleinement responsable. Je répondis donc, songeant qu’il était impossible que les épizooties s’étendissent aux mécanismes régulant les fluides non plus qu’aux machines à vapeur, avec un calme qui fait toujours son petit effet dans les situations de crise : « Allo allo, tu m’entends ? Tu vois la mollette bleue sous la chaudière en face de toi ? Tu la vois ? Comment ? Oui, il faut que tu presses, et que tu tournes, c’est pour mettre de l’eau, c’est un manque d’eau. Tu n’oses pas ? Tout le monde a aussi peur que toi ? Non, je ne peux pas venir de Reims maintenant. Par contre, il y a une étiquette sur le côté de la chaudière, avec le nom et le contact de l’entreprise. Pour les visites, je suis abonnée, je veux dire que j’ai souscrit un abonnement avec garantie. Très bien, tu les appelles, et tu me rappelles après, pour me tenir au courant, parfait. »

Le soir, ma tante rappela, comme promis, et m’informa, d’un ton passablement grognon, du succès complet de l’opération chaudière malouine : « Il lui a remis de l’eau, elle remarche, par contre il pleut toujours et ils disent qu’il va pleuvoir comme ça toute la semaine. Je croyais qu’il y avait un microclimat ? ».

Durant cet échange, je suivais la rue des Romains, qui était calme, juste un pot d’échappement, qui pétardait. Eux aussi, il y en a légion. Je me demande comment ça marche, un pot d’échappement. Après tout, on en maîtrise des plus coriaces. Ce ne doit pas être sorcier. Il suffit d’un bon garagiste, qui vous explique comment ça marche. Quand même, mieux vaut le laisser opérer. On ne sait jamais.

 

cinquième perspective | rue des Romains, deuxième tronçon


Deuxième tronçon de la rue des Romains. Vers la gare.

C’est l’aube, à peine six heures, je cours, je cours déjà, le cœur dans les talons, quand on est en retard, on n’évite pas les flaques, des flaques, d’ailleurs, il pleut tellement, qu’il n’y a que ça, dans la rue et dans le trottoir, je cours, je cours, j’ai les pas qui me battent dans la tête, mon thé dans son thermos qui fuit, les pans de mon manteau volent derrière moi, je suis l’ombre d’une hirondelle dans la brume, un coin d’aile enfoncé dans le front, avec ce mal de tête dure, me colle les yeux au fond du crâne, ces yeux qui coulent quand je tousse et crache, mais je vais l’attraper ce car, non de non, ce car je l’aurai.

Je suis devant la gare, je ne vois rien. Pas de car ? Comment pas de car ? Il n’y en a plus de la journée, c’est scandaleux, et moi qui me suis levée à cinq heures, qui cours depuis et qu’on attend, une classe entière qui m’attend.
Et le voilà qui s’avance, au bout de la rue, il vient, voilà qu’à l’heure dite, pile à sa place, là, il m’attend pour que j’y monte, comme s’il me tendait les bras. A force de courir, de frissonner, de trépigner pour aller plus vite, de me dire que je vais le louper, que personne ne prend le car de Reims à Troyes à 6 heures du matin à la gare, en semaine, donc qu’il n’attendra pas les retardataires, je suis bien montée dedans, finalement (le mal au cœur monte déjà, au diapason du mal de crâne, il y en a pour trois heures comme ça). Un temps d’intense soulagement où je communie avec l’appuie-tête et voilà que déjà je réalise avec horreur, car désormais il est trop tard, que j’ai oublié sur mon bureau l’exposé pour le cours de midi, que j’espérais lire, du moins relire dans le car.

Cependant, au prochain arrêt, j’ai moins de regret. Une personne monte, dans la bourrasque, à qui le chauffeur se confie. « Quel temps, que d’eau que d’eau, j’espère arriver à bon port. » Tout vole et tourbillonne dans la tempête, d’ailleurs, le chauffeur l’a répété à la cantonade, d’un air triomphal : « C’est la grosse tempête. » Au troisième arrêt, il est bien réveillé, lui, et plus disert encore, le voilà qui raconte aux passagères du centre ville (nous sommes donc 4 pour 100 places, une bonne moyenne en semaine) qu’hier son collègue a cru que le car allait se renverser, et il n’y voyait rien sur son pare-brise, à cause de la nuit noire et des rafales de pluie, il espère que « ça ne sera pas comme ça se matin » même s’il estime « qu’a priori il n’y a pas de raison pour que ça ait changé. » (Pourquoi a priori ? C’est ce que nous allons voir, puisque nous sommes parti, et déplorer, forcément a postériori). Cette question m’éveille et m’arrache à mes maux. Cet embarras logique me rétablit un peu, j’ai retrouvé mes feuilles, enfouies au fond du sac et parfumées de thé noir, l’encre a à peine bavé, finalement. J’exhume aussi un stylo, et je me mets à travailler à la lueur du plafonnier, dans les cars, tout est fait de plastique épais doublé de caoutchouc mastic qui tient les vitres. De fait, tout ici est au diapason des sièges de velours synthétique épais, aux motifs géographiques figurant des pays sans nom et sans rivage qui courent d’un siège à un autre sans guère de frontière et dont le motif obsédant grimpe et prolifère jusqu’aux murs et au plafond tenant aussi et à la fois du géologique et du chirurgical, dernier refuge du style Brejnev.

Peu à peu, dans un grand mouvement de tango, le vent incline notre car, je me demande s’il l’emporte, va le renverser, tête en bas, puis, par un curieux effet de la chaleur et de la peur, mes yeux se ferment, je m’endors dans cette nuit de la rafale. La chaleur et le roulis finissent par avoir raison de la peur, et m’endors, je dors à poings fermés, comme quand on préfère oublier. Un klaxon vengeur me rappelle au monde. Debout, lève-toi et marche, l’heure à sonné, nous sommes à Troyes.

Descendant sous des trombes d’eau le long des charcuteries et des offices notariales depuis la gare, je gagne, ventre à terre, presque à la nage, trempée, éternuant et encore un peu endormie (je marche encore dans toutes les flaques mais j’ai les pieds déjà trempés), l’hôtel du département, où se trouve le restaurant, sans paravent, qui est fermé pour les congés et où l’historien local m’avait fixé rendez-vous. Il n’est, bien évidemment, pas là, ruisselant sous la pluie et tremblant dans le vent, à m’attendre.

Alors, je me réfugie, ne distinguant plus mon chemin, l’Hôtel-Dieu est dans l’autre monde, derrière les trombes du déluge, dans une librairie. Dans mon enfance, je fréquentais, amenée par mes parents, une magnifique et minuscule librairie, tenue par deux sœurs très âgées qui ne descendaient qu’occasionnellement des hautes échelles de bois où elles étaient perchées comme à un mât de cocagne pour y guetter (sans doute) l’avenir des sphères intellectuelles d’un œil sagace, et passer les premières commandes des dernières lumières de l’univers afin qu’on les trouvât sur leurs tables sans les avoir cherchées, comme venues à notre rencontre, dans un scintillement céleste. Voilà que ce déluge m’avait ramenée au paradis des Nourritures Terrestres.

Comment décrire combien les couvertures jaunes des livres, le bois clair des étagères jusqu’au mur, le bleu vert des cartes de géographies (avec les noms des pays et des fleuves), l’odeur des crayons à papier et du bois de rose, m’a enivrée de joie alors ? Grimpant derechef à l’une des petites échelles des bibliothèques pour atteindre le septième ciel, ruisselante, je gouttai un peu sur le jonc de mer, et m’en excusai. En ce mardi matin, seul un gardien du temple, surgi derrière les rayonnages, se trouvait- là pour recevoir mes excuses. C’est que les dignes professeurs de philosophie tenaient conciliabule en attendant femmes et enfants, de retour du marché des Lices, tous les samedis, au Nourritures Terrestres, le panier de poireaux, de pommes et de sucrine à l’épaule, le cageot de pensées aux pieds, le chien attaché à la porte, qui ne dit rien, c’est l’habitude.

Même s’ils sont absents, comme pour me prouver que ce retour dans le passé est bien réel, que ce temps-là, paisible, des rêveries d’enfance, de quand je m’accrochais aux basques du Loden paternel et que je le retenais pour comparer les couvertures afin de choisir la plus belle (c’était le début des décors de fleurs des collections des lettres étrangères et c’est ainsi que j’ai découvert Soseki), voilà que je trouve des livres introuvables, là devant moi. Je découvre, rangés par ordre alphabétique dans le rayon russe « L’Iliazd Club » et les lettres à Pasternak de Marina Tsvetaïeva de chez Clémence Hiver, cette couverture grège, l’autre, vert fougère, de ce carton à trois rabats, un papier finement rayé et une encre noire et brillante, aux caractères presque gothiques, qui brille sur le papier crème, surtout sur les pages des gravures, deux petites merveilles en parfait état, fraiches malgré leur vingt ans, des raretés que je crois seulement rassemblés dans le méditoire d’André.

Me voilà transportée en Russie, dans ce pavillon où avait séjourné Akhmatova, ou peut-être Mandelstam, et où l’on voyait exposée une collection de livres rares, des livres d’artistes, chacun unique. Je revois encore les lettrines peintes et les couvertures de cuir et de papier, les planches multicolores sur les grandes tables, et derrière, tous les petits personnages de bois, des héros incertains de Pouchkine et Gogol, que je convoitais comme des poupées. « Onéguine est très réussi, avec sa redingote qui flotte ; c’est vraiment ainsi que je m’imagine le fonctionnaire du Manteau… ». Et puis je nous revois tous les quatre, André, Micha, Maman et moi, nous sommes sortis dans la cour, nous sommes assis sur un banc du parc, sous les tilleuls parfumés, il y a en cette saison, comme des nuages blancs, poussière blanche des arbres des jardins, qui flottent dans le vent, dans le jour clair des nuits blanches, et qui sentent un peu le thé et un la Neva, son odeur des lointains de la mer qui reflue à travers les terres.

Mais je suis ici, dans la meilleure librairie de Troyes, près des canaux, ce ne sont pas ceux de Mon Pouchkine, mais bien ceux de la cité troyenne, où les rafales de vent claquent sur les carreaux, fouettent la pluie sans relâche contre la vitrine. Le libraire secoue un peu la tête : « Un temps comme ça, non, ici, c’est rare, c’est rare » tandis qu’il note avec soin les cotes de mes livres sur son registre, un grand cahier d’écolier.

Entre alors le second libraire, saturnin et vitupérant, pestant au nom des bonnes manières, et des gens qui n’ouvrent pas les portes quand il pleut et qu’on porte une caisse (de précieux livres, faut-il le préciser, ce qui aggrave encore l’offense) aux archives et à l’école de commerce. Il voit mes choix, et embraye sur le sort de la librairie contemporaine, des lecteurs de grandes surfaces culturelles (qui passent voir si le livre qu’ils n’ont pas trouvé là-bas, ils ne l’auraient pas eux, avec le sans-gêne du client qui cherche à terminer sa liste, sel, poivre, vinaigre, ah, il me manque le safran, c’est plus rare, comment faire ?) et des étudiants qui ne lisent plus jamais et qui font du « copier-coller », il a dit ça dans un grand souffle.

Je l’écoute, il est très drôle, il me fait rire et moi, je tiens mes livres à la main, dans leur petit sac en papier, je songe à les glisser sous mon manteau, contre mon cœur, pour les protéger. Je reste là, encore un temps, pour annuler mon rendez-vous au téléphone, puis, l’heure avançant, petit à petit, je songe à traverser jusqu’à l’hôtel dieu, qu’on m’indique à travers les eaux. Je dis merci, le mot résume à peine combien. Désormais, me voilà chargée d’un précieux fardeau, et d’une mission dont nous sommes convenus, les libraires et moi : ramener en face, dans cette maison qui a six siècles, leur monde à eux, du monde entier, ce havre de paix que deux dragons gardent, celui auquel ils donnent accès.

Je traverse la place et le canal sous la pluie battante, d’un cœur vaillant. Il sogno di una cosa. Que suis-je moi, dans ma salle de classe, avec mes papiers et mes images, sans cette citadelle, sans ce bastion, sans cette maison où les livres montent au plafond ? Qui ne voudrait pas y rester, qui donc, en emportant ses trouvailles, ne ferait pas le vœux de les lire très vite, pour y retourner ? Les étudiants m’attendent à leur place, dans cette toute petite pièce de l’Hôtel Dieu où je leur apprends les méthodes d’enquête en ethnographie. On m’a bien dit qu’ils ne lisent pas. Je m’y étais, en quelque sorte, adaptée, comme on s’adapte, de guerre lasse. Tant mieux si mon cours est oublié, voilà qu’il est bon à jeter. Aujourd’hui, à cette heure, j’ai changé d’idée. C’est que la question est sortie, voilà, je l’ai posée, tout haut, et puis, je me la suis posée, à moi, c’est arrivé en face, dans la librairie, tandis que le libraire causait. Comment voir l’architecture sans avoir lu Vitruve, à quoi bon regarder les rues, demandait cet homme ? J’ai pire, ou mieux : comment faire du terrain sans lire, comme ethnographier sans texte, pourquoi évoquer tous ces noms devant qui n’entendra pas leur voix et ne lira pas leurs idées, comme elles sont dites ? Ils vont lire, il faut lire, il faut tout lire, tout avoir lu, avant de partir. Je reste, j’y suis, j’y suis encore.

J’entre dans ma salle de classe, un verre de thé chaud à la main, avec cette perspective en tête. Je pose mes livres sur le bureau, devant moi, avec soin. Nous partons à la découverte.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 avril 2016.
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