Sébastien Ménard | Entrer Istanbul en suivant un nuage de poussières

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L’AUTEUR

Sébastien Ménard est sur la route depuis quelques temps désormais. Des images et des mots en revues. Soleil gasoil chez publie.net. Carnets de création sur le site diafragm.net, avec la photographe AnCé t. Sur Twitter : @SebMenard.

LE TEXTE

Une série de textes à venir : quitter les villes, sans gasoil. Concrètement, quitter une ville, sans pétrole. Se débrouiller comme ça. L’expérience a montré que ce n’est pas si simple. C’est même souvent compliqué. Dire ça. En partant pour les territoires de l’est, on ne pensait pas forcément aux villes de l’est. Et puis il y eut cette rencontre. Une violence aussi. Nous avons choisi d’arpenter les routes à vélo. Nous avons pris des notes. Je ne sais pas vraiment ce qui se joue, dans cette friction, mais il y a quelque chose, c’est certain. Le premier texte de cette série, paradoxalement, il raconte comment entrer Istanbul sans gasoil.

Pour entrer Istanbul sans pétrole il suffit de suivre le nuage de poussières — les moteurs — et les traces sur l’asphalte. Disons qu’on préférera « entrer Istanbul » à « entrer dans Istanbul » : la route avale nos langues comme nous avalons les kilomètres — mais l’asphalte n’aura raison de rien — et c’est nous les bêtes. Nuls chacals ni chiens errants pour arrêter la poursuite de notre chemin ordinaire — qu’il s’agisse d’entrer Istanbul sans pétrole ou bien qu’il s’agisse d’un autre rêve étrange. Nous on avait prévu de traverser un continent sans le gasoil. On avait prévu d’écrire des poèmes et de déclencher l’obturateur de nos machines à pixels. On avait prévu de vivre sur la route pendant des mois et de laisser venir les choses comme il s’agit souvent de laisser venir les choses pour qu’elles apparaissent elles-mêmes et entières. Alors voilà : sans doute qu’on approchait Istanbul.

À une cinquantaine de kilomètres on aperçoit déjà la ville — on aperçoit déjà le nuage. C’est Istanbul sans doute — on l’imagine. C’est jaune jaune et gris. Ocre et brun. C’est un nuage une poudre une poussière quelque chose — on ne sait pas son nom. On ne sait rien : c’est pour ça qu’on est là. Alors on file plein est comme on a toujours appris à rouler vers l’est et comme on imagine trouver un sens à nos aventures. Enfin nous avons laissé la quête des héros modernes dans un autre livre — tout file et tremble — les trucks accélèrent sur le bitume et klaxonnent sous le soleil — les berlines sont des berlines — les chiens sont des chiens — les gas stations sont des gas stations — la poussière est la poussière — et tout finit par ressembler à la poussière en approchant Istanbul. Tout finit ocre et jaune et nos corps nos gueules mêmes nos gueules suintent et sont poussières et sueurs — voilà nos mondes. Sur la peau de nos visages s’écoulent quelques gouttes qui font des genres de petits ruisseaux à travers la poussière collée — tu pourrais faire un cliché de cette goutte qui coule sur la peau — et le soleil se reflète dedans.

Sur la route D020 qui mène à Istanbul on pourrait voir des chiens errants des semi-remorques et des déchets — des plastiques des caisses de légumes des bagnoles et du gasoil — des bêtes accrochées des bêtes mortes et grillant devant les flammes — des bagnoles des essences et des asphaltes éventrés — des gosses des glaces industrielles des panneaux lumineux des drapeaux dans le ciel bleu — des cafés sur les tables des haut-parleurs et des chemises en solde. Nul chant ni poème ni chemin qui filerait doucement entre les oliviers pour arriver sur les quais d’Istanbul : est-ce qu’on ferait un récit d’entrer Istanbul sans pétrole et par une journée d’août ? Non pas récit ni rien — et plus personne ici ne sait si cette folie de la ville moderne est une fiction ou un cauchemar. Ce que nous pouvons voir encore : des corbeaux des chiens — des sacs plastiques et des rouilles — des fumées des arbres secs des poubelles et des tasses à café — des shops ouverts des vieilles femmes à l’ombre et oliviers. Des ombres. Des bagnoles. Des ruisseaux à sec.

Sur notre route sans pétrole mais d’asphalte tout de même — d’un côté plein nord on a la mer — d’un côté plein sud on a la poussière. Et ça continue comme ça pendant des dizaines de kilomètres. Notre plan c’était d’entrer Istanbul par le nord. On passait par la D020 et on entrait le quartier Güzeltepe — là plein sud et on finirait par trouver les quais — c’est facile jusqu’au centre. Si tu regardes une carte digitale — c’est facile. Nous on a prévu d’entrer le monde avec nos carcasses — je veux dire nos corps et nos tendresses — on cherche des chemins et des récits — on cherche tellement de choses que ça file ça file la vie. Des notes dans un carnet. Un appareil photo qu’on laisse tranquille.

À Tayakadın, on pourrait se connecter à la station essence. On demanderait des renseignements. On ne sait pas comment entrer Istanbul et tout le monde se marre alentour. En vérité personne ne sait comment entrer Istanbul sans le pétrole. Tout le monde a oublié le nom du gasoil — celui des routes — et beaucoup d’autres choses. Les types ils nous donnent le code de la wi-fi et nous on cherche une route un chemin une piste — quelque chose à parcourir sans le pétrole. On fait glisser une carte digitale sous nos doigts. Plus personne pour vendre des cartes en papier ici. Plus tard on est à Işıklar. On erre entre l’asphalte les déchets les bagnoles et la poussière. On voudrait entrer Istanbul mais c’est si grand. Ils ont fini par construire des villes impénétrables sans pétrole on se dit. Ils ont fini par tourner dingues on se dit. Et nous alos on fait quoi on se dit. Alors voilà : peut-être que c’est ce soir-là — à Işıklar — qu’on a eu l’idée de la fiction des villes impossibles — l’idée de l’histoire des villes d’asphalte et de pétrole — l’idée de ce monde assez dingue pour construire cette dinguerie dingue trois fois dingue et pétrole qu’on ne pourrait jamais plus quitter.

Si tu regardes une carte digitale il y a cette route qui entre Istanbul par le nord et c’est donc par là qu’on avait prévu d’arriver — on suivait des routes et les bras de ceux qui voulait bien nous guider — la route était large immense — trois à quatre voies d’asphaltes qui se perdent dans la poussière et le son des moteurs. Les semi-remorques klaxonnaient dans la chaleur — les bagnoles accéléraient à côté de nos jambes — la poussière n’en pouvait plus de jouer sa fiction de poussière. Certains construisaient une route ici. Une route immense et plusieurs dizaines de mètres de largeur d’asphalte. Les petites routes autour — les anciennes routes — étaient condamnées. Et nous on tentait d’entrer Istanbul sans le pétrole.

Comment cela pourrait-il se dérouler ? On chercherait notre chemin — on chercherait un chemin. On ne trouverait rien. Un dépôt d’ordures de plusieurs kilomètres carrés. Des piliers en béton pour des bitumes et des soupapes. Des plastiques. Des montagnes éventrées. Des poussières. Des démonte-pneus. Des tâches d’huiles. Des tomates écrasées. Des chiens. Des mégots. Des trous dans l’asphalte. Des réserves d’eau. Un ballet de bennes à ordures. Et nous dans le fatras. Épuisés voilà usés fatigués des routes et sans le pétrole. Alors quatre frères fermiers nous ouvriraient la porte d’une petite chambre au dessus de l’étable de leurs buffles. Car il y a encore des fermiers même à une trentaine de kilomètres d’Istanbul et tout se mélange dans l’asphalte et le béton. Enfin on s’endormirait. À Işıklar — dans une ferme. On fermerait les yeux avec l’histoire du lait de bufflonnes — avec l’histoire de la paille — avec l’histoire d’Istanbul de la grande Istanbul et un regard un geste de la main comme si — évidence — entrer Istanbul sans pétrole et en suivant un nuage de poussières était à peu près impossible. Ceci immédiatement accompagné de la possibilité de trinquer avec un verre de lait encore chaud — remède à toutes les tentatives de récit. On pourrait dormir ici ou ailleurs. À une vingtaine de kilomètres d’Istanbul — des yeux on pourrait suivre un nuage de poussières. « Sans le pétrole » on répèterait en s’endormant. Et à quelques centaines de mètres les soupapes n’en finiraient plus d’aller venir dans les machines et sur l’asphalte.

Le lendemain — on pourrait s’entêter et décider de monter sur l’autoroute avec nos corps et nos suées. On n’allait pas se laisser faire comme ça. Et on ne saurait plus alors — qui de nos trognes des asphaltes des poussières ou des litres de pétrole porte encore son nom de fiction. Et puis on filerait comme ça vers le sud — on filerait vers Istanbul. Se perdre aux échangeurs. Traverser des bretelles d’accélération. Passer des fossés en béton. Affonner des kilomètres d’asphaltes. Croiser des bandes rugueuses des lignes continues des zébras des tunnels. On filerait plein sud à la recherche d’Istanbul ou d’une mer — on croiserait des berlines aux vitres noires des bus chargés des semi-remorques de gravats et des motards filant dans le jaune ocre du mois d’août. On ne compterait plus les dizaines de bennes à ordures — toutes les ordures d’Istanbul empruntent-elles la route du nord ou d’ailleurs ? On ne chercherait plus de réponses ni de nom à nos pistes - on serait simplement occupés à entrer Istanbul — abasourdis sonnés chancelants sur l’asphalte et dans la chaleur.

Et puis enfin on arriverait sur les quais d’Istanbul. On laisserait de côté nos peurs et nos sueurs. On laisserait nos fringues des routes — nos vêtements crasses et nos tenues d’aventure. On oublierait les asphaltes et les pétroles — les trucks et les ordures — on oublierait tout de la route d’Istanbul. On écouterait le son de la ville. On fermerait les yeux sur un traversier du Bosphore en écoutant les vagues et le vent. On formulerait alors le souhait de quitter les villes. Sans le pétrole. En s’échappant d’un nuage de poussières.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 avril 2016.
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