Gwen Denieul | Au bord de l’effacement

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L’AUTEUR

Gwen Denieul est né dans les Côtes d’Armor en 1973. Il étudie à Paris, travaille en Allemagne, voyage en Afrique. Traces de lui laissées sur le web :
• blog : www.embrasure.wordpress.com
• youtube : youtube.com/user/Gwendenieul
• facebook : facebook.com/denieul
• twitter : @gwendenieul
• et déjà sur nerval.fr

LE TEXTE

Celle qu’il aime vient de le quitter. Attiré par le vide, il s’enferme dans la solitude et tient la chronique de son écroulement. Bientôt il décide de tout plaquer et se sent disparaître peu à peu.

En lisant ce texte, on pourrait écouter They’re Leaving Me Behind de Nick Drake puis Vanishing Act de Lou Reed, ça ferait un chouette fond sonore.

« C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que ça,
le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir. »

Louis-Ferdinand Céline

J’ai perdu sur toute la ligne. Ça tombe pas si mal, j’ai toujours haï la victoire et l’orgueil qui va avec. Pour me donner un peu de courage, je promets d’user mes dernières forces à démolir ce qu’ils ont construit. Je n’ai maintenant plus personne à décevoir. Ma main frôle les murs. Cerné par le gris, je cherche une fissure dans le béton, un début de résistance. Je traverse avec une fausse désinvolture le pont des prostituées au-dessus du canal Saint-Denis. En dessous une eau verdâtre et visqueuse, et d’étranges objets ressemblant à des pieds et à des mains flottent à la surface. Ils repêchent régulièrement des cadavres par ici. Quelque chose m’oppresse au-dedans. C’est comme dans mon sommeil lorsque cette chose épaisse et visqueuse se glisse furtivement dans ma chambre et vient tranquillement s’asseoir sur ma poitrine. Je me réveille à chaque fois en sursaut. Je m’entends en train d’étouffer. Impossible de reprendre mon souffle pendant de trop longues secondes. Ça y est, j’arrive au coin de la rue Lounès Atoub. Les prostituées je m’attends à les voir brandir leurs corps, mais non, ce soir il n’y a personne, juste un préservatif usagé sur le passage clouté, un préservatif tellement fripé et recroquevillé sur lui-même qu’il en est attendrissant. Je suis maintenant dans le coin de camés. Justement un, adossé à un réverbère, qui attend sa dose. Il me regarde d’un sale œil. Je commence à avoir l’habitude. L’état d’urgence rend tout le monde fébrile.

J’ai 42 ans, bientôt 43. Ça se tasse. En fourrure, loin des anges et de leurs rires atmosphériques, en pleine période glacière, je chasse le malheur de jour comme de nuit. Je suis un déchet, je mérite la poubelle, voilà ce qu’on peut lire sur une affiche de la Ville de Paris. Je traîne un moment sur le boulevard MacDonald. Ambiance de couvre-feu. La caméra de vidéosurveillance ne fixe que moi. Cible vivante sous l’œil des flics, je dois apprendre à disparaître. Tout un art par les temps qui courent. Ma lente déchéance, je la garderai planquée sous le manteau. C’est que maintenant, je commence à être vêtu de désastres : voilà une des expressions que j’aimais bien, avant que ce soit pour de vrai. Je me souviens, durant ma vie de planqué, je voulais me dépouiller de tout ce qui m’encombrait. Je parlais de la force de la pauvreté, de sa vérité. C’était mon fond de romantisme. Longtemps je suis resté attaché à mes chimères.

Tu vois, c’est plus fort que moi, il faut que je continue à te parler en silence. Depuis que tu t’es enfuie, je m’acharne dans l’échec. Comme si je ressentais un plaisir malsain à précipiter la catastrophe. Oui, c’est presque avec délice que je me jette dans le malheur. Et je sens que j’irai jusqu’au bout. Au bout de quoi je pourrais pas le dire, mais tu sais que je suis une carne, mon amour, tu sais que je vais pas m’arrêter en si bon chemin. Il faut que la tragédie s’accomplisse entièrement, que la souffrance soit complète. Alors je pourrai tomber au champ d’honneur. Tu vois, même dans le malheur, j’ai des aspirations qui dépassent le commun des mortels. Tu te marrerais bien si tu m’entendais marmonner ce genre de conneries.

Depuis que j’ai quitté mon boulot, je me suis lentement dépouillé de tous les rôles que j’avais pu jouer jusque-là : le cadre docile, l’ami fidèle, le fils compatissant, l’aimable voisin. Faudrait maintenant que je m’absente définitivement, que je prenne une bifurcation d’une radicale étrangeté. Peut-être qu’il est encore temps de changer de passé, d’atteindre un peu plus de légèreté. Je m’imagine déjà en train d’errer dans des villes étrangères. Dans les territoires périurbains j’aimerais me perdre pour toujours. La nuit, je rêverais d’océan et de désert. Ce serait le grand silence. Poursuivi par mes rêves dérisoires, ce voyage en solitaire me conduira loin : Yémen, Djibouti, Ethiopie, la Mongolie peut-être. J’aurai une vision rapide des villes que je traverserai, de celle qui donne les impressions les plus durables. Goûter l’intensité dans le fugitif, ça j’ai toujours aimé. J’apprendrai à ne pas m’arrêter, à reprendre chaque matin mon chemin sans carte ni boussole. Mes pas s’affermiront. Je ferai en sorte que la destination finale reste incertaine jusqu’au bout. Voyager sans but me donnera la sensation fugace de m’être libéré du passé, même si partout où j’irai, je traînerai la même culpabilité. J’essaierai de me persuader que cette fuite d’Égypte était indispensable, qu’il y a des moments dans l’histoire où se barrer est une question de survie. Tout recommence à zéro, oui, voilà ce que je me répéterai dans mes moments de doute. Il faudra ne garder de ce dernier tour de piste que les éclairs de folie, et mourir comme Job, rassasié de jours, ou comme Melville, d’une dilatation cardiaque. Personne n’a dit que c’était facile.

C’est l’heure de me séparer de mes dernières affaires. Je donne la plupart de mes fringues au jeune gars qui fait la manche en bas de l’immeuble d’à côté. On échange un sourire. On ne se dit presque rien. Je crois qu’il comprend ce que je suis en train de faire. Ça fait un moment qu’il est là, lui, blotti dans son alcôve de fortune. Le soir, en rentrant du boulot, je l’ai souvent vu en train de lire un livre usé à la lumière d’une lampe de poche. Un type qui résiste comme il peut. Demain matin, je sortirai du territoire national. Je n’ai plus peur de ne plus exister pour personne. Je déposerai mon passé à la consigne, puis je prendrai le train pour Bruxelles. J’y resterai jusqu’à fin décembre. J’ai déjà acheté le billet d’avion pour Altaïr. Voilà, demain je quitterai tout. Pourtant ce sera une journée comme les autres.

La ville est noyée dans la brume. Le soleil est un fantôme ce matin. Je ressens des picotements dans la gorge. Un nouveau jour louche s’annonce. Bruxelles est une chouette escale quand on a décidé de se perdre. Je loge depuis deux jours dans un hôtel-taudis. Je sais bien, la vie de bohème ne fait plus rêver grand-monde mais moi ça m’attire toujours autant de vivre au bord de l’effacement. Redécouvrir la faim, redécouvrir la soif. Toute la journée je me balade dans la lumière blafarde de la ville. Rien dans les mains, rien dans les poches. La vie pour seul bien. Je ne me sens pas si mal que ça, vagabond idiot balbutiant mes peurs et mes joies à des fantômes. Incapable d’être autre chose qu’un marginal absolu. Incapable de penser à autre chose qu’à celle qui m’a conduit là. Je déambule au hasard, à travers les débris du genre humain. Je les observe. Ils insistent tous. Moi je n’ai plus le courage d’insister. Ici c’est comme à Paris, il n’y a jamais assez de banc pour s’asseoir, alors je m’assois par terre. Voilà où j’en suis. Je suis assis par terre dans un coin quelconque de l’univers. Je tente de suivre ma propre courbure. Si je peux rester là jusqu’au soir sans qu’on m’emmerde, c’est toujours ça de gagné. Même pas froid au cul, je flotte, comme cette terre qui poursuit sa course à la vitesse de 30 mètres par seconde, ce qui n’empêche personne de dormir. Je ne produis pas donc je n’existe plus. Je ne consomme pas donc je n’existe plus. Je suis le dernier des hommes mais au moins, je n’ai à obéir à personne. On se rassure comme on peut.

La misère vient vite, et elle n’a rien de romantique. Je fais maintenant partie des individus désignés comme indésirables. Intrus dans la foule, je tiens table ouverte aux chiens errants de mon espèce. Pendant un court instant, la terre et le ciel m’appartiennent. Dommage que les costards-cravatés défilant à toute heure gâche le paysage. Je suis obligé de les regarder passer, tous ces cadavres impeccables dans leur costume fraîchement nettoyé à sec. Ils se ressemblent en tout point. Ce sont des corps qui marchent. Des corps bien propres, bien nourris. Des hommes donc, mais qui n’ont plus de regard. Mes yeux photographient l’expression d’accablement sur leur visage. Sûr que c’est dur à accepter de n’être plus qu’une ressource humaine. J’ai connu cet abaissement, je leur jette pas la pierre, mais quand l’estomac se creuse, j’ai des accès de violence contre les hommes-robots. Les corps bien nourris, je rêve alors de les saigner comme des gorets. Bien sûr je n’en fais rien. Je laisse l’armée des automates se précipiter vers le précipice. À quoi bon les déranger ? Ils sont si pressés de rejoindre leur prison de verre.

Depuis que je suis arrivé ici, je ne trouve personne à qui parler. Les cadres, les employés, les retraités, même les étudiants, ils font comme si je n’existais pas. Certains quand même, peut-être les plus insolents, les plus rapaces, me dévisagent. Ils ont le regard satisfait de ceux qui ne manquent de rien. À quoi je peux bien ressembler maintenant ? Un peu barbu, un peu sale sans doute. Ma chambre d’hôtel est dépourvue de glace et j’évite mon reflet dans les vitrines des boutiques. You get mistaken for strangers by your own friends, les paroles de chansons me tiennent compagnie. Ça doit commencer à se voir que j’ai plus d’avenir.

Quelques passants ont de bonnes têtes, faut être honnête. Je vois des visages décontractés, certains même qui rayonnent pendant un instant. C’est le samedi après-midi que je préfère. Il y a des jeunes femmes légères qui défilent en faisant valser leur robe. Elles ont des sacs plein les mains. J’aimerais échanger avec elles un sourire, mais j’ose pas. J’ai plus les clés pour leur adresser la parole. C’est bien connu, les pauvres ne parlent pas. À force de vivre toute la journée avec nos hallucinations, on a perdu les mots. Il y a comme une odeur de cendre dans l’air. Chacun survit comme il peut, et moi, sans doute par lassitude, je me persuade que plus rien n’existe entre les tours de verre.

Dans la rue, ce sont les Noirs et les Arabes les plus marrants. Certains essaient d’obtenir le numéro des filles. Ils insistent et parfois les filles cèdent. Je ne pense pas qu’elles donnent leur vrai numéro. Moi ils me laissent tranquilles, les Arabes et les Noirs. Je n’empiète pas sur leur territoire. Eux, c’est de naissance qu’ils ont été désignés comme individus indésirables. Vous êtes nés ici, mais vous n’êtes pas les bienvenus, voilà ce qu’on leur a fait comprendre dès le début. Sur les murs pas encore démolis du quartier Léopold, en face du parlement européen, on peut lire ceci : Vous n’aurez pas notre peau. Sur la gauche est écrit un tag plus surprenant : Je suis la vélocité même, la persévérance des égarés, et juste en dessous : Vous savez, je ne sais rien, et vous n’y pouvez rien. Sans doute qu’aucun salut n’est possible par ici, mais au moins les murs racontent des choses très belles.

J’ai vu que ça commençait à aller mal pour moi dans les cafés. Quand il fait froid, je vais dans les cafés. Je me retiens tant que je n’ai pas une envie irrépressible d’aller pisser. Je connais d’ailleurs une gueuze qui me fait du bien au corps et à la tête. Après m’être vidé la vessie dans les toilettes en bas, de retour devant mon verre, je suis le roi du monde. Il fait chaud dans les bars. Un jour, je me souviens, j’ai chialé comme un gosse. Ça a jailli sans crier gare, c’était en entendant Ex fan des sixties de Gainsbourg, une chanson que j’écoutais enfant (elle était sur une compil’ de 79 que ma mère passait tout le temps). Tout ça m’est arrivé plusieurs fois ensuite, de chialer comme ça, de ne pas pouvoir me retenir. Ça a un côté dégueulasse de chialer sur son sort. Du coup je ne vais plus si souvent dans les bars, je préfère me les cailler dehors. Pisser dans les renfoncements. Je risque pas d’être dérangé.

Aujourd’hui, tu vas dans tel endroit, c’est ce qu’il faut que je me dise. Tu marches jusqu’à cette place-ci, tu vas zoner jusqu’à ce parc-là. Après tu regarderas les oiseaux dans les arbres. Tu écouteras le vent. Il suffira de pas grand-chose pour vivre. Les arbres te béniront. Ils seront tes amis. Ce sera incompréhensible mais tu ne te poseras plus de questions. T’auras le droit de te relâcher un peu. Ce sera dimanche.

Pourtant j’étais pas si mal dans les bars. Pour un temps, je me sentais à peu près normal, consommant tranquillement ma bière parmi les autres consommateurs de bières.

Suffit d’être pauvre pour avoir la paix, disait Georges Perros. Maintenant c’est sûr, je ne suis plus rien pour personne. Et c’est vrai que sans les autres, on est libre d’être qui on veut. Le problème c’est que je ne suis plus rien pour moi non plus. Je ne suis plus rien et peut-être que ça fait du bien. Mon moi s’est désagrégé. Débarrassé de tout amour propre et de cet orgueil mal placé qui m’a fait tant de mal jusqu’ici. Il ne reste que mon écorce. L’artiste peintre se dépossèdera peu à peu pour s’éloigner du troupeau. Il trouvera alors sa singularité. C’est ce que j’espérais à l’époque. Je me suis dépossédé peu à peu mais je n’ai trouvé personne au dedans. Au dedans il n’y a que du vide.

C’est dangereux de rester trop longtemps à la même place, alors je pars me balader dans le quartier de la Commission européenne. La grande machine communautaire broie tranquillement ses agents économiques. Le poulet déplumé regarde passer les Unionistes européens cravatés comme il faut. Des couilles molles, voilà ce qu’ils sont. Pas la peine de leur chercher des excuses. L’argent les mène par le bout du nez. Ils courent plein d’allégresse à leur tombeau. Ils ont déposé les armes depuis longtemps. Rien ne s’échappe de leur corps. Ils sont nettoyés de l’intérieur, effroyablement impeccables dans leurs costumes gris cendre. Moi je n’ai plus rien à me mettre. Mes jours sont comptés. Je perds chaque jour un peu plus. Je commence à puer. Odeurs de mon corps à jeter par-dessus bord. Qu’importe, le regard des autres ne compte plus. J’ai quitté le peu de chaleur que j’avais réussi à me faire. Il serait plus simple d’implorer le bondieu de me rayer de la carte, mais mon instinct de conservation reste le plus fort. Il faut que j’achète de la viande si je veux continuer à vivre. Je commence à avoir peur pour ma peau. Je froisse le billet d’avion au fond de ma poche pour me rassurer un peu. Je dois prendre des forces avant de m’envoler pour Altaïr. Allez, faut que t’y crois encore un peu. J’ai perdu la parole mais le bondieu peut lire dans mon cœur. Au loin, j’entends le gémissement d’une sirène de police. Comme ça lui va pas à cette ville, ce gémissement atlantiste. Avec mes derniers sous et mes dernières forces, je me promets d’aller vers les gémissements plein d’allégresse des saxophones d’Altaïr. Je veux encore croire qu’une nouvelle vie est possible vers les calmes déserts. Je n’ai maintenant plus droit qu’au désert. Ça me va. Il paraît que l’aventure resurgit quand tout est perdu.

Après une heure de marche, je m’arrête dans la librairie de la lune. Je l’ai choisi pour le nom. Je peux rester des heures dans les librairies. J’aime bien lire, j’ai toujours aimé ça. Il est plus facile d’ouvrir un livre que de parler à quelqu’un. Quelquefois, je tombe sur une phrase qui me rend heureux.

Le voile de Maya s’est entrouvert. Le dernier des hommes a pour tout ce qui l’entoure l’extrême porosité du sage, cette porosité qui, dit-on, vient avec l’âge. Les périls sont innombrables dans les périphéries à moitié vides : chairs frissonnantes devant le groupe scolaire, solitude farouche dans le gymnase, instants d’évasion à la sortie du centre commercial, affiches fabricant du rêve, caddys renversés dans le parking désert, vies amassées dans les barres d’immeuble, milliers de secrets dans les milliers d’appartements. Plus loin, agglutination de désespoir dans les riches ghettos électrifiés, fantasmes inavoués dans les open spaces, locaux industriels désaffectés gardés par des maîtres-chiens. Plus loin encore, sueur des ancêtres, larmes des pierres et autres délices. Il pleut. Les lumières de la ville s’allument les unes après les autres. Je reste immobile, à guetter les signes. Je regarde cette lueur, et puis cette autre. Qu’est-ce que je cherche ? La pluie nettoie mon visage. Sexe en érection, inexplicablement. Les chiens reniflent mon dernier pantalon. Comme eux je fouille dans les poubelles de la ville les triomphes du passé. J’ai appris à me contenter des restes. Les oiseaux du crépuscule se posent sur ma tête. Ils picorent les miettes de souvenirs sauvées du désastre. On s’en est bien tirés, me dis-tu, durant les quelques moments où on a pris part à la vie. Ça remonte à loin tout ça. La mort m’est devenue indifférente, je crois. Elle ne peut plus rien me retirer.

Quelque chose change dans la ville. Le brouillard monte doucement. Il m’enveloppe de près. J’aime ce gris qui s’infiltre partout. Du gris que l’on prend dans ses doigts et qu’on roule, c’est ce que chantait mon grand-père. La brume réveille en moi de nouvelles occasions de dériver. Dans le flou et le mouvant je me sens chez moi. Je zone le long de la chaussée de Wavre. Le fog maximise le potentiel de votre entreprise, je m’amuse à détourner le slogan du panneau publicitaire accroché au-dessus de la voie de chemin de fer. Du côté paternel je viens d’un pays de crachins. Fils de la brume, c’est ce que signifie mon nom en breton. La brume, elle me protège. J’aimerais m’y noyer, qu’elle m’efface pour toujours. Je longe des murs en brique, une résidence étudiante, des restos, un club de fitness. Perdu dans un amas de brouillard, j’écoute le son de la rue avec attention. Je me fais surprendre par le reflet fugace d’un gyrophare dans la vitrine du magasin La Grande Récré. Un simple gyrophare, même pas accompagné de sirène hurlante, qui me fait sursauter. Faut dire que quand on est pauvre, beaucoup de choses vous semblent hostiles. La peur accompagne la misère comme une sœur. J’observe les seules couleurs de ce monde entremêlées dans une flaque d’huile. Irisation et queues de volutes d’une beauté prodigieuse s’enroulant et s’entrelaçant sur l’asphalte. Je cherche le début et la fin. Ça s’embrouille alors je lève la tête et je ferme les yeux. Je sens la bruine sur mon visage. Je commence à aimer cette ville. J’aime le temps aléatoire d’ici, quand le ciel soudain s’éclaircit et que le gris se satine. Devant un abribus, je trouve des coquillages. Des coquillages dans une rue de Bruxelles, c’est pas banal. Je les ramasse, y a qu’à se baisser. Ça me rappelle les coquillages que je rassemblais enfant sur la grève blanche du Finistère. Je continue mon chemin, sans issue et sans lendemain, mais cette fois avec un brin d’entrain. Fais gaffe à ne pas prendre froid. Tant que tu restes au large, tu peux survivre. L’horizon s’adaptera à tes goûts.

C’est drôle, je suis allé au bout de la négation, et c’est maintenant que la vie me semble belle à vivre. À nouveau je me sens prêt à jouer avec elle. Je regarde les réverbères vert-de-gris et les troncs boursouflés du parc du Cinquantenaire. Une force animale m’envahit. Maintenant que tout est perdu, l’angoisse a disparu. L’aventure semble à nouveau possible. Je m’en vais crier tout seul dans le désert. Je vérifie machinalement que le billet d’avion est toujours dans ma poche. Dans trois jours, je m’envolerai pour Altaïr. À Dieu vat !



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1ère mise en ligne 3 janvier 2016 et dernière modification le 5 septembre 2017.
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