Jérôme Bourdon | L’endeuillé sur la plage

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L’AUTEUR

Né en Australie de parents français, j’ai vécu à Nairobi (Kenya) dans les années 1980. Je vis surtout à Tel Aviv, un peu à Paris. Passions : trop nombreuses pour le temps qui me file entre les doigts. Universitaire, j’écris sur les médias des livres savants, j’ai redécouvert depuis peu l’écriture littéraire grâce à un réseau d’alliés qui ne se connaissent pas tous et ne savent pas tous qu’ils sont mes alliés.

 mes curiosités occasionnelles : sur facebook.

 mon travail de chercheur

LE TEXTE

Troisième d’une série sur la rencontre.

On l’avait tous remarqué, l’endeuillé sur la plage. Endeuillé, autant qu’on peut l’être sur le sable bondé de Tel Aviv, royaume de liberté bigarrée, multicolore. La nudité est le seul interdit mais elle serait moins voyante que la débauche de couvre-corps partiels (on n’ose plus dire vêtements), qui se déploient, au hasard de mes yeux un justaucorps panthère qui moule l’innommable (oh rien qu’imaginer le démoulage on frémit), un jogging fluo rose et jaune à faire fuir la mort elle-même qu’arbore un petit vieux tremblant, le short XXL tombant sur des fesses qui s’écroulent et pourtant ça avance juste devant fou ça swingue pathétique mais ça vaut mieux que l’athlète surbronzé surmusclé, sursuant surcontent de lui en minislip couleur chair. Wow ! Tel Aviv ne singe même plus New York, elle s’est inventée un style, cool, destroy, un théâtre balnéaire qui refoule au plus profond de ses abris souterrains toutes ses hontes et toutes ses peurs.

Et dans cette chromofolie, une tache lugubre nous tombait dessus : ce corps modeste, tout vêtu triste et noir, assis sous un parasol. Noir amidonné, les tee-shirt et jeans, et noir froissé la kippa fourrée à la va-vite dans la poche de derrière, comme un document compromettant, grises-noires les valises sous les yeux gonflées de grosses larmes qui coulaient doucement avec la régularité d’un robinet qui fuit, et qu’il essuyait d’un revers de main morveux, tout en faisant mine de se concentrer sur un ordinateur portable où se déroulaient des textes, de l’angle opposé où j’étais je pouvais juste identifier les alphabets, se mélangeaient les lettres hébraïques et latines, pas d’image, pas de facebook. Et puis, une valisette, noire elle-aussi, de guingois sur le sable, en attente. Le type jurait, à tout point de vue. Frais déboulé du cimetière, sur la plage ? Mais la valise ? Venu d’ailleurs enterrer un parent juif en Israël, sans savoir qu’à Tel Aviv les enterrements aussi se font en couleurs ?

Il attirait les regards, mais la ville aime se croire blasée : passé le moment de surprise, les regards intrigués, les quelques commentaires, les clients de ce vendredi matin retournaient à leur farniente voire à leurs vacances pour les premiers touristes de la fin mai. Seul, je restais dévoré de curiosité. Je me sentais une affinité pour cet endeuillé, mon endeuillé. C’était peut-être qu’on était les seuls, moi et l’endeuillé, devant un écran d’ordinateur. J’aime stimuler l’écriture dans la foule des plagistes et des noceurs, à Tel Aviv ils ne manquent pas, et je me sers d’eux sans qu’ils n’en sachent rien, je m’appuie sur eux sans qu’ils sentent le moindre poids, pour mieux travailler. J’aime m’inventer singulier, moi et mes mots, dans une foule grégaire et sans mémoire. L’endeuillé à l’ordinateur, mon demi-semblable, m’attirait. Me gênait un peu aussi, car j’aime me croire gai dans ma solitude laborieuse, et lui me faisait sentir triste.

Il m’a tellement marqué qu’aujourd’hui, des années après, je ne me rappelle plus ce que j’écrivais, là, sur la plage. De quoi m’avait-il détourné, si bien détourné que je ne m’en souviendrai jamais plus ? Une pige pour le journal qui voulait bien m’employer ? Déjà le brouillon de ce livre sur Israël que j’ai fini par écrire, ou de ce roman qui n’en finit pas ? J’étais dans les limbes, à l’époque. Je n’avais pas encore décidé de rester en Israël, ou la décision s’était prise et je ne savais pas encore. J’attendais en prenant la ville à contrepied, je voulais que cette attente dure toujours, je vivais ma vie dans un rêve. Et c’est comme si je voyais toutes les vies des autres du dehors. Je flottais au-dessus du monde, au-dessus de cette plage. Parfois je voyais une proie, une vie décalée, bizarre, alors je descends vers ma proie et je vole une vie en tissant tout autour une toile de mots.

J’ai fait ce que je n’avais jamais fait jusque alors, et presque jamais depuis : je me suis approché, j’ai adressé la parole à ma proie. A-t-il été dupe de ma sollicitude, je ne sais, mais je l’ai vu, il était soulagé de parler. J’avais préparé le regard mielleux des confesseurs de mon enfance – avant de laisser tomber : qu’est-ce que ça pourrait faire à un juif, un regard de confesseur ? Je n’en ai pas eu besoin, il a suffi d’une question, de deux ou trois mots, et il m’invitait à m’asseoir, et il parlait, un peu chaotiquement.

En lissant un peu, ça donnerait quelque chose comme :
— Excusez-moi, mais je peux vous aider à quelque chose ?
— Oh non, non, pas vraiment. Pas vraiment. Elles sont mortes vous savez
— …. (silence, que dire ? Peu de marge de manoeuvre. Un grand câlin ça serait un peu intime, et puis déplacé là où c’est surtout le massage d’huile solaire qui se pratique, donc il me restait silence acquiesçant, consentant). Il reprend :
— Elles sont mortes, vous comprenez
— Oui, oui (ça veut dire, non queudalle mais surtout ne vous arrêtez pas)
— Elles sont mortes et moi je suis parti à la plage. On ne peut pas danser dans deux mariages comme on dit ici, enfin deux mariages. Moi j’ai décidé, je m’en vais, et à la plage.
— Oui, bien sûr (bien sûr ! je comprenais de moins en moins. Et ce ton triomphant ! A la plage. A la playa mais pourquoi, en noir et kippa en boule dans la poche revolver. Impigeable).
— Vous comprenez c’est ma mère qui… Enfin c’est compliqué.

C’est là que je renonce à transcrire le dialogue. Il était trop confus. En même temps ça faisait le charme, cette confusion joyeuse, car je n’ai jamais vu un endeuillé aussi content, il faut bien le dire. Sous les larmes, et la confusion, il y avait un sourire, discret mais profond. Festif. Son choix de la plage, je ne savais pas trop comment l’interpréter. J’avais pensé à une provocation. Ce pays est plein de gens qui se demandent comme faire chier ceux d’en face. Les religieux yerotoutseulsmiteux se font plus stricts, plus orthodoxes, plus haineux de tout ce qui ressemble à du lard. Les laïcs telaviveurs en rajoutent, semblent décidé à ne se marier qu’entre personnes du même sexe, pardon, du même genre, avec des masques de petit cochon sur le visage et des petits fours lard et fromage – dans une fête, on m’en a proposé un comme ça : « tu veux un anticasher ? » Je vous jure. Et bien sûr ils se marient gayment, homme avec homme surtout, pour produire des enfants (avec un petit détour amical ou payant par un ventre de femme – la nature n’est pas tout à fait absente), et c’est ça c’est l’incarnation de la modernité satanique pour les couples en noir hétérosexuel avec dix enfants, les hommes en kippas alternant tétine et Torah, déjà, et les petites filles moins sombres mais qu’on imagine déjà en perruques, pour produire à leur tour des gosses, portant kippas et perruques, la victoire en tétant sur les laïcs plus pingres de fétus…

A Tel Aviv, je suis au cirque, un pied sur la piste un dans les gradins. Je suis venu ici juif élevé dans l’église, fatigué de l’être par le regard des autres, contents de l’être devenu au moins par l’hébreu que j’utilise, en ce moment même, avec mon endeuillé qui n’a pas l’air de remarquer mon accent, pas le moins du monde, me prend pour un de ses semblables, dans mon vieux chez moi, ça s’appelle l’Europe, ils font semblant de m’accueillir jusqu’au moment où ah vous êtes juif mais qu’est-ce que vous avez donc avec les Palestiniens, moi, mais rien du tout je m’en fous c’est vous qui… mais je m’égare, compliqué de vivre à cheval sur tant de barrières qui ne sont pas prévues pour ça, à tous les contrôles d’identité – quand l’agent de sécurité, le policier aux frontières, mais aussi le voisin de bar ou de diner, me demandent « ce que je fais là », j’ai envie de dire : « où, là. Dans ce monde ? Bien, je vous regarde et j’essaie de vous comprendre pour me reposer de moi-même, voilà ce que je fais. Et puis je vous raconte, je vous prépare un lit de mots où je vous coucherai bientôt à votre insu. C’est ce que je fais, là ».

Mais revenons à ma chère victime du moment, revenons sur la plage à mon endeuillé aux larmes joyeuses, il me faisait du bien, comme un tableau de mes propres contradictions.

Pire, je le dégustais, le pauvre, et il n’en savait rien.

Je compris bientôt que ses larmes ne tenaient pas du chagrin mais de l’immense fatigue soulagée qui lui était tombée dessus, pour avoir réussi à briser un terrible double bind. Laissant deux pays derrière il s’en bâtissait un troisième, une république de sable et de larmes, pour lui tout seul, l’air de rien. Il réussit donc, tandis que les hoquets cessaient peu à peu, à démarrer son histoire, un peu comme la 2CV de mon père, à grands bruits d’embrayage, avec quelques stimulations délicates, dans son hébreu dont je découvrais qu’il était à peine meilleur que le mien, sauf que venu plus jeune il avait moins d’accent, et que l’accent italien je le connais mal.

Car il était de Milan, il ne me dit pas pourquoi, je soupçonnais à voir son mal-à-l’aise avec sa kippa qu’il traitait avec un respect déplacé, à son deuil trop proclamé, une histoire comme la mienne, un juif pas très juif qui décidait de l’être moins en Israël où on ne le remarquait plus, de le diluer en terre sainte, son judaïsme, mais aussi, d’être juif autrement, par la solidarité tribale d’un peuple juif bizarre, qui oubliait dieu mais se bricolait une bible moderne et guerrière, effrayante et sentimentale, faite d’Europe et d’Orient, d’un hymne national lourd et pompeux et du darbouka de Sarit Hadad, des M16 de Tsahal à quelques kilomètres et des dancings défoncés de Tel Aviv.

Il venait de Milan mais il y avait laissé sa famille. Lui seul avait attrapé le virus de l’aliya, son frère et sa sœur se trouvaient très bien en Italie. Avec une ironie féroce, il me mes décrivaient se fondant dans un groupe propalestinien local, « ils font les bons juifs ». Là je comprenais au quart de tour. J’avais pu recommencer à me la jouer propalesto, moi, ici en Israël, à grand coups de petites manifs, des grands coups de petites manifs bien émoussées. Je me sentais libre de crier mes slogans. Tsahal-SS en hébreu, c’est moins compromettant qu’en Français de Vichy – ou en ritalo-fasciste, je le supposais en regardant mon endeuillé.

Comme il s’embarquait dans les détails des débats entre sionistes et anti-sionistes de la famille milanaise, je l’arrêtais le plus doucement possible. Comment lui faire comprendre que je voulais savoir ce qu’il foutait là sur la plage. En noir. Je lâche un ballon : « Ça a l’air dur, votre deuil ».

C’est tout ce que je trouvais. Un peu plat. Alors que je pensais le contraire, qu’il avait l’air marrant, son deuil. Mais ça marchait au-delà de mes espérances, car il se mit à rire, à rire en larmes, m’expliquant : non, non, ce n’est pas dur, c’est le contraire en fait, c’est léger. Ce n’est pas vraiment des proches, vous savez. Juste ma belle-mère. Et même ma mère… .

Ah, même sa mère, pas très proche. Bon. Okaaaaay comme ils disent ici. Je laisse filer, je fais les yeux tendres, implorants du désir de le comprendre. Comprendre sa situation, pas lui, pas toute sa vie, ça serait indigeste. Je veux juste un petit cracker, pas tout le pâté biographique. Mais comme tout le monde il ne fait pas la différence : sa situation présente, c’est lui, ce regard c’est pour lui tout entier. Il ne sait pas que ma curiosité n’ira pas au-delà de ce vendredi matin. La serveuse qui s’approche nous regarde, elle laisse tomber son sourire de plage genre week-end éternel, prend une voix de condoléances : encore quelque chose, un autre café comme on vous propose une rose pour la tombe à l’entrée du cimetière. Je la renvoie discrètement. Il continue :

Oui, ma mère, ça n’est pas évident, je sais. Mais je ne l’aimais pas, ou plus, depuis longtemps, depuis que j’avais compris qu’elle ne m’avait pas aimé. Il y a l’histoire de sa grossesse (je tremble, dieu merci il ne me livre pas sa vie en foetus). Elle était malade, je suis allé la voir, depuis que j’étais là, j’avais pris une décision, trois fois par an pas plus pas moins, pour jouer le jeu, je planifiais les arrivées avec ses rendez-vous médicaux, pour soulager mon frère et ma sœur, mais maintenant qu’elle est morte…. Elle est morte avant-hier, pile le jour de ma belle-mère vous vous rendez compte c’est ça qui est formidable car enfin : je me suis rendu compte ! (ah ?), maintenant je sais que c’était pour elle, que je ne l’aimais plus mais que je m’étais fait un devoir, de m’occuper d’elle pour être en règle avec moi-même. Elle est morte et quand j’ai entendu les mots : ‘ça y est, maman est partie’, les pensées ont afflué, trop vite, un petit cyclone dans la tête, juste le temps d’une pression de main sur le téléphone. Je m’étais imaginé disant l’indicible : Je suis désolé, mais je ne sais pas si je viendrai pour l’enterrement. Oh je savais déjà la réponse affolée et furieuse : Mais tu ne peux pas, ça ne se fait pas. Qu’est-ce qu’on va penser ! Ah bien sûr, qu’est-ce qu’on va penser ! Et j’aurais dit : Je m’en fiche. Evidemment j’ai gardé ça pour moi, le cyclone est retombé, laissant juste la vision du billet d’avion que j’allais commander tout de suite. C’est pour ça que je n’avais pas lâché le téléphone, pour appeler l’agence.

Et puis ce moment-là, la voix d’Inbar, j’avais à peine remarqué son entrée quand le combiné en main je me demandais quoi faire : Qu’est-ce qu’il y a tu en fais une tête ?

Oh je la connais, sa sollicitude était trop pressée, elle brûlait de me dire quelque chose qui comptait pour elle, qui m’amènerait à elle, à ses besoins. Inbar et sa puissance qui m’avait séduit, qui maintenant….dans des moments comme ça… Je ne savais plus. Je sortais de ma rêverie, la regardais, j’étais choqué par ce visage tremblant, inquiet, elle avait pleuré. Pas pour ma mère, ça ne se pouvait pas… Et comment aurait-elle su ? Je lui ai dit : Maman est morte. Ça y est.

Et elle : C’est pas vrai ! (un peu sur le ton d’elle ose me faire ça à moi !). Bon c’est pas trop douloureux hein ? Tu l’aimais pas trop ta maman tu le disais toujours même que tu l’aimais pas en fait hein (elle n’avait pas tort, mais j’étais suffoqué, en général c’est un truc qu’on ne dit pas aux autres, on leur laisse le privilège de briser le tabou et de dire qu’une mère, on a le droit de ne pas l’aimer, moi en tout cas j’ai enfin conquis ce droit).

Et puis j’ai eu l’explication.

Parce que, ma mère a moi, elle est morte, il y a une heure, un accident de voiture, j’étais comme folle, j’ai eu toutes les tantes au téléphone. J’ai besoin de toi, tu viens demain, l’enterrement est à Givat Shaul.

Un silence, je le regarde à nouveau, ne sachant qu’exprimer, à quoi compatir exactement. Je me contentais de compléter : ah oui, à Jérusalem. Et lui :

Oui, oui, Jérusalem. Mais là, la, vous comprenez, non, non, non, je l’ai su, c’était non !

Je ne comprenais rien, je me suis remis en mode jésuite ou psy doucereux de derrière les divans bon c’est la même famille : Je comprends, bien sûr, c’est difficile, mais dites-moi, Inbar, c’est donc votre femme ? Votre mère et votre belle-mère sont mortes le même jour, c’est ça ? Hier en fait ?

Oui, pardon… C’est ça, c’est ça. Je sais que c’est dingue mais c’est ça. Le même jour. Ma mère un cancer qui traînait, traînait, on s’y attendait, et ma belle-mère qui pétait le feu, dans un accident de voiture, à cause de son portable où elle jacassait sans arrêt.

Il fut pris d’un rire très long, mais avec une vraie joie, s’interrompit à grand peine : Pardon, c’est nerveux. – Oui, bien sûr – Non, pas bien sûr (ah ?), ce n’est pas nerveux en fait, autant vous le lâcher, je suis très content. Ce jour est un tournant ! (ah ?).

Là je n’osais plus faire aucun commentaire, il n’y avait plus que le miroir. 4ème année de psycho clinique, il est temps de mettre en pratique les trucs du métier. Alors, je répète : « un tournant, » en trainant à peine sur la dernière syllabe, mi-constat mi-question, comme le prof nous l’a montré ; ça marche toujours. Je suis fasciné. A travers la vitre du café, je regarde les pêcheurs au loin, debout sur les blocs de pierre du brise-vagues. Ils seraient jaloux de ma prise.

Oui, un tournant, parce que, vous comprenez, d’un seul coup, j’ai compris que tout le monde décidait à ma place. Bien sûr j’avais réussi à partir en Israël, mais c’était une fausse révolte, au fond. Maman avait dit en crachotant, au fond, c’est la division du travail, toi en Israël, et tes frères et sœurs militants ici, l’important, c’est le souci d’Israël, c’est comme ça qu’elle a dit, le souci d’Israël, et c’est vrai que je l’ai le souci d’Israël. Départ en Israël, un choc, au fond léger. Et puis j’étais retombé dans mon vice. Et ma sœur au téléphone, impérative, on t’attend, tu loges chez moi, on s’est mis d’accord avec Fab, ces phrases-là, je ne l’avais pas imaginé. Ah, Fab, Fabrizio c’est mon frère (ça j’avais deviné, d’un seul coup il s’inquiète, peut-être devant mon regard perdu, et se met à m’expliquer l’évident).

Mais maman morte ! ça devait finir ! C’était l’occasion.

Et c’est Valéria qui m’a sauvé, avec la mort de sa mère, c’est dingue, non.

Valéria ? Je croyais que c’était Inbar ?

Ah oui, c’est vrai. Elle est de Milan comme moi, elle a fait son Alyah un peu plus tôt, et quand je l’ai rencontrée c’était dans l’avion mon deuxième ou troisième voyage, on a parlé italien, elle s’est présenté Valéria, mais une fois en Israël, elle m’a expliqué, elle ne voulait que du nouveau nom, même avec moi. Inbar. Elle était choquée que je n’ai pas pris un nom hébraïque, je m’appelle Guido, tout le monde a voulu transformer ça en Gad, c’est idiot. Guido ça me va mal, honnêtement, mais en Israël, je m’y suis réattaché, à mon nom, pour ne pas devenir Gad. Elle a insisté, mais là quelque chose s’est bloqué, a résisté. C’était un signe, sûrement (j’acquiesce, sans lui dire que refuser changer de nom sur ordre de son conjoint, ça ne me paraissait pas un fait de résistance héroïque mais c’aurait été dommage de gâcher le bonheur qu’il avait à se reconstruire héros). Bon je l’ai épousée, ça m’a paru bien, moitié italienne comme moi, et puis il faut se marier, non ? (à nouveau j’acquiesce, je suis marié et à peu près content, mais qu’il faille se marier je ne l’ai jamais pensé), je l’ai épousé mais je ne suis pas sûr. Aller en Israël, monter comme elle veut me faire dire, c’est mon idée, à peu près. Au moins la destination. Se marier, je ne sais pas, Valéria voulait, Inbar enfin vous voyez, et puis….

Le silence à nouveau, comme un coureur qui s’arrête, essoufflé mais heureux du terrain parcouru. Je le relance sur la piste, le plus doucement que je peux.

Et donc, vous en étiez à l’arrivée de Valéria. J’accentuais le nom, d’instinct, comme pour lui dire : vous aussi vous avez le choix des noms, pour encourager cette révolte mystérieuse. Mais je devais me reprendre, mon intérêt avait débordé des limites que je lui assigne d’habitude. Une situation, ça suffit. Une histoire, un récit, et tourner la page. C’est la règle. Saisir un moment, et puis lâcher prise tout de suite, sinon toute leurs vies viendraient dans la tienne et qu’en ferais-tu ? Laisser Guido, Gadino, le petit Gad, se démerder dans sa révolution.

Donc, bien le guider, lui qui s’égarait et moi avec : alors, on en était à l’arrivée de Valéria qui vous annonce la mort de sa propre mère.

Oui, pardon, bien sûr. Elle me dit c’est évident que tu viens à Guivat Shaul j’ai besoin de toi, elle ne pense pas une seconde que je peux avoir une opinion à moi, par exemple préférer l’enterrement de ma mère, ma mère à moi. Même si je l’aime pas ou très peu ou je ne sais pas très bien mais c’est ma mère ; non ?

Absolument. Là, mon hochement de tête et mes yeux de biche ne suffiraient pas, je répète, je mets la dose : oui, oui, absolument.

Bon, j’ai été lâche, quand même, j’ai menti à tout le monde pour me laisser le temps de réfléchir. J’avais envie de dire à chacun, à ma sœur et à Valéria, désolé, je préfère les autres. Les autres funérailles, juste pour les emmerder. J’ai rappelé ma sœur, je suis tombé sur Fabrizio, Fabrizio c’est mon frère (encore ! il n’a pas très envie ou il n’en est pas sûr, de cette fraternité), et je lui ai dit j’ai pris un billet pour le soir, pas la peine de venir me chercher (de toutes façons il ne proposait pas), et j’ai dit à Valéria à quelle heure demain pour Guivat Shaul, elle m’a dit neuf heures, j’ai dit ok, et à sept heures du matin….

Oui….

A sept heures du matin, pour être sûr de ne pas la réveiller, je me suis habillé, en noir tout de même, à tout hasard, et puis je suis en deuil, après tout, en deuil de ma mère pas de ma belle-mère qui me laisse tout à fait indifférent sauf que c’est la mère d’Inbar, à sept heures du matin, je suis parti à pied, j’ai marché, du fin fond de Guivataïm il faut deux heures pour la plage , et je suis arrivé ici. C’est dur. J’ai pris mon ordinateur pour avoir un écran, vous comprenez.

Bien sûr que je comprenais, et mon attrait aussi pour l’endeuillé s’éclairait. Ça n’avait pas été seulement la curiosité pour cette oxymore de rêve, ce cimetière en maillot de bain, la mort débarquant là où tout le monde veut l’oublier à jamais, à se croire jeune et soleilleux malgré les boursouflures et les rides ! Son goût des mots. Comme il lisait sur l’écran, comme il écrivait. J’avais dû enregistrer ça, aussi. Il va lui aussi au refuge des mots, et comme je suis sur cette ligne de pensée, j’entends sa voix :

J’aime les mots, vous comprenez. Quand j’écris, j’ai le sentiment de décider de tout, de chaque chose, de chaque lettre, d’abord de la langue, j’ai le choix l’italien l’anglais le français, maintenant l’hébreu, c’est une conquête. Et ce n’est pas à cause d’Inbar, de Valéria, Valéria, j’ai commencé bien avant même si elle était dans les nuages de « mon sionisme » comme elle a dit mais moi j’en fiche, j’aime le son de la langue. C’est tout.

Oh, il s’éloigne encore de son double deuil. Mais bon, ça complète le portrait, et, je dois bien le reconnaître même si je n’ai pas envie, ça me touche.

C’est dur, vous les imaginez à Jérusalem, à Milan ?

Oui, c’est dur. Ils me bombardent de SMS, je n’ai pas le courage de fermer le téléphone. Regardez.

Je regarde : Je vois de l’italien que je comprends assez mal, il s’excuse à nouveau il traduit. Là c’est Val.. Inbar, Valéria : « Gad, je dois partir, où as-tu disparu ? » « Gad je pars » « Guido (il m’explique : quand elle est vraiment fâchée elle m’appelle Guido) j’ai appelé ta sœur, tu n’es pas à Milan, où es tu », ça a dû lui coûter, cet appel, elle ne peut pas la saquer ma sœur, ajoute-t-il férocement. Il fait défiler trois SMS qui doivent être du même tonneau, et puis : là c’est mon frère : « Qu’est-ce que tu fous ? ». « On part au cimetière, je suppose que ton vol a eu du retard ». « Écoute, arrive de l’aéroport, voilà l’adresse ».

Il se tait à nouveau, longuement ; il me regarde. Cette fois rien de l’aventurier parti au défi du monde et de lui-même. Il me fait plutôt penser au voisin de vol de mon dernier aller-retour à Paris, qui m’avait empoigné l’avant-bras lors de turbulences un peu vives, et m’avait regardé comme si j’étais un magicien capable de conjurer le crash que sa peur lui faisait vivre en boucle.

Et c’est vrai, il a peur. Mais de quel crash ? Il regarde à nouveau l’écran de son portable, comme un enfant terrifié fouille les regards d’un parent colérique :

Je les relis, les relis, je n’arrive pas à éteindre le portable, je ne sais pas pourquoi. Je dois répondre, non ? Qu’est-ce que je leur dis ?

Et là, l’inspiration me vient. Que dire d’autre que l’évidence ? C’est dangereux peut-être. Inbar-Valeria le fout dehors, et sa famille lui dit ne mets plus les pieds à Milan ? Ou tout le contraire, on pense qu’il a pété tous les câbles, sa famille le recueille à Milan, ou c’est Valéria qui s’empresse de le prozaquer à Guivataïm ? Ou il part pour un troisième pays, oublier tout le monde, tous ces scénarios fulgurent, et je ne saurais jamais pourquoi - mon métier, mon tempérament, je ne sais plus, c’est de rester l’observateur et de ne jamais conseiller ceux qui se posent des questions devant moi – je lâche, je me lâche :

Vous leur dites : je suis à la plage.

Il me regarde déconcerté. Non, mais… Ils ne. Et puis soudain, un rire de tout petit diable qui vient d’inventer une nouvelle farce. Ah ah ah, c’est génial, oui, génial. Je vais le faire, c’est bien, et il me montre l’écran : je vois les lettres qui s’affichent. Il épèle :

S
S - O - N - O
A - L - L - A

Je peux, vraiment ?

Allez y

S P I A G G I A !

Il a écrit le mot à toute vitesse, a presque crié : « plage ! ». Il continue, très vite, comme un plongeur fuit sa peur, et se lance éperdument pour aller au bout du plongeoir. Il cherche trois numéros de téléphone, envoi groupé. Saute ! Gadino, saute ! ai-je pensé, silencieux.

SEND (cette fois il crie vraiment, les plagistes se retournent, surpris), et ajoute aussitôt, à voix basse :

Mon dieu, qu’ai-je fait ?



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1ère mise en ligne 13 décembre 2015 et dernière modification le 18 décembre 2015.
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