Simon Stawski | écrire dans l’atelier (dedans/dehors)

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L’AUTEUR

Simon Stawski est né en 1990. Agrégé de lettres depuis juillet 2013, il a soutenu en 2012 un mémoire sur les poèmes en prose de Julien Gracq et en 2014 un second travail sur l’œuvre de Pierre Bergounioux. Il prépare actuellement une thèse de Littérature du XXe à l’université de Bourgogne et tient depuis quelques temps Le Carnet rouge, un site où partager lectures et textes. Sur Twitter @sstawski_carnet, et sur Facebook.

LE TEXTE

Dans ce montage de deux textes, c’est le second qui est venu premier dans l’écriture, parmi une petite constellation de proses coupées dont je ne savais trop quoi penser, ni quelles voies elles ouvraient. C’est quand le premier texte s’est mis à se faire, à se produire après le choc de la lecture de Kleist, que les deux ont commencé – rétrospectivement – à former pour moi un ensemble allant dans le même sens, selon des biais différents. Bien que curieusement absente, peut-être même à dessein, une phrase de Michaux pourrait faire office d’épigraphe à ce montage : « La pensée avant d’être œuvre est trajet. » – c’est du moins celle que j’avais en tête, à l’état latent, en écrivant. S.S.

 

[A] Atelier – intérieur


Alors j’avance en tâtonnant.

zur Fabrikation meiner Idee auf der Werkstätte der Vernunft, grossièrement, littéralement : de manière à fabriquer mon idée dans l’atelier de la raison.

Début du XIXe, vraisemblablement à Königsberg pas encore devenue Kaliningrad ; Heinrich von Kleist, rejeton de nobles prussiens, engagé à quinze ans dans l’armée, démission à vingt-deux, futur suicidé sur une rive du Wannsee en compagnie de son amie Henriette Vogel, Kleist qui dans une lettre à sa sœur de février 1801 vérifie l’impossible communication des êtres, au sens où les vases, eux, sont parfois ou seront amenés un siècle plus tard à communiquer (« Et j’aimerais tant tout te dire, si c’était possible, mais ce n’est pas possible et dût-il ne pas exister d’autre obstacle que celui-ci : il nous manque le moyen de communiquer. Même le seul que nous possédions, le langage n’est pas approprié, il ne peut peindre l’âme et ce qu’il nous donne n’est que fragments de discours. ») – et c’est dans cette impossibilité de l’échange véritable hors de soi qu’il écrit pourtant quelques années plus tard, qu’il adresse à son ami Rühle von Lilienstern un texte bref intitulé Über die allmähliche Verfertigung der Gedanken beim Reden – de la fabrication ou élaboration progressive/graduelle des idées ou pensées par la parole.

Extraordinaire texte qui établit, fait le lien entre la puissance d’entraînement, le dynamisme génératif du langage et cette image des mains aux prises avec la matière, l’atelier – le mot allemand Werkstatt pouvant aujourd’hui désigner aussi le garage, terme par où entrent pour se superposer à celles qui les ont devancées toutes les projections mécaniques, les gestes découpés par la lumière d’une lampe dans l’obscurité au cœur de la machine.

Werk-statt, le lieu de l’ouvrage, du travail, le lieu de l’œuvre qui est aussi besogne – c’est cela qui s’entend pour peu qu’on fasse ce qu’il est toujours si tentant de faire avec les noms allemands, les décomposer (acte en lui-même déjà geste d’atelier, de démontage et remontage, à seule fin de comprendre comment ça marche – geste au principe de cette tâche incroyable qu’est la traduction) pour mieux saisir ce qu’ils articulent et adjointent pour ainsi dire sans couture. L’atelier comme lieu, espace où se fait, se fabrique l’œuvre dans son présent. Kleist ne parle lui que des idées, d’où cette Vernunft-raison envisagée de manière topique, mais tout ce qui s’y rattache – la pensée qui chemine en même temps que la langue à mesure qu’elle se parle, la pensée fabriquée, produite – se laisse transporter sur la table de travail de l’écrivant.

Kleist ne parle donc pas d’écrire – c’est même en remède à la station stérile à sa Geschäftstisch, la table d’où il conduit ses affaires, où il réfléchit penché sur des actes juridiques ou des équations, c’est contre la fixation improductive d’une lumière qui ne vient pas qu’il préconise de se retourner vers celui ou celle – sa sœur, en l’occurrence – qui se trouve derrière lui dans la même pièce, et de hasarder sa pensée, de la risquer non préparée, non achevée dans le dehors pour qu’à mesure qu’elle s’énonce elle prenne forme. Au bout de la phrase, au terme d’un mouvement de formulation (et je dirais : d’écriture, déjà, mais non fixée) tenté sans filet, au contact de ce risque même d’affaissement, d’égarement, en mettant le point du silence on a en soi l’idée claire. Il est d’abord ici question de ce que la pensée doit à sa libération dans l’espace extérieur où elle a à se maintenir, sous peine de se déliter emportée par les vents, les chocs, la pensée confrontée à la réalité nue contre laquelle en retour elle se forme. Au lieu même de ce contact, la parole non telle qu’elle se cherche entre les parois du crâne, mais telle qu’elle se fait tête sondeuse, quêteuse au moment même où elle se prononce.

Et ce n’est pas hasard si Kleist multiplie les images physiques, électriques ou autres, pour rendre compte de la dynamologie qu’il esquisse en quelques traits dont la rapidité même fait toute la puissance. Entre autres passages sidérants, cette vision mobile et mécanique du processus de pensée au moment de son extériorisation (par la parole, franchissement des frontières du corps – pour rejoindre l’air oublieux dirait Pierre Bergounioux, mais aussi bien pour nous le support d’écriture) :

Die Sprache ist alsdann keine Fessel, etwa wie ein Hemmschuh an dem Rade des Geistes, sondern wie ein zweites, mit ihm parallel fortlaufendes, Rad an seiner Achse.

La parole n’est alors nullement une entrave, quelque chose comme un frein [Hemmschuh signifiant, sens technique précis, le sabot ou la cale d’enrayage] pour la roue de l’esprit, mais est bien plutôt comme une deuxième roue tournant parallèle sur le même axe.

Fortlaufen – se sauver, s’enfuir – c’est la formidable fuite solidaire indissociable de la parole et de la pensée lorsque lâchées sans plan elles partent nous emportant frayant des voies inespérées.

Chez Montaigne, on se dit alors, doit se trouver quelque chose du même ordre – il y a l’esprit faisant le cheval eschappé, enfanteur de chimeres et monstres fantasques, dans ce cheval le même mouvement qui part au loin seulement préoccupé de sa force d’élan – et la consignation de ces échappées que sont les Essais ; il y a l’arriereboutique toute nostre, ce réduit qu’on meublerait de soi seul, qui parle la même langue topique matérielle que le Werkstatt de Kleist ; mais la course de l’esprit battant la campagne et le cabinet où l’écriture se dicte sous les poutres gravées de phrases latines, le cabinet intériorisé où on fait retraite, ces deux modélisations si puissamment évocatrices, si libératrices pour l’imaginaire, dialoguent à plusieurs essais de distance quand Kleist procède à leur collision : le mobile et l’immobile, la fuite et le lieu. On tient les deux ensemble, plasticité de nos aptitudes à nous représenter l’activité mentale, à la fois espace d’élaboration où la pensée, l’écriture se bricolent à tâtons à même l’outil, et cette ligne sans cesse brisée reprise et filante, séquencée, interrompue puis accélérée. Je suis conscient alors de la distorsion que je fais subir à Kleist, qui n’envisage que la dimension orale, mais c’est précisément ce qu’il est important de récupérer dans son texte : capter ce souffle galvanique d’enchaînements bruts dans l’écrit, et achever la mutation technique de l’atelier en garage où les deux roues de la pensée et du langage sont parallèles et reliées.

Fabriquer, penser c’est-à-dire pratiquer l’écriture – puisque ici réfléchir le geste c’est le faire, le réfléchir parce qu’on le fait, en le faisant – écrivant cela c’est pour moi tout Claude Simon qui remonte dans le sillage de cette idée, lui à qui on a pu reprocher d’être un auteur « laborieux » – et la réponse qu’il fait retournant le reproche en infini positif dans le Discours de Stockholm. Le moindre texte de Claude Simon nous place dans l’atelier, devant la parole qui se fait, en train de se faire donc de se reprendre, de s’essayer – comme Montaigne modestement faisant l’épreuve de ses facultés, des « essais » d’avant la fixation générique, à prendre dans leur sens dynamique. C’est bien cela qui s’affirme dans le faisceau d’auteurs si dissemblables que forment Montaigne, Kleist et Simon – que pour moi brusquement ils ont formé, dans une de ces connexions imprévues – : la richesse incomparablement plus grande du présent de l’écriture vis-à-vis de sa mise en cadastre – quitte évidemment à y revenir, c’est l’habituelle stratification des textes, leur reprise : la vitesse, la projection en avant puis le retour dans l’atelier, et la simultanéité tenue des deux opérations une fois que le texte est cette coulée à laquelle encore et encore on revient pour la refaire.

De Claude Simon ce passage fondamental, fondateur et venant bousculer la conception que je me faisais de mes propres tentatives, de mes essais non assumés comme tels :

…on n’écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui s’est passé avant le travail d’écrire, mais bien ce qui se produit (et cela dans tous les sens du terme) au cours de ce travail, au présent de celui-ci, et résulte, non pas du conflit entre le très vague projet initial et la langue, mais au contraire d’une symbiose entre les deux qui fait, du moins chez moi, que le résultat est infiniment plus riche que l’intention.—

La symbiose, les deux roues parallèles sur le même axe qui s’entraînent, le « laisser libre cours » à la libération d’énergie que suppose l’acte d’écrire – ce qui s’invente dans ce temps présent là, ce qui s’y produit comme un événement et une fabrication. Il y a là une ligne qui pour moi brûle d’une intensité particulière, dans cette généalogie probablement artificielle, recomposée, ligne continuée ouvrant des voies toujours neuves pour un présent jamais semblable à lui-même.

Quelle importance on me dira alors pour l’écriture, ce que c’est écrire, maintenant – et que peuvent bien porter ou libérer des images, des projections d’ateliers intérieurs et de garages où tourneraient en s’enfuyant des roues. Peut-être que notre chance c’est une époque qui, malgré tout ce qu’elle charrie de ces maux connus ou non, dépose devant nous les véhicules nécessaires à notre pensée : très matériellement, ces concentrations de la vitesse et théories inédites de la matière comme autant de nouvelles façons de se représenter nos processus intérieurs – pour continuer à dire avec Kleist (et avec le romantisme allemand) que les phénomènes régissant la physique trouvent des échos singuliers, des renvois saisissants dans notre propre mécanique psychique, notre armure de gestes, et aller puiser à ce fonds analogique que chaque présent neuf réactualise à son tour, et enrichit.

Et c’est une certaine façon – parmi tant d’autres – d’ouvrir son atelier intime sur le dehors, au contact, point d’intersection intérieur/extérieur du langage sous le vent du monde.

 

[B] Atelier – extérieur, dehors, horizon


Infinie pesanteur des structures

en regard du réseau

Monde autrefois vertical à l’appui d’un sol, toutes lignes dressées ascendantes depuis la base fixe

– stabilité formidable et fausse, quand conscience du pic ou du marteau ouvrant sous la plaque inamovible de la terre le défilé brisé recommencé réinventé sans cesse de l’infinie profondeur

Illusion du sol, même disparu ;

Illusion de la base, du socle où le bâti s’assure et se pense – et l’esprit lui-même à présent loin de toute architecture, temple aboli reconverti dans la fuite horizontale des pistes et des voies

Échangeur mental permanent

On ne pense plus pierres levées, assemblées, ne pense plus à l’intérieur de soi comme autrefois entre quatre murs

(« j’ai posé le fondement comme un sage architecte  »)

– mais bandeau dynamique où les signes penchés se tracent d’une pointe oblique

Rectangle arbitraire

L’esprit délaisse les figures isolées bien élevées – érigées comme on marque son territoire et le tracé jusqu’au ciel – redécouvre la ville ouverte elle-même à la continuité de son espace étendu répandu à travers les pays par les flèches rasantes, les sillons motorisés filant de ses rails et de ses routes

L’esprit retourné s’explore à neuf dans le mouvant, le composite accéléré d’un échange de fluides

Liberté de mouvement accrue toujours au seuil de la membrane où se joue l’osmose

Le négligé jeté d’un espace tour à tour architecturé et en friche

L’entrelacs de lignes des trajectoires-sondes, épingles chercheuses dans l’épaisseur étale

La multitude de plans reniant le perpendiculaire unique d’une élévation normale, proclamant – mais calme – une façon neuve de se mouvoir en soi :

Des distances et des lieux électifs

Des aires où la pensée cernée de bornes peintes instantanément se ramasse et repart – galvanisme immédiat de tels nœuds propagateurs du courant

Projection traçante d’un envol plat – fusée parallèle aux sentiers parcourus

Soi-même alors non plus la chambre de la présence recueillie – séduction immense pourtant ;

Il a fallu sortir abattant les cloisons recomposées derrière nous

Sortir, accepter dans le frôlement d’aile de la réalité lucide, toucher prodigieux à nos fronts, la complexité de ce qui hors du corps fait le trait lumineux, le rai découpé d’un phare au xénon, la haute fréquence de la pensée

La physionomie du présent



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1ère mise en ligne et dernière modification le 18 janvier 2015.
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