Isabelle Pariente-Butterlin | fissures (méditation tacite)

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L’AUTEUR

Isabelle Pariente-Butterlin enseigne la philosophie à l’université d’Aix-Marseille et à l’EHESS. Écrivain, on a accueilli plusieurs de ses ouvrages sur publie.net et publie.papier (très dense Manuel anti-onirique). Elle anime une des plus singulières aventures d’écriture Internet, croisant fiction, réflexion (notamment sur littérature & Internet), ateliers philosophiques, aux bords des mondes. Sur Twitter : @BordsDesMondes.

LE TEXTE

Faire récit seulement de l’expérience intérieure, celle de l’écart réflexif, de l’invention de soi-même, a toujours été présent en filigrane dans la littérature. Mais, au contraire d’un chemin vers l’abstraction et la théorie, c’est presque d’une nature physique de la pensée dont on fait l’expérience – et seul le récit pour la faire naître. FB.

Il referma la porte de bois sans remarquer les écailles, la dernière fois qu’il l’avait repeinte, il avait dû mal choisir la peinture, et une couche de plus s’écaillait, laissant apparaître les autres nuances de grenat, il ne parvenait jamais à trouver la même, et ce problème avait toujours été le sien. Le heurtoir collé à la peinture ne tressauta pas. Quand il sortait, il accomplissait comme tout le monde, toujours les mêmes gestes, et aucun n’appelait dans son esprit, le moindre commentaire. Il mettait par habitude, entre le monde et lui, une strate de silence comme une nouvelle couche de peinture sur le bois. Peu à peu, elles avaient fini, dans leurs superpositions successives, par le protéger lui aussi.

La porte fit alors entendre ce bruit sourd et indistinct qui l’alerta que la serrure ne s’était pas enclenchée, et qu’elle ne tiendrait pas, alors il recommença exactement le même geste, qu’il accomplit seulement un peu plus sèchement, serrant de sa main droite dont les veines se firent plus apparentes, il crispa son emprise, insista, comme tout de lui se crispait dans ce départ, chaque matin, et constata, sans laisser cette impression remonter jusqu’à sa conscience, le froid inhabituel de la poignée. Son bras se plia presque brutalement. Cette fois, le mécanisme rendit le bruit qu’il attendait mais comment aurait-il pu le décrire ? Il lui était bien impossible de mettre des mots sur la sonorité particulière de ce bruit qu’il entendrait tant qu’il tiendrait dans cette vie. Il n’avait pas l’intention de déménager. Son bras perdit cette tension, sa main se décrispa sur la poignée, et il fit tourner la clef qu’il enfouit dans sa poche, mais sentit la morsure du froid sur sa main, et remonta son col.

Il n’avait plus le temps de revenir sur ses pas pour prendre son manteau, et continua la suite des gestes sans les interrompre pour cette seule raison. Il laissa ses mains dans ses poches pour les réchauffer. Il n’allait pas méditer sur un fond de poche pourtant il se souvenait de cette question, autrefois, qui avait occupé son esprit, et qu’il retrouvait en lui des années plus tard sans qu’elle éveillât cette fois son attention, sans qu’elle alertât ses cellules nerveuses, sans qu’il ne travaillât de toute son attention à relier entre elles des connexions entre les idées comme autant de connexions qu’il sentait presque, autrefois, entre ses cellules nerveuses.

La rue qui passait devant chez lui, fine et bordée de façades, régulières et fermées ; il luttait contre lui-même pour ne pas les trouver hostiles et constata qu’elles se soulignaient de fins traits de givre. Son souffle lui apparut, matérialisé devant lui comme un brouillard et il commença à marcher. Ses pas lui ouvraient un cheminement qui lui était le seul possible jusqu’au soir, où ils l’annuleraient pour revenir jusque devant sa porte, et là, il sortirait la clef de la poche de sa veste, et rouvrirait la porte qu’il avait fermée, défaisant tous ses gestes. Il n’attendait pas la nuit pour défaire ce qu’il avait fait dans le jour, pour annuler ses efforts, pour effacer de lui-même le trait qu’il avait tracé dans le jour, et revenir à un point de départ possible auquel il fallait se rendre le soir, mais seulement pour en repartir le lendemain, faire comme si le jour précédent n’avait pas eu lieu, réitérer, en ayant l’air de la vivre avec résolution et attention, une journée qui ressemblait à toutes les autres. Ni plus ni moins. Cela faisait en lui des nœuds de plus en plus serrés, maillage d’angoisses patientes sur la surface du monde. Et quand il s’accordait un détour, sous le prétexte auquel il ne croyait pas lui-même que cela lui "changerait les idées", il le faisait avec l’appréhension malheureusement fondée de rencontrer par hasard une connaissance qu’il faudrait saluer, et avec laquelle il faudrait échanger quelques paroles alors même qu’il avait fini ses heures de sociabilité obligée. Cela ne manquait jamais d’arriver, et il regrettait une fantaisie ainsi échouée sur un nouvel écueil de sociabilité.

Quel que soit le jour de la semaine, il partait et revenait à une heure qui lui était signifiée, deux fois par an, par courrier électronique, un courrier émanant toujours du même bureau, et les indications qui y étaient portées restaient valables pour une moitié d’année, avant d’être changées, de nouveau, sans qu’il n’ait presque rien à demander d’ailleurs à ces modifications. Même si le courrier l’y invitait, il faisait très rarement remonter la demande d’une modification qui lui aurait été accordée, à l’évidence. Ces informations sur la façon dont son temps serait occupé, dont sa vie serait rythmée lui parvenaient sur son ordinateur, et le vide dans lequel il avait plongé faisait qu’il les acceptait sans même les regarder, puis acceptait le rythme ainsi imposé, sans lui attacher la moindre importance.

Il évitait aussi de faire le décompte de toutes les fois où il avait reçu ce genre de courriers, qui, divisé par deux, lui aurait donné une indication fiable des années accumulées dans sa mémoire, de même que depuis longtemps il évitait de compter les lignes de métro, de train, de bus qu’il avait empruntées, il n’essayait plus de savoir le nombre de voitures qu’il avait conduites, le nombre de cafetières qu’il avait cassées puis remplacées, par une autre, à peu près la même, il avait trouvé un modèle qui lui convenait, et tant que les plans sociaux ne fermaient pas l’usine de production, il continuerait de l’acheter périodiquement, il ne comptait pas les plans sociaux, les grèves qu’il avait faites, ou refusé de faire, les manifestations, peu nombreuses, auxquelles il était allé, il ne comptait pas non plus les réveils, quelle importance ? il achetait toujours le même, c’était toujours le même auquel il faisait confiance pour terminer sa nuit et basculer dans le jour toujours au même point, toujours dans le même jour. Non que sa vie fut une vie d’habitude. Mais l’absence d’attention qu’il lui apportait effaçait toute impression. Il ne comptait pas le nombre de téléphones portables, assez peu élevé sans doute, qu’il avait perdus et remplacés, ou cassés et remplacés. Il ne voulait pas se souvenir des vacances, des séjours, des hôtels, des villes, des voyages, des bibliothèques, des musées, il ne faisait pas de liste, jamais, ni des moments, ni des réitérations, ni des lieux. Parvenir au terme d’une telle liste aurait été comme plonger dans un gouffre.

Il ne pouvait pas dire pourquoi, ou plutôt : il aurait été inutile de chercher à se l’avouer à soi-même et il avait pris le parti, depuis bien longtemps, de ne pas confier à lui-même, de n’avoir pas plus confiance en lui qu’en les autres. Il se souvenait d’un temps où il comptait les jours qu’il avait vécus, attendait les décomptes ronds et les changements, de même qu’il se rappelait avoir attendu avec impatience de voir les kilomètres défiler sur le compteur de sa voiture, et se remettre à zéro, annulant tous les neuf, passant au millier suivant. Il se souvenait d’avoir attendu, espéré, escompté ce mouvement et il ne comprenait même plus quelle importance il avait pu lui accorder.

Il se souvenait, sans s’arrêter à ce souvenir, d’un temps, à présent refermé sans qu’il puisse prétendre y revenir, où il éprouvait une sensation presque physique à l’activité de pensée. Il s’arrêtait le moins possible aux souvenirs. Il n’avait d’ailleurs pas eu conscience, au moment où ce qu’il supposait être un lent processus s’était produit, de ce qui était en train de se passer. Il avait fini un jour par en prendre conscience, mais il était trop tard pour enrayer quoi que ce soit. Il était passé de l’autre côté d’une ligne qu’il comprenait infranchissable à nouveau. Quand il y pensait, il se rassurait de la lenteur de ce processus, et le supposait tel était la seule manière de ne pas s’accuser d’un aveuglement radical et solaire. Il avait été en train, sans s’en rendre compte, sans le savoir, de s’exiler de lui-même, du moins de la part de lui-même qui était la seule à le retenir à cette vie et à lui rendre possible de la supporter. Cette joie presque physique avait été autrefois, pour lui, poussée à un tel paroxysme qu’il pouvait la sentir, et qu’elle écartait les autres impressions, les autres déceptions, les écueils, les obstacles, les négations que le monde avait imposés à ses attentes. Il en était sûr qu’il avait été un temps où il avait pu ressentir, à l’intérieur de son cerveau, les connexions entre ses neurones s’activer lorsqu’il inventait, et cela lui avait procuré alors une sensation qui était la seule à apaiser l’angoisse sans répit incisée en lui.

À présent que plus rien ne le protégeait d’elle, il la sentait dessiner des zébrures de plus en plus profondes à travers lui, mais il ne s’attachait pas non plus aux impressions. Sa silhouette ralentit à la hauteur de l’arrêt de bus, et longue et grise, accompagnait les autres verticales de l’avenue. À ses pieds, l’asphalte déformé accueillait dès qu’il pleuvait une flaque qui mettait plus longtemps à sécher que le trottoir. Ce réservoir de toutes les attentes avait gelé dans la nuit, et sans doute un pas l’avait craquelé. Il devinait son reflet dans la flaque de glace immobile et vit très précisément, penché sur elle, les fissures qui le parcouraient.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 décembre 2014.
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