Fanny de Rauglaudre | Lumière sur le toit

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L’AUTEUR

Fanny de Rauglaudre vit et travaille dans un village de Charente. Elle manifeste une recherche pour le flux le plus direct entre le sentiment océanique et la formalisation d’œuvres peintes, écrites, ou mixées. Ses origines la rapprochent de la forêt, elle vit intensément la relation à la nature, et combat avec véhémence les tabous. A l’aise lorsqu’elle est entourée de ses pairs, elle partage ses œuvres sans retenue et génère facilement des interactions sociales. Contact et infos via sa page Facebook.

LE TEXTE

Lumière sur le toit, est né du fantasme de Vérité. Trouver les explications à certaines illuminations dans ma vie, a été une démarche assez laborieuse, voir inaboutie. Du coup, j’ai pris les devants, en écrivant cette nouvelle de voir par moi-même quelles vérités pour qui et avec qui. Les personnages sont alors nés, et le décor s’est imposé de lui-même. FdR.

Jour 1

J’arrive à destination. On s’occupe de mes bagages, quelqu’un me prend le bras et m’entraîne dans une voiture. Le chauffeur démarre. Il roule un bon quart d’heure jusqu’à ce bâtiment, un vague cousin d’un blockhaus en plus altier.

C’est là. Personne à la réception, personne derrière moi. J’appelle : acoustique superbe. Un vaste hall désert, peut être 300m2 avec au fond un piano blanc. Et une porte. Une seule porte.

Je m’approche et ouvre : un escalier aux marches incommensurables. Je grimpe la marche/mur d’escalade. À chaque marche une porte à échelle humaine, minuscule comparée à l’escalier. J’entre dans la première sans me soucier des autres.

C’est une cuisine rustique avec beaucoup de plantes grasses autour d’une table carré, art déco dressée pour 2 personnes. Un bouquet de violette en son centre et deux chandelier entourent une feuille A4 manuscrite :

—  Très chère Fanny. Votre invité arrivera sous peu, hâtez vous de vous préparer. Veuillez retrouver vos bagages au deuxième, dans vos appartements. Bonne continuation.

Je glisse mes yeux sur le couvert et vois deux assiettes sans carton. Sera-ce un scientifique ?

Je rejoins la cage d’escalier et saute au deuxième. La porte est blanche. J’entre. Deux couloirs en partent en biais. Je prends d’abords à gauche et tombe sur une alcôve étroite d’où jaillit beaucoup de lumière. Je pénètre, mes yeux s’habituent et voient un lit et en face un mur de vêtements classés par couleurs. Mes bagages sont là. Il y a une petite table, des feuilles et un stylo en face de l’immense fenêtre. Il y a tant de lumière qu’on ne voit rien au dehors. Excitée, très confiante et un peu stressée, j’imagine mon ォ invité et me met à esquisser son visage rassurant. Je vois un vieillard, un sage…

Je prends quelques vêtements et prends l’autre couloir.

Une alcôve jumelle à la précédente s’ouvre sur une salle de bain d’une vingtaine de mètres carrés. Du bois partout, un mur végétal, et une grande baignoire font de cette salle d’eau quelque chose d’assez luxueux.. Je me douche, m’habille puis me maquille.

Je reviens vers la chambre et m’assois un temps au bureau. Je me détends…Je sors de mon sac un cahier d’où s’échappe une lettre, l’invitation d’Anthonin ici. Mon exposition de lavis sur les hémisphères cérébraux l’aura peut être encouragé dans son choix ? Une odeur me parvient, une odeur de bonne cuisine. Je la suis et me retrouve à la porte du premier étage.

J’entre. Un homme jeune de dos, semble préparer le festin : des pommes de terre à l’échirlette et du saumon marinée au citron. Je lui dit bonsoir et m’avance timidement la main ouverte. Il me saisit les épaules et m’embrasse les deux joues :

—  Enchanté Fanny, je suis Martin.

Un peu décontenancé par sa jeunesse et sa beauté, je me demande vraiment où est enterré le vieux sage que j’avais fantasmé. Son regard doux m’offre la réponse. Le vieux est en lui.

Par nos regards, le silence se fait place. Un silence serein.

—  Le repas va être servis !

Il allume les chandeliers, me prie de m’assoir, se dirige vers une console et met un disque. Je reconnais à la première note Keith Jarrett, je le lui dis, il me spécifie l’album et l’année. En se rasseyant munit des plats il me parle longuement de ce génie…cela dure des heures. Le disque s’est arrêté et nous continuons de bavarder gentiment jusqu’à ce que soudainement il me pose cette question :

—  Que cherches-tu ?

Je prends le temps de répartir :

—  La connaissance.

—  Tu l’as déjà me semble t il

—  Ah oui et comment le sais tu ?

—  J’ai la connaissance

—  Comment peux tu la posséder ?Elle n’appartient à personne.

—  Revelar, mettre à la lumière…conscience, éveil…

—  Et moi je… »

—  Tu es médium, nous avons besoin de toi pour explorer et transmettre. Je vais te faire visiter le reste de ton domaine. Viens !

Je le suis jusqu’à une porte dérobée entre la cuisine et la cage d’escalier. C’est un ascenseur. Il y a 4 niveaux en tout.

—  Au troisième : le travail : nos ateliers ! !À gauche le miens, à droite le tien.

Nous commençons par le mien. La lumière est aussi puissante que dans ma chambre cependant elle est feutrée par des vitraux noirs et gris abstraits : On dirait du Soulages. Le sol est en béton. Une multitude d’encres et d’aquarelles et des larges rouleaux de papier D’Arche, pinceaux etc sont au bout de l’espace. Au milieu trône un long comptoir de boucher restauré. Tous les murs sont immaculés excepté un : il est recouvert de planisphère dans toutes les langues du monde. Il y a aussi une mezzanine avec un fauteuil club, un ampli et des baffles, et un bureau en acajou.

—  Tu es artiste toi aussi ?

—  Oui, d’une certaine façon. Entre je t’en prie.

Nous entrons dans une immense bibliothèque, superbe. 100 m2 de bouquins. Un bureau, un zafu et un divan. Émerveillée je me précipite vers les étagères pour comprendre comment cela fonctionne. Je farfouille du regard et m’arrête net sur une couverture ancienne dont le titre porte la légende des siècles…Hugo. Je ne l’ai encore jamais lu. Je regarde Martin, il acquiesce de la tête et ajoute :

—  Prends-le.

—  Merci. Alors c’est cela ton atelier ?

—  Oui, curieux n’est-ce pas ?

—  Quel type d’art exerces-tu ?

—  L’art de rêver, les voyages immobiles et l’inconscient. Tout cela quoi.

—  Tu es aussi médium ?

—  Oui en quelque sorte. Nous allons travailler quelquefois ensemble le veux tu ?

—  Oui

—  Eh bien rendez vous demain matin pour la première séance. Bonne nuit Fanny

—  Bonne nuit Martin… et Martin, il y a quoi au dernier étage ?

—  Ma suite.

—  Et Martin, depuis quand es-tu là ?

—  Cela fait trois mois aujourd’hui. Hier encore j’occupais ton espace. Julie est sortie, la roue tourne. C’est mon tour, c’est notre tour.

—  Tour de quoi ? De transmettre ?

—  De collaborer de manière optimale à la conscience collective. Tu es quelqu’un de très inspirée. C’est tout ce que nous te demandons.

—  Créer…

—  Transmettre !

—  Aider.

Et de concert : — Bonne nuit.

Je regagne ma chambre par l’ascenseur. Lui grimpe dans son nid.

La fatigue me tombe dessus. Dieu, quelle journée ! J’arrive dans ma chambre et m’affale sur le lit. Je dors sur les draps tout habillée dans une nuit d’encre sans rêve.

 

Jour 2

Dans un demi-sommeil, j’ouvre un oeil. La lumière commence juste à inonder l’espace, diaphane. Je contemple sa progression les deux yeux ouverts, un long moment. En me redressant après quelques étirements de chaton, j’aperçois au bout de la chambre, un bol fumant de thé, deux croissants et un petit mot de Martin :

—  Rejoins-moi quand tu seras prête, dans mon atelier.

Suivi d’un texte d’Emily Dickinson :

—  Le Cerveau est plus spacieux que le Ciel

Car mettez-les côte à côte

L’un contiendra l’autre sans peine

Et Vous de surcroît

Le Cerveau est plus profond que la mer

Car tenez-les Bleu contre Bleu

L’un absorbera l’autre

Comme l’éponge l’eau du Seau

Le Cerveau a le poids exact de Dieu

Car pesez-les livre pour livre

S’ils diffèrent ce sera comme

La Syllabe et le Son

Bon matin.

Martin.

Tout en mordant dans la chaude viennoiserie, je relis les phrases d’Emily. ォ Plus spacieux que le ciel… ォ la syllabe et le son… J’ai déjà pu à de multiples reprises entrevoir les possibles de la pensée. C’est bien cela que je veux explorer.

Cet ouvert m’attend à l’étage et je m’habille pour retrouver l’associé.

Planté au milieu de la pièce, il est là sirotant du maté. Cela lui va bien. Il me salue de son franc sourire et m’invite à m’asseoir en face de lui, à son bureau.

Je suis très impatiente de commencer le travail et il a toute ma confiance. J’ai fait ces dernières années un long travail sur mon Moi. On va pouvoir explorer le Soi. Pourtant il me dit :

—  En partance pour le passé, je voudrais que tu me parles de septembre 2004.

—  Que veux-tu savoir au juste ?

—  Les faits.

—  Rencontré un homme et une femme. L’impression à travers eux de m’être trouvé. Je me cogne la tête. Une semaine plus tard, une grande fatigue m’envahit. Je me repose dans un lit, on me met de la musique et là, tout d’un coup j’entends dans ma tête un énorme Krrrrrrackkkk qui m’élargit la vue à plus de 180.

—  À quel endroit exactement ?

—  Là, je lui montre mon troisième oeil

—  Je vois… Vas t’allonger sur le divan, je vais t’ausculter le front.

Je m’exécute et attends ses mains sur ma tête. Elles sont chaudes et explorent la griffe du lion, les rides révélant nos rapports à ォ l’Inexprimable. J’ai une multitude de traits verticaux indépendants les uns des autres, dont une ligne qui monte vraiment haut dans le front.

Intéressant comme vision des choses me dit Martin.

(Je n’ai pas eu l’impression d’avoir parlé.)

Et lui de continuer :

—  Je sens ta suture. Elle est ouverte !

On aurait dit qu’il venait de découvrir la lune.

—  Tu dois avoir beaucoup d’intuitions…

—  de visions tu veux dire

—  C’est la même chose

—  certainement.

—  Je comprends d’autant plus pourquoi il t’a choisi…

—  L’as tu déjà rencontré ?

—  Oui

—  Moi, je crois avoir entendu sa voix, un accent du sud à couper au couteau. Je le sens connecté à moi de manière très forte quand je médite ou quand je croise mon puits.

—  Ton puits ?

—  Oui, mon trou noir, ces moments où l’espoir et le rêve s’échappent…

—  Il a une soixantaine d’années, il a grandi en Provence, tu as raison. Il a été disciple d’Aïvanov et de Deshimaru. Des deux, il s’en est écarté pour être au plus proche de ses recherches qu’il pratique à travers nous, entre autres. Ces préoccupations tournent autour de l’exploration de l’inconscient et de la puissance de la pensée pour dire vite…

Je reste muette. Cette résidence prend une tout autre dimension. Je repense à mon initiation au zen, à la pratique quotidienne, aux rencontres avec mes différents pairs tant artistiques que spirituels…et la Voie, la belle qui se dessine sous mes pinceaux, dans mes visions, dans les mots échangés avec Martin et dans ma vie.

Le silence n’a pas le temps de s’installer plus longtemps puisque Martin en me tirant le bras, me dit :

—  Allons méditer sur ta mezzanine. Prends les zafus dans le placard de droite et l’encens. Je te rejoins.

Je traverse le hall d’escalier et entre dans mon atelier. Je redécouvre avec un immense plaisir le lieu et me prends à rêver, à imaginer quels seront mes gestes pour oeuvrer. Je grimpe sur la mezzanine et prépare un petit autel de fortune lorsque Martin arrive. Il a avec lui un grand carnet et des feutres de couleurs. Il me distribue deux ou trois feuilles, des feutres et s’assoit en demi lotus face au mur blanc. Je l’imite. Côte à côte, nous fixons la barre d’encens qui commence à diffuser son parfum.

Il continue de la fixer tout en me disant :

—  Maintenant que nous sommes en place, notons nos sensations mentales, visuelles, énergétiques et corporelles sur le papier, c’est parti pour une méditation active. Prête ?

—  OK.

Inspire large. Les pensées fusent. Le mental est bien loin de la page blanche sur laquelle tout peut être créé. Je laisse défiler : cela passe par mon magazine oublié dans l’avion, à mon tee-shirt que j’ai dû mettre à l’envers, à mon chat laissé à un proche, à ce qui a été dit avec Martin, à cet atelier qui me tend les bras etc..Cela dure au moins la moitié de l’encens, un quart d’heure. Je m’accroche fortement sur ma respiration.

Je note : allègement du mental progressif, craquements des cervicales à chaque inspire, certaine sérénité…Même si cette méditation est ォ active, je ne peux m’empêcher sincèrement de l’adresser à tous les êtres : à cet instant, j’écris/je vis :

—  frissons dorsaux ascensionnels et constants… ォ je vibre, pensé-je en souriant.

Les yeux à demi clos sont rivés sur la petite braise qui tout à coup disparaît.

Le soupir de mon compère scelle la fin de la session. Je le regarde discrètement. Il note sur son cahier je ne sais quoi puis se retourne vers moi : ォ ça va ?

Je lui adresse un sourire complice.

—  je te laisse à ton travail maintenant. Nous nous reverrons dans l’après-midi.

Je m’étire et regarde d’en haut mon petit domaine…le matériel semble m’appeler. Je descends lentement les quelques marches tout en refaisant circuler le sang dans ma jambe droite. J’avance vers l’évier et remplis un seau d’eau froide. J’installe 4 immenses feuilles épaisses au sol et commence à puiser je ne sais où l’inspiration, sur le mur couvert de planisphères peut être ou dans ma tendresse envers soeur Humanité et me vient l’Idée de Soîe.

Soîe : fragile et si solide ! Puissance d’être à ce point.

L’idée est là, vertigineuse. Je prends mon pouls et ma respiration un bon coup et quitte l’atelier laissant les feuilles vierges. Manger. Je descends l’escalier et retrouve la chaleur de la cuisine. Du riz cuit dans une casserole. Je le remue. Et cherche de l’ail. Sur la table, mon couvert est mis. Les fleurs de la veille tiennent le coup. Le silence m’apaise, le vide se fait autour de moi alors que j’épluche de l’ail que je jette dans une poêle toute neuve. Ces gestes simples et familiers me rattachent à la vie, à la quotidienneté dont j’ai besoin pour vivre pleinement cette expérience inédite. Le repas est servi par mes soins. Je déguste chaque bouchée, mâchant amplement cette simple et réconfortante cuisine jusqu’à finir mon assiette. Me voilà rassasiée. Je laisse tout en plan et pars rejoindre mes quartiers, à savoir ma chambre. Je m’affale sur le lit, et trouve la légende des siècles. J’ouvre au hasard et tombe sur l’Homme :

—  Méditer, c’est le grand devoir mystérieux ;

Les rêves dans nos coeurs s’ouvrent comme des yeux ;

Je rêve et je médite ; et c’est pourquoi j’habite,

Comme celui qui guette une lueur subite,

Le désert, et non pas les villes ; c’est pourquoi

Sauvage serviteur du droit contre la loi,

Laissant derrière moi les molles cités pleines

De femmes et de fleurs qui mêlent leurs haleines,

Et les palais remplis de rires, de festins,

De danses, de plaisirs, de feux jamais éteints,

Je fuis, et je préfère à toute cette fête

La rive du torrent farouche, où le prophète

Vient boire dans le creux de sa main en été

Pendant que le lion boit de l’autre côté.

—  De l’autre côté le lion...

Quelques notes de musique en tête, rien de connu. Je me remémore le piano dans le hall et prise dans un élan inspiré, je me précipite au rez-de-chaussée. Le piano est là, je m’approche, frôle le clavier puis joue. J’ai sous les doigts ma mélodie, celle dans laquelle je pourrai puiser aussi longtemps que je voudrai la force que je porte en ce lieu à cet instant…douceur de vivre un rêve…

Quel laps de temps s’est écoulé depuis mon arrivée dans le hall ?

Martin au deuxième doit m’attendre. Je le rejoins.

Allongé sur le divan, il semble vivre les mêmes rêves que moi, les yeux clos. Je m’approprie une chaise et le contemple. Ses pieds dépassent du divan. Je n’avais pas remarqué qu’il était si grand. Les couleurs marrons et beiges de ses vêtements révèle sa chevelure, et ses yeux noirs d’ivoire. Il ne semble pas attacher plus d’importance à mon regard fixateur. Il se retourne et se lève de sa sieste. Il s’étend.

— Au boulot ! 

— Kensho…tu en as entendu parler j’imagine ?

—  Coïncidence silencieuse…trouver sa vraie nature…

oui

—  Aujourd’hui cela fait 7 ans pour toi. Tes cellules sont prêtes !

—  Qu’est-ce qui va changer pour moi ?

—  Tu vas être de plus en plus consciente de tout ce qui t’arrive tant dans le quotidien qu’en méditation. Tu as dû remarquer l’accélération des visions depuis six mois ?

—  C’est vrai oui

—  Eh bien, cela va être de plus en plus clair, les messages des éveillés à ton égard ne passeront plus par l’inconscient, de même que les messages que tu enverras, devront être conscients. Porte attention à tes rêves. Et formule bien tes pensées. Il n’y a pas de mauvaises pensées cependant, il y a des pensées brouillées. Efforce-toi d’avoir un message clair.

—  OK.

Il avait l’air anxieux en disant tout cela. J’ai eu envie de le rassurer :

« Tu sais Martin, ma plus grande aspiration est d’aider l’autre, le soutenir, le chérir. Je n’ai pas d’autre objectif, pas d’autre ambition. Je ne confonds pas la volonté et l’effort enthousiaste. Je ne ferai pas de magie noire, tu le sais, j’espère ? Je vis déjà plus que tout ce que j’aurai pu imaginer !

—  C’est bon que tu en parles. J’ai confiance en toi mais j’ai un peu peur… Tes grandes idées humanistes peuvent te transformer en vulgaire télécommande sacrificielle. Je te dis de prendre garde. Une télécommande n’est qu’un objet et tu n’es pas un objet. Tu as ta propre conscience, et c’est elle que nous avons choisie. Tu comprends ? »

Un peu perplexe je repense à ses mots. « Télécommande ». Marionnette, quoi.

—  tu as le devoir de refuser si une mission te semble trop incommensurable pour toi. N’oublie jamais que tu es avant tout un corps et qu’il doit avoir une hygiène irréprochable. Manger, dormir, méditer, la toilette, bouger, oeuvrer…Viens, je t’emmène visiter le jardin. »

Le vert a toujours eu un effet sur moi très régénérant. Je suis Martin à travers l’escalade du dernier étage. Nous arrivons sur le palier. À gauche, son espace, à droite un placard qu’on ouvre. À l’intérieur, il tire une trappe au-dessus de sa tête et tire un petit escalier relié au toit. Il me prend la main et m’entraîne vers la lumière.

Mes yeux prennent le temps de s’habituer. Le ciel est d’azur. Je vois un petit verger avec une dizaine d’orangers. Il y a aussi un potager avec des tomates et toutes sortes de légumes, courges, poireaux, pommes de terre etc. À l’Ouest, une ville s’échappe en fumée. À l’Est, c’est l’immensité de verdure, d’arbres centenaires cachant d’éventuels voisins. Je respire, écarte les bras, soupire d’aise. Quelle beauté ! Une cahute de verre ferme l’espace. Martin m’explique que c’est à nous de prendre soin du lieu, du potager, de retourner la terre, d’arroser…

—  Les outils sont dans la cabane. Tu auras le temps chaque jour de venir ici pour travailler et te ressourcer. Tu peux lire et écrire ici, peindre…

Enivrée par le grand air, je m’assois dans l’herbe près du potager, tends le bras vers une tomate que je cueille et croque à pleine dent. Elle est chaude et sucrée.

Il y a même du pourpier ! Martin me tend un panier pour que je commence la cueillette du repas de ce soir. Pourpier, tomates. Lui me laisse à ma tâche. Il redescend après un discret « salut ». Je travaille une bonne heure et descends moi aussi, à la cuisine.

Devant la porte de mon atelier, je repense soudain à « Soîe ». Je pose les « courses » et pénètre dans mon lieu de travail. Là, je décroche un planisphère version mongole. Je trouve une paire de ciseaux et commence l’ouvrage de « Soîe », en mode automatique : le corps sait : Je découpe l’hémisphère sud et la plaque sur une des grandes feuilles. J’en dessine les contours. Recto puis verso. Le lavis peut commencer. Je prends le seau d’eau et un épais pinceau. Je mouille l’intérieur de la tache et rajoute de l’encre de Chine noire. La tâche prend forme.

J’appelle Martin. Il me rejoint.

—  Qu’en penses-tu ?

Il fait le tour du lavis, prends le temps d’observer.

—  Une planche de Rorschach ?

—  Oui…

—  Raconte !

Je prends mon souffle, les mots jaillissent sans contrôle.

—  Soit, changer le monde

Qu’un Lavis !

1– J’ablate l’hémisphère Nord…

2 – J’y mets le Sud.

3 – On obtient deux hémisphères quasi identiques sur la forme.

Voyons ce que le Sud au Nord pourrait donner ? Sûrement quelque chose de moins hideux que toutes les injustices qui traînent à la surface de notre planisphère…au point où on en est…

 « Soîe » : Soit un papillon, soit un clown soit ce qu’on veut y mettre, est aussi l’idée de métamorphose que chacun vit dans son être, et que l’humanité est amenée à connaître aussi globalement, c’est mon fantasme.

Une métamorphose du ver au papillon, du rampant au volant, de l’aliéné au Libre, bref un basculement de point de vue !

« Soîe » soulève l’idée que pour que cette métamorphose s’opère il faudrait une conscience de l’humanité en passant par…une psychanalyse de l’humanité : vertigineuse entreprise… Hélas il nous manque probablement un grand psychanalyste pourvu d’un grand divan.

Ou alors, on vire au Soi, et l’Autre devient un autre Soi, un frère mais pas siamois, un frère, un Alter. Changer le monde, c’est d’abord se changer soi-même ! »

Il semble réfléchir.

— L’impression que tu es allée très vite. Ta recherche plastique sur les hémisphères cérébraux trouve un écho assez universel ici. Joli travail. Il va être content !

Je souris heureuse et un peu nostalgique aussi comme si je percevais la dimension de ce que je venais d’accomplir et de tout ce que cela allait engendrer. Martin semble aller dans le sens de mes pensées par un regard lointain qui s’échappe. Il tourne soudain les yeux et me dit « allez, allons dîner »

Nous dévalons les grandes marches et nous nous retrouvons autour de la table à préparer le pourpier, en silence. Tandis que j’équeute notre récolte, il coupe les tomates. Le repas est prêt, mais je n’ai pas d’appétit. Je pense à ce lieu que j’imagine devoir quitter plus vite que prévu. Je m’en veux d’aller toujours trop vite. Jamais le temps de voir le paysage, de profiter, de respirer… Il me toise d’un regard inquisiteur mais doux, et d’un mouvement ascendant du menton m’interpelle, m’invite à partager ce qui me traverse.

—  Je ne suis là que depuis deux jours. J’ai envie de lire chaque bouquin dans la bibliothèque, d’utiliser tout le matériel dans mon atelier, de méditer encore et encore, de cultiver le jardin, de profiter du soleil, d’échanger avec toi…

—  Ne t’inquiète pas Fanny, tu vas rester encore un peu. Au moins le temps qu’Anthonin réagisse à ton lavis. Allez mange !

—  Bon appétit… 

Le dîner se déroule dans une certaine sérénité. Il me jette quelques coups d’oeil furtifs comme pour prendre la température. Je ne quitte pas des yeux mon assiette que je vide petit à petit puis que je repousse pour croiser mes bras. J’inspire et lève la tête vers lui.

—  Tu vas rester ici longtemps toi ?

—  Jusqu’à ce qu’on me demande de partir ailleurs.

—  Tu étais où avant ? Comment as-tu atterri là ?

—  Bof, c’est une longue histoire…

—  J’ai le temps…

—  Moi pas, je dois envoyer la photo de ton lavis « Soîe ». Et me reposer. Fais de même. Bonne nuit !

D’un coup, il s’était fermé. Je crois que jamais je n’en saurais davantage sur lui. Un peu couarde, je regagne mon petit nid avec l’intention de méditer. Mais avant ça, je rêve d’un bon bain chaud et de lire…

L’eau bouillante coule dans la baignoire et la remplit assez vite. J’ai entre les mains des notes : « potentialités du corps d’aujourd’hui, actualité du corps de demain » d’un certain Vahé Zartarian où il est question du corps eau.

Extrait : « C’est pourquoi nous ne pouvons sauter des étapes. Depuis longtemps les hommes rêvent de se désincarner, de devenir de purs esprits qui baignent béatement dans une bulle d’amour chamallow, parce que ce corps leur semble trop pesant. Ce n’est pas cela la raison d’être de notre expérience dans la réalité physique. Pour que l’âme atteigne la pleine conscience de ce qu’elle est, il n’y a pas de raccourci, elle doit se confronter à la matière. Il est donc nécessaire que nous nous incarnions davantage, mais aussi différemment, en remontant vers la source, c’est-à-dire dans une matière moins solide et moins pesante, l’eau en l’occurrence. Une fois franchie cette étape, nous pourrons songer à nous approcher de quelque chose de beaucoup plus immatériel, la lumière, qui dévoilera le mystère de l’espace et du temps, et bien d’autres merveilles encore… »

Je repense aux transmissions de pensées que j’ai pu avoir ces derniers temps, et je trouve une logique toute neuve dans les mots de ce Vahé…Les messages reçus/envoyés passeraient donc par nos particules de l’eau accrochée à l’air, et parcourraient ainsi des kilomètres comme des pigeons voyageurs munis d’un message inscrit chimiquement. Je vois vaguement le processus mais de là à le faire consciemment ? À l’écouter ce ne serait qu’une étape pour découvrir le mystère de l’espace et du temps…

Cette lecture est juste brûlante pour moi : fascinée par ces découvertes, je prends le parti de poser ces notes pour reprendre mon souffle. Je tombe sur cette dernière phrase :

« Il s’agit d’être capable de diriger par ses intentions son attention ».

Entre ça, et les échanges avec Martin, j’ai plus qu’assez de matière pour y penser toute cette nuit.

Espérons que je trouve tout de même le sommeil.

Fumante de tout le corps à la sortie du bain, j’observe l’ascension de la fumée de mes pores. Dans le miroir je vois cette beauté évanescente qui gesticule doucement, qui joue avec cet épiphénomène. Je sors de la salle d’eau pour rejoindre mon lit. Je suis si fatiguée d’un seul coup.

« Dormir » est un des piliers. J’exécute volontiers et m’endors lourdement.

 

Jour 3

Au réveil, j’ai droit à une rétrospective de mes rêves…un peu brouillés ils m’apparaissent par bribes. Marche autour d’un lac de vase…Impossible d’aller en son centre. Je joue autour de lui, de la glaise jusqu’aux fesses. Émerveillement via reflets bleutés qui jonchent sa surface…

Je n’ai pas entendu rentrer Martin, pourtant le thé est là fumant avec deux croissants et un petit mot :

« Bon matin Fanny, tu as la matinée pour toi. Je suis disponible dans mon bureau si tu as besoin. Je te laisse avec ces mots de Dogen :

« Dans la clarté de l’esprit/Sans souillure/Même les vagues s’y brisent/Et se transforment en pure lumière ».

M. »

C’est un jour blanc, je regarde mon mur de vêtements et choisis en conséquence un T-shirt et un pantalon clairs. Je bois le thé. Et monte, un étage, bien décidé à rejoindre Martin.

Son atelier est vide. Son absence marque fortement le lieu d’une ambiance bizarre, comme si les livres n’avaient plu leur raison d’être sans lui. Je quitte l’espace pour aller voir le vert sur l’immense terrasse. Là haut, le ciel est assez voilé mais on sent le grand Astre prêt à jaillir de tous les côtés. Entre les orangers j’aperçois une silhouette de géant qui se rapproche de moi. Je pense « force de la nature ». Je reconnais Anthonin. L’émotion est forte, la joie immense. Je suis fascinée par son regard si doux.

— Je suis Anthonin, Bonjour ! Asseyons-nous.

L’un en face de l’autre, nous prenons chacun la posture naturelle du lotus et nous nous sourions. Le silence est beau, simple. Je goûte franchement cet instant. Son regard englobe tout mon être. Je sens un bien être immense, inédit et familier à la fois. Comme si je retrouvais un membre de ma famille. Les rayons du soleil se posent sur sa peau et dans ses yeux clairs. Je remercie et remercie encore. Il y a tant à se dire qu’on ne sait plus par où commencer et c’est à moi d’engager une question car il s’agit bien là d’un Dokusan.

« Pouvez-vous sentir ou voir les patriarches présents dans notre échange ?

—  Oui, je peux même les identifier.

—  Est-ce que Maître Dogen est là ?

—  Oui, à ta droite. »

Je tourne la tête, souris de ne pas l’entrevoir si ce n’est par un petit écureuil qui sautille non loin de nous. À ma droite, justement.

—  Avez-vous vous-même conscience du grand tout ?

—  Du grand Tout ? Heureusement que non ! Je serai fou sinon. Ta conscience est en expansion instant après instant.

Silence. De ces silences qu’on n’entend jamais ou alors si mais une fois qu’on entend plus.

J’ose le briser :

—  Les patriarches ont-ils un message pour moi ?

—  Partage. Le partage de la voie. Ne t’arrête jamais de donner ! En retour, la vie te réserve bien des surprises que même tes rêves ne peuvent imaginer. »

À ces mots, Anthonin disparaît soudainement.

Je reste seule hallucinée comme au réveil après un rêve qu’on ne pourra jamais oublier.

Je scrute le soleil, l’horizon, ce jardin, embrassant cette atmosphère unique et si belle…Redescends.

À la cuisine, Martin est là, avec un immense rouleau de papier, mes Lavis et un sac. Il me tend l’enveloppe : ta rétribution. Martin me laisse une carte avec un numéro dessus et un spontané « n’hésite pas ! », me prend dans ses bras et m’accompagne dehors.

—  Merci Martin, du fond du coeur !

Une voiture m’attend. Le chauffeur sort et m’aide à charger mes bagages. Je jette un dernier coup d’oeil au bâtiment, à Martin…l’écureuil traverse mon champ de vision, je le salue et grimpe dans le véhicule.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 22 juin 2014.
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