Gabriel Henry | Suite syncope cadence

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L’AUTEUR

Gabriel Henry est né en 1986. Il vit et travaille à Paris.
Il a publié principalement dans des revues en ligne et des pages web (Paysages Écrits, Le Capital des Mots, florilège Soc&Foc…), mais aussi dans quelques revues papier (Scribulations, Libelle, Comme en poésie…).


Son site (avec mise à jour permanente de la suite des « pièces » du texte ci-dessous) : l’orage au poing.

Contact & info via facebook/gabriel.taiga

LE TEXTE

Les textes présentés ici sont extraits d’un projet de recueil de poésie en cours d’écriture, constitué d’une succession discontinue de pièces numérotées. Il s’agit là d’une suite désaccordée d’abstractions narratives [1]. La ville, en tant que territoire bâti, parfois violemment opposé à ceux qui ne le sont pas, en est le pivot. J’ai commencé cette série il y a près de deux ans. Certains des poèmes que j’ai sélectionné datent des débuts, d’autres sont plus récents. G.H.

Merci à Gabriel Henry de confier à nerval.fr cet extrait d’un travail en cours : poésie, narration, fragments ? Et si c’était ici exemplaire d’une remise en cause des genres, quand l’écriture même passe à l’avant, mais qu’en interrogeant la ville et notre identité corporelle à la fois dans le « chantier » qu’est le mouvement permanent du monde, et celui de la communauté, cet espace de micro-fiction (appellation déposée de l’ami Régis Jauffret, et livre décisif) amorce la possibilité même de l’écrire encore, de l’invention narrative. Donc en désaccord sur le mot poésie, sur l’appellation recueil mais pour cela même le merci, à l’auteur qui ne dit pas que par ailleurs il est urbaniste : en quoi cela importerait d’ailleurs à l’écriture ? FB.

 

pièce n° 27 : genèse


J’ai été engagé sur un chantier. Un bâtiment d’ampleur indéterminée, chaque jour nouveau était l’échelle.

La tâche était simple, il nous fallait disposer des briques – aveugler l’air nu ça et là – puis veiller à leur silence, pour écrire la ligne suivante. Nous avions du sang, bien sûr, du couchant, de l’exil, et finalement une glaise rouge et rare.

Très vite j’eus le sentiment que l’ouvrage n’avait pas de point de fuite. Qu’il nous emportait tous.

Et c’est toujours ainsi. À l’œuvre, sans maître apparent, mais le sang est induit. Le tout premier chantier sur cette terre a nourri entièrement le second, je crois.

Sous ces briques, l’écroulement annoncé d’un monde d’un cercle. Toujours. Si l’on soulève la toute première de ces briques, que trouve-t-on ? Le corps d’une femme dans le sang des origines.

 

pièce n° 37 : guérilla


Émeute est lente. À ton dos le mur est tiède et sûr. Juste à l’épaule, ces yeux t’ont vu grandir. Et sans le vouloir vraiment, c’est ainsi qu’ils te tiennent. Le lait tourne au poison.

Depuis trop longtemps tu joues leur argile.

Aussi,

brise la vitre

et ne te retourne pas.

Brise-la, gagne les toits et attends. Prépare ton dos comme une lame au silence, une petite horloge pleine d’essence à la main.

Leur visage la vitre est épaisse. Combat, je sais, pour que ces choses affleurent, que la crevasse se noie. Le lièvre acculé brise la vitre d’instinct. Comme l’eau de la mare esseulée contrainte à l’entaille, appuie-toi sur la surprise. Des toits, ton sang dans sa pleine course sera mieux employé. Des toits tout s’affine, ta main s’y aiguise, ton chant s’y fait, l’attente dans les pluies noires comme je les ai connues.

Tu sais qu’il n’y a rien à gagner, pas de peau neuve, pas de chemin découvert. C’est une lutte de sourcier intime, et j’ai le sentiment que le vent continue sous la terre.

 

pièce n° 51 : l’époque


Je fais l’expérience d’un appartement.

La nuit seule.

L’appartement est vide, immense. Tout est bleu noir, les murs sont des murailles blanches faites pour les ombres. Ils filtrent le pétrole de ces heures-là.

C’est un appartement somptueux, les meubles laissés là sont effleurés. C’est une cache.

Ceux qui se tiennent là sont comme nus. Je suis avec eux, le front barré de plusieurs nuits de palabres la langue sous d’épaisses couvertures.

Ils sont en fuite, je suis avec eux. J’ai pris ma place parmi les accroupis, un costume en coupes de cendres et d’aube, comme les autres. Ils ne m’ont rien demandé.

Aucun n’appuie son dos au mur car les parois s’arquent et s’élancent. Le plafond est de plus en plus loin. C’est la dernière défense de l’appartement.

Nous faisons face aux fenêtres hautes, nous faisons face à l’époque. Le vent soulève les rideaux en vagues régulières. Je crois que les murs ont fini par prendre les visages. Le vent leur traduit la nuit. Elle est pleine de vigies, les automobiles passent comme les fauves passent, les phares apposent régulièrement leur pastel cru sur les façades.

Ainsi leur monde est proche et je cherche un refuge.

Je fais l’expérience de cet appartement. Il est comme ensablé, la nuit perd de vitesse en passant les fenêtres.

Ils scrutent l’ombre, le parquet source, et cherchent une frontière. Ils connaissent cette idée de frontière, pour eux ce n’est pas qu’un ruban à l’envers du crâne.

Je ne crois pas en cette nuit-là. Je sais qu’elle ne couvrira pas l’écho de nos souffles. Je sais qu’elle veut que l’on soit pris.

 

pièce n° 41 : je suis des Portes


Les faubourgs ont une descendance et c’est l’estran d’ici.

L’air est au métal. Les gens longent le cirque, ceux qui désobéissent au boulevard connaissent les angles, l’après-mur aveugle, ont la lame adéquate et disparaissent aussitôt. Ils vivent ici.

Quelques stades échoués, les chantiers s’étendent, la mer qu’on attendait est repoussée bien loin. Si l’eau est là, elle combat muette par les soubassements, par les piliers qui ne se lisent qu’en carte.

Les joues des villes servantes cognent le quai de la ville mère ; dans ce gouffre aléa, silence est flou. Au long de la ronde fraternelle des habitations, les saisons d’une même poignée s’élancent en quelques heures.

Je suis des Portes, d’ici.

Avez-vous dormi sur une frontière ? Les matins viennent affaiblis, la nuit finie sur le danger des fins de feux. Le coton submerge et meurt là, bien vite remplacé.

On se saisit des vents contraires, vos lignes croisées finissent dans nos mains comme le cycle du cuivre. Et sous vos ponts dort notre argile. Vous l’ignorez.

Je suis des Portes, l’enfant des notes injouées.

 

pièce n° 36 : suite syncope cadence


Je me suis éveillé,

Je me suis levé,

Je me suis habillé,

J’ai pris l’autobus.

Je ne me suis pas levé, je ne me suis pas éveillé, je suis resté tapi.

Un autre jour je me suis vu éveillé, je perçais la fumée, je prenais l’autobus et je voyais par la fenêtre… mais non je n’ai rien vu, je n’étais pas dans l’autobus, je n’étais pas même sorti de l’écaille, j’étais étendu. Et me tenant depuis le radeau, j’étais à mon burin sur la ville avant que le matin ne sèche. Je n’ai pas ouvert les yeux.

Le lendemain au sortir du torrent je me levais je m’habillais avec soin je me dirigeais vers l’autobus une lame en travers de la cuisse. Je regardais le lavis de la ville soumis à des marées mutiques. Et j’allais… non je n’allais pas, j’étais resté ce point muet sur le repaire, je n’étais pas même dans l’autobus, je ne m’étais pas habillé, je ne m’étais pas levé, je ne m’étais pas éveillé.

Je suis penché sur le reste de la pièce que ronge et ronge et ronge encore le levant ; il s’y glisse odieusement, il me prend mon île. Il a le rouge, il a tout l’or. Je me penche comme depuis l’enfance, et son eau gagne.

Ça y est je suis éveillé je vais me lever m’habiller avec soin prendre l’autobus puis dans les sillons je sentirai l’onde lourde des chaufferies souterraines et le soir admettra mon refuge.

Ça y est je perds mon île.

 

pièce n° 09 : huile sommeil


Attention, je vais mélanger deux précipités qui me coupent et m’épuisent.

Je crois que son toucher d’eau va jusqu’à la moelle. Elle a tout teinté, et fait croire que le ciel comme brûlé d’une fleur sale n’est pas d’elle.

Je dois partir. Je devais partir, je dois quitter davantage. Et près des poussières, et marchant tout contre l’ocre, sans averses, accrochant les gestes de la roche sur le cycle immortel, j’apprendrai à ne pas vouloir rattraper la rouille haletante, à m’assurer que les villes brûlent au néon. Me convaincre qu’elles brûlent. Les nervures et les paumes sans regret, même si je sais que j’évite la vraie bataille.

Mieux vaut l’encre énorme et fuyante, l’enfant définitif qui dans les villes effraie.

J’apprendrai à ne pas craindre son retour. Les yeux clos, le front offert à ses marches, l’accueillir comme une saison. Chasseur soucieux, j’apprendrai à lier les heures. Et mieux vaux le silence des roses que je regarde en chat.

Quand sur le vide rien ne manquera, j’aurai dépassé le sommeil actuel. J’étreindrai les maillons sans logique, j’aurai guéri des lois, des systèmes et des suites, et je ne serai pas repris.

 

pièce n° 26 : être repris


1.

Une rue ! Coup de feu.

Je décide que c’est une rue américaine. Celle-là même qui dehors accélère. D’elle, nombre un, au zéro de la chaleur de mon nid, une vitre à peine et vingt mètres de verticale environ. Que le foyer soit poreux, voilà ma crainte à la détonation.

2.

Il n’y aura pas d’autre coup de feu. C’est trop tard. Tout s’est enclenché, dans un mouvement de métal indépassable, insu. C’est là, dehors, et cette chose se déplace en conscience. Pas la ville, pas l’autre accompli dans la chair, mais l’os qui sur la chair qui sur le métal qui sur l’air bleu réel me ranime au pont de ce qui est, je crois, comme un transatlantique. Et ce faisant me condamne.

3.

Je suis dans un fauteuil, le miel au front. La grande hauteur cache et berce comme une mère. Déserteur dans ce qui n’était rien moins qu’une cabane d’enfant réécrite.

Ce refuge ne tient pas. L’accident de mon appartement fut découvert. Quel œil ? Le mouvement des choses, tout simplement, le cercle raisonné ; le mouvement des choses c’est un bras vers ta course, un bras vers ton épaule.



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1ère mise en ligne 22 juin 2014 et dernière modification le 28 août 2014.
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[1sans lien aucun avec le mouvement pictural du même nom