Thomas Villatte | Erik Thorsten

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L’AUTEUR

Thomas Villatte est étudiant en master de lettres modernes à l’Université de Rennes 2, et travaille parallèlement dans l’édition jeunesse.

Le suivre sur son blog Furtives et sur Cinekphrasis (blog d’écriture du cinéma par le cinéma). Contact par Twitter @TheoVall.

LE TEXTE

« Il s’agit d’un texte dont j’ai eu l’idée en lisant un article du Monde, à propos de la déchéance d’un légionnaire. Tout est parti d’une photo, assez connue à présent – en tous cas qu’on a probablement tous vu sans y prêter réellement attention, l’auteur du cliché est Issouf Sanogo pour l’AFP.

« Je voulais simplement remplir les zones d’ombre du récit factuel par de la fiction. En ce qui concerne la forme – j’ignore pourquoi – c’est un récit plusieurs fois enchâssé qui s’est imposé à moi. Et c’est encore plus mystérieux, puisque j’ai très rapidement pensé à... Nerval, justement, Les filles du feu. De comment on passe de la recherche du manuscrit Du Bucquoy / De Bucquoy à l’histoire d’Angélique, puis des autres filles. Ça n’a pas grand rapport avec mon texte, je le concède, mais j’ai eu en tête ces récits tout au long de l’écriture. Probablement pour la multiplication des strates narratives. Je ne sais pas, en fait. Ce n’est sans doute pas très important. »

 

Photographie Issouf Sanogo & AFP. Mali, 2013. Tous droits réservés.

 

J’avais déjà vu cette photo mais sans y prêter attention, parce que la plupart des groupes de presse l’ont utilisée pour traiter l’intervention française au Mali. Elle représente un soldat montant la garde, dont le regard qu’on devine parfaitement assuré, parfaitement concentré, est dissimulé par un masque afin de protéger ses yeux de la poussière en suspension. Le bas de son visage – c’est ce qui marque d’emblée – est recouvert d’un foulard avec, dessus, un motif représentant une tête de mort. Cette photographie illustre un article du Monde – c’est en le lisant que je l’ai vraiment regardée pour la première fois, lequel reprend la photo à son compte pour mieux approcher l’homme qui la domine : Erik Thorsten, son masque et son foulard bien en évidence. L’auteur de l’article écrit : « le légionnaire à la tête de mort paraît un mercenaire de la terreur ». C’est vrai. Pourtant, l’article m’apprend que ce légionnaire, Erik Thorsten, dont la photo a fait le tour du monde, s’est lentement perdu après cet épisode. Le cliché faisait mauvais genre et interférait avec le discours présidentiel qui justifiait le déploiement des troupes françaises au Mali par la lutte contre le terrorisme. La France, paraît-il, n’avait pas besoin d’un « mercenaire de la terreur ». Alors, Erik Thorsten a été puni – on murmure que c’est le Président lui-même qui s’en est assuré : vingt jours de mise à pied, corvées supplémentaires. Ensuite, je suppose que ça a dérapé dans sa tête. Il a commencé à boire, à prendre toute sorte de médicaments. Entre-temps, il a déserté par deux fois puis s’est fait radier de la Légion. Enfin, il a commandé sur internet une Kalachnikov neutralisée et l’a utilisé pour braquer une pharmacie en réclamant du valium pour dormir.

C’est ce que dit l’article, intitulé « Les dérives du légionnaire à la tête de mort ». La photo en question, qui est à l’origine du scandale mais surtout de la chute de Thorsten, a été prise probablement parmi des centaines par un photographe de guerre de l’AFP, Issouf Sanogo. Si cette photo n’avait pas été aussi – non pas aussi belle ; si cette photo n’avait pas été aussi léchée – alors il est probable que rien n’aurait eu lieu, que ni le président ni l’opinion ne s’en seraient émus, et que Thorsten serait encore un légionnaire et fier de l’être.

Quand j’ai vu ce cliché pour la première fois je me suis dit : « c’est une feinte ». C’est cela, d’abord, qui m’a poussé à vouloir écrire à propos de Thorsten : quelque chose cloche dans la réalité de cette photo, tous les éléments qui la composent s’accordent trop à la perfection. Une feinte. La lumière est parfaite, la poussière flotte comme dans les films sur la guerre du Vietnam, ou plus récemment comme dans Le Faucon Noir, que sais-je encore, et elle flotte de manière à ce qu’on devine, à force d’observation minutieuse, les pales d’un hélicoptère en arrière-plan. Le soldat Thorsten, lui, monte la garde devant le véhicule de son unité. Bien sûr il y a son foulard, cette tête de mort, mais surtout, quelques mètres derrière, il y a un groupe de soldats qui discute, et je les imagine haussant la voix pour couvrir le bruit de l’hélicoptère. Je pense à présent à un film d’action de qualité en train de se faire, où Spielberg par exemple serait assis sur un siège « director », dirigeant la manœuvre – il y aurait un travelling compliqué à exécuter pour dynamiser la scène de l’hélicoptère – et guidant les figurants (Thorsten en serait un), les motivant ou les engueulant selon les besoins et l’humeur du moment. Lorsqu’on voit au cinéma, à la télé ou sur YouTube, une telle scène, un travelling avant vers un hélicoptère prêt au combat, ce n’est pas le foulard de Thorsten qu’on remarque en premier, c’est le mélange de peur et de sens du devoir des soldats, c’est le cliquetis des armes que l’on charge, c’est la poussière en suspension. On ne remarque pas qu’un des figurants porte un foulard à tête de mort, et le cas échéant on féliciterait surtout le souci du détail du réalisateur.

Mais la différence, c’est que cette photo c’est la réalité : je peine encore à y croire mais je sais bien au fond que ça n’est pas une feinte. Je peine encore à croire que le Mali c’était comme ça, que les cramances de la lumière sur la photo irradient réellement, et que si je me rendais aujourd’hui à cet endroit précis au Mali, je verrais la même lumière, les mêmes arbres et la même poussière. Avec ce genre d’image, c’est l’inconscient collectif qui en prend pour son grade, lorsque la réalité d’une photo rejoint à la perfection, bord sur bord, les fables qu’on consomme jour après jour.

J’ignore pourquoi cette histoire, liée à cette image qu’on qualifiera faute de mieux de terrible, j’ignore pourquoi cela m’a remué tellement. Sans doute parce que ma volonté d’écrire, démarrée par l’image, continuée par le récit déclenché par l’image, elle-même me fascine. Comme si je me fascinais moi-même, par procuration, à travers des actes et des sentiments que je suis absolument incapable de commettre et d’éprouver. Mais bien que je n’aie aucun intérêt pour l’armée et pour son fonctionnement si particulier, je dois admettre malgré tout un penchant certain pour les faits-divers, et sanglants de préférence – à chacun ses névroses. Quoi qu’il en soit, j’ai commencé à penser souvent à Thorsten : j’essayais de comprendre ce qui s’était passé, comment exactement avait été prise la photo, comment avait-il réagi aux punitions, quel était son état après la radiation et quel est son état maintenant qu’il est on ne sait où. Conformément à l’article du Monde, juste après le braquage, je l’ai imaginé seul dans son appartement ; nu, bourré de médocs et d’alcool, se frappant la tête contre les murs et ânonnant des bribes de paroles inintelligibles, mélangeant par habitude le peu de Français et le peu d’Anglais qu’il connaissait. J’ai retourné cette histoire dans tous les sens, interrogeant l’ensemble des faits connus afin d’extrapoler, le plus justement possible, toute la trajectoire de Thorsten, de son enfance à sa chute, et même l’après de sa chute. Je crois que tout ça commençait à me monter à la tête.

J’ai eu besoin de partager mon trouble afin qu’il me pèse moins. Un soir alors que j’avais un peu trop bu, j’ai rédigé un court mail à l’ensemble de mes contacts, leur demandant s’ils avaient d’autres infos à propos d’Erik Thorsten. Je ne connaissais de lui que cette photo et cet article. Je voulais en savoir plus et j’espérais que mes relations, dont certains avaient quelques accointances avec l’armée ou le journalisme, pourraient m’apporter de nouveaux éléments. J’étais un peu pété et je me disais en terminant mon mail que si j’obtenais assez de renseignements sur Erik et sur son histoire, je pourrais écrire quelque chose là-dessus. Quoi au juste je ne sais pas, mais j’avais la conviction profonde que Thorsten pouvait m’offrir un récit assez ample, qui possiblement tiendrait sur des pages et des pages. J’espérais en somme qu’Erik Thorsten, son histoire percutée par une image, me fasse écrire.

Cependant, les semaines ont passé et je n’ai reçu aucune réponse. Avec le temps, je commençais à oublier Erik ; à contrecœur je passais à autre chose, à un autre projet d’écriture qui aurait comme soutenu ma vie. Mais un jour, Mathias, un ami que j’avais un peu perdu de vue, me répond sans faire de manières. Je recopie son mail :

Thomas,

J’ai été très surpris de recevoir ton message. Tu aurais pu donner des nouvelles… Comme ça tu t’intéresses à Erik Thorsten ? Tu ne le sais peut-être pas mais j’habite Orange aujourd’hui, là où Thorsten était basé. Par chance, il se trouve que je suis très lié avec son colocataire. J’étais avec lui le lendemain de l’arrestation, lorsque les flics sont venus dans leur appartement pour récupérer des pièces à conviction. T’aurais dû voir ça, c’était dégueulasse leur attitude. Ils voulaient le charger, faire de Thorsten une espèce de fou de guerre, afin que les journaux en parlent suffisamment et qu’ils disent : « des ordres très clairs ont été donnés par le ministère pour contrôler et détecter les défaillances chez les légionnaires ». Tout ça pour faire plaisir au préfet comme au ministre, tu vois le genre…

Mais je ne t’écris pas pour plaindre la Légion et dégobiller sur le système. Le lendemain de l’arrestation, j’étais donc dans l’appartement de Thorsten. Pendant que les bleus interrogeaient pour la troisième fois son coloc’ et que lui débitait les mêmes conneries : « il était bizarre ces derniers temps, mais je pensais pas qu’il péterait un plomb comme ça », etc., etc., moi je fouillai l’appart’. Tu sais comme on est, certains réflexes ne s’oublient pas. Normalement, les flics devaient avoir fait le boulot avant moi, mais ils étaient tellement obnubilés par la kalash, le ‘sky et les cachetons qu’ils ont tardé avant de fouiller les poubelles. Alors, je les ai coiffés au poteau, j’ai trouvé dans une corbeille quatre feuilles de bloc-notes froissées qui t’intéresseront sans doute. Fais gaffe par contre, je te fais confiance, tu dois garder ça pour toi : tu sais comme les flics ont des oreilles partout lorsque les affaires sont sensibles.

Je dois te dire que Thorsten était foncedé quand on l’a retrouvé. Il y avait des médocs et une bouteille de ‘sky à moitié vide à côté de lui. Le flic qui l’a découvert, il a cru qu’il était mort. Mais, sachant qu’on allait le retrouver, Thorsten a écrit un truc avant de se mettre une race : une sorte de lettre adressée à personne. Je sais pas pourquoi il a écrit ça. Je te recopie le mot tel quel (pas besoin de préciser que Thorsten n’est pas un poète) :

« J’ai tout foutu en l’air et je sais qu’on va dire plein de bullshit sur mon compte. On va parler de la photo, de la Légion et de ma vie d’avant. On va parler beaucoup de moi alors qu’il y a quelques semaines je n’existais pour presque personne. Moi j’ai toujours fait mon taf et fuck. On m’aimait bien à la légion j’étais sérieux et clean, un homme de devoir comme ils aiment. Et puis on a pris la photo et lorsque le photographe s’est accroupi à quelques mètres et qu’il a appuyé sur le déclencheur, pour moi il n’y avait pas de problème. D’accord il y avait un foulard sur ma gueule et dessus une tête de mort. Mais c’est juste un foulard et puis à la Légion on m’avait jamais emmerdé pour ces trucs-là. Je l’avais foutu dans mon paquetage sans me poser de question. C’est la légion c’est pas un défilé de mode, faut assurer c’est tout.

C’était très dur le REC. Quand j’étais à Castelnaudary pour faire mes classes j’en ai chié à mort. Toujours on nous demandait l’excellence et c’est dur l’excellence. Ensuite on est allé dans des endroits je sais plus trop lesquels, on a fait la guerre et j’ai vu des trucs mon dieu je saurais pas raconter non plus. Pourtant je suis pas tellement sensible, j’en ai vu des choses dans mon autre vie d’avant la légion quand on se tabassait à Stettin, quand on était à la limite dans les squats des camés. Je me suis barré ensuite à Göteborg pour tenter de conquérir une vie noble. Mais le divorce de mes parents mais l’atmosphère de là-bas, j’ai recommencé à me battre dans les bars. C’est devenu hard j’étais fiché un peu partout, j’avais pas de fric et je foutais rien. Je crois que j’avais besoin d’un storm. Alors je suis allé en France juste comme ça parce qu’il fallait que j’aille quelque part où on ne me connaissait pas. On m’a permis de m’appeler Erik Thorsten, j’aime bien ça sonne war et viking. Puis entraînement à Castelnaudary puis la Légion puis la guerre. C’est ce que je viens de dire.

Je continue. J’ai vu des choses ignobles dans la guerre, des cadavres le long des routes égorgés à la machette ou criblés de balles, des gosses mal amputés des mines qui explosent lointaines ou proches c’est selon. Malgré ça fallait me voir j’étais fier, j’avais l’impression de l’avoir enfin conquise cette vie noble dans le storm de la guerre et du sang qu’on trouve sur les corps. Je gardais la tête haute je me disais j’agis enfin pour un truc (maintenant je me demande lequel) et la légion me protégeait comme pour me remercier. Les gradés m’aimaient avant la photo, ils me notaient bien et j’avais souvent le droit aux félicitations. J’aidais les jeunes qui étaient comme moi à mon arrivée un peu trop crazy, je leur disais tout le temps l’importance de l’uniforme, de la belle image que doit garder le REC.

Y a qu’à voir la photo en France on l’a pas trop aimée mais qu’est-ce qu’elle dit de moi ? Elle est clean et je suis à mon poste sur mes gardes et au présent. Mon buste est droit tout se tient. C’est juste que, qu’on enlève d’un coup de photoshop comme ils font souvent le blanc du foulard et y a plus d’histoire et je continue de faire carrière au REC. Si on avait utilisé photoshop, en fait, j’aurais pu être l’armée par excellence. Mannequin dans ces images qu’on utilise dans les clips what the fuck de recrutement, quand tout ça ressemble à un camp de vacances et d’aventure pour les jeunes boys friqués.

« Fier de ton état de légionnaire, tu le montres dans ta tenue toujours élégante. » C’est ça le code du régiment et je me souviens encore des fois où on le récitait avec les collègues devant les supérieurs. Je l’ai répétée tellement souvent cette phrase qu’elle reste dans ma tête tout le temps. Elle est devenue mon identité et aujourd’hui on me la confisque. Comme si de force on m’opérait de la tête pour faire de moi un autre en moins bien, un monstre.

Sur mon uniforme y avait jamais un faux pli, il était toujours parfait brillant et repassé. Je voulais être respecté pour ma nouvelle vie pour ce que j’avais réussi à devenir. La « tenue toujours élégante » c’était un moyen pour moi de dire aux gens que je pouvais croiser dans le train « je suis Erik Thorsten, je suis beau et très compétent ».

Mais maintenant quoi je ne suis plus beau et plus compétent. Je sais pas ce qui m’a bousillé. J’étais si proche de m’accomplir, d’être un autre et un good guy cette fois. Je pensais même que je pourrais obtenir de l’avancement, un jour peut-être devenir instructeur quelque chose de ce genre. Mais au lieu de ça ce sera les troubles encore, les heures passées au commissariat et sans doute plus tard à nouveau les bastons dans les pubs. Y aura plus que ça.

Quand je suis rentré du Mali après l’histoire de la photo, c’était plus fort que moi fallait que je parte en live, que je m’azimute complètement et jusqu’au bout. Les commandements du REC appris par cœur me hurlaient dans le cerveau sans cesse. Y avait aussi le bruit des balles, les détonations trop proches des oreilles qui revenaient en écho le soir dans le lit. Des bips longs tout le temps et on peut rien faire contre ça. Mais c’est surtout lorsque les gradés et les potes se sont mis à me regarder de travers que je me suis senti partir loin. J’aurais pu résister au reste mais pas à ça c’était trop dur. D’un coup j’étais plus Erik Thorsten pour eux juste un vieux connard. On chuchotait slowly quand on me voyait dans les couloirs.

La photo et la mauvaise pub que ça a fait au REC, on m’a considéré du jour au lendemain comme une sorte de loser affreux. En réalité c’est comme si ma vie suédoise à retardement m’éclatait à la gueule et me disait « putain mec t’en a pas encore fini avec moi. »

Et puis le braquage à la pharmacie. Je la connaissais de vue la pharmacienne. Elle a été cool. Je me suis pointé avec cette kalachnikov fake, c’était presque rien. On peut se procurer des guns de ce genre partout sur le net et des même pas neutralisés pour rien, en colissimo depuis la hongrie. J’ai acheté ça juste pour faire peur et puis ça me rappelait le REC, porter une arme et avoir le droit de le faire et voir un peu de peur dans les yeux des gens. Mais le strange c’est que la pharmacienne c’était comme si elle s’en foutait du gun et de ma gueule foncedée, comme si elle connaissait déjà l’histoire. Quand elle a levé les yeux j’ai cru qu’elle regardait un ami. Bon elle a appelé les flics mais c’est normal je lui en veux pas. Elle aurait pu crier et me faire encore plus mal à la tête, trembler de partout et supplier. Ça j’aurais peut-être pas supporté. J’aurais pu lui défoncer sa gueule à coup de crosse, au moins j’aurais pris cher pour quelque chose.

Elle m’a empêché de passer derrière le comptoir et elle m’a mis gentiment à la porte. J’ai pas trop protesté et après j’étais comme un con. J’avais pris trop de trucs pour me calmer, mais le cœur à cent à l’heure je marchais plus droit et je voulais m’effondrer. J’étais dehors sur le seuil de la pharmacie et les passants me fuyaient. J’avais rien d’autre à faire. Je savais que c’était fini et qu’on allait me retrouver parce que j’ai vu à travers la vitre la nana passer son coup de fil, pareil, sans s’affoler. Je suis rentré chez moi pour picoler encore, faire passer un drôle goût dégueu dans ma bouche et maintenant j’écris ça. Je sais pas trop. Je vais me défoncer encore, que ça qui compte.

Ça va être ma fête. Maintenant on murmure il est crazy, on dit Thorsten n’avait pas les épaules. On se fout de ma gueule avec Call of Duty parce que c’est le foulard de Ghost que je portais sur la photo. Le pire mais on s’en fout, c’est que j’ai jamais vraiment joué avec ça, les consoles et tout ça m’abrutit ces conneries pour les gosses de riche. Alors on m’emmerde on m’emmerde, et avec le Valium les pilules qui défoncent et l’alcool, c’est quand même plus facile tout ça.

Mais je veux pas qu’on me mette à l’asile avec la camisole et le reste des dingues. Je mérite pas ça non. Je veux juste le silence, qu’on me parle plus nothing mais fuck tu fais quoi toi quand tu perds ta dignité hein ? Je sais qu’il y a rien de plus précieux que la dignité, c’est à peu près tout ce qu’on m’a appris, avec saluer et tenir un fusil aussi. Parce qu’à part picoler dans un trou merde qu’est-ce que tu fais sans dignité ?

Moi j’en ai rien à foutre je veux juste qu’on sache, que quelqu’un sache au moins que j’ai été beau et très compétent. Mais ça je pourrais le crier autant que je le veux on dira toujours Thorsten est devenu crazy et les gradés et les gens des bureaux me feront pas de cadeau, je sais comment ça marche j’étais dans le game. Je sais pas s’il y aura une fin à tout ça. Peut-être que je suis juste bon pour la zone et le bordel. Au pire je me casse, je retourne faire le jobard en Suède. J’ai l’impression d’être un sacrifié »

Voilà. C’est tout ce que j’ai pu trouver. Il n’y a même pas de point final. Peut-être qu’il y avait encore dans la corbeille deux ou trois autres feuillets qui m’ont échappé, qui expliqueraient mieux ce qu’a fait Thorsten, comment il a réagi après la photo. Peut-être est-il préférable d’en rester là sans connaître rien d’autre, on n’aura que ces bribes un peu absconses.

À l’heure où je t’écris, il paraît que Thorsten est effectivement reparti en Suède. Si tu veux, je pourrai peut-être obtenir du coloc’ le nom de son avocat, ou peut-être deux-trois autres renseignements qui pourraient t’être utiles si tu veux remuer tout ça. Quoi qu’il en soit, on n’entendra plus parler de lui et je suis sûr que le président dans son palais pourra dormir sur ses deux oreilles.

Maintenant, je me sens mal d’avoir recopié les mots de Thorsten. T’as vraiment intérêt à garder ça pour toi. Je sais à peu près ce que ces gars endurent, mais ce que lui a subi, toute cette pression en un rien de temps… À sa place j’aurais peut-être pété les plombs, je serais peut-être devenu « crazy » à mon tour.

Je suis désolé, je m’épanche. Je ne vais pas insister plus longtemps sur l’attitude des bleus, tu t’en tapes toi, mais c’est vraiment des pourritures ces types-là. D’ailleurs, je monterai à Paris dans une semaine, il y aura une grosse manif’ pour protester contre le passage à tabac d’Hakim, un syndicaliste de l’usine où ça brûle des pneus depuis un mois. Tu pourrais te joindre à nous, t’es pas loin, ça te rappellerait nos belles heures.

Je te dis à bientôt, et si tu ne viens pas à la manif’ bouge-toi jusqu’à Orange, je t’y invite, tu verras comme ça pue là-bas.

Salut,

Mathias

Et c’est ainsi que s’est terminée mon affaire Thorsten : Mathias tentant une nouvelle fois de m’engrener dans ses combines et ses réseaux. Je n’avais rien d’autre à ajouter, rien à dire ni à Thorsten si je l’avais eu en face de moi, ni à mon vieil ami que je comprenais de moins en moins. Parce que j’avais lu sa lettre, j’ai su que je ne pourrais rien faire de bon de la vie de Thorsten. J’étais déjà trop vendu, déjà de mèche avec ce que Mathias appelle le système. Pour écrire quelque chose de juste sur Thorsten, il aurait fallu qu’un mec comme lui s’en charge. Un mec qui a vraiment la rage, un qui se bat. En lisant les phrases mal foutues de Thorsten, j’ai compris que je ne saurais jamais aspirer la vie d’un type comme lui et la souder dans mes phrases. Mathias, s’il le voulait, il aurait pu j’en suis sûr. Il aurait écrit sur Thorsten un truc vraiment puissant, vraiment marquant, sans compromission et sans vanité stylistique. Il aurait su s’emparer réellement de la photo, et puis élever ce récit pour l’amener au-delà du journalisme de bon aloi. Il y aurait eu un souffle dans son écriture de Thorsten.

Lorsqu’on veut écrire, c’est en se confrontant à des histoires comme celles-ci qu’on découvre si notre cerveau possède encore suffisamment d’instinct et de rage, ou si c’est trop tard et que tout est déjà joué. Pour moi il était trop tard et j’étais triste en le comprenant, parce que ne pouvant pas écrire sur Thorsten j’ai deviné que s’évanouissait pareillement le rêve de faire de ma vie une vie littéraire, à cause d’une lettre adressée à personne, et parce que le courage, la colère et le talent me manquaient pour la sublimer. Je n’ai pas pu écrire sur Thorsten alors je l’ai laissé tranquille. Faute de mieux – ce n’est ni du courage, ni de la colère ni du talent –, je l’ai souvent imaginé le soir à Göteborg, à boire des pintes encore avec ses vieux potes perdus de vue. Immanquablement, il s’embrouillait à nouveau avec des mecs bourrés qui l’avaient reconnu à cause de la photo. De rage, il éclatait son verre sur la gueule d’un de ces types et finissait mal la soirée dans un commissariat minable. Encore aujourd’hui, du Mali à Göteborg, j’imagine qu’il ne sera jamais vraiment tranquille, pas tiré d’affaire, non.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 juin 2014.
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