Nicolas Jaen | Sensus

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L’AUTEUR

Nicolas Jaen est né le 2 février 1981 à Toulon. Premières publications en 2001 dans les revues Lou Andreas, Autre Sud, aux éditions La Porte. En 2011, parution du roman Les éblouis aux éditions MLD. En 2013, La nuit refermée à l’Arachnoïde, Tage, aux pieds des escaliers chez Fissile, un livre à l’atelier des Grames et des poèmes dans la revue Rehauts. Vit et travaille dans le Sud-Est de la France.

LE TEXTE

Un homme écrit à la femme qu’il aime. Il le fait toutes les nuits du ciel, et s’accoude à la fenêtre après l’avoir fait, pour elle. C’est un long regard sur les choses d’ici, sa vie. Leur vie depuis ces cinq années et le passé d’avant eux. Ça s’écrit avec ce qu’il sent, ce qu’il voit, ce qu’il écoute, ce qu’il goûte, ce qu’il touche enfin, ce qu’il sent dans le creux de sa main se former comme avenir, à partir d’elle. Ses écrits auraient très bien pu s’intituler : « à mon seul désir », comme la devise de la Dame à la Licorne. La nuit, la tapisserie s’ouvre et respire. Elle est à elle-même son centre. Tout comme lui. N J.

 le toucher _ l’odorat _ la vue _ l’ouïe _ le goût

 

le toucher


J’ai un tympan contre son cœur. Il roule, il cogne contre la cloison de peau. Il n’a pas peur. La peau est douce comme la nuit qui entoure et berce nos deux corps. C’est la première fois que nous faisons l’amour. Elle n’a pas voulu de la lumière. J’aurais voulu la voir nue sous la lampe verte, mais je n’ai pas insisté, le désir n’attendait pas, j’ai éteint, puis je l’ai déshabillée, lentement, comme on le fait avec une femme pudique, une femme qui un instant a peur et n’est pas habituée à ce sentiment. C’est ça, devant sa hantise d’être vieille et laide, j’ai touché son corps dans le noir, ôté son soutien-gorge, plongé mon visage dans ses seins, pour sentir leur odeur, pour y pleurer. Tenter de la convaincre, seulement avec ma langue, les paumes de mes mains et la pulpe de mes doigts, d’une beauté insoutenable. La sienne. Celle d’une femme que j’aime depuis bientôt cinq ans et qui se tient à côté de moi à l’instant où j’écris ces lignes.

Ce n’est pas la mer. C’est ta peine, Danièle. Que tu écoutes revenir. C’est l’écho de ton silence. Le froid. Cieux et sables sont témoins de ce qui s’élève de la mer. Pour chuter, hors d’elle. Tresses d’algues au pied de la plage. Du tranchant de l’œil un homme embrasse le même mouvement des migrants dans le ciel. Il s’en va. Te laissant deux anges aux yeux de sel renversant l’air et les vagues. Tu portes sur toi sacs. Seaux. Sel. Marée de roses flamants. Et tu regardes en l’air : le coton d’un nuage s’arrache. Aux barbelés. À la palissade blanc cassé.

Sur le drap d’étreinte, tu laisses à ton amant un soleil. Tu donnes la main à une autre, intangible. Aine, je parle du creux. Aine, zone d’angélus. Tu pars au petit matin en ravalant la boule qui arrondissait ta gorge. Pas de café. Pas de mot écrit. Tu reviens le lendemain. Les jours où tu travailles, je te vois, de dos, dans la rue, dans une voiture, je te cherche dans les cheveux noirs des autres femmes. Aine, chair se vallonne. Près des boucles du pubis. Pubis près du corail de sexe. Sexe, plus que tout les mots du corps. Fesses. L’oreiller s’ouvre sous ma nuque. Mes yeux se révulsent. Je jouis bas. Je t’imagine, rideaux tirés, reconstituant la nuit initiale. Souvent, avec ma main, je rejoins celle qui n’est pas là. Ma nuque creuse l’oreiller. Me levant, je prépare du café, fume la cigarette. Elle m’aide à écrire, c’est-à-dire à choisir des mots. La journée ce sont eux. La nuit, c’est toi. La nuit m’écrit des monochromes. Des carrés où elle va nue. Je l’aime autant que je la détestais, petit garçon, à cause des monstres sous le lit, dans le placard. À cause du pas lourd du père dans l’escalier. Je t’aime. Tu me le dis en chantant. Ces deux mots coulent à mon oreille. Je me les répète intérieurement. Pourquoi ai-je honte d’être heureux ? La vérité n’existe que si tu y crois. Pour le moment, je fume noir... Je mue. Le futur papillon crois avoir le temps de se dépêtrer de son haillon de soie.

Je tape une histoire d’amour en dactylo. Ils sont trois : Romane, Laure, Paul. Paul est un jeune homme mû par le désir. Celui de Romane, sa compagne, puis celui de Laure, un mètre cinquante cinq sur la pointe des pieds, pianiste, alcoolique, le double de son âge. J’inclus dans le roman des scènes issues de toi, du passé que tu me racontes. Tu partis à Florence photographier des anges. Des amis t’accueillirent dans leur appartement. Tu te souviens d’avoir fourré un pain entier sous ton pull-over, contre ton ventre, te posant comme mère, la seule d’ailleurs de tous ces jeunes-là. Un garçon d’une beauté étrange s’approcha de toi. Il se saisit d’un couteau et fit le geste de planter. Un silence. Tu regardas ton ventre. Les mailles du pull-over étaient transpercées. Le pain à peine coupé. Tu n’avais rien. Tu n’eus rien. Tout le monde rit de nouveau, toi aussi.

Les nuits où je suis seul chez moi, je déchire des cigarettes, embrase une boule de haschich et en répand des miettes au creux de ma paume, avec le tabac, le tournant du bout de l’index, puis glissant le mélange sur une feuille à rouler, d’une pirouette, laissant un espace pour un filtre de carton et roulant un cône, le brûlant, le mâchonnant, le rallumant, répétant cette opération régulièrement, tant que mes doigts en sont marqués d’une suie noire résistante au savon. C’est ma haine que je mâche et tète. Du cône, je soutire le poison. Après avoir tiré fort, gardé longtemps la fumée dans la gorge, je recrache, je tousse, je ne vomis pas, non, je prends tout.

Sous la douche je me lave à mains nues, frotte consciencieusement la douleur, la fais briller comme un bijou. L’eau est brûlante, toujours. L’eau est un répit plus qu’un adjuvant. J’ai un mort dans la poitrine et je ne le sais pas. Ce mort c’est moi. Alors je m’abaisse vers le sol pour des séries de pompes. L’armure boxe dans le vent. Les coups sont pour un père invisible. Tu ne me vois jamais ainsi, tu dois me considérer comme un être fragile, un fendillé. Une nuit, tu me dis que je te faisais peur. J’entends : tu me croyais fou. Il y a une voix en moi. Elle me souffle de partir, de gâcher notre bonheur. Elle est insidieuse autant que stérile. La voix se contredit et m’attache à ce lit. Voilà sept ans, me glisse-t-elle, que tu n’as pas été hospitalisé. Et elle insiste. Et elle me tient éveillé. Me pousse à écrire jusqu’au petit matin. Elle se souvient des aiguilles de pin qui piquaient mon cul d’enfant. Des amis. De l’œuvre. Des lèvres.

Tu n’as pas à faire un choix entre le mot et la vie. Ce qui bruit dans ton sang et bouillonne en jactance. Regarde un peu ton corps. Penche-toi sur tes pieds, touche puis remonte, lent, prends tes mollets, tâte tes cuisses, tiens ton sexe par la racine. Tu es la fusion cruelle de ton père et de ta mère. Tu es né. Tu es là puisque tu es né. Fais gaffe à toi, mon frère. Tu es double. Je suis à tes côtés, que tu le veuilles ou non. Fais gaffe. Je ne te lâcherai pas. Jamais. C’est notre histoire, même si tu hurles, même si tu cries va-t’en. Ne pleure plus. Le mouchoir est dans le tiroir de gauche, déplie-le en étoile, sèche tes larmes. Moi aussi je t’aime. Continue, s’il-te-plaît. Continue à écrire. Ne t’inquiète pas, surtout ne t’inquiète pas. Je reviendrai.

La voix revient tous les jours. Après chaque bouffée de haschich, la tête tourne, le corps part à la renverse. On me raconte l’ivresse de l’opium. J’ai envie. Je n’en trouve pas. Tes caresses me sauvent, ta peau froissée, là, sous le cou jusqu’à la naissance des seins, me sauve. Aréoles, bonbons, sucre qui fond sous la langue, entre les dents. Tu es l’alcool que je ne bois pas, tu me manques et me saoules lorsque je te rejoins. Si par malheur tu élèves la voix, tu me détruis pour me rafistoler, bricoler un autre corps avec des morceaux de moi. Je t’aime as-tu dit. Je n’avais jamais cru ce mot-là, jamais. Maintenant, je sais que c’est toi la première. Que tu seras la seule. Je t’aime. Et la voix un instant se tait. J’écris : il y a une rose dans chaque blessure. À l’encre noire comme le cœur caché d’un coquelicot. Deux anges s’aiment. S’échangent leurs rousseurs. Le grain de la folie contre le grain de la beauté. Parfois sans crever leur cache-sexe. Damant un chemin. Une seule étoile. Le point de la cigarette. Une mine oscillatoire. Du blanc fissuré de signes. Je dois rassembler mon souffle pour apprendre aux mots la marche. Au mort que je ne suis plus. Je continue, dis-je. La voix n’aura pas raison de moi. Si je sombre, tu me rattrapes. Mais un jour je serai lourd, une enclume, et je t’emporterai dans ma chute.

Je me réveille. Dans la lumière tremblée d’une allumette entre mes doigts, je surprends l’endormie, que rien ne recouvre, ni le drap, ni la nuit, ni le sommeil plus lourd que l’ombre sur le mur de pierre. Le creux de mon corps, à côté d’elle, est encore chaud. Je souffle sur mes doigts. La fleur de feu s’éteint au bout de la tige noire, et je m’étends sur le flanc.

Tout ce que sa main touche fleurira. Le silence sur ma bouche. Mon cœur à deux mesures. Juste avec la terre de sa main. Tournant, retournant ma main. Et le paysage remontant dans sa voix. Comme d’un fleuve la mer. Dans sa voix. Dénouant l’arrière-gorge. Qu’il y ait un mot, presque imprononçable. Que ce mot soit un nom. Et qu’elle ne le dise vraiment qu’au vent. Puis, qu’elle touche le vent.

Retrouver le chant de l’innocence. Fais dodo, Colas mon petit frère, fais dodo, t’auras du lolo. Maman est en haut, qui fait du gâteau. Papa est en bas, qui fait du chocolat. Fais dodo, Colas mon petit frère, fais dodo, t’auras du lolo.

J’ai passé mon enfance à méditer sous le tilleul de mes grands-parents. Je jouais au football avec mon grand-père sur le gazon taillé à ras. Une fois « adulte », j’ai réalisé que l’herbe poussait, que ce magnifique jardin allait devenir une ruine. J’ai réalisé que ma grand-mère devenait aveugle. Qu’ils allaient mourir, et moi aussi.

La petite madeleine est encore là, chez eux, rangée dans la boite à gâteaux. Ma grand-mère la plonge dans sa tasse de thé, à quatre heures de l’après-midi. Je vois ses doigts fragiles exécuter le même mouvement, comme une gymnastique de l’âme.

Un chemin, en automne : à peine l’a-t-on balayé qu’il se couvre à nouveau de feuilles mortes. Les pierres souffrent de ne pas parler. L’abricotier donne moins de fruits. Les plus mûrs s’écrasent en tombant, et le raisin est meilleur chez le voisin – noir, abondant.

C’était l’éden.

Aujourd’hui, la porte s’ouvre. Hier, on m’a donné une rose à jupe plissée. Je l’ai posée contre ma poitrine après m’être allongé sous le tilleul. Je crois que les rosiers survivront à ma grand-mère.

Elle est au bout du téléphone. Me demande si ma mère est toujours aussi belle. Je lui promets de lui montrer une photo d’elle prise par Danièle. Elle rit, elle me dit : quelle adorable Danièle. Je lui parle de mon père. Elle semble dire non de la tête. Je t’aime. La conversation dure longtemps avant que la petite voix raccroche. J’aligne des pas, remue le vide de l’appartement. Toutes les photographies contre le sourire de ma grand-mère. Après cela, je n’ai pas envie de croire en Dieu, mais je me mets à genoux, regarde Jésus dans les yeux et prie pour qu’elle reste.

Retrouver le chant de l’innocence. Courir dans les forêts. Se coucher sur les feuilles. À même l’humus, sentir l’odeur terrestre. Se baigner dans la mer. Faire corps avec son vaste corps, un, d’un continent à l’autre. Je me souviens des baignades de mon enfance. Je me souviens de l’éternité. Il y a monde dans Raymonde, grand-mère. Et puis il y a une femme avant le monde.

Je suis la pomme. La pelure. La chair. Les pépins. Le trognon. J’ai été conçu pour être croqué, avec les vitamines de ma peau, selon ton goût, Danièle. Pour que tu me regardes, que je brille par ce regard, puis pour que tu me manges en me tournant, en plissant les yeux de joie. Nu, je suis un délice. Ma chair est tendre, ma peau brille comme la soie, mais la pomme est le fruit le plus brut, le seul qui ne sait pas mourir. Tu ne viendras jamais à bout de ce vrai paradis qu’est mon corps, c’est-à-dire mon enveloppe et mes entrailles.

Veux-tu que je te dise ? Tu es pareille. La réplique exacte de mon irréductible besoin d’intensité. Mais, plus légère, mais, plus douce. Tout simplement une autre variété, fondante et généreuse en bouche.

Je te regarde, je te mange en te tournant, je suis le chat qui lèche ta main. Je songe aux pommiers de Normandie, à ces pommes minuscules dont on tire le cidre doux, le seul alcool qui me sied. Tu es un liquide. Tu pétilles. Je me sers des lichettes de toi, je te bois à petites lampées. Cette légère ivresse, cette ivresse douée de lucidité me rend heureux. Je sens une aile s’ouvrir dans mon dos. Merci d’être là. Merci d’exister. Je vais poser ma plume et te rejoindre, rejoindre Colette, Michel et Isabelle. J’éteins les lumières de mon appartement. Je descends la rue, tourne la clé dans la serrure. Vous voilà.

Le seul homme que j’ai aimé est mort. J’ai dit : mon ami est mort. J’ai épelé le mot mort, puis le mot âme. Après le coup de téléphone, un mois après sa chute, j’ai voulu croire que sur un élan fou il fut certain de s’envoler, en écartant les bras de la manière la plus pure qu’il soit, et que cette bouteille vide sur la table l’en avait persuadé : être un oiseau, traverser le ciel. Non, il n’est pas mort. Non, la mort n’existe pas. C’est avec ses ongles qu’il fouissait ma chair dans l’étreinte, avec ses poings qu’il me frappait. Avec sa volonté qu’il a sauté, et je ne le jugerai jamais, j’ai essayé plusieurs fois et j’ai eu peur, et j’ai pleuré jusqu’au dernier coup de volant, la brûlure de la ceinture en travers de la poitrine, l’hôpital.

Des goélands planent au-dessus des toits. Ils se font des nids provisoires contre les cheminées. Tout à l’heure je quitterai l’appartement, je marcherai, engloutirai la chaleur, la crasse, rencontrerai la fraîcheur de certaines rues ombragées, comme un mouchoir humide sur le front, les tempes. Tu as foulé ces trottoirs. La rue d’Alger, le boulevard de Strasbourg, la place de la Liberté où la solitude a sa statue.

Il disparaît (l’oiseau) sous les nuages de schiste. Son souvenir coule encore. S’élevant en de grands battements d’ailes, suspendant pour planer. À un moment donné il pique, prend l’oblique, se pose, rassemble ses ailes.

J’oublie les oiseaux, la proximité du port, n’ai ni le désir d’aller pêcher, ni le remord de ne pas y aller. Les oiseaux remuent un monde perdu, une scène volée, hier nos corps se sont aimés, c’est tout ce que je sais de ces derniers jours, j’en garde la saveur, sur la lèvre inférieure, le vêtement simple en tombe sur ma peau, je suis léger, j’ai une soif d’eau tout le jour.

Ce nom m’emplit la bouche, Ludovic. Je ne dois pas cracher, pas jurer. Il flotte autour des lèvres comme un secret, et ton nom embaume, il est un jardin, des plantes grimpantes, il a vue sur la mer. Éternellement il se fera mer, se crispera de ne l’être jamais tout à fait, comme la vague qui caresse l’ambition de la terminer, et qui meurt d’écume, enlaçant à jamais les rochers, et recommençant.

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l’odorat

Cheveux d’une femme. Les sentir. Humer la femme qu’on aime. Retenir la violence qui se dresse entre les jambes, attendant la nuit, le sexe de l’homme ne se pensant qu’en son apogée. Dire : je viens d’elles, nous venons d’elles. Aimer cette femme, sinon en crever, être un chien, perdu, lécher les ruisseaux le long des caniveaux, le sang des boucheries. Être dans une chambre avec la femme aimée. Vouloir tout d’elle, même l’impossible. Se mettre à genoux. Fixer longtemps ses pieds nus sur le carrelage froid. Les toucher, caresser. Longtemps. Partir de ses pieds et remonter, avec la main, avec les doigts de cette main jusqu’au bout des ongles et frôler, à peine, les mollets, les cuisses, comme un enfant penché sur un puzzle. Dire les pieds, dire les mollets, dire les cuisses. Vouloir aller plus loin. En avoir les larmes aux yeux. Du bout des doigts aller plus haut, toucher, enfin, ce qui ravine et sourit en toi. Les lèvres des mots et les lèvres du baiser. Embrasser cette autre bouche. Approche tes lèvres pour boire l’image de la femme. Remonte encore. Le ventre. Les hanches. Les reins. Le sein. Dans ta main. Le cou. Le visage. Sa main sur ta main, puis dedans, qui court et serre. Et toi en elle. Et vous deux. Tout simplement.

L’enfant a reconstitué le puzzle. Maintenant, il peut dormir.

J’ai sept ans. Je suis Andrée, Raymonde, Madeleine. Je suis Danièle, Isabelle, Ludovic, Patrick, je ne le sais pas encore. Je suis Nicolas. Nicolas Jaen. J’écris à peine mon nom. Avant c’était Colas. Jaen, c’est l’anagramme de Jean. Les gens le disent tout le temps. Ou bien Ja-in. Ou bien djinn. C’est plus doux, plus sonore, je comprendrai plus tard, j’ai tout mon temps avant d’apprendre. On me parle de l’Espagne, d’une guerre, de l’Algérie, d’une autre guerre, puis de là où je suis né. Je ne m’intéresse qu’à ces galets au bord de la rivière, autant de noms, de multiplications, de divisions. Quatre ricochets sur l’eau, et le galet plonge. Essayer encore. Essayer encore. Deux. Un. Trois. Essayer encore. Encore.

Les cieux tonnent. Le ruisseau croît. C’est le spectacle du torrent, plus loin, qui s’abat. J’ai tout cela dans les yeux. Partout sur le visage comme l’élan. De s’y jeter et d’y nager, presque. Regard baissé, à ras, je me laisse emmener, ma main dans celle de ma mère – mon autre main, libre, se balance en touchant par instants du velours noir et rouge, autant de paupières peintes. Alors, je repense au tableau, aux taches : les coquelicots. Derrière leur nom même et continu ils dévalent en groupes plus clairsemés, en flaques. Cet enfant c’est moi. Dans le rouge, je vois la paupière. Rêche au toucher. Dedans, un œil veiné de noir. Je ne sais pas pourquoi. Ça a une odeur, comme la peau humaine. Ça embaume l’air d’une blessure. Le coquelicot sur lequel marche le vent, rien ne peut l’user, il reste lisible, brillant, même lorsqu’il est oublié. Il est là. Je le suis, je le suis avec les yeux jusqu’à ce qu’il ne soit qu’une tache dans le paysage, puis dans ma tête. Il y a un chemin qui devient une route et me fait pleurer. C’est l’autoroute. C’est la conduite du père. Je ferme les yeux. Je joue à être mort. Et je le veux tellement que je le suis.

Je rouvre les yeux. La mer tricote des montagnes avec les vagues. La mer fait mes yeux grands ouverts, roule, plie, déplie mon cœur, m’apprend la peur et à la défier, me prend la guerre en moi. Je suis assis sur le teck, au creux du cockpit. Trop petit pour être atteint par la bôme qui va et vient à chaque changement de bord, je dois feutrer mes pas, les vagues brisent mon élan sur le pont, me virent dans les cordages, mais j’avance, sûrement, jusqu’à la proue. On y sent une odeur indéfinissable, assez similaire, au fond, à celle du gazon de chez mes grands-parents, coupée de poivre et de persil. Le maquis de l’île comme récompense à la traversée, promesse de baignades, d’apnées dans les eaux chaudes, infinies. L’île, me chuchote la voix. Et je dis il.

Une larme, ça a le goût de quoi ? En tout cas ça ne pèse rien. Ça ne sent rien surtout, à part face à la mer, une fois tiré des baignades qu’on voudrait éternelles, les larmes coupant les joues brûlées par le soleil et par la marque d’une grosse main, encore plus rouge, la marque. Oui, ça a le goût du sel, d’une tasse d’eau de mer, de ce sel dont j’abuse en le faisant couler sur la viande, sur les haricots, de ce sel qui masque le goût des légumes, qu’on trouve en abondance dans les frites, les sauces, et qui bouche les artères et « empêche de grandir ». Je pleure. Je goûte le sel de mes larmes en passant ma langue sur mes lèvres. Quelqu’un me frappe et me force à manger ce poisson à l’odeur infecte. Je mange le poisson froid, seul, à table, je dois manger en m’étouffant avec les arêtes. J’ai fini toutes mes patates, tous mes haricots. Je mange, ravalant le vomi qui commence à poindre, le fais redescendre au fond de ma gorge, mange, patiemment, mange mon dégoût. On entend des voix mêlées. Vient ma mère. Discrètement, sans faire de bruit, elle fait glisser le poisson dans la poubelle et le dissimule, tout au fond. Elle me sert un verre d’eau. Je bois, d’un trait, puis je cours à l’intérieur du bateau me réfugier dans la cabine.

Les jambes ramenées en tailleur, assis sur le sable, tout au fond de l’eau, je ferme les yeux et compte les secondes. Un, deux, trois, quatre, cinq... Cinquante... Une minute, et je remonte, et j’ai froid, chaud à la fois... J’aspire une grande bouffées d’air. Me maintiens. La surface étale. Le rouge mourant du coucher de soleil. Sur cette image, les vacances s’arrêtent. Tout s’arrête.

Non, les larmes reviennent. Larmier. C’est un mot que j’apprendrai, aussi. Le coin de l’œil le plus rapproché du nez d’où les larmes coulent.

Une craie s’est brisée en écrivant le mot père sur le tableau noir. Puis une ligne fut tirée comme un arrêt du cœur. Tout remonta aux tempes en un bourdonnement. La guêpe entra dans ma tête. Me ferma les yeux.

À partir de ce jour je trébuche sur les mots. Jusqu’à cracher la guêpe, vingt ans plus tard.

L’odeur des bonbons, des caries. L’odeur de chaque bouffée de tabac, pour soi, pour les autres, qui agrémente ou incommode. Cendriers que je ne vide que lorsque tu me le demandes. L’odeur de tes cheveux blancs sous la teinture. Renifler la peau que recouvre ton angoisse de me perdre, et inversement. Se laver, frotter, là, mettre deux gouttes de parfum derrière l’oreille. Faire l’amour fauve. Sentir ton sexe en le léchant. T’aimer avec ta jupe, tes collants par terre, aimer jusqu’au cri qui nous sépare. Fermer les yeux dans la nuit. Imaginer. Tout recommencer. Et se finir hors de toi. Ramper le long des draps. S’enlacer pour dormir, sinon, pas de sommeil. Tu tiens ma vie dans ta main. C’est encore chaud de toi. Tu relâches peu à peu. Tu m’emportes dans tes rêves. Une longue nuit d’un bon sommeil. Et, au réveil, nous nous souviendrons de tout.

Le ressac du toucher, langue affleurante, si souvent tue. Tu as des bras plus grands que mes mots, émottés, déjà usés, comme un noyau d’abricot que tu promènes au palais, avec le souvenir du tendre fruit resté brûlant sur tes lèvres. Ce corps, s’effleure, rend sa joie noueuse, il fleurit même par son absence où je le trouve toujours. Dire : elle est, oui, ma table, mon jour, mon pain, oui.

Combien de fois me suis-je réveillé, combien de matins dans ma vie ?

Durant quelques secondes, je ne sais plus ni où je suis, ni qui je suis. Je rêvais que je creusais la Terre avec la pointe d’une plume pour arriver à son Orient. La nuit continue de rouler dans mes veines. Je dérive dans mon nom qui n’est pas moi. Me tournant, je vois ce corps, cette étendue. Elle est, oui. J’avais oublié. Je vois enfin ce corps, avec tout ce que cela engendre : la peur de le casser, la hantise qu’il périsse avant le mien, l’espoir, enfin, d’une lumière, d’un futur.

L’odeur du café puis la libération d’une cigarette achèvent de me réveiller. Je ne vais plus dans la chambre. Je ne veux pas troubler son repos. Levant les yeux au ciel je contemple pour la première fois le palmier du jardin, chez elle. J’éprouve en le touchant un sentiment de plénitude. Il est pour toujours dix heures du matin.

« Mon plus bel oiseau, je sifflerai à onze heures pour être sûre que tu sois (r)éveillé en douceur, sans effrayer les tomates qui dorment dehors, j’ajoute quelques baisers sur un lit de rosée. Daniélina. »

« Mon amour, j’ai trouvé les tomates puis les ai coupées en fines lamelles. Ajouté mozzarella, basilic, une pointe de poivre gris moulu. Huile d’olive. Sel. Je n’ai pas pleuré, je n’ai pas parlé. Ici, on croirait que le silence couche avec le ciel. À propos d’oiseaux, j’ai trouvé une plume intacte dans un pot de fleurs : l’hirondelle s’est montrée plus agile que le chat. Le café est prêt. J’attends ton sifflement d’une seconde à l’autre. Nicolas »

« Mon château, ma presqu’île, ma colline. »

Aussi, certains jours de lumières moins graves, la maison tient dans l’ouverture de mes bras. Je quitte la chambre noire, je vais dans l’espace, il me donne la main. Sens-tu les frôlements d’anges ? L’air comme une dragée ? Je ne suis pas là pour être là. Je suis.

Ma langue tourne un cachou. Le bleu des quatre murs annulé. J’ai fait venir la nuit. Il y a l’enfant argentique. La dame d’ombre. Les limbes ont révélé, au centre de la prunelle, un grouillement de vies. Rester attentif. À la plus infime secousse.

Une épaule nue, comme mordue par le contre-jour, mangée – et le linge qui tombe sur l’angle du coude, revêtant l’avant-bras terminé par la main qui tient l’appareil, cet œil à la fois volant hors l’instant et volé par l’instantané, comme déplacé sur ce corps, cette poitrine, loin du cou si blanc et du visage donné. C’est étrange comme les visages de Danièle sont amenés à changer tout le temps dans les photographies qu’elle se fait d’elle, c’est étrange comme cet ovale peut être chamboulé, toujours cette très grande beauté inscrite jusque dans les traits, la cambrure étant ici un élan pour que le cœur frappe. Ce mauvais ajustement désiré dans la lumière fait de cet art un art du contre-jour, une manière de contourner le point de vue du figuré. Une poire eût été presque aussi sensuelle qu’un autoportrait – dans cette lumière-là. Comme si on laissait entrer la lumière à flots dans un salon. Comme si on se prenait à guetter le jour une fois l’obscurité survenue. Une peinture du contre-jour, avec son théâtre sans théâtre puisqu’il ne peut rien y avoir sur la scène : qu’une lumière écrue, échouée, sur les murs, le fer, le plâtre – des photos prises dans des toilettes, si bien qu’un miroir voit cela, qu’il le transforme en même temps, de par son angle de vision. Et la métamorphose régulière de Danièle, de ses images et de sa pure image, si bien qu’elle semble une autre femme, une femme différente à chaque cliché, le visage change, le regard aussi, comme s’il usait autant des différentes personnes amenées à le regarder que des différentes positions, tenues ou postures que Danièle a très précisément mises en scène. Un fragment de pellicule découpé en pan tient lieu de confrontation entre la photographe munie de son appareil et une série d’arcades en ruine – et, entre ces ruines et le lieu de la photographie, là en l’occurrence des toilettes (de gare peut-être), il y a l’épaisseur d’une pellicule, d’un ongle, d’un fragment de pellicule, d’une cloison. Cet espace, cette cloison, c’est la fine paroi qui nous sépare du réel.

Quand Danièle voit les carrières, elle imagine une forme de désert où le vallonnement est toujours mouvant, soumis aux vents, aux tempêtes, à la main de l’homme, comme autant de pas désireux de se perdre et destinés à se perdre, sans aucun autre but que cela, dans l’infini qu’offrent les carrières. « On ne reconnaît plus les lieux après plusieurs mois, quand on retourne là-bas tout a changé, tout a pris un autre visage, c’est le temps qui polit ». Une autre photographie figure l’ange – toujours sous les traits de Natxo – allongé sur le sable, tenant son aile à lui comme un drap, un linge, le bras replié sur celle-ci. Au second plan, et comme horizon, on voit la masse vallonnée des carrières et, en forçant le regard on peut distinguer le détail d’une ombre, d’un pubis ou de ce qui figurerait un pubis, là, dans le creusement de deux dunes comme venu du croisement des hanches et des jambes d’une femme, et je songe à ce vers des Poésies de Mallarmé : « Le soleil sur le sable ô lutteuse endormie ». La manière qu’a l’ange de tenir son aile est tendue dans l’acte de retenir, de s’y retenir, ça veut dire que l’aile est tombée ou vient de l’être, que l’ange n’est plus qu’un presqu’ange, ni encore homme et plus tout à fait ange. Tout dort, le soleil pèse sur les carrières du sommeil du jour, l’ange se repose et va s’endormir, les carrières sont le lieu de son errance, ce lieu n’a pas de fin, les dunes étirent au cordeau des lignes de crête qui le séparent du ciel.

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la vue

Les photographies de Danièle empruntent moins au réel qu’au rêve – c’est le bord du réel, sa dissociation comme on parle de dissociation en psychiatrie, dans le sens d’un double. En cela elles ne cèdent pas un pouce à l’aléatoire, sont minutieuses jusque dans l’éblouissement, parce que l’on pourrait se dire en les regardant qu’elles font face à l’insoutenable. Ce double d’ange est montré là où il semble se dérober dans le réel, c’est-à-dire qu’il représente ce que l’on nomme angle mort dans l’espace du réel qui est l’obscurité, ce que l’on ne peut voir. « Il y a dans l’œil, à l’endroit où les fibres nerveuses percent sa paroi, ce que les physiologistes appellent la tache aveugle. Aucune image, projetée par un objet extérieur à cet endroit, ne peut être aperçue. Or c’est tout à fait en vain qu’on a pu chercher, dans la vision que nous prenons du monde, l’effet de cette tache aveugle. Il semble à première idée qu’elle devrait faire un trou dans le monde que nous voyons. A la réflexion cependant : un trou, c’est une chose qui se voit, qui a sa couleur et ses contours. Comment le « néant visuel » pourrait-il donner cette chose qui se voit, un trou ? »

Ce que pointe Jean Paulhan, c’est l’illogisme pur outrant le mécanisme de la vision. Ce que proposent les photographies de Danièle, ce sont des fugues successives dans l’éblouissement, si bien que ses anges prennent des tours humains et empruntent à l’humain tout en fustigeant l’idée de parodie : ce sont bien des anges, et, un instant, la vision se rouvre – là serait le but et le cœur de toute image.

Le peintre Michel-H. Dufresne m’a confié ceci : à l’hôtel Cluny, après être resté des heures devant la tapisserie de la Dame à la licorne, quelque chose a troublé son œil, à la manière d’une poussière, d’une tache. Il est assis, me dit-il. Il regarde le bas de la tapisserie, brûlé, racorni. Il regarde l’inscription : « À mon seul désir ». Il se souvient des cinq sens. Un quart de seconde, sa vue s’ouvre. Tout lui entre dans les yeux : la Dame, sa vie, les peintures qu’il n’a pas encore peintes. Il voit, derrière les morceaux brûlés et racornis, la tapisserie originale, vivante et lumineuse – l’épure. Sa vue se referme aussitôt. Il sait qu’il va quitter Paris, interrompre son théâtre, et peindre. Cette tache, ce grain de poussière ne sont qu’un prélude. Ici commence une de ses vies. Devant cette injonction au désir.

Longtemps j’ai cru qu’il ouvrait et fermait des parenthèses. Je comprends maintenant que ses parenthèses sont mes virgules. Une virgule, c’est une respiration. Lorsque Michel guidait ma main, même à distance, sur le papier, il accordait une attention folle aux respirations : virgules, points, paragraphes, chapitres d’un livre.

J’ai dit et écrit de ses tableaux : « Je m’y suis fait les yeux ». L’ange que j’ai cherché dans le Nu à l’aile est aussi l’ange de Danièle, tout comme le mien je crois.

Michel me dit : « J’ai su aussitôt comment s’élaborait une peinture. » J’entends : « J’ai brodé et teint la Dame à la Licorne... »

Le sexe graffité de Délos. Le cavalier du Nu. Les soleils rouges du Passage de l’aile. Balthazar. Tristan. Les Portes peintes sur du liège, les flaques. Le sang et la grande pupille noire de Sacrifice. Ce qui l’a fait pleurer, crier, battre des poings. Ce qui m’a fait le haïr d’avoir à écrire indéfiniment L’atelier imaginaire, le Nu à l’aile, La manière noire.

Je sais, Michel, que tu pars toujours de ce qui se forme dans ta mémoire pour déplacer des Idées, forger des allégories. Je sais que tu n’as que cela : des lignes, des ronds, des courbes, que ce sang c’est le tien, et qu’il faut bien y vivre.

Derrière moi s’éploie l’aile du Nu. Ce que je ressens d’elle, la vue l’a précédé. Et ceci également : peut-on jamais séparer un sens de tous les autres ? On ne le peut pas, non. Un gâteau sortant du four. À peine a-t-on senti son parfum qu’on doit le voir, puis le toucher, puis se souvenir des légers claquements de la cuisson pour goûter, enfin, le croquant de la pâte, le moelleux du fruit.

Le champ de vision de ma grand-mère s’est rétréci du jardin à la maison, puis de la maison à l’hôpital. La maladie est en train d’emporter l’œil gauche tout entier. Depuis peu, elle est entrée dans l’œil droit. C’est encore une tache. Une tulipe noire qui n’a de cesse de s’élargir, de pousser comme une mauvaise herbe.

Au téléphone, la voix redoute la prochaine piqûre. Rendez-vous est donné jeudi ou vendredi. Elle me demande : « Tu as l’air contrarié, mon chéri ? » Je dis : « des problèmes d’argent... » La voix me quitte, vaque à d’autres soucis de boissons chaudes qui refroidissent et que l’on doit boire, pour ne pas gâcher. L’écran, les lumières me donnent des migraines ophtalmiques. Je vais refermer l’ordinateur, le carnet, éteindre la lampe verte dont le fil ondule, plus bas, pour s’accoupler à la prise. Je vais rentrer, parler avec Danièle, appeler Jean-Claude. Je prendrai un cachet. J’ouvrirai mon œil myope et mon œil astigmate. Tout ira mieux.

Enfant, je remontais vers les lueurs clouées. De ce monde du dessous, le soleil caressait la surface de mille yeux, de mille taches. Le clapot perturbait à peine ma méditation. Je me laissais rouler par les vagues, lorsqu’un souffle venait former des creux. Je me pensais comme un flot bosselé, courais parmi les bouillonnements d’écume entre les rochers, aimais fendre en deux une crête plus haute que moi, forant une trajectoire dans l’air puis une route, dans l’eau, et ruisselant de gouttelettes au sortir d’elle. J’y revenais comme une flèche, heureux de m’être fait bousculer, soucieux de gagner dans ce combat contre quelque chose d’infiniment plus grand que moi. Et je plongeais de nouveau, et je nageais, de nouveau, gagnais, jusqu’au lendemain, contre la mer.

Elle ne m’a jamais fait peur tant que je demeurais près d’elle. Elle ne m’a jamais trahi, jamais fait mal. Aussi je lui parlais et entendais sa voix, semblable au bruit que font les girouettes des bateaux au mouillage, ou bien à quai, dans un port. Je voyais des choses que j’aurais aimé imaginer. Des poissons magnifiques, des bans entiers. Des sables blonds et onctueux, à y enfouir ses pieds. Des ciels de traîne comme on n’en voit qu’en naviguant.

Je touchais cet instant, ma vie. La peau hérissée de pointes. La lame à l’intérieur, allant, dévastant tout, et reconstituant. Je ne pourrais plus voir cela à nouveau. Mon corps a changé. Il ne sait plus faire chanter la mer, les grandes étendues blanches des ciels d’hiver. Dans l’appartement où j’écris, trois fenêtres renvoient le ciel au ciel sans que j’en sois averti. Trois angles différents pour dire combien me pèse, en somme, d’être un « adulte » soit-disant responsable, d’avoir à me coucher, me lever de moi-même et à heures régulières, d’avoir à me nourrir pour ne pas sombrer et, surtout, de contrôler un « budget » alors que j’aurais aimé flamber, me ruiner, posséder mon destin plutôt que d’aligner des mots, les voir tomber en autant de lignes sur la page, tous les jours de ma nouvelle vie, et ce depuis dix-sept ans.

L’enfant laisse derrière lui le chromatisme de la mer. Il progresse comme d’autres tombent et se tuent. Ses pieds lui brûlent, sa tête lui est étroite – tout cela le convainc de lui, de l’ampleur de son désert. Et le sang qui fuit. Et son ombre qui se détache. Il ne sait plus la mer qu’en une forme de nostalgie du corps. Il doit marcher pour suivre ses pensées, les traces des autres au bord des routes, et la route comme projection de lui-même, sans qu’aucune fuite, à part celle du sang née de l’entaille, ne soit acceptée, ni pour lui, ni pour ses proches, croit-il. Ma colère est grande si tu m’évites. Ma violence est là si tu m’épouses. Je suis un adolescent qui ne regarde plus rien, qui n’apprend plus rien désormais, qui ne trouve plus les mots. Je suis cette bête à qui la parole n’a pas été donnée, suppliant mon maître pour un morceau de viande ou un peu d’eau. Quand je courais, quand je n’étais pas encore apte à la reptation évolutive, au service militaire, au travail, j’étais heureux. J’étais heureux mais je ne le savais pas, c’était une joie lisse, elle glissait, sans accroc, sur ma peau, ma vie. C’était mon seul vêtement et bien souvent j’allais nu. Maintenant je ne sens plus rien, n’écoute personne, ne touche personne. Maintenant je ne me nourris de rien et cogne en moi-même comme mon grand-père se cognait la tête contre le mur d’être aveugle, et demandait la mort. Je pense : pour un aveugle, un mur ou la mer, quelle importance ?

Dans le noir, mais le noir. Sentir sa main se creuser d’elle. Entrevoir l’issue comme les rideaux découpent une possibilité de fenêtre à cette chambre en cette demie-pénombre. Toucher les draps, et sur les doigts la chaleur de son corps. Le poids d’un corps qui vient de s’endormir sur quelques mots à peine entendus, venus dissiper le bleu de l’ombre au bord des cils. Ces mêmes cils ont un instant résolu l’énigme du monde et l’ont oubliée, l’instant d’après, en deux battements très proches l’un de l’autre, puis de loin en loin. La mémoire s’est noyée. Sa main a relâché toute pression dans la mienne qui la tient pour qu’elle ne tombe pas, qui la tient dans un geste et un angle impossible.

On ne voit rien du dehors. Ou : par intermittences des phares balaient la rue au passage des voitures. Par intermittences un cri de la rue, un rire balafrant la nuit.

Pour moi, tout ce qui compte, c’est de la savoir endormie. Les phares, les cris, les rires importent peu, même s’ils m’effraient et me tiennent éveillé : je dois veiller son sommeil, la tenir contre moi afin qu’elle ne s’abandonne pas à l’angoisse dont je suis pétri. Doucement, le plus doucement du monde, poser sa main sur l’oreiller. Sans qu’elle le sache. Et doucement, encore plus doucement, ramener mon bras près de mon corps. Sans qu’elle le sache. L’écouter respirer, là. Profondément. Entendre le murmure d’entre ses lèvres quand le premier rêve traverse son sommeil. Sans qu’elle le sache, attendre le jour auprès d’elle.

Sa respiration s’amenuise. Ses doigts ne se crispent plus sur les lèvres closes du sexe. Je me souviens : un soubresaut l’a prise qui l’a entraînée là. L’a éblouie, là. À demi découverte par le drap, un pli à mi-corps. Cachée dans mes bras. Serrant ma main puis ne serrant plus. Comme si la mort (le sommeil est peut-être la mort) venait directement du plaisir. Une mèche au bord des yeux, et plus rien. La respiration s’amenuise, l’oreiller bée sous la nuque. Les rêves semblent avoir laissé place à la nuit létale autour de nous, sans plus de cris, ni rires, ni mot qui ne soit prononcé pour vaincre tout cela. Seulement ce souffle qui défaille et moi entre ses failles. Entre les mailles d’un bas glissant sur ses chevilles, tout à l’heure, dans le noir. Mais le noir était un prétexte pour la tenir contre tout. Contre tout ce qu’elle avait d’habits et contre cette nudité parée de nuit. Pour ne pas mourir sot, dans le manque de quelque chose plein qu’il fallait bien rejeter en allant hors de soi. En elle. Comme si j’allais y naître, y durer, y succomber. Comme ce papillon à la vie éphémère se momifie une fois le jour revenu. Et comme on prend délicatement ses ailes, son maigre corps, pour le conserver. Que ce lit soit un sépulcre à chaque fois que la lumière passe l’angle de la rue, s’évanouit.

Si elle se réveillait, ce serait à peine un regard. Ce serait doux et noir. Je veux lui laisser ce choix : s’éveiller d’elle-même. Je n’agiterai pas ma main, je resterai immobile. Jusqu’à ce que jour se lève. Les volets bleutant la lumière. Ses yeux se dessillant. Ses doigts tremblant un peu. À peine un regard. Doux et noir. Et que je voie ce noir. Et que je me réveille avec elle, disant doucement son nom, sans qu’elle l’entende. Danièle. Danièle. Danièle. Puis compter mes vies sur mes doigts à partir d’elle.

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l’ouïe


J’entends son souffle se mouvoir à travers les pièces. C’est très peu de décibels, un souffle. Ça vous frôle comme un tango sans les mains. Ce n’est pas plein et lourd comme un Nil de souffrance au bord des yeux. C’est plutôt lent, aigu, et ça se déplace avec l’agilité du chat. Il y a, dedans, des modulations qui ne trompent pas. Souffle d’une poitrine encombrée. Souffle de plaisir proche du chuintement, quand quelqu’un dort à côté, souffle contenu et brûlant. Souffle d’agacement ou de dépit, souffle d’exclamation, de haine, d’amour, soupir des lèvres échappé d’un baiser. Souffle, comme aujourd’hui, d’une maison qui se lève : sur la pointe des pieds, feutrant ses pas mais ses gestes et se rêvant éveillé. Une respiration, un pas. Et dans cet enchaînement le tango se dessine encore. Une respiration, un pas. Du café coule. Le tintement de la cuillère sur la porcelaine ébréchant l’oreille du dormeur (il connaît les bruits de la maison sur toutes les octaves) et la rue, au-dehors, qui s’emplit de jour et de pas couchés sur les trottoirs par les passants. De cris. De rires confondus. Que le soleil disperse d’un revers de main. Oui. La nuit. La nuit n’est plus là. Elle le sera ce soir. En l’attendant, il faudra rire, crier, beaucoup, longtemps. C’est elle qui sera la première à le faire. Crier et rire comme on enlace. Comme on fait la mort légère et la petite mort. En inspirant profondément et en prenant en elle ce que je devais rejeter hors de moi. En elle. Prenant ce qui était plein, noué, noueux, et qui s’était formé en moi, juste par désir pour elle. Et fait pour le plaisir conjoint de nos deux corps. Jusqu’au cri nous séparant. Ce râle plutôt, vrillant les yeux sous les paupières. Et que chacun retombe de son côté de sa mort allégé.

Le silence du plomb des corps la nuit peut faire place à l’agitation extérieure, à la foule qui va se pressant de chaque côté de l’avenue, au simple fait de marcher en soi, de se heurter à son image devant une glace, derrière un comptoir de bar, au moment de payer le premier café, juste avant de fuir au-dehors, dans l’oubli de son propre visage puis dans l’éclatement de tous les visages croisés, comme s’ils se valaient tous, si bien qu’aucun ne peut être apprécié à sa juste valeur. Les yeux baissés, aussi. Et puis l’odeur des ruelles dans la ville. Cette senteur d’épices coupée de sueur. Cette vieille odeur de peau humaine sous le tissu.

Répéter : le toucher, l’odorat, la vue, l’ouïe... écouter la voix défaire les points d’ancrages qui me reliaient encore à la ville. Elle ne dit qu’une seule chose : fais demi-tour et va-t’en, rentre chez toi, tire les rideaux, écris, fais-lui l’amour mais ne marche plus jamais par ici, ne te laisse plus prendre par le soleil, par la rumeur, écoute-moi un peu... Et je l’entends si bien que je finis par l’écouter, marchant vite, au-delà des autres, gagnant le jardin, la machine à café, les livres de la maison. Marchant au-devant de moi. Comme si je devais porter le pas à son paroxysme. Sous la menace d’un abysse, d’une crevasse. Comme si j’allais mourir. Et qu’il me serait impossible de la dire ou même de l’évoquer, cette mort. Était-ce une fuite, un affrontement ? La voix a gagné : j’ai fini par courir, par calfeutrer chaque brèche de lumière une fois rentré.

Entre ce que je suis et celui que je voudrais être, il y a une marge en travers de laquelle peut s’immiscer la chose écrite. C’est cette marge, réductible, supprimable, qui emplit mes poches et me charge la langue. L’aléa d’un grattement de mine et l’encre qui serait encore la nuit, puisque je ne m’adresse qu’à elle. Puisque quand je l’appelle je le fais nuitamment. Et que j’écris pour ne pas dormir, contre la cloison qui me sépare. Écrire aussi comme si j’étais l’enfant dissocié de sa mère, hurlant de ne plus entendre grouiller son ventre. L’enfant à peine né, éduqué par les mots de sa grand-mère, par le balancement dans ses bras en berceau, roulant la nuit, les lumières entre ses doigts, dans le geste impossible de retenir, de tenir. Écrire comme on donne des poings, des tibias, coquille sur le sexe, écrire comme on roule par terre, lèvre fendue, arcade ouverte, et comme on se relève, vite, en rassemblant ses membres, et comme on cogne, et comme on gagne, écrire de la même main qui frappait pour l’honneur, pour la vie. Instinctive. Une île noire, une soufrière. Elle sait aussi se poser, caresser, cette main. Mais, dans la marge où on l’a assignée, elle doit s’élever avant de plonger et creuser. Accrochée au crochu d’une plume, au crissant d’une pointe. Derrière le rideau, la porte. Dans l’éloignement, puis, les années passant, la disparition du monde.

Je regarde ma main. Sourde au chuchotis du sang dans ses veines. Je décompose le mot main, le pelant comme pomme, je dis peau, pulpe, chair d’une main. Le disant, je m’entends le dire. Et c’est la voix d’une autre qui me la fait ressentir, cette main. Mienne. Cette appartenance à une main, la droite. Lettrée de surcroît. C’est sa main sur ma main qui me donne ce à quoi je tiens. Qui lui permet d’évoluer, seule, dans cet appartement en haut de la rue, à étoiler d’insectes écrasés le silence des pages. Leur silence égal aux profondeurs marines de l’enfance, au suspens de la chute avant qu’un os se brise. Et je me souviens d’une fontaine d’un village espagnol où, délirant, j’avais plongé torse nu, un certain été, tenant une lettre dans la main gauche et la plongeant dans l’eau sous mon regard, voyant les mots d’amour s’évaporer avec l’encre et le papier retrouver peu à peu, presque entièrement, sa blancheur initiale. Les mots formèrent des reliefs et des sinuosités dans l’eau, pareils à ceux des veines, d’un violet moins affirmé, de mes mains. Les mots dansèrent quelques instants à la surface de l’eau, puis ils disparurent un à un, sans que j’en puisse reconstituer le sens, réécrire la lettre. Elle était à jamais perdue, espagnole à jamais. Des voix se firent entendre qui m’appelaient, des voix qui m’invitaient à reprendre la marche. À avancer. Je laissai en partant une froissure vierge dans la fontaine. Une tache immaculée.

Plus tard, des sirènes m’emmènent à 160 à l’heure vers l’asile de fous de ma jeunesse. Une fois là-bas, c’est l’interrogatoire mené par deux policiers et le médecin en chef. Les uns sont convaincus que je suis bon pour la garde à vue, l’autre sait que je suis malade. Je n’entends plus que des voix discordantes, une violente tension autour de mon cas. Je me mets à pleurer tout ce que j’ai gardé de ces larmes non pleurées, rentrées dans la poitrine, là, au niveau du plexus, du soleil, depuis des années, et tout ce que j’ai pu prendre, par le nez jusqu’à mon sang, par les lèvres jusqu’aux poumons, je le rends en pleurs dans ce bureau et devant eux, perdant mon langage, espagnol ou français, et ne pouvant articuler que des sanglots et des hoquets, le corps secoué par une lame de fond. Le médecin en chef me parle de mes parents. Je comprends quelques mots. Il répète : un numéro de téléphone. Il dit : numéro. Puis il dit : téléphone. Il me tend un stylo. J’écris d’un tremblé le numéro en entier. Tout le monde dans le bureau se met à rire. Alors je ris aussi. Un infirmier me mène à la douche en chantant. Je me lave en chantant. Il me donne une serviette, des habits de rechange. Je rejoins maintenant une grande salle où les chants s’élèvent comme une seule et même vague qui s’élève, s’abaisse en cadence et, une fois brisée, reprend corps et recommence.

Je ne sais pas combien de temps ce séjour a duré, peut-être trois jours, peut-être une semaine. Mes parents étaient là. J’ai dû quitter les chants, la fiancée aux grands yeux noirs brouillés de larmes et qui criait, hystérique de me voir partir. J’ai dû quitter le paradis.

Je l’avais trouvé au bout de la route, après avoir traversé une dose monumentale d’enfer. Tout ce que je peux en dire, c’est qu’il existe. Tout ce que je peux en dire, c’est que, quelques fois, je le retrouve.

Les lenteurs, dans un poème, sont là pour qu’une fulgurance puisse frapper. Dans la musique, il y a ces respirations qui emmènent à un allegro. Ainsi faut-il tout connaître de ses émotions pour accueillir une joie, si infime soit-elle. Cette joie est un bout de paradis. Cela ne s’échange contre rien au monde.

La Dame à la licorne serait l’allégorie du Paradis. L’ouïe, c’est la Dame jouant de la harpe du bout des doigts, émerveillant par son jeu le Lion, la Licorne et sa suivante. Des hanches de la Dame tombe une robe somptuaire qui s’en vient gésir à même le sol. La robe est piquetée de fards, de diamants. La Dame est apprêtée, mais c’est l’innocence même qui obombre son visage. C’est la musique qui éclaire cette ombre. Si bien qu’on ne sait plus si elle retient, oui ou non, un chant au bord de ses lèvres. Les lèvres immobiles, comme pincées. Comme retenant le chant. Sa contenance sur le point de défaillir. Sa pudeur sur le point de s’écrouler.

Elle aurait honte de chanter, alors peut-être délivre-t-elle un murmure, lèvres closes, bouche d’or. Ou peut-être se contente-t-elle de jouer silencieusement de la harpe. Comment se peut-il que j’entends la mélodie de ses doigts, là, assis comme devant un tableau ? Et c’est bien ce qu’il en est – un tableau...

Avant d’être le Paradis, La Dame à la licorne aurait dû être une scène de chasse. La commande, c’était de représenter non pas celui qui est chassé, mais celui qui chasse. Les artistes ont tout fait, avec succès, pour transformer ce vœu. Fusils, poudre, hallali contre le mélodieux d’une harpe. Les sirènes, la garde à vue ou les chants de l’hôpital psychiatrique. J’ai toujours préféré les chants, ou même le murmure d’entre les lèvres accompagnant le son d’un instrument. Mon cas n’est pas unique.

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le goût


Les lèvres. Les mots pauvres des lèvres. Quand elles ne devraient que mordre, amener en bouche, rouler un baiser. Les dents de ces lèvres. Quand elles ne devraient que broyer en s’abattant. Blanches. Quand elles ne devraient s’entrouvrir que pour le happement. La langue qui passe dessus, la dire. Dire aussi la déglutition d’un met, la langue qui bondit au palais, qui pourlèche et qui fend. Ne parler que depuis sa bouche. Avec les mots qui se forment dans sa salive. Le goût de sa peau, de ses doigts dans ma bouche. Le goût du gonflement de sa joie, de ses larmes sur ses joues. Les larmes sèchent. Les pluies cessent. Un soleil a roulé contre le mur. Un jour nous sommes face à nous-mêmes, devant le miroir d’un grand restaurant la nuit. Seuls face à la crue si lente, si désordonnée des passants dans la ville. Par cette rue nous rentrons. Nous nous déshabillons dans cette chambre d’hôtel. Séparés de toute lumière je m’abaisse à ce qu’elle a de plus obscur. Et de plus doux à la fois. Je bois l’image de la femme. Bois, le plus suavement du monde, l’image la plus nette qui soit. Et ce dans la nuit répercutée par l’étendue noire du ciel au-dehors. Comme. Comme l’étendue de son ventre où ma main progresse tandis que mon autre main. Mais je l’aime, et sa bouche, ses lèvres m’appellent. M’appellent et me délivrent. Avec le remous du corps cambré de nos deux corps. Du corps traversant, du corps traversé. Et que ces deux ne font plus qu’un ramassé. Comme un carcan de chair. Comme. Ce n’est pas. Car je l’aime et qu’elle m’aime et nous sommes. Un. Comme Dieu ou l’univers. Un. Et nous sommes enfin face à ce que nous sommes. La pomme dans la bouche. Le goût nu de la pomme. La chère.

Comme. Il y a quelques jours. Elle se tenait face à la mer. La mitraille de l’appareil-photo. Retenant là encore. Les rouleaux d’écume au pied de la plage. Allant, venant. Effaçant les imperfections du sable. Rendu à quelque chose lisse, puis crevé de pas. Et l’écume revenant, travaillant le sable. L’écume ou la neige, on aurait juré. Le soir-même tu pousses les volets. Tu la vois vraiment comme elle est. Les bras fermés sur son sommeil, face lavée de fatigue, comme si elle goûtait encore à ce paradis brutal de la mer, au spectacle des vagues depuis les escaliers, le garde-fou, à ce va-et-vient régulier des vagues dans la mer même comme un cœur qui bat dans une poitrine. Tu voudrais l’admettre, or tu n’en sais rien : peut-être est-ce cela, le goût, le goût irréductible d’une chose qui, une fois goûtée, s’apprête à mourir, en un sens ? Et si ce n’est la mer, ce sont les vagues photographiées. Tu te souviens, tu goûtes à ton tour. Ainsi, du corps sonore qui dort tu tires une jouissance. Celle d’être un murmure dans sa nuit. Un murmure et le regard du silence. Alors tu pourras. Avec toutes les précautions nécessaires. Ramper le long des draps. Pour te glisser dans le froid qu’elle a laissé. À côté d’elle. Et fermer les paupières sur les images d’un déchaînement de crêtes. Silencieuses à présent. Dans la mémoire de l’appareil. Rentre tes pupilles sous tes paupières et scrute-les : regarde osciller ce galet blanc, fantomatique, qui se forme à leur surface. Dis doucement, sans la réveiller dis, le plus doucement du monde : elle est, oui, ma table, mon jour, mon pain, oui... Demain tu pourras tout recommencer d’hier, et visiter les mêmes lieux, te nourrir des mêmes plats... Elle sera là, comme hier... Je goûterai à ses lèvres, m’approchant le plus doucement d’hier... Je goûterai à sa peau... Je sentirai son odeur aux zones d’ombres de son corps : sa nuque, son cou... Et j’embrasserai cela comme au premier jour, lors de la toute première étreinte, moi découvrant son corps sans le rêche d’un seul morceau de tissu... Et chaque parcelle de son corps je la roulerai entre mes doigts, prononçant tout bas son nom, puis plus haut, et de plus en plus haut... Tu peux dire ces choses maintenant, saoul de sommeil que tu es... Tu peux dire ces choses... Et puis t’endormir.

La parole, ainsi que la recherche du mot, voilà tout ce qu’il te reste. Le goût est ineffable. Il flotte autour des vocables et les épuise tous. Sur le bout de la langue il ne se laisse pas envelopper sous son petit sarcophage langagier, c’est le roi, c’est le goût. C’est elle en un sens. Car tu ne te suffis pas. Il te faut ses ongles, ses phalanges, toute la poigne de sa main pour exterminer le langage et revenir au vrai, c’est-à-dire elle.

C’est faux. La parole n’était pas ta dernière consolation. Non. C’est sa vulnérabilité défeuillée de tout habit. De la broigne qui pesait sur ses seins. C’est sa transparence de femme nue. Et son relief. Et ton regard tombant sur elle. Dans l’intérieur d’une chambre où un lit posé comme flaque. Tes mains déliant ses poignets et. La nuit qui s’évase, la nuit artificielle des volets clos sur l’après-midi. Sur deux silhouettes cassées en deux de plaisir dans la chambre d’en face pour tout horizon. Tout ceci anticipe une autre nuit, d’autres linges chus à ses pieds, et le silence partiel d’une ville découpé dans les faits divers.

Regarde-toi.

Tu n’as jamais su mentir. Ni toi, ni ton corps. Tu ne peux pas la prendre par exemple. Tu dois faire l’amour avec elle, à chaque fois, parce que, peut-être, le goût s’en ressentirait. Ce ne serait pas pareil. Pas comme quand tu déliais ses poignets de tes mains ou bien quand, du bout des doigts, tu passais en un souffle sur l’aine, sur chaque zone d’ombre, là : le cou, la nuque, le bas du dos.

Regarde-la.

Ce qui est ineffable, donc inattaquable, en elle, c’est le désir qui la ravage, qui la prend, tu dois le dire. Qui sait la soulever et lui briser les reins comme une vague. Sur le lit comme flaque. Sur le lit comme une étendue dont le mutisme s’arrête là. En un escalier d’haleines, dis-le.

Regardez-vous.

La nuit est en train de descendre. N’ouvrez pas les volets. Restez ici, de peur que le monde vous vole à vous-mêmes. Un jour vous vous trouverez face à votre image conjointe. Vous verrez chacun la beauté de l’autre. Un soleil aura roulé contre le mur...



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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 juin 2014.
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