Nicolas Jaen | L’enfance du ciel

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L’AUTEUR

Nicolas Jaen est né le 2 février 1981 à Toulon. Premières publications en 2001 dans les revues Lou Andreas, Autre Sud, aux éditions La Porte. En 2011, parution du roman Les éblouis aux éditions MLD. En 2013, La nuit refermée à l’Arachnoïde, Tage, aux pieds des escaliers chez Fissile, un livre à l’atelier des Grames et des poèmes dans la revue Rehauts. Vit et travaille dans le Sud-Est de la France. Contact par courrier au site.

LE TEXTE

Sensible à la violence lyrique de ces suites presque de fragments recomposant des blocs narratifs autonomes, d’où émerge le mouvement singulier qui les assemble. FB.

 Le paradis

 L’enfance du ciel

 Le manque incarné

 Substance

 Lieu dit : Le Paradis

 

Le paradis


 

[1]

Elle est seule, écrit-il. Marchant, elle se détache du monde qui l’entoure et l’englobe et qu’elle repousse du pied, là. Elle tape dans une boîte en fer qui roule en avant d’elle. Tape, tape encore, jusqu’à ce que la boîte soit cette chose écrasée sur elle-même et qui ne roule plus. Ainsi s’abîme-t-elle dans des pensées. Elle pense : J’ai été cette femme. Et elle déchire la photo en quatre, puis en huit, puis elle jette les morceaux au vent, aux pierres et aux ravines bordant le chemin. Peut-on dire : un chemin ? C’est le long de la voie ferrée. C’est un chemin de fer et de pierrailles. La forêt, c’est-à-dire les buissons, les feuillages, les arbres, les oiseaux dans les arbres, et tout ce vert de chaque côté de sa route. Mais cela ne fait pas un pays, non. Il y aurait une ville d’où elle viendrait, mais une ville ne fait pas une vie. Il y aurait un homme, et l’histoire débute ainsi.

 

[2]

Hier, l’homme était assis sur le rebord du lit. Il fumait. Il faisait des patiences avec des cigarettes, comme les anciens il allumait une nouvelle cigarette avec ce qui n’était plus qu’un mégot, et ainsi de suite. Il brûlait sa vie, ses deux poumons, sa gorge, il en mourrait mais ne le savait pas encore : c’était un homme jeune, la vie devant lui. Il parlait en fumant. Entre deux bouffées. Il disait des choses sur elle, sur sa vie. Il venait de sortir d’elle. Elle était nue. Enroulée dans les draps. Sentant l’amour.

Il se leva. Elle cacha soudain sa nudité. Elle tint le drap tout contre. Il alla à la fenêtre, ruminant toujours, cela n’aurait donc pas de fin. Il disait : ciel. Il disait : Dieu. Il disait : bordel, et putain, et Dieu à nouveau. Disant cela il ne la regardait jamais. En fait il était encore dans la peau, dans l’étreinte. Dans cette maladie de la beauté disait-il. Et il crachait ce qui lui restait de salive en visant le trottoir d’en face. Elle, elle ne voyait que ce dos, cette charpente de muscles et le délié du triceps. Le reste était avalé par la perspective. Malgré le drap elle avait froid, et faim. Son ventre chantait la faim malgré elle mais il ne l’entendait pas non, il était dans ses mots, dans ses crachats. Il lui restait encore beaucoup de salive, alors Dieu, bordel, putain, maladie de la beauté. Et il pensait à ses seins, à sa taille comme un goulot vers l’ivresse. À son sexe. Il pensait à l’aine, au léger renflement que recouvrait la peau. Il pensait à la chair vallonnée et au manque, oui, car il fallait bien un jour en sortir. Il disait : tu es une putain... Et il continuait à ne pas la regarder dans les yeux.

 

[3]

Elle vit son dos, la charpente de muscles, le point rouge de la cigarette dans la nuit. Elle le vit tout entier qui se tenait. Il ne la vit pas s’avancer. Il ne l’entendit pas sangloter. Il sentit tout d’un coup le poids de ses mains qui poussait. Et la chute. Et le sol. Et plus rien, Dieu peut-être, bordel de Dieu. Elle regarda une dernière fois par la fenêtre : ce ramassé informe qu’était le corps. Elle s’habilla, vite. Elle quitta la chambre aussi vite.

Elle dit : Ciel... Ciel...

Elle dit : … La mort.

 

[4]

Elle est seule, écrit-il. Marchant, elle se détache du monde qui l’entoure et l’englobe et qu’elle repousse du pied, là. Elle tape dans une boîte en fer qui roule en avant d’elle. Tape, tape encore, jusqu’à ce que la boîte soit cette chose écrasée sur elle-même et qui ne roule plus. Ainsi s’abîme-t-elle dans des pensées. Elle pense : J’ai été cette femme. Et elle déchire la photo en quatre, puis en huit, puis elle jette les morceaux au vent, aux pierres et aux ravines bordant le chemin. Peut-on dire : un chemin ? C’est le long de la voie ferrée. C’est un chemin de fer et de pierrailles. La forêt, c’est-à-dire les buissons, les feuillages, les arbres, les oiseaux dans les arbres, et tout ce vert de chaque côté de sa route. Mais cela ne fait pas un pays, non. Il y aurait une ville d’où elle viendrait, mais une ville ne fait pas une vie. Il y avait une chute d’homme du haut d’une fenêtre, hier soir. Hier soir écrit-il, et la plume grince.

Il reprend : la ville, les immeubles, une maison rouge, un homme à la fenêtre, une femme salie enroulée dans un drap, la maladie de la beauté dit l’homme, comme on le dirait d’une catin. Elle est seule, elle marche, elle tape dans une boîte en fer. Elle entend un vague bruit de glissement. Elle dit non de la tête. Elle la tourne, cette tête : elle voit cette dernière image, une inscription, là, sur un mur : LE PARADIS. Elle pense : L’enfer... La mort... Le bruit se précise. Elle veut l’entendre. Elle pose une oreille sur le rail, entend nettement la vibration comme d’une rumeur fracassante qui s’approcherait. Elle décide de rester là, de le faire. Elle ferme les yeux. Elle voit : LE PARADIS. Il écrit que, ne serait-ce qu’un instant elle ne penserait plus à rien. Il écrit que c’est une femme éparse car le train a passé. Il écrit : LE PARADIS. Et il tire un trait sur la page.

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L’enfance du ciel</h2]

 

[1]

Elle fut une enfant, écrit-il. Elle fut une reine parmi des coteaux, des champs, une chambre au retour des champs, une chambre avec un lit sur lequel faire semblant de dormir, là, à côté des poupées aux yeux crevés, pour tromper la vigilance des parents et marcher seule, pieds nus dans le jardin la nuit. C’est en marchant qu’on avance, en marchant que le trou grandit dans la poitrine. Marchant, on ne pense pas, on chantonne entre ses dents. L’herbe ne dit rien sans le pied qui la frôle, la démêle à la terre, et les pierres souffrent de ne pas parler. On dit que les pierres s’ouvrent la nuit, que les bêtes tapies durant la journée crient en se tenant la tête et dévorent tout ce qui passe. Elle passe, ne l’effraient ni les pierres ni les bêtes, elle chantonne entre ses dents que l’enfance est éternelle, elle ne sait pas encore à quel point, éternelle. Elle se délivre des petites querelles, des frustrations infinitésimales amassées durant la journée. Elle marche, elle danse plutôt, elle fait le tour du puits en dansant. Dans le puits, il y a ce fond d’eaux stagnantes où se reflète la lune, ce soir, cette nuit. Chaque nuit la lune passe, passe comme elle, c’est-à-dire danse et chante. Ce serait cela, son enfance. Un rond, un cercle autour d’un point fixe, là en l’occurrence un puits, mais ce pourrait être le père, la mère, la sœur. Tourner autour de quelque chose, voilà ce qu’est l’écriture, voilà ce qu’est la vie. La chose, on ne peut pas dire quoi : la vie, l’instant, la page blanche, c’est changeant, ça dépend des heures, de l’humeur, du centre. L’enfance ne connaît pas le manque. La douleur oui. L’arrachement, oui. Pas le manque. On le découvre plus tard, sur le quai d’une gare, dissocié d’avec le premier amour, disant adieu avec la main. Ou bien en marchant, le long d’un chemin de fer, alors qu’une nuée d’arbres expriment l’angoisse d’avoir à mourir, de chaque côté du chemin. La route est longue encore pour en arriver là, si l’on y pense, et loin encore le sexe d’un homme s’aveuglant en vous. Plus loin encore la maladie de la beauté, tous les Dieu, tous les Bordel, tous les Putain. On écrit dans le manque, écrit-il. Dans l’absence d’une mère morte ou d’un père parti ou d’un dieu. Tout cela, rassurez-la, vient bien après l’enfance. Alors elle peut marcher, tête vide, les yeux dans l’enfance du ciel. Dans le ciel de l’enfance. Échappant là encore au sommeil qui la prendra toute et pour de bon, un soir de juin. Que pourrait-elle faire d’autre, à part marcher, ne songer à rien, si elle est une enfant jusque dans ses pas ? Elle l’est, oui. Pauvre petite. Pauvre petite. Quand ses seins pousseront, quand ses fesses, ses hanches seront pleines, elle accueillera en elle des amants. Sur le drap d’étreinte elle laissera à ces amants un soleil de sang. C’est tout ce qu’elle pourra donner. Pas l’amour. Pas les enfants. Pauvre

petite. Ni aimer, ni être aimée. Seulement être salie par les hommes qui passent. Et, bien heureusement, elle ne le sait pas encore. Ni pour l’amour, ni pour le manque. Priez pour elle, même s’il n’y a pas de Dieu. Pauvre petite. Pauvre petite...

 

[2]

La mer, écrit-il. Elle allongea son corps de petite fille face au ciel. Les yeux dans les yeux. Elle se laissa regarder par lui. Elle murmura : Ciel... Elle murmura : La vie... Allongée, elle décrivait des cercles dans le sable, des cercles avec ses bras, ses jambes. Elle pensait au bleu sombre, à l’écume. Elle ne voyait pas les pêcheurs qui piquaient le bleu de l’eau. Elle ne scrutait que du ciel clarifié, sans meute de nuages autour. Mer et ciel se roulaient à substance égale que briserait, plus tard, le lamparo. Elle écrivait du doigt dans le ciel clarifié, dans son sang elle écrivait. Soudain, elle se laissa caresser par l’écume, caressée en un frisson. La mer passa sa main dans ses cheveux. Elle se retira le long du dos. Comme une lame. Elle fut séparée de la mer par un rasoir. Et la peau hérissée de pointes. La chair froide tout d’un coup, au contact de l’air nu. Le trempé du sable sous elle. Cette empreinte que la vague avait laissée. Et le sable, par grains, dans ses cheveux, sous son maillot. Pour être lavée de tout ça, elle se leva. Elle eut à peine quelques pas à faire avant la prochaine vague. Là, ce fut la mer dans ses mollets, le début de ses cuisses. Elle eut à franchir un mur courbé qui ne voulait que la happer, mais elle fut plus forte que lui. Puis elle plongea, elle ouvrit les yeux de plaisir. Elle ne connaissait pas cette sensation, ce fut un rapt de l’esprit, un ravissement. Elle nagea souterrainement, elle fit corps avec son grand corps, à elle. Elle fora sa place. Et là c’était élémentaire que de rompre le rythme, remonter à la surface, respirer, nager de nouveau, coulant son bras, puis l’autre, en avançant. Une fois rejoint, le manque devient manque de ce qui a manqué, écrit-il. Il reprend : elle rejoint quelque chose d’essentiel qui est la plénitude, qui est la pureté, elle ne le sait pas encore. Sous le coup du plaisir, dans le sexe elle se dira : j’ai nagé, je nageais, enfant, dans le grand corps de la mer ; avec elle j’étais une ; avec elle je ne me connaissais plus que comme un corps doué d’ivresse, et pas cette ivresse qu’on trouve au fond d’un verre. Avec elle, j’étais moi. Et ce moi, par moments, était plus grand qu’elle, la mer. Avec elle, je vivais. Cela n’avait pas de fin. C’était hier.

 

[3]

Il écrit : maintenant, elles sont deux. L’aînée, la cadette. L’une est allongée sur l’herbe du parc, pieds nus. L’autre à genoux, penchée sur sa sœur. Cette dernière touche les paupières closes de son doigt mouillé de salive. Elle plonge son doigt dans sa bouche, trempe dans la salive le doigt pour toucher, ensuite, les lèvres, le menton, le cou. L’une se laisse faire, l’autre touche, tel est le jeu. Celle qui touche passe aux pieds de l’autre les souliers. Elle lui dit : Maintenant tu te lèves et tu marches, toujours les yeux fermés. L’autre s’exécute : elle se lève, elle marche, elle n’ouvre pas les yeux. Celle qui touche dit : Maintenant tu ouvres les yeux et tu cours, ils sont là, ils te suivent, ils vont t’attraper... Et l’autre ouvre les yeux, elle court, traversant les allées, persuadée que les présences sont là, autour d’elle, sentant quelque chose la frôler à l’épaule, sentant son cœur cogner dans sa poitrine elle court, jusqu’à l’épuisement. Celle qui touche court après elle, elle finit par la rattraper, par la saisir et la renverser dans les herbes hautes, touchant à nouveau, donnant des poings dans ce ventre et dans ce dos qui culbute dans les herbes, qui roule en tremblant, là. L’autre se détache, criant plus fort que sa sœur qui lui laisse ce répit de marcher, seule, en avant d’elle et se détachant.

Elle s’allonge, à bout de forces écrit-il. Elle se souvient : la mer, seule... Elle écrit dans le ciel : Seule, la mer... Les présences se sont éteintes. Les fenêtres s’allument les unes après les autres. La sœur tout d’un coup n’existe plus, non, la seule chose qui subsiste, après la fin du monde, c’est la mer remodelée, la mer autre part, c’est-à-dire ici, en ce terrain vague, là où la mer ne rôde qu’en imagination. La mère passe sa main dans ses cheveux. Le père hausse la voix. Les présences, écrit-il. Les présences ce sont eux, elle le comprend maintenant. Puis elle se tait. Puis ils s’en vont.

 

[4]

Au début, écrit-il, cela ne devait être qu’une forme de jeu. Celle qui touche était assise près de l’autre, allongée, près de l’âtre. La première disait les prières des esprits tandis que la seconde tendait sa main, paume vers le ciel, offrande faite aux morts pour que leur courroux soit apaisé. La première caressait la main, comme ça, avant d’embraser un bout de papier. Elle venait ensuite serrer le poignet de sa main gauche tandis que, de la droite, celle qui tenait le papier réticulé par la flamme, elle décrivait un cercle autour de la main captive, susurrant une prière. La flamme léchait une partie de la main, comme ceci, et il fallait que l’enfant geigne, mais tout bas, pour ne pas troubler le sommeil des parents. Celle qui touche disait : Sinon, ils te puniront. Alors elle lui parla des esprits qui étaient là, tout autour, sous forme d’yeux et de bouches, sous forme de latences, dans cette pièce même, et qui viendraient, si elle dévoilait leur jeu, la toucher plus fort qu’elle, sa grande sœur, lui faire plus mal et plus longtemps jusqu’à peut-être la tuer. Celle qui touche disait : veux-tu te rendre au Paradis ? Je ne sais pas ce que c’est, disait l’allongée. Et la flamme lécha la main plus longtemps. La petite cria, donna du pied dans les côtes de sa sœur. La main lâcha la boule de papier enflammée. La boule de feu roula sur le tapis jusque dans les rideaux. La flamme lécha le bas des rideaux. Les deux sœurs étaient debout qui couraient dans la chambre des parents...

Ils furent là, tous les quatre, dehors, devant la maison détruite. Celle qui touche, interrogée par son père, dit : C’est de sa faute. Et elle pointa du doigt sa sœur. Le père dit : Regarde-moi dans les yeux. Celle qui touche pleura. À partir de ce moment, écrit-il, elle ne toucha plus. Elle demeura dans sa nuit. Elle ne fut plus éclairée par sa sœur. Cette dernière demanda : Qu’est-ce que c’est, le Paradis ? La mère dit : Ce n’est plus ici. Le père dit : Ça n’existe pas. Et il frappa celle qui touche, de rage.

La nuit était si opaque alentour qu’on ne distinguait pas les brûlures sur la main de la petite.

La maison détruite, la sœur frappée, ce fut le début du manque.

Ce fut la fin de l’enfance.

Les racines de la Nuit.

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Le manque incarné</h2

 

[1]

Ils dansaient, écrit-il. Elle avait seize ans, lui dix-sept. C’était un jeune homme d’une beauté étrange, une gueule. Ils dansaient l’un contre l’autre et elle regardait cette gueule, la mèche qui lui tombait sur les yeux et qu’il devait constamment ramener en arrière, ramener d’un mouvement de tête ou de la main, comme ceci. Cette même main caressait le creux de ses hanches, là – elle n’avait jamais été touchée par personne, à part par Celle qui touche, et ce contact soudain lui hérissa la peau de frissons tout d’abord, entre l’agréable et le désagréable, entre le bien et le mal, puis le bien l’emporta, dans la danse, sur le mal. Elle alla donc chercher son contact, si bien que la danse tourna à l’approche de son corps, à lui, rien qu’à lui, et que tout, absolument tout, c’est-à-dire les filles, les autres garçons, les danseurs qui tournaient autour d’eux, tout fut exclus de leur monde – il n’y eut qu’eux, rien qu’eux et ce carcan de chair et de sueur et de la peau qui est chair et du sang lourd sous la peau où dérivait l’alcool.

Ce fut ensuite un baiser qui roula dans sa bouche. Elle se laissa toucher plus haut, à cela elle dit oui. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle vit un escalier éclairé et lui qui l’emmenait à l’étage. Elle vit un couloir, une porte – derrière cette porte une chambre à coucher. Elle se vit dans le miroir, ne serait-ce qu’un instant vit son visage, ses yeux, sa bouche peinte, elle voulut crier – il l’embrassa.

Il baissa sa jupe, ses bas, sa culotte – il la mit nue. Il baissa son pantalon et alla en elle, brusquement – dans l’onctuosité du sang. Il écrit : c’était debout, contre le mur, pas dans la fraicheur des draps, pas dans le lit. C’était à la hâte et de biais.

Pendant cette autre danse il ne l’embrassa pas – elle aurait voulu qu’il le fasse, il ne le fit pas, non. Ainsi gémit-il en elle, la laissa moite et rouge, se retira.

Puis il partit. Il ouvrit la porte. Il part. Elle est là. Accroupie. Ses habits par terre. Les bras refermés sur sa douleur. Vide de tout cri, sale, salie. Désertée par le cri, voix coupée, coupée de sa voix elle ramasse lentement ses habits, s’habille de honte et de remords. Elle reste, là, dans cette chambre, dans le noir. Elle ne veut pas descendre, elle ne veut pas avoir honte devant eux, c’est-à-dire lui et les autres garçons, elle ne veut pas les voir sourire et parler tout bas. Elle touche le sang, elle sanglote. Elle se parle dans ces moments-là, elle se donne des conseils, d’elle à elle.

Elle attend. Elle attend que la musique cesse tout en bas, que l’effet de l’alcool diminue. Avec le temps. Pauvre petite... Pauvre petite...

 

[2]

L’héroïne dérive dans son sang, à circuits fermés. Elle est allongée, comme toujours écrit-il, sur le lit du studio, près de l’amant. La drogue est arrivée dans son sang par une entaille d’aiguille dans la chair du bras où la peau colle aux os. Elle enlève cette première peau, elle passe. Elle est dans les ivresses, dans les extases du début, de là d’où elle rêve des cieux sans fin. Le sang s’est chargé soudain. Le sang a reflué. Et ce fut blanc, et neiges de joies. Et ce fut un alignement de portes sur des lits ouverts. Avant les tremblements, avant le manque qui est manque de tout dans ces cas-là, il y a une extase qui se crispe un peu et ce qui chute de manière brutale. On tombe en écrivant, on écrit pour trébucher, pour ressentir la fin qui coule, le dénouement. L’ampoule a des grésillements. Comme des ondes qui s’articulent, s’écrivent sur un seul axe. Horizontal. Rasant l’air. Il y avait des roses en été, près de x, et le jardin était à ras. On le saluait, passant. On le mettait de côté, comme pour tout. Il y avait des roses, des peupliers, des allées. On disait : Le square. Bouche en cœur, un cœur sauvage dans la poitrine. En hiver aussi, une rose, moins ouverte, à demi close. Elle sent le saint et le martyr. Elle sent la Bête. Son cri. Son cri fondateur d’univers. S’endormir, c’est sombrer dans un coma profond dont on ne se relèverait plus. S’endormir c’est fuir plus bas, comme le sang. Elle dit : Ciel, Ciel.... Elle dit : Je deviens folle... Et elle croit s’endormir, et elle lutte contre cela... Elle se maintient. Elle y arrive. Pour la première fois. Qui n’est sans doute pas la dernière.

 

[3]

Le père, écrit-il. Le père dit : ta sœur... Le père dit : La mort... Disant cela il ne respirait plus. C’était cette présence sans voix au bout du téléphone. Elle dit : Ciel, Ciel... Elle dit : Que puis-je faire. Viens, dit-il. Viens. Elle pleura si fort que la voix se disloqua, s’effrita exsangue, et pleurs bercés de pleurs dans deux poitrines sans Elle. Ça avait été la Joie, ça avait été la détresse, jamais le pleur à ce point, comme si le monde devenait caduc, d’avoir ces pleurs devant cette absence qui avait été si pleine, habitant cette tête qu’on dit sans Vie. Elle pensa au corps. Elle répéta : Dieu, Paradis, Enfer. Elle dit : La mort avec elle. Elle le répéta tout haut. Elle dit non de la tête. Et elle goûta à la poudre blanche. Elle dit : comment pourrais-je. Elle dit : La remplacer. Elle donna un coup de pied dans la table, un autre dans le téléphone. Elle prit son rouge pour les lèvres, son miroir de poche (elle y cacha le sachet blanc) et son sac à main. Elle se croisa dans le miroir, elle vit ses lèvres peintes, les cernes, les yeux noirs. Elle détourne le regard. Elle part. Elle prend le train à la gare et voit écrit : LE PARADIS. Elle y pense, elle se dit : Jamais le Paradis. Elle dit : L’enfer, à longueur de temps. Dans le train elle sent deux manques s’entrechoquer : celui de la drogue et celui de la séparation radicale. Deux expériences. Elle dit : Merde, et Bordel. Elle emporte tout sur elle, dans ses bagages, dans ses gestes. Elle est le Manque incarné.

 

[4]

Elle fut face à ce corps remis. Le visage, le grand sommeil sans souffle du visage. Ce n’est pas elle se dit-elle. Ce ne peux pas être elle. Ce n’est pas son cou, je ne retrouve plus la fossette, tout est peint. Elle se le demande, d’abord pour le silence, puis pour la lumière. Elle touche les mains qui la touchaient, avant. Elle sent nettement les deux manques se dissocier, rejoindre un instant la futilité de la vie perverse, de la vie éparse. La lumière tient à un fil qui éclaire en rasant les détails. Elle se le demande pour la couleur des yeux fermés, se le demande encore. Méconnaissable était-elle, dit-elle. Il écrit qu’elle se pencha, qu’elle prit la main, qu’elle enleva une bague à ce doigt, puis qu’elle cacha la bague. Elle portera cette bague. Son doigt se posera sur celui-ci. Il sera le nouvel amant. Il sera riche, et beau, et riche sans avoir besoin de faire grand-chose pour cela. Il s’habillerait de poussière d’or. Ce serait lui.

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Substance


 

[1]

Il écrit : les fleurs feintes du papier peint au plafond de la chambre de passe. Des roses blanches, des roses bleues, tranchant avec les choses de sa vie. Elle mord sa lèvre dans ces cas-là. Elle jouit parfois. La plupart du temps elle fait semblant. Elle module sa voix. Elle lyre tout bas puis plus haut alors que l’homme va en elle. Il ne l’embrasse pas, non, la toucher le contente. Ce n’est jamais le même homme et c’est toujours le même, c’est égal, elle, elle n’a pas à s’en soucier, elle veut l’argent du sachet blanc et regarder les fleurs du plafond qui se fissure – une fissure pas aussi vaste que la sienne, celle de son âme, certes, mais celle de son sexe malmené par le même homme qui a tous les visages. Elle l’aurait voulu, le Paradis. Parfois elle y pense, et à sa sœur aussi : Où est-elle ? Elle pense : S’est-elle rendue au Paradis ? Elle ne le dit jamais aux hommes qui passent, pour ça. D’ailleurs elle ne dit rien, elle fait. Elle fait l’amour comme une professionnelle. On ne doit pas l’embrasser, pas toucher ses seins. Parfois, quand un homme paraît égaré, qu’il ne sait pas ce qu’il fait et qu’il tâtonne dans le noir, elle laisse faire, ferme les yeux, l’enlace comme si c’était Lui et elle Elle. Les hommes qui viennent ne sont pas tous égarés, ils sont mauvais aussi. Mauvais et brutaux. Certains aiment la renverser, la « prendre ». C’est un terme typiquement masculin que celui de « prendre ». Les hommes veulent posséder, puis jeter. Les fleurs, elles, sont les plus fidèles. Elles meurent, oui, elles se détériorent, jamais elles ne trompent ni ne blessent. Il y avait des roses blanches dans le jardin, des rouges également. Je ne sais plus combien, ô peut-être des dizaines, avec chacune sa senteur, sa couleur, sa robe. Je marchais pieds nus, la nuit de l’enfance, dans le jardin. Est-il devenu plus petit, avec le temps ? Oui, car j’ai grandi, mais les fleurs sont toujours là, voyez, qui m’accompagnent. Je ne les ai jamais comptées. Je suis sûre qu’il y a plus de roses bleues que de roses blanches, ne me demandez pas pourquoi. Elle a su, en un sens, préserver un brin d’herbe imaginaire qu’elle lierait et délierait entre ses doigts. C’est ce brin d’herbe qui la retient encore à la terre. Qui fait qu’elle est toujours ici. Qui fait qu’elle pense, à ce moment précis : Puis-je encore accéder au Paradis ?

 

[2]

Le manque, écrit-il. Avant la drogue il y a le manque. C’est tout de suite après l’enfance, ça vous prend un soir, par surprise, dans une chambre d’hôtel, chez un ami, chez vous, chez toi, c’est ta révélation, celle de ta jeune vie qui craque sous les ongles du vendeur de blanche, celui qu’on appelle l’Ange. Elle, elle se tenait, près du réchaud, avec l’amant d’un soir. Elle voyait les bulles éclater au contact de l’air. Elle voyait l’amant transférer le liquide dans le réservoir de la seringue. L’amant plisser les yeux d’extase à mesure que le liquide pénétrait ses veines. Elle prit la seringue pour la première fois et, pour la première fois, elle s’injecta quelques millilitres d’extase. Ce fut sa révélation, elle décida d’y consacrer sa vie. À partir de là, tout obliqua : les premières passes, l’argent volé dans le portefeuille de la mère, les fugues, le lycée qui n’exista plus à son sens. Ses parents apprirent tout, tentèrent des choses, et beaucoup, pour elle, puis finirent par la congédier. Elle vécut la Nuit, avec des hommes, jamais les mêmes, à qui elle donnait tout d’elle pour quelques grammes de poudre blanche. À cela elle ajoutait l’alcool et la méta-amphétamine. Plusieurs fois dans le manque elle voulut mourir, s’ouvrit trois fois les veines, trois fois l’hôpital, trois fois les parents, les cures, le domicile familial, trois fois la rue. Pourquoi le manque ? Pour être rejoint, rempli, remis, et vivre l’extase à nouveau. Elle pensait : Il me faut l’Enfer contre le Paradis, sans cesse. Elle pensait, parfois, dans la drogue : Maintenant je suis morte ou je vais mourir, et c’est idem. Et elle vivait, malgré tout son corps résistait, jusqu’à n’être plus désirable, que par des marginaux ou des vieillards. Elle était maigre et blanche comme la pointe d’une aiguille qui suinte encore la drogue et goutte en silence. À force de vivre sa Nuit, elle devint la Nuit. Pourquoi le manque. Pour rejoindre cette vie qui manque à la vie. Pour vivre cette seconde vie dans la vie...

 

[3]

Le manque, écrit-il, appelle quelque chose qui n’existe pas. Ses paradis ne sont qu’artificiels. Elle recherche la tête renversée au bord du lit, elle recherche ce sentiment d’irréalité et de perte de soi que procure chaque montée. Ce n’est pas pour mourir ou pour se faire mal qu’elle se drogue, c’est pour vivre cent fois plus que dans la vraie vie, où elle est juste une putain de plus sur cette terre et où elle n’a droit, dans son quotidien, à aucune commisération, où elle n’est pas reconnue comme une personne. Elle est une putain, une pure illusion des sens, elle se le dit, le dit à son image en biais quand elle crache dans le lavabo, le matin. Elle n’est que rouge aux lèvres et noir aux yeux, les nuits venues, descendues de ce trou qu’est le ciel. C’est pour voir, ces yeux, c’est pour goûter, ces lèvres. Et ce n’est pas. C’est fou tout d’un coup. Comme un coup de couteau dans une ruelle. Et c’est blanc, la drogue, les rêves. Je n’ai jamais vraiment aimé, se dit-elle. Elle crache à nouveau. Belle et laide à la fois. Pas comme avant où elle était belle sans rien, sans l’artifice, sans le sexe forcé, sans le noir aux yeux et le rouge aux lèvres. Belle pour tout. Comme un cadeau de la naissance. Belle, tout court. Si belle...

 

[4]

Les nuits, écrit-il. Les nuits près du gaz, à regarder les bulles crever au contact de l’air. Et toujours le même geste de se coucher, la manche à retrousser, le garrot, la dose de paradis. Tout à rejouer : le ciel, l’enfance, trois mèches de tes cheveux, grande sœur, et je dors. Les cheveux sont ras et bruns et ne bouclent pas : c’est l’amant, allongé, qui compte les recettes du jour. Il fume. Il empoisonne son souffle en faisant des patiences avec des cigarettes. Il parle en fumant. Entre deux bouffées. Ses mots sont abrupts et le débit haché. Il ne parle pas du Ciel comme elle le voudrait. Il ne parle pas de Dieu, de la longue marche du temps dans les veines, il ne parle pas du Paradis. Il veut l’argent, la drogue, le sexe quand elle veut l’amour et la miséricorde. Elle n’est que cela après tout, de l’amour qui attend, de l’amour pas encore transformé. Tout à rejouer, récrit-il : le ciel, l’enfance, trois mèches de tes cheveux, et je dors. Là, tout de suite, elle ne voudrait pas dormir. Elle voudrait seulement la lumière du réchaud, la fraicheur des draps, l’effet. Mais aussi les mots qui vont avec. Et ces mots ne seraient que d’amour. Ce serait la rencontre du particulier et de l’universel, comme une prière païenne ce serait. Alors le plaisir pourrait être là, avec toute cette douceur, Bordel. Et il dit : Dieu, Maladie de la beauté, et il dit Merde. Et elle dit : … Rien... La mort.

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Lieu dit : Le Paradis


 

[1]

Elle est seule, écrit-il. Marchant, elle se détache du monde qui l’entoure et l’englobe et qu’elle repousse du pied, là. Elle tape dans une boîte en fer qui roule en avant d’elle. Tape, tape encore, jusqu’à ce que la boîte soit cette chose écrasée sur elle-même et qui ne roule plus. Ainsi s’abîme-t-elle dans des pensées. Elle pense : J’ai été cette femme. Et elle déchire la photo en quatre, puis en huit, puis elle jette les morceaux au vent, aux pierres et aux ravines bordant le chemin. Peut-on dire : un chemin ? C’est le long de la voie ferrée. C’est un chemin de fer et de pierrailles. La forêt, c’est-à-dire les buissons, les feuillages, les arbres, les oiseaux dans les arbres, et tout ce vert de chaque côté de sa route. Mais cela ne fait pas un pays, non. Il y aurait une ville d’où elle viendrait, mais une ville ne fait pas une vie. Il y aurait un homme, et l’histoire débute ainsi.

Par la mort, écrit-il. Elle y pensait, enfant, dans le jardin, devant les filantes, et elle égrenait des vœux. Elle disait tout bas : Jamais elle ne mourrait. Jamais je ne mourrai. Et elle y croyait, sa petite main se crispait sur le bleu du pantalon. Avant même d’être touchée par Celle qui touche. Avant même l’extase et le sexe rémunérateur. Elle aurait voulu. Avoir une vie moins bancale. Faite de joies minuscules et du tourment quotidien. Elle parlait dans la mort. Elle parlait du plein avant le manque, avant l’abîme. Et Dieu sait qu’elle s’abîmera, écrit-il.

 

[2]

Enfant, écrit-il, elle marchait pour rien, des heures durant, suivant un chien blanc qui s’enfonçait dans la forêt. Elle ne savait pas pourquoi. Ou plutôt : elle ne se le demandait pas, pour le trou dans la poitrine, pour l’air ambiant, pour le chien, devant, entraîné par la course. C’était peut-être cela, le secret : ne pas se demander, ni pourquoi, ni par quel biais. C’était marcher sans comprendre comment on marche, et regarder tout autour. Là, quand elle regarde elle a encore plus mal. Quand elle dit le paysage, elle dit l’homme, l’amant, la mort. Elle dit : L’absence d’amour, et elle crache par terre, crache l’amour et l’amant. Elle sait, au fond d’elle-même, que ce n’est plus un jeu, et depuis longtemps. Elle sent le manque faire trembler ses mains, flancher ses jambes. Aussi, elle crie sur le chemin, et elle donne des poings dans l’air, elle voit bien que cela ne durera pas longtemps, elle se dit : Ma mort ? Elle dit Oui de la tête, elle crie à nouveau, son cri envahit la forêt, c’est-à-dire les arbres alentour, couvre le gazouillis des oiseaux dans les arbres. Elle dit : Lui, Sa voix, Son visage, Sa chute. Elle pense : Ma chute à moi ? Elle dit non de la tête. Elle voit les rails, la ligne de chemin de fer, les câbles électriques, plus haut, elle dit : Finalement oui. Ce sera Oui. Et elle se souvient : L’enfance au fond du bois, le chien blanc, le ciel. Elle dit cela, puis elle ne dit plus rien, elle bégaie. L’enfance au fond du bois, le chien blanc, le ciel.

 

[3]

Qu’est-ce que c’est, la mort ? Et la Maladie de la beauté, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça fait, de marcher tout droit, comme ça, sans but aucun sinon celui d’en finir ? Elle voit : LE PARADIS, graffité en lettres de sang. C’est net, clair, posé, là, ça ne demande rien et c’est tout aussi beau qu’inattendu. Il écrit qu’elle n’est pas en état de recevoir un seul atome de beauté dans son cœur, que c’en est insoutenable. Qu’est-ce que c’est, la beauté ? Une fille comme elle, un chien blanc, une grande sœur, une enfance, un ciel comme celui-ci. Ça s’abîme, la beauté. Ça meurt aussi, ça dépérit car ça a un corps mortel, et que tout ce qui est mortel n’est pas forcément beau ni puissant mais c’est. Elle est, encore un peu, elle est dans la souffrance, dans l’absence et le manque, écrit-il encore. Un manque et une absence si poignants qu’elle pourrait tout remettre en cause de sa vie. Un trou, dit-elle. Et elle sent cette lame forer sa poitrine et élargir le trou chaque seconde un peu plus. Je ne suis plus une femme, se dit-elle. Je suis un trou. Elle voudrait avoir le courage de se rendre, d’accepter le procès, la prison, de continuer la Vie. Mais la Vie, sa Vie, c’était autre chose. Petite fille elle se voyait vivre, sentait la Vie par tous les pores. Elle respire une dernière fois. Elle sent une odeur de terre et d’arbres et de ciel. Elle lève les yeux, elle dit Ciel, Ciel... Elle dit : comment continuer ? Elle s’arrête, là, au bord du chemin. Elle a fait des milliers de pas pour en arriver là, au bord de ce chemin-là. Elle respire. Elle voit le rail coupé par un éclat de soleil. Elle pense : C’est beau. Elle est déjà morte, en un sens, écrit-il. Assassinée par tant de beauté. Elle lève les yeux, elle voit : Le Soleil. Elle s’approche de la brillance du rail, elle s’accroupit et touche : C’est chaud. Alors elle colle une oreille contre et décide de le faire. Il écrit qu’elle s’allonge, qu’elle reste, qu’elle n’a pas le courage de se rendre mais la bravoure de se perdre. Il écrit que c’est une femme éparse car le train a passé.

 

[4]

Enfant, écrit-il, elle s’enfonçait plus avant dans le bois, suivant un chien blanc entraîné par sa course. Chaque pas repoussait l’abîme, le pied, léger, caressait l’herbe courbe. Dans son regard, on pouvait lire l’affront fait à la fatalité. Une lumière crue tombait du ciel qui n’était pas encore ce trou sans fond, sans dieu, sans rien, à l’image de sa mort. La mort ? Elle ne le savait pas, pas encore, ni pour sa sœur, ni pour elle-même. La mort était encore cette bogue chue du châtaignier, vide de tout fruit. Ses yeux étaient secs et clarifiés par l’idée même de la Vie. La mort ? Rien, c’est tout, la vallée, l’horizon, ses petits seins sans forme sous son pull-over, le père, la mère, le chien blanc et l’école, et Celle qui touche. Elle s’arrêtait toujours à l’angle du pont, du lieudit LE PARADIS. On lui avait dit : Ne franchis pas le pont du PARADIS. Elle écoutait. Faisait demi-tour comme le sang qui du cœur irrigue les veines, et revient cogner le cœur pour un battement de plus. LE PARADIS, et rien, battre en retraite, siffler le chien, retourner au jardin, à la maison, à l’école, à Celle qui touche. Dieu ? Un magicien. De son chapeau s’envole trois colombes. Il a des gants blancs, un costume sombre, le regard bleu et malicieux. Il est beau. Avant, la Beauté, elle pouvait. Elle pouvait faire quelque chose avec, fabriquer un monde, un imaginaire. LE PARADIS, en lettres de sang, c’est beau ? C’est magnifique. Les hommes en rouge, chargés de constater, le train arrêté sur la voie, les policiers, c’est beau ? C’est horrible. Et terrible. Et magnifique à la fois. C’est elle, Sa Vie, Sa perte, Son Œuvre. LE PARADIS, en lettres de sang, écrit-il. Et il referme le cahier. Et il pose le stylo. Et il sort en fermant la porte. Il va vivre Sa Vie. Loin d’elle. Loin du PARADIS. On entend le bruit de son pas s’éloigner. Puis rien. Quelque chose qui ressemble au calme immobile et résigné de la Nuit dans l’appartement. Fin.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 20 avril 2014.
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