Daniel Bourrion | Né mort

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l’auteur

Daniel Bourrion est né en 1967 en Lorraine. Après plusieurs livres de poésie et de nombreuses publications en revue, il déplace progressivement son activité d’écrivain vers le média numérique, via son site face-ecran.fr. Il est membre du comité éditorial de publie.net. Sur twitter : @dbourrion.

le pitch

Daniel Bourrion travaille souvent sur des ensembles courts et fragmentés, que son site recompose à l’infini en croisant des thèmes proches : mémoire de ceux qui ne sont plus, prégnance de la terre et des paysages de Lorraine, ce qui a traversé là des guerres. Une prose constamment aiguisée par le rythme et la denstié propre à la poésie.

le texte

 

I

Je suis né mort, je suis né mort d’une mort avant, je ne suis jamais né, je me suis juste glissé dans une vie vacante sans que personne ne me remarque, sans que personne ne m’en empêche, à croire que tout le monde attendait ça, que je vienne là, que j’entre dans cette vie-là qui n’est même pas ma vie à moi, qui est seulement une vie comme ça, une vie de remplaçant, une vie comme de doublure passant son temps et chacune de ses heures à attendre qu’advienne le bon moment et qui dans cette attente tente de faire seulement ce que les autres veulent de lui, rien que cela, en se disant que ce peu là, c’est déjà ça, c’est déjà ça de fait, déjà ça de gagné contre le temps et puis les larmes et puis le grand charroi des eaux qui montent du fond de nous et puis nous noient les uns les autres les uns après les autres très patiemment avec le sentiment du travail bien mené.

Je suis né mort ainsi et vif aussi enfant qui dès son premier cri ne faisait que répéter si possible le cri d’avant et savait déjà là qu’il ne le pourrait pas, qu’il ne serait jamais ce qu’il aurait dû être, qu’il ne le pouvait pas parce que personne ne remplace les morts et certainement pas les vivants, et certainement pas ceux qui n’y peuvent mais, d’être vivants quand d’autres meurent juste avant eux en leur laissant cette charge-là à transporter jusqu’au bout du chemin, cette tâche-là, celle de porter une ombre sur ses épaules, une houppelande de nuit.

 

II

Je n’ai souvenir de rien, et surtout de rien de l’avant – avant bien entendu il n’y avait rien que cette vie toute terminée quand elle n’avait pas encore débuté et que j’ai trouvée en l’état en arrivant, en naissant mort ou quasiment, enfant attendu seulement pour que renaisse la vie, pour qu’une histoire qui n’était pas la mienne se poursuive, pour que mes pas soient les pas de quelqu’un d’autre, avant.

De là je n’ai souvenir de rien du temps d’avant le mien, de l’avant de mon temps, et encore moins maintenant puisqu’à force de vivre mort, de vivre vif, je suis dans mon instant et nulle part ailleurs, je m’ancre seulement là au haut du temps présent, au haut de cette vague qui porte chacun des jours en cet endroit précis où n’existe nulle mémoire, ne vit nul souvenir, ne bougent que nos doigts et ce que l’on en fait quand on fait quelque chose du monde, des murs, des meubles, des routes, quelques vêtements à jeter sur nos dos, des draps qui deviendront linceuls beaucoup trop grands et que l’on garde en attendant le jour, le tout dernier, dans des armoires aux bouches mortes.

Je n’ai donc souvenir de rien mais c’est un rien tout plein de moi, un rien empli de moi entre ses lignes, en filigranes, et sur lequel je marche pour en saisir les limites, l’exacte figure, de cette manière lourde et rythmée des paysans traversant à pas denses comptés les pièces qu’ils viennent de labourer pour voir si tout va bien, si tout est là, si chaque motte a le ventre mis à l’air une fois de plus, cette fois encore.

 

III

Je suis né mort et cette mort je la porte dedans comme au-dehors à chaque pas que je vacille, manteau d’hiver au grand jamais posé de peur de ne savoir que faire sans lui pour me cacher, de crainte aussi d’avoir trop froid, moi le sans-peau, moi le tout-nu laissant ses petits pas sur la neige qui recouvre toujours tout, et mes chemins, et mon visage, même au plein de l’été, en son exact milieu, quand les passages que l’on emprunte longent des mers qui sont de blés et d’ors fondus, de chaumes durs qui dansent encore, de vergers pleins de leur silence d’après récolte qui est le même que celui qui l’hiver d’ensuite crucifiera chaque recoin de cette vallée où portent mes pas et tous mes gestes et chaque rêve que je découvre le matin dans une corbeille devant ma porte, celle de mon lit, celle du dehors.

 

IV

Ce mort que je suis, il doit expliquer tout et sans doute tellement ce grand panier percé que je transporte sans cesse, cette sorte de large couffin aux poignées qui se craquent, à l’osier qui proteste, et dans le fond duquel dorment de vieilles images dont les couleurs chaque fois demeurent et noires et blanches malgré tous mes efforts pour y porter palette, malgré le soin que je prends à tenter d’en lever poussière et salissures, ces sortes d’éclaboussures dont on fait comme si on ne savait qui les jette là alors qu’à l’évidence c’est ce grand gauche de temps qui barbouille tout et plie et ronge les bords des dessins de nous et puis nous-mêmes et même nos vies et leurs histoires dont finalement, quoi que l’on fasse, tout disparaît sans plus de traces, il doit expliquer tout ce mort que je suis ou tout du moins avoir sa part dans ce qui sourd à chaque instant du monde et que je vois, et que je lis, et que j’écris, transcris, pour n’en étouffer pas, pour pouvoir inspirer encore cette seconde et la suivante, pour pouvoir mettre ce pas devant cet autre dedans ma tête, dedans la langue, sans trop savoir pourquoi et dans le même mouvement en me disant que c’est manière d’être là, d’être né vivant et pas seulement mort, mort déjà alors que juste né, juste arrivé, juste tombé des limbes sans y comprendre rien, et pas tellement plus maintenant.

 

V

Ce mort que je suis n’est pas tout seul, heureusement pour lui qui n’aurait sans cela que sa seule absence à conter, il va partout accompagné de ses morts, ses morts à lui qu’il a vu passer devant lui, ses morts de poche, ses morts accrochés dans sa tête et qui sont coquillages d’un nacre tellement noir qu’on ne peut y voir rien qui vaille, il va toujours orné des morts qui lui font un collier tout d’ombre, un pectoral grinçant et long dans la nuit grise sale et faisant aboyer les chiens le long des routes, les chiens terrorisés d’entendre ça, le bruit que cela fait, le chant que cela donne ces légions-là de morts ensommeillés, à peine enclos dans leurs boîtes brillantes, alignés en parade grotesque et dont on sent à chaque mouvement qu’il suffirait d’un rien pour les voir réveillés et là toujours et à nouveau vaillants autour vivants à s’agiter, à danser toute la nuit cette gigue qu’ils savent faire pour nous gâcher sommeil et jour, pour nous gâcher le vin et puis les filles et puis l’été quand étendus dans l’herbe toute fraîche on regarde par dessous les arbres et qu’on les voit venir de loin à travers la grande plaine en faisant leur mine de rien, cette même tête drôle qu’ils ont toujours avant dedans leur bière où on les pleure, on les regarde, on se dit qu’ils sont plus petits qu’on les voyait et puis plus pâles, plus blanc de peau qu’avant, plus vides en somme mais donc emplis encore quand même de ce qu’il faut pour nous suivre partout ainsi que le font tous les miens parmi lesquels je ne dépare pas avec ma vie qui est une mort.

 

VI

Ce mort que je suis est presque un roi qui toujours se déplace de toute sa cour couvert et c’est autour des rires et c’est autour des chants et peut-être des intrigues et sans doute des amours et là-dedans debout autour de qui on cercle il y a le roi sans fards qui fait tout ce qu’il veut qui vient juste quand il veut mais que personne n’écoute et qui finalement de toute cette clique folle est toujours le plus seul est toujours le plus pauvre.

 

VII

Il me faudrait la force de conter chacune des vies de ceux qui entourent le roi, il me faudrait puiser tout au-dedans de moi pour ramener de là les images et les paroles qui constituèrent le tissu de ce que furent ces vies de pleine poussière mais c’est bien au-dessus de ce que je peux faire, bien au-delà de ce que peuvent mes bras de pacotille et mon âme fendue et ma tête avec ses coins de vent battus où ne passent que nuages d’autant que de ça, de ces vies qu’on dirait minuscules construites qu’elles ont été pierre à pierre sous la pluie et le gel par ceux qui marchèrent avant moi, furent eux vivants et pas nés morts, de cela, je n’ai par devers moi que des fragments, des pièces désaccordées qui font une sorte de puzzle aveugle dont personne ne sait comment il se complète ni ce qui va par là ou là, une sorte de puzzle jamais terminé que chacun passe au suivant en en mélangeant les morceaux, perdant certains, en inventant de nouveaux qu’il tire de sa besace, de ses cauchemars, de ses rêves quand il faut, le tout finissant par former au fond des grands sacs que nous portons quelque chose d’informe qui ne ressemble plus à rien qu’à nous-mêmes, nous tous empêtrés dans nos légendes de quatre sous dont nous ne trouvons même plus les bords, pauvres de nous, pauvre de moi.

 

VIII

Il me faudrait aussi trouver courage et plonger ma main toute froide ma main de glace dans le bitume des morts pour y crocheter quelque âme et la sauver ainsi des temps et des oublis, de notre nonchalance, de ce qui fait que nous oublions tout et même nous et même ceux d’avant qui sont comme nous puisque nous sommes d’eux tirés, exactement, construits de même tourbe, de même masse de choses informes dont la terre et les arbres sont prodigues et qui tombées se mangent et puis se fondent et puis nous servent à nous à devenir vivants un peu, il me faudrait chercher bravoure dans mes cavernes et capturer une ombre de celles qui sont partout autour de moi et vont toujours où je m’en vais pour m’en faire une amie, pour m’en faire une compagne, et alors on nous verrait devisant, cette ombre et moi, tels de vieux amis qui savent d’où ils s’en viennent et puis où ils s’en vont et qui n’ont malgré tout de cesse de se dire les choses et puis les gestes et puis chaque contour de la route, chaque recoin du chemin, le moindre brin d’herbe, elle me disant finalement derrière chaque mot qu’être né-mort, qu’être ainsi mort n’est donc rien, n’est pas douleur, n’est pas misère, n’est qu’une manière d’être autre aussi, et moi la consolant d’un rien, l’accompagnant sans crainte et sans me détourner là où les autres font pâles figures et poussent hauts cris et détalent tous, moi restant là sans tressaillir malgré sa peau de morte, ses oripeaux de nuit et de poussières, ses lèvres troussées sur sa bouche à parfum de chairs putrides, de cimetière aux quatre vents.

 

IX

Pourtant, reculant face au risque de réveiller quelque endormi qui aurait souhaité le rester et que je dérangerais alors dans son repos sans nulles autres bornes que celles d’une éternité large, reculant face à la crainte de voir dans ses yeux morts que je le suis aussi, le suis toujours, mort puisque né-mort vraiment, je reste ballant à regarder ce qui fait face aux chemins dont les stries lacèrent le ban et l’arrière-ban de la vallée, des arrières du village où ne passent que ceux qui ne veulent pas que l’on devine où ils s’en vont d’où ils s’en viennent, de chaque bois et chaque passée que l’on remarque si l’on regarde, seulement si, des champs tournés, de ceux en friches et de ceux qu’ensemencent les gestes augustes des semeurs, qu’ils soient ceux de maintenant ou ceux d’avant, ce sont les mêmes, les fils et puis leurs pères et rien donc n’a changé que le ciel au-dessus de leurs semailles patientes et comme désespérées et en fait même pas ça, même pas ce couvercle qui pèse bas et porte lourdes des couleurs grises, du vif-argent, du mercure blanc, des blocs de noirs qu’on dirait prêts à nous tomber en plein dessus pour nous punir, sans doute cela, pour nous châtier d’on ne saura quoi précisément et peu importe, nous avons tous de quoi mériter largement la punition, je reste ballant ainsi sans rien bouger de mon corps à regarder le tissu noir-gris qui fait mes yeux et tient serrée la toute première de mes paroles, celle qui pourrait enfin lâchée crachée vomie me permettre de respirer un peu plus que mon saoul.

 

X

Cela ne m’attriste pas d’être ainsi le né-mort, cela ne me touche pas, j’y suis maintenant tant habitué qu’une vraie vie m’arriverait, que je ne saurais sans doute pas comment faire pour vivre vraiment, pour vivre entier, je ne le saurais sans doute pas.
Cela ne m’attriste pas au vrai puisque je vis toute ma vie, toute la vie, au travers des autres et puis de vous, je vis comme un enfant posté derrière une vitrine de fête regardant les belles mécaniques qui tournent et puis clignotent et virevoltent et sont tellement précises que l’on finit par croire qu’elles sont réelles, réellement vivantes et belles et que tout cela marche tout seul sans aucun ressort là-dedans sans fil et sans baguette et sans aucune bourre pour faire tenir debout cet ours-là ou ce bonhomme, une vitrine de fête qui est comme la vie et peut-être bien mieux puisque ni mort ni nuit ne viennent gâcher la fête et les flonflons et les rires et les chants et les poursuites que l’on se fait dedans la foule à se chercher et à se perdre en sachant bien qu’on se trouvera à un moment ou à un autre – cela ne se peut pas, de ne pas se trouver quand on se cherche vraiment, quand il est inscrit quelque part que l’on se croisera et même si c’est soi-même que l’on cherche, cela ne se peut pas, de ne pas se trouver.

 

XI

Je suis né mort et à force de vivre j’en ai fait mon unique raison de debout me tenir.



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1ère mise en ligne 16 avril 2013 et dernière modification le 18 juin 2013.
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