Alain Chanteraud | Jingle au Flor de Copa

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l’auteur

C’était un monde ouvrier d’il y a plus de quarante ans, des gens venus de la terre avec encore au fond de leur poches la poussière des champs et de la sciure de bois. Alors normal, être apprenti, ouvrier soi-même, employé… mais aussi normal de vouloir suivre la petite ambition, le petit ton de l’ascension sociale revendiquée, quelques études, d’autres boîtes et d’autres industries, petit patron, artisan et commerçant, cadre en col blanc, et fonctionnaire de l’État. Puis enfin l’idée d’écrire qui revient peu à peu au fil de ce grand cirque qui se grippe, écrire comme pour tracer la route parcourue et ne plus rien oublier. Alain Louis Chanteraud habite en Touraine, il a 50 ans, et n’a jamais encore rien produit qui puisse être édité. Incité à le faire par quelques auteurs reconnus, il démarre la conduite d’un blog dont le titre n’est autre que l’anagramme de son nom : alchanteraud.wordpress.com/.

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le texte

Ce récit vient d’un rêve vécu mais c’est également le constat d’une fin annoncée que personne dans cette histoire ne voulait voir vraiment, un moment de vie entre parenthèse assumé comme tel au détour des années 90. Il est écrit tout à la fois en hommage et en reconnaissance : images, adolescence, souvenirs certainement d’une époque où tout semblait possible parce que l’inconscience ou l’audace, la construction d’une expérience, ensemble baroque sans vraie cohérence sauf peut-être celle de bien vivre le moment présent. Ce pourrait être aussi le premier volet d’un triptyque consacré aux métiers, la deuxième partie peut-être, entre un premier récit centré sur un travail manuel et un autre censé représenter l’étude et la gestion. L’ensemble rejoint une des préoccupations de l’auteur qui est de témoigner au plus près des réflexions d’un ouvrier, d’un employé, d’un cadre… de ce qui fait l’activité industrielle ou technique, comment elle est vécue, comment elle est choisie, subie, magnifiée. A C.

J’ai insisté auprès de l’auteur pour disposer ici de ce que je savais de son écriture, âpre enquête autobiographique plutôt du côté de Michon et Bergounioux. Et puis soudain voici cette lave tremblée, avec vie sociale et politique, et tous nos signes du jour, les livres tout aussi bien, rassemblés comme dits d’un seul mot... Double merci donc. FB.

 

D’abord l’inauguration du Centre National de la Bande Dessinée et de l’Image, avec notre plus belle image à nous du moment, le pilote d’une petite pincée de minutes de Manu d’après le personnage inventé pour la cause par Franck Margerin. Jack Lang avait coupé un cordon qui ne le serait pas tant que ça finalement, peut-être parce que le Président se souviendrait de son passage au lycée Saint-Paul, peut-être quelques amitiés encore. On avait bu du Champagne et prononcé quelques discours de grand-messe (Roland Castro : déchirures d’abîmes, passerelles vertigineuses, façades coupées, ruines réhabilitées…), sur ce site qui avait vu au fil de l’histoire une abbaye et les Brasseries Champigneules en face des papiers Le Nil. Et alors que Manu se projetait pour la première fois sur un grand écran (une autre fois aussi dans un festival à Marly-le-Roi où j’avais retrouvé Julie et bien entendu, à Annecy) mon seul vertige à moi était pour ma fille qui voyait le jour dans une maternité à cinq kilomètres de là. Jack trainait sa cour et promettait, il se félicitait même, tandis que 1 500 planches ou dessins originaux, 5 000 documents, 6 000 albums de BD, le dépôt de la Bibliothèque nationale de France, et moi, une grande fierté, ma fille qui criait en pleine lumière, bienvenue dans l’image. Cohen était là également, en costume des Perfectos comme sur la pochette du disque Balise, mais déjà il repartait bougon et déçu que l’on n’ait pas fait plus de cas de la musique de Manu ; il avait la même tête que son fils Max aura plus tard au cinéma, le même putain de caractère que ses poulains produits et lancés plus tard aussi sous le nom de PP Prunes ; sans doute ceux qui se ressemblent s’assemblent. Mais le même grand cœur aussi et les idées et les rêves. Bien loin de cela, nous, nous voulions, comme Les enfants de la liberté (la première vraie production du studio), et voilà que nous étions livrés en toute conscience aux affres du commerce business ou aux commandes de l’Etat. Il fallait à la fois plaire aux élus locaux, les convaincre finalement de nous loger, de nous nourrir, de nous transporter, avec le nouveau TGV nous pensions même nous trouver désormais à portée de tir de n’importe quelle cité européenne, nous ouvrions un bureau à Londres (un nom, un numéro de téléphone, une boîte aux lettres), nous recevions les producteurs de tout poil et nous étions reçus chez eux pour ces bons échanges de repas de famille avec des Pascal Héraut qui dans ses toilettes tapissait les murs de magazines fifties : Wink (Do you know how to kiss ?), Foto (Parade of people) Beauty Parade (The world’s loveliest girls) et d’autres cartes pastel. Habitué de Pictorial Service, je le soupçonnais même de faire porter régulièrement rue Delambre des négatifs de séances bondage à tirer en format 20 x 27 et les classer ensuite par thèmes dans de grands classeurs plastifiés. On croisait aussi les pontes d’Ellipse, et ceux d’AB comme Aboulay, Berfa, auprès desquels il fallait pleurer un rendez-vous à caler dans leurs agendas d’hyperactifs en série à douze images par seconde. Près du studio dans le parc mi ville-mi campagne aménagé dans cette ancienne ferme, que mon père avait connu dans sa jeunesse de laboureur, que mon oncle avait connu du temps de l’entreprise de BTP Robin qui s’y était installé ensuite et avant qu’elle ne coule et ne soit remplacée par les plateaux techniques de Maximum Vidéo ou d’International Droits et Divers Holding, pas moins éphémères mais beaucoup plus visuels, j’aimais les cèdres et le cheminement dans les graviers qui serpentaient entre les bambous, j’aimais le ciel dans mon grenier où était installé mon bureau blanc, tout blanc le sol, les murs, le Placoplatre sous les poutres, les huisseries gonflées sous la pluie de l’ouest, les huisseries écaillées sous le soleil d’août. J’affichais dans l’escalier les plannings épisode par épisode, édités en continu sur l’imprimante à picots et tout cela résonnait tant dans le grenier que l’on ne s’entendait même pas au téléphone. Alors je descendais à l’étage au-dessous pour voir les filles des décors qui parfois s’emmerdaient dans une mélancolie bercée à peine par un disque de bossa nova que je ne connaissais pas, ou bien lancées dans de sombres débats sur le parcours politique de Paul Nizan, que je connaissais si peu. Juste derrière la cloison était Mademoiselle K. la reine de la couleur sur elle, autour d’elle, tout en elle chantait les couleurs comme si elle s’habillait toujours en miroir des nuanciers Pantone ; son rouge à lèvres magnifique et fushia, ses yeux brillants, je la regardais longtemps déposer la gouache au pinceau sur des celluloïds et jusqu’à la moitié seulement d’un tracé d’à peine un millimètre de noir. Les gouaches séchaient, puis on les retournait sur une table lumineuse en réveillant déjà ces personnages ces objets et comme sortis des vignettes, qu’ils allaient à l’évidence dire ce qui était écrit dans les bulles, même bien plus, ce qu’ils avaient sur le cœur, avec un moteur de mobylette qui part ou qui pète, un son d’ambiance, une musique, un jingle. Je me souviens d’une photo, je ne sais pas qui décide de cette photo, peut-être Jean-Yves, je me vois assis sur mon 500 XLS avec le casque posé sur le réservoir, juste arrivé ou prêt à partir, dans cette idée aussi de cadres engagés dans l’industrie culturelle un zeste décalés mais toujours jeunes, forcément jeunes à lire des romans japonais en écoutant Iggy Pop. Et pourtant chez lui à Jarnac c’était un peu bourgeois, une décoration qui ressemblait plus à l’idée que l’on se faisait de sa compagne chef d’entreprise que de l’artiste en bordel qui perdait ses clés et ses clopes, qui ne dormait pas toujours la nuit, qui dessinait comme en fuite permanente une ligne permanentes de fuites. D’ailleurs aussi à Paris plus tard rue Pierre Semard, les hauts plafonds moulurés et les cheminées de marbres, une certaine idée du confort en canapé cuir de buffle sur des planchers cirés. Repas classiques mais très bons Pomerol, et les Cognac étaient du cru, longtemps après dans la nuit avec une seule lumière à l’ampoule invisible dans la vapeur chaude des cigares. Quand parfois je représentais la boîte dans des réunions du Conseil local du patronat français, ou de quelque club d’entrepreneurs, là aussi de belles découvertes dans la réserve personnelle de Jean-Paul Camus, je faisais aussi quelques voyages d’étude et de prospection, des prétextes à conquêtes avec des plans ficelés comme dans le Mercator. Partis une semaine dans la vallée de Saint-Claude, une plongée dans le jouet entre Vilac et Smoby, entre les plastiques injectés, thermoformés, roto-moulés, et le bois tourné poli et peint, les odeurs de vernis et de poudres tièdes réduites en pommades collantes et coulante en pâte guimauves. Moi ce qui m’intéressais (innovation, diversification, rentabilité), c’étaient les produits dérivés de nos séries, comment on pouvait les fabriquer, de quelles manières et à quels prix. Et Madame Fanny Treuil, une belle femme DRH et maîtresse de maison, en pantalon de peau et chemisier couleur de mangue, de nous inviter à diner dans son château au pont levis de chêne, et son mari qui descend dans les caves pêcher une de ces merveilleuses bouteilles de vin de paille aussi jaune qu’un miel de pissenlit extrait des berges près des lacs jurassien. La nuit rentrés à l’hôtel, appuyés sur la rambarde de pin, nous sentions l’humidité de l’air filant dans un chemin fait de cailloux d’ardoises ou de schistes, la résine transpirait, amère, quand à l’autre bout du balcon le petit point rouge d’un fumeur me rappelait mon père un soir en hiver. Nous ne vendions rien. Pas même une licence pour un sticker ou deux. Bien plus délicates étaient les réceptions de nos contacts étrangers, les gouacheurs amateurs polonais de Bielsko-Biała, les animateurs énervés de la branche américaine de Créativité & Développement et leurs amis japonais de KKC&D (ceux qui m’écrivaient : Dear Chanteraud San, you don’t understand), et les pseudo-conquérants du story-board venus exprès de Pyongyang. La relation avec la Pologne était assez agréable grâce à Dominique qui parlait couramment le russe ; il s’agissait surtout, je crois bien, de les former aux méthodes françaises et techniquement, il semblait que cela fut possible. Quelques renvois de décors (un peu ternes, un peu raides) et surtout quelques essais d’animation laissaient un espoir. Nous avions reçu un bobinot de quelques secondes, rapidement visionné dès l’arrivée du facteur (et Sandrine avait à peine sauvé les timbres pour son petit neveu des coups sauvages de X-Acto) sur l’antique table de montage 35 mm que nous avions installée au rez-de-chaussée et si ce n’étaient les problèmes de respect de model-sheet, peut-être auraient-ils pu nous rejoindre vraiment. En fait, je crois que nous ne savions pas comment construire un contrat de joint-venture avec la Pologne, sans parler des délais d’acheminement des colis ou des écarts de changes. C’était plus facile avec la Californie, c’était surtout obligatoire et imposé par le coproducteur français de la chaîne, ou bien à cause du contrat Hot Weels de Mattel ; les colis des décors et des modèles partaient ainsi tous les vendredis de la gare par DHL ou plus sûrement par Federal Express, envoi doublé de télécopies (les leurs trouvées le matin pliées en accordéon quand elles avaient bourré la machine la nuit) et coups de fil en fin d’après-midi chez nous. Ceux-là travaillaient comme pour eux, sans se préoccuper jamais de l’expression d’un visage (tu vas animer un haussement de sourcil ou une main tremblante ?) ou même du scénario original parfois si mal traduit ou carrément modifié sans prévenir personne (et je devais alors calmer les auteurs, des Sacco et Vanzetti menaçants, et rire un peu de leur pouvoir au sein de la Société des Auteurs Compositeurs Dramatiques, dramatiques en effet, assis sur leurs droits), seuls les modèles réduits de Mattel Cars étaient bien dessinés. Les coréens étaient tout de même bien plus drôles. C’était aussi l’année du Livre Inter, celui qui fut présidé par Héctor Bianciotti et qui couronna la hongroise Ágota Kristóf pour Le troisième mensonge. C’est le rédacteur en chef de la Charente Libre qui m’avait appris que j’étais retenu pour participer au jury, il m’avait appelé au bureau, j’avais eu droit à ma page dans le journal et à l’admiration de ma mère puis du commercial qui venait chaque semaine pour vendre de la papèterie (un vrai dragueur et il s’appelait Plancoët), la palette de ramettes A3, les gommes et les crayons rouges ou bleus col-erase de chez Faber-Castell. Je portais une veste verte le jour du jury, quasiment vert pomme comme les jeunes feuilles des marronniers de ce mois de mai, et je n’aime pas revoir cette photo pour laquelle nous avions tous posé aux côtés du président, moi un peu ridicule aux côtés d’Ivan Levaï ou de Patricia Martin et de Nina Bouraoui surtout, primée l’année précédente, qui aurait préféré être ailleurs, comme moi, moi avec elle. Nous étions trois du sud-ouest, un jeune étudiant et un tailleur de pierre nommé Wall je crois ; un autre, ébéniste de son état avait réalisé pour chacun des membres du jury un petit livre de bois pyrogravé et vernis. Nous avions dîné dans un grand hall de Radio France, j’avais aussi passé pas mal de temps dans le musée de la maison ronde qui avait mon âge, déjà, il me semble aussi que j’avais répondu à une question d’un journaliste lors de l’une des émissions où nous étions conviés et associés. Lors du cocktail le dimanche soir, le grand argentin (c’est la première idée qui m’était venue en lui serrant la main, il n’était pas encore académicien) m’avait demandé comment il était possible d’adapter pour le cinéma un roman, un texte écrit seulement pour une lecture solitaire, ne serait-ce même qu’une bande dessinée en film d’animation ? J’avais répondu, j’avais bafouillé plutôt, que cela dépendait de bien des paramètres, et je ne savais pas quoi faire de mon verre, qu’il serait sans doute impossible d’animer la Recherche du temps perdu, que ce serait criminel de penser filmer l’œuvre de Gracq mais que, ma foi je l’aurais fait, et mes chaussures me serraient, il m’aurait semblé possible d’adapter La Nuit des temps si toutefois les ayants droits de Barjavel l’avaient bien voulu. Avec la confiance et la collaboration de l’auteur bien entendu. Ils ne le voulurent pas. Il est vrai que c’était toujours difficile, nous sortions à peine d’une négociation longue et avortée, à cette époque, de l’adaptation du Loulou de Solotareff ; qui m’avait expliqué cependant comment produire ce trait comme au feutre sur un plastique mouillé, tout simplement dessiné miniature et agrandi au photocopieur sur du papier calque. Bianciotti fit une moue dubitative et vira sur le prix qui venait d’être décerné, on avait contacté l’écrivaine en Suisse où elle résidait, elle serait là demain, que lui dirait-on ? Moi, j’avais d’abord voté pour Michèle Rozenfarb car son bouquin aux éditions de Minuit s’intitulait Tendre Julie, c’était peut-être d’abord pour Julie, je suis bon lecteur et bon client, presque tous les livres de la sélection m’avaient plu à l’exception d’un gros pavé historique, érudit et finalement sans passion. Avec Tendre Julie, j’avais tout de même eu l’impression de connaître très vite à la fois ce château d’eau décrit par l’auteure (une tour, un phare, un intérieur), la maladie de Julie aussi je la connaissais. Ágota Kristóf s’était très bien également, les jumeaux, la séparation et les frontières, les mensonges obligés ; elle m’avait tant impressionné le lendemain que je n’avais osé lui demander ne serait-ce que la simple dédicace que chacun désirait. Elle semblait réservée, timide, elle se disait même étonnée de tant d’honneur, elle souriait, sans façon. Oui les coréens du nord étaient plus drôles, arrivés devant la salle de la Salamandre dans une grosse limousine noire aux vitres teintées, l’ambassadeur en tête et peut-être déjà le Président Raffarin ou le maire en tapis rouge, perdus en politesses variées, la porte retenue, la poignée de mains appuyée avec la main gauche caressant l’autre main serrée. Mais il avait fallu d’abord regarder un film tremblant sur la modernité de leur industrie, des usines démultipliées toutes semblables, propres mais grises, des barrages et des alternateurs, des turbines et des cheminées de vapeurs, des trains électriques et des voitures carrossées comme celle qui était garée là sur la place François 1er capables sans doute d’avancer dans un sens comme dans l’autre avec deux postes de commande, pour le bien du peuple et selon le regard éclairé du Grand Leader Kim Il-sung ou de son fils Kim Jong-il. Durant tout le repas servi dans un des salons particuliers de l’Echassier, petits feuilletés de foies gras truffés à la mousse de Pineau, durant tout le repas, pas une de leurs déclarations traduites en simultanée par la seule femme de l’équipe, pas une qui n’oublie de citer le Grand Leader qui souhaitait tout de même, visionnaire (elle insistait), attirer l’attention du reste du monde sur la formidable réussite économique de son pays. Sans rire, savaient-ils au moins dessiner ? Un jour, peut-être, réaliserions-nous Corto Maltese à Pyongyang mais pour l’heure… même ils étaient capables de toutes les productions pour peu que nos entreprises le veuillent bien, un peu d’humanité et un peu d’amour, sans haine et sans guerre. Le repas fut un peu long, personne n’osait interrompre les monologues de son excellence l’ambassadeur auprès de l’UNESCO pour la Corée du Nord, ni le patron de Leroy-Somer qui regardait sa montre sérigraphiée d’un LS vert granny (il en avait offert une pour le Grand Leader), ni la patronne de la grande maison de Cognac, très grande maison (une carafe en cristal de Baccara avec un Hors d’âge pour le Grand Leader), ni même le président de la Chambre de commerce et d’industrie, ni même encore les élus, encore moins les cinq ou six représentants des petites et moyennes entreprises en avenir, présentes autour de la table. Une plaquette imprimée fut sortie un moment d’un attaché-case, on y voyait en noir et blanc une foule de petits soldats de terre penchés sur de minuscules tables à dessin et surveillés dans chacune des travées de cet immense salle de travail où, lisait-on dans la légende en anglais, les fils du peuple produisaient 1 000 heures de programmes annuels destinés aux télévisions et au cinéma. J’oubliai tout cela lorsque je revins à Paris, loin des contingences matérielles propres au gros de la troupe resté en campagne. Et de la rue Antoine Dubois où j’habitais jusqu’au trente-deux de la rue Monsieur le Prince, je remontai lentement suivant par quelques détours les vitrines des libraires, les quatre ou cinq de la rue-même ou celles des rues de l’Odéon (entré un matin chez Arléa pour voir Jean-Claude Guillebaud et lui dire que j’avais aimé Un voyage à Kéren, que je ne vis pas alors, que je croisai plus tard sur un quai de la gare Montparnasse transportant jusque chez lui sans doute un carton marqué Macintosh), rues Racine ou Vaugirard pour ensuite quelques mètres à peine, ou pousser jusque chez Corti face au parc, et saisir enfin les affiches de cinéma au fronton des Trois Luxembourg. Le nouveau studio occupait deux étages répartis entre le trio exilé de l’Encadrement et les story-boarders, les layout men, les animateurs et les décorateurs ; nous caressions alors le beau projet d’un premier long métrage en noir et blanc très noir en fait, une biographie romancée de Betty Page (mais où est passée Betty après cette grande époque des photographies d’Irving Klaw ?), Lio aurait prêté sa voix (elle était devenue l’amie de la maison, incontournable depuis son installation à Vitrac Saint-Vincent), avec un scénario peut-être de James Ellroy mais plutôt finalement de Jérôme Charyn qui était venu un jour boire un café chez nous, chapeau stetson sur la tête toujours, enfoncé dans le fauteuil Ikéa simili club les jambes croisées très haut, je crois même qu’il avait accepté la Rothmans king size offerte par Jean-Yves qui déjà pensait à créer Oggy et les Cafards, il en parlait un peu ; Jean-Yves à la fois félin de gouttières des zincs et sujet au cafard, oui. Nous avons ensemble passé quelques heures dans des bars américains à parler d’Evreux ou de Déols, de sexe ou d’alcools (découverte avec lui d’un Caol Ila de 15 ans d’âge), et de vers aussi car il aimait son presque homonyme Arthur découvert comme pour moi je l’avais fait également, vers quatorze ou quinze ans, et de policiers qu’il lisait mais que je ne connaissais pas, à part Vargas (mais il disait que Vargas était surtout un peintre de pin-up), des bouquins qu’il me jetait dans les mains au détour d’un rayon de l’une de ces boutiques du cinquième arrondissement encore ouvertes la nuit (ou bien de la rue Montmartre ?), puis nous marchions au hasard, vers la Seine, le quai des orfèvres d’où nous cherchions à comprendre les fenêtres éclairées pour quel braqueur des bijouteries, amateurs de pierres, histoires de hold-up en gants blancs et de double-jeux féminins forcément, et je me disais que certains, je crois bien pourtant avoir vu une vedette sombre descendre le fleuve sans la voir vraiment mais le moteur résonna longtemps sous les ponts comme la patrouille invisible d’un petit avion de reconnaissance dans l’ombre du ciel, et l’odeur de l’eau froide contre les pierres de taille et les anneaux rouillés dans un clapotis de petites vagues irisées sous la lumière aux néons de longues minutes après le passage du bateau, et je me disais que certains se jetaient de ces parapets ou de ces quais pour être alors définitivement et à jamais oubliés. Le studio démarrait doucement sans que la proximité recherchée des télévisions n’apportât plus de projets ou plus de signatures de contrats qui nous rendraient célèbres ou bien riches ou bien reconnus pour nos idées originales, novatrices, résolument tendance. Dans les bureaux de la télé publique ou de Canal, à plus forte raison chez les étrangers de ProSieben, Cartoon Network ou de Teletoon qui à peine condescendaient à lire un fax d’un petit producteur francophone, la crise de la production audiovisuelle pour la jeunesse comme on disait. Nous étions dans la finalisation de partenariats avec La Cinq après avoir produit ces vingt-quatre heures de la série Michel Vaillant. Installation intense et rapide au début, après la visite de quelques plateaux professionnels et de nous décider avec enthousiasme pour un loyer trop cher du quartier latin (pas trop de mal à plaider la cause avec Jean-Yves auprès du patron), une sorte de suicide de boîte tout de même mais avec quel panache. Le jour du choix, les arbres étaient luisants d’une de ces pluies tièdes qui viennent parfois fin avril, les bancs séchaient vite cependant, et des filles prenaient leur déjeuner avec une petite serviette de papier blanc dépliée sur leur robe claire du côté du Marius debout sur les ruines de Carthage ; sur les boulevards les courants d’air étaient aux années soixante et aux études supérieures, on savait les Grands hommes tout près de nous, on savait de ceux qui nous impressionnent que rien n’était à craindre, aucun désir de persifler sur notre créativité, que jamais ici personne ne rirait de nos bohêmes de jeunesse à l’ambition bourgeoise, que justement ici, tous les contraires étaient permis, toutes les contradictions pardonnées dans un élan permanent de bienveillantes sciences sociales. Il nous semblait alors possible de nous prendre enfin pour de grands professionnels montés à Paris pour une reconnaissance due, il paraissait normal d’aborder les stars des médias et concevoir avec eux n’importe quel projet indu. Je téléphonais aux Souchon (Pierre au téléphone, oui, je vous passe mon père), et je voyais les frères Séchan, au Flore (Thierry tripotant un Nokia comme je n’en avais jamais vu encore, un café je crois pour Renaud échappé juste du rôle de Lantier), je partageais même un fondant au chocolat avec Jonasz et Lodéon alors qu’ils discouraient ensemble sur une sonate pour violoncelle de Boccherini (Largo Assai disait Jonasz), au désespoir de n’avoir rien à croquer sur le Loupiac qu’ils levaient sous leurs nez ; alors que je n’osais passer le porche du lycée Henri IV, que je m’aventurais à peine en Sorbonne, la trouille toujours d’être démasqué dès le péristyle par Homère lui-même puis dans la galerie des lettres au bout de laquelle je ne suis jamais parvenu, emmêlé dans mon alphabet ou honteux si bien de n’avoir lu que René Fallet sur un quai de Villeneuve-Saint-Georges. Le soir ainsi, sortant de mes Gantt et de mes feuilles de calcul aux formules financières, chemins critiques de la gestion de production, devis-calculs d’emplois optimum de ressources (humaines les ressources, pourtant), plein le dos de ces opérations en faux-semblants sur le bureau noir brillant sur lequel heureusement venait quelquefois se poser la soie des fesses de Julie, l’air devenant alors lourd de peurs de perdre tout dans l’électrique nuée dont assis je ne voyais qu’un tout petit triangle, sans horizon sans but autre que celui de rêver aux demains qui peut-être. Nous avions pensé diversifier ou mieux encore, adapter la bande dessinée en parallèle même de sa constitution, un peu comme avec Manu pour lequel j’avais suivi quelque peu la post-production chez Vidéo Digital Multimédia et le doublage aux Auditoria de Saint-Cloud, des soirées longues de travail sur les premiers système Avid, les banques infinies et les mixages encore infinis de ces mixages, et même la course à moto vers trois heures depuis Alésia pour apporter la bande des musiques toute chaude sortie du studio de Claude Cohen. Dans ces jours-ci, nous avions fêté aussi chez Balzar la naissance de Grodada (amuse les enfants, et papa maman), avec le Professeur Choron, Cavanna et Charlie Schlingo, cinq bouteilles de Champagne à six durant le déjeuner et ces artistes excitateurs et désabusés qui, la main baguée lancée vers la jupe de la fille de salle et qui, le regard sage emporté vers quoi par quoi l’impossible bêtise des hommes (et qui casse la gueule à ceux qui veulent se battre) et qui, tel un ours chiffonné éperdu de silence et jouant d’un doigt sur un verre vide, mais le contrat signé sur la table, mais Choron qui finissait par sortir sur le trottoir vers quinze heures hélant un taxi et dans un dernier salut à son public abasourdi, embrassait sur la bouche le policier présent ici, sans doute une personnalité attendue dans le quartier, puis disparut dans une fumée de diesel quand il flottait dans la rue des écoles comme un léger fumet de Café-Crème ou de Flor de Copa.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 2 mars 2014.
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