Simon Stawski | Laeken, Belgique, 1869

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L’AUTEUR

Simon Stawski est né en 1990, il est actuellement dans sa dernière année de maîtrise de Lettres Modernes à l’ENS de Lyon, en littérature contemporaine. Agrégé de lettres depuis juillet 2013, il a soutenu en 2012 un mémoire sur les poèmes en prose de Julien Gracq et prépare actuellement un second travail sur l’œuvre de Pierre Bergounioux. Il tient depuis un peu plus d’un an Le Carnet rouge, un site où partager lectures et articles critiques.

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LE TEXTE

« L’idée de ce bref récit m’est venue en feuilletant, sur internet, d’anciens journaux du XIXe siècle. J’ai choisi une date au hasard et décidé, pour chaque fait divers relaté à la rubrique qui leur est consacrée, d’en tirer une narration plus ou moins fidèle au fait d’origine. Il ne s’agit le plus souvent que de micro-événements, de péripéties dérisoires, loin des meurtres ou des affaires judiciaires sordides qui font par trop de bruit ; le minuscule, le tout-venant m’intéressaient. Je voulais obtenir une forme de tranche, de coupe – en partie fictive, imaginée a posteriori – dans le quotidien d’un siècle passé, à travers les menus événements qui s’offraient au lecteur de journal, le 9 octobre 1869.Voici le premier de ces récits. »

 

 

« La justice de tous les pays, on le comprend, a lieu de s’émouvoir du moindre incident de ce genre en présence des méfaits graves signalés dans diverses contrées de l’Europe. Aussi la nôtre informe-t-elle avec une sollicitude et un zèle continus. » Le Siècle, numéro du 9 octobre 1869.

 

On ne sait pas qui, le premier, signala aux policiers la présence de ce jeune homme que l’on avait vu errer dans la région, seul toujours et sans bagages. La silhouette inconnue s’était rapidement détachée sur le fond sans heurts ni troubles du paysage local, s’était distinguée par une certaine façon qu’elle avait de déplacer les lignes sur son passage, de laisser derrière elle comme un léger remous. Peut-être quelques paires d’yeux étaient-elles lentement venues, depuis les profondeurs austères ou lambrissées des maisons, se coller aux vitres pour recueillir à l’aube, dans la lumière grise, décapante, la vue de ce passant improbable. Il marchait. Dans les bois voisins, entre les troncs bleuis des régions du nord, sous la végétation où s’accrochaient les rayons froids, violets, de l’automne, il marchait.

Un matin, on l’arrête pour vagabondage.

On lui pose la question première, la seule qui compte : comment, c’est-à-dire avec quel argent gagné à la sueur de quel travail honnête, vit-il ? On arrive à plusieurs, le soleil commence tout juste à monter, peine dans la brume des premières heures à réchauffer le sol dur, on se poste devant lui en uniforme et on lui demande à mots couverts ce qui lui fait croire qu’il peut, lui, solitaire, vingt-deux ans, qu’il a le droit de marcher sans discontinuer sur ces terres sans verser tribut au labeur collectif – payer son dû au monde tel qu’il est. Il ne répond pas, d’abord. On répète la question, plus insistante, lestée d’une menace plus lourde et moins voilée. Quels sont ses moyens de subsistance ? Il répond ce qu’il ne faut pas répondre, alors, car il n’y a pas de bonne réponse à cette question lorsqu’elle nous est posée sur un sentier de campagne au beau milieu de Laeken, Belgique, octobre 1869, et qu’on est pris sur le fait, en train de vagabonder. Il dit qu’il n’a rien d’autre que trois francs cinquante, et qu’ils sont dans sa poche. Tout ce qu’il a tient dans sa poche. On le tient. On l’emmène.

Au poste, une fois ramené entre les murs épais, solides, auxquels il faisait insulte avec son pas alerte, son allure de bohémien, on le fouille. On dépose sur une table, à côté de lui, le contenu de cette poche si petite et pourtant si peu remplie, selon lui, et l’affaire se complique. Quarante francs ; un testament adressé à ses parents, en France ; une lettre soigneusement cachetée, portant la mention A n’ouvrir qu’après ma mort ; un papier de faveur du théâtre de la Porte Saint-Martin ; divers papiers, mêlés ensemble, sans ordre ni soin particuliers, possibles traces de précédents emplois en France auprès d’un notaire et chez un avoué. On regarde, l’œil perplexe. Et alors que tout le monde s’occupe de ce qu’il faut bien appeler les preuves d’un mensonge éhonté, incompréhensible, tandis que l’on s’interroge sur des restes épars de ce qui semble avoir été une vie en bonne et due forme, il s’anime. Il traverse la pièce en courant, rapide soudain, son pas léger le porte, laissant tout le monde autour immobile, incapable du moindre geste, jusqu’à la fenêtre qu’il enjambe – il saute. Les agents en contrebas voient percer dans le ciel gris un projectile, une détonation silencieuse qui l’espace d’un instant traverse la tendre compacité des nuages d’octobre, se taille une voie par la seule vitesse de son corps lancé dans l’épaisseur alourdie de pluie, car l’averse arrive. Il retombe sur le pavé, glisse un peu, se redresse, prêt déjà à repartir, mais les bras, deux, quatre, huit, l’empêchent au moment de l’impulsion, brisent son élan. Il est au sol, on l’y maintient. On s’assure que tout le poids de la vie sédentaire dans ce qu’elle a de plus saillant, le souci de son autorité revêtu d’un képi, le force à rester allongé, le dos contre les carrés de pierre taillée, avec en dessous la terre froide, humide, et le noyau qui l’attire irrésistiblement à lui. Ses jambes bataillent en vain, remuent sous les corps. Il crie peut-être, et des gens dans la rue s’arrêtent ; on regarde ; on secoue la tête de gauche à droite, et de droite à gauche, comme un bon gros bœuf, et l’on s’abstient de passer son chemin.

Le vagabond, le fuyard est ramené à l’intérieur. Il est calme à présent, plus rien n’indique l’agitation d’il y a quelques minutes à peine, ces soubresauts d’animal captif. Il a repris consistance, son regard n’exprime rien, et c’est même avec un léger sourire qu’il accueille le commissaire. Ils sont face à face, de part et d’autre d’un bureau. L’autre arrive armé de toute la force, de toute la légitimité par la matière à lui conférée, de cette assise imperturbable qui fait le notable, le procureur et le grand propriétaire terrien. Il prend place et lorsqu’il s’assoit c’est comme de voir un prêtre-roi antique regagner son trône. Il s’accoude au bureau et joint les mains, d’un air à la fois bonhomme et sévère. Mon garçon, tu es dans une sale situation. Il trouble la tranquillité des habitants de la commune, il fait peur. Il doit comprendre la gravité de la chose. Et comme il apprécie à sa juste valeur cette gravité, cette incroyable pesanteur des choses, le vagabond lui offre trois mille francs, en plus des quarante saisis sur sa personne, en échange de sa libération. Il y a comme un choc, suivi d’une légère commotion, qui laisse le visage du commissaire sans réaction immédiate. Les traits se décomposent légèrement, flottent un peu, tandis que les paroles prononcées font leur chemin dans la chair obtuse, les arborescences de synapses, les embranchements dissimulés sous le crâne ; puis ils reprennent leur dureté. Cela s’appelle une tentative de corruption, tu en es conscient. On le conduit à la prison communale.

Plusieurs fois dans la journée, il émerge de la nuit des cellules pour appeler un garde et lui dire qu’il va tout expliquer, tout avouer, qu’on l’amène seulement au commissaire ; autant de fois, devant le commissaire il demeure silencieux, sans même répéter son offre, muet en face du policier qui, en dernière instance, le renvoie toujours à ses gardiens. Tout de même, on se demande. On fait venir des médecins, un premier et puis un autre, pour être sûr. Il ne peut qu’être fou, et pourtant chacun de ces deux respectables bourgeois, après consultation, revient avec le même verdict : l’homme est sain d’esprit, bien que pris parfois d’une forme d’agitation nerveuse irrépressible qui le fait se jeter aux barreaux et appeler qu’on vienne le chercher, qu’on l’amène au commissaire, probablement juste pour profiter en cours de route de l’air frais qui descend avec le soir. Rien de clinique, aucune aliénation mentale.

Alors on le garde. On ne voit pas qu’il a pris le parti de la mort, du sursis, de l’existence en permanence suspendue à ce qui pourrait être son terme fatal, qu’il voyage armé, carapaçonné de ses actes de décès déjà tout rédigés, de ses dernières paroles qui n’attendent plus qu’on ouvre l’enveloppe pour se répandre, et que, ainsi délesté – de son nom, du métier, de la mise en demeure qui pèse ordinairement sur chacun –, il chemine avec sur les traits le masque souriant de la mort. Il va sur les chemins, libre, ne s’arrête jamais, ne fait qu’avancer, mettre un pas devant l’autre en direction du nord, indéfiniment vers les soleils du pôle. Il va promenant cette force désarrimée qui fait se refermer sur son passage les portes des fermes et des villes, il va comme il pense qu’on devait aller aux premiers jours, aux premières heures, lorsque des herbes d’acier coupant cisaillaient le pas du marcheur, que des nuées d’averse pourpres bariolaient le ciel et que les arbres montaient jusqu’à lui comme des jambes de colosse.

Devant le tribunal du canton de Molenbeek-Saint-Jean, on le condamne, sur le chef d’accusation de vagabondage, à sept jours de prison.



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1ère mise en ligne 12 janvier 2014 et dernière modification le 9 mars 2014.
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