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pain main monnaie

une autre date au hasard :
2011.05.27 | habiter Nantes

Repris le gros autobus A310 puis le vieux TGV usé. Ce sera juste se poser, sans rompre l’appartenance Québec. Évidemment que ce qu’on retrouve ici à la même place semble plus vieilli et usé (les choses en pensent peut-être autant de celui les regarde). Les livres, un peu gris de l’abandon (décision sera plus facile d’en éliminer quelques dizaines de kilos pour faire de la place, le stockage numérique a désormais l’avantage). Les CD aussi, à stocker dans dans des cartons pour dégager de la place : définitivement inutiles (le premier que j’avais acheté : en 1992, le dernier ? peut-être 2004 ?). En fait, c’est déjà presque comme venir ici préparer le retour : qu’il soit armé et mobile.

Comprendre ou vérifier cette sensation pour moi la plus centrale, et que je projette aussi dans les auteurs canadiens (pas seulement québécois, Gabrielle Roy est annexée par le Québec comme Louis Hémon, quand ça les arrange ils étiquettent), d’un espace agrandi entre les gens, pas seulement la dimension des villes (traverser à pied une rocade ou un parking à Québec, ou la largeur du fleuve comparée à celui d’ici), mais ce qu’on importe de la dimension d’espace jusqu’entre les êtres : la façon dont se tiennent les corps dans le métro même saturé de Montréal n’est pas la même qu’à Montparnasse. C’est l’île qu’on emporte avec soi qui n’a pas la même taille ni les mêmes accostages, même si probablement en Europe aussi on promène avec soi son île (voire, différence avec l’Europe centrale, la fameuse phrase du Journal de Kafka l’inépuisable : Chaque homme promène une chambre en soi...).

Changement d’emblée à la boulangerie où je reprends ma place et mon heure (mais, comme c’est lundi, celle de la rue d’à côté) : une machine rouge, qui ressemble à un tronc d’église, ou un camion de pompier miniature, plantée sur le devant de la caisse. Ça ne doit pas faire longtemps, parce que les autres clients semblent aussi désarçonnés que moi. « C’est pour l’hygiène et la sécurité », dit la caissière (non pas la patronne, je ne sais pas si la patronne aurait dit la même phrase, ou l’aurait dite de la même façon). Question sécurité, jamais entendu qu’à Saint-Cyr sur Loire on ait souvent eu à constater des braquages de boulangerie. Question hygiène : on met les pièces de monnaie dans le tronc, et on reprend sa monnaie dans le petit bac type machine à café en dessous, c’est automatique, selon le prix du pain. On enlève la main, vous savez, celle qui donne la grippe et plein d’autres maladies. Seulement, le pain n’est pas juste une habitude alimentaire, ancré depuis si longtemps dans le symbolique, prolongé depuis Moïse ( – 1100, première strate d’Exode, celle d’avant les coupes et récits doublés de – 600 au moment de Genèse/En-tête) dans le religieux. Je demande à la caissière : « Mais le pain, on le prend quand même à la main ? » L’échange du pain contre la monnaie, c’était le fondement de l’expression gagner son pain. Je ne sais pas si elles tiendront longtemps, leurs petites machines rouges, sans porter préjudice à un commerce encore bien confortable, la boulange. C’est peut-être à nous qu’ils rendent service : en commandant un texte sur publie.net, bien sûr on rétribue l’auteur, mais l’espace symbolique de la transaction matérielle, telle qu’elle s’établit en librairie, personne n’a su encore la transférer sur Internet. On ne cherchera pas, d’ailleurs, ce qui s’établit par le partage lecture/écriture est un chemin qui ne recoupe pas l’ancienne circulation à sens unique, basé sur la propriété du produit transféré. Si les boulangers eux-mêmes suicident la part symbolique du plus vieil échange...

PS : exprès, j’ai laissé mon appareil-photo au Québec. Pause le temps de répondre gentiment au premier chômeur qui fait le porte-à-porte (pas 24h qu’on est rentré), proposant service non pré-qualifié (autre configuration valeur d’échange basée sur le nécessaire, voire la survie, mais sans valeur symbolique : repeindre au black, tailler la haie, « tous travaux ») : les photos des jours à venir seront d’archive, et devinettes.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 21 décembre 2009
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