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2020.12.20 | éloge des restos bars qui mort

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2021.08.17 | Simondon, ça envoie du bois
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Quand on passe en mode road-trip pour tenter de conjurer (un peu, trop peu) les presque sept semaines en contention (date du « positif » dans le mail retour test, tu te rappelles ?), ce qui frappe, centre villages, places des villes, carrefours, zones et périphéries, aperçus de la route ou de l’autoroute, solitaires ou alignés, terrasses ou quasi clos, c’est le nombre de bars, bistrots, restos. On les voit tellement plus, maintenant que morts, maintenant qu’ils mort. On n’aurait jamais supposé autant, avant qu’ils manquent. On compense par les sandwiches boulangerie, une barquette plus ou moins chaude en take away quand on aperçoit le panneau à emporter mais où s’asseoir ?

Les bars, bistrots restos n’ont certainement pas été une préoccupation centrale dans ma vie, mais, pareil qu’à marée basse l’émergence de ces roches noires maintenant que depuis le parking tu les aperçois et respires, soudain conscience de ce rôle de double fluidification, du temps et de l’espace, dans leur fonction sociale.

Alors depuis ces photos hier matin, d’un de ces bars restos fermés et condamnés à le rester (autant que les cinémas et théâtres et gyms et le reste), volets clos et terrasse vide, derrière les vitres les chaises empilées pieds levés sur les tables, obsédé par l’idée d’un livre écrit à flux, qui partirait en quête — le plus exhaustivement possible, dans le lointain du temps comme dans tous les éloignements de distance spatiale —, des bars bistrots restos, petits ou gros, économie à sous comptés ou habitudes d’une période ou d’une ville, fonctionnel, service, rendez-vous, havre et accueil ou juste abandon, petit luxe ou vrai luxe (plus rare).

Là cet après-midi l’impression qu’il en revient vingt, trente, mais que chacun en appelle un autre. Souvenirs parfois tout lacunaires ou seulement répétitifs, mais que chaque fois tu aurais quand même quelque chose à rattraper : qu’en avait-on à faire ? Et puis voilà que soudain ils ont pis toute la place : ce livre qui ne dirait rien de toi retournerait ta vie comme un gant et pas encore la décision de se dire : — Tu l’oses. Et puis les autres tâches en cours elles deviendraient quoi. Tu en retrouverais quoi : trois cents, cinq cents ? Ça prendrait quoi, trois mois, quatre voire cinq en ration standard trois heures écriture et le reste au lendemain ? Ou en mode discipline : 40’ chrono le matin au réveil, et reprendre ensuite les choses obligées ? Et dans quel ordre, celui de l’écriture, dans l’arbitraire de la mémoire et des associations, des bifurcations, ou, sur un grand site web, des tags géolocalisés et tout faire selon mode blog ? Peu importe par où tu commencerais, au début ce serait la foule, la submersion, et puis au bout d’un moment certainement le contraire, ramer, tirer, et comment gérer ce qui avoue trop de toi, tes enfoncements junk, cet élastique qui en permanence te tire vers le plus basique et anonyme du réel, et pourquoi tu étais venu là et quoi pris quoi bu quel malaise ça dit et que tu n’en sois pas sorti.

L’envie qui te saisit aux reins d’un livre, est-ce qu’elle ne tient pas seulement d’une pulsion personnelle liée à ton âge et ton parcours : ça intéresse qui, encore, les livres qui ne rentrent pas dans le grand robinet d’eau tiède du commerce libraire avec scansion bisannuelle (et un gros livre, pas ces petits machins tout minces qu’ils impriment à la tonne) ? L’énergie plus facile autrefois, quand il était clair que l’objet livre était vecteur symboliquement fort, économiquement salvateur : tu aurais trouvé (peut-être même dans un bistrot), un éditeur assez branque pour tenter le coup avec toi et t’avancer trois sous pour la période périscope.

Ça me tarabuste. Décision à prendre, pulsion à laisser grandir, puis ouvrir avant qu’elle se rétracte, ou bien laisser filer. Ça ferait un tour du monde oui, mais en petit, il y aurait tant d’endroits supplémentaires qui auraient pu venir, sur d’autres routes. Liste des coins de table où tu as posé ton ordinateur, et relever le regard. Inventaire des banquettes, des décos, des sonos, des télés au plafond. Quant à celui-ci, photographié hier, terrasse vide et volets clos, derrière les vitres les chaises pieds en haut renversées sur les tables, pas trop inquiet : si l’été rouvre les rideaux, tout reprendra très vite et les vagues seront toujours aussi belles. Celui-ci oui, mais pour quarante entrevus ces trois jours, et l’attention qui semble malgré toi les attraper comme on coche sur une liste, pas sûr que le processus soit réversible. Puis, pour chaque lieu, imaginer les vies associées, les virages pris. Sans doute un peu pareil pour les collègues écrivains, d’ailleurs, le non réversible. Tu as au moins cette permanence du web, où on ne demande à personne, et même ta propre collec de livres. Pourtant, là, l’idée du grand livre bistrots, ce serait le faire avec un appui du dehors, comme autrefois. Se lever un poil plus tôt demain et attaquer comme ça, 50’ pas plus, juste pour voir où ça embarque ? Vous dirai.

 

 


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 20 décembre 2020
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