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2019.12.24 | photographie, de l’inatteignable si proche

une autre date au hasard :
2008.12.10 | silos de Saint-Saviol
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Les retours de Cergy, 6 ans durant, 30 semaines par an (faut pas pousser), c’était RER du soir et la poussée irrépressible de ce que traversé dans les deux jours, cours, atelier, mémoires, rendez-vous individuels, c’est sans doute pour ça que je n’ai jamais cherché à travailler là où j’habite, ce sas est favorable : on revient à sa table, on s’y remet. Enfin on essaye, parce que jour d’avant ou jour d’après, ou les 6000 mails que j’ai en archive dans mon Outlook dossier EnsaPC, il n’y a jamais de rupture réelle et c’est pour ça que j’avais à arrêter pour retrouver ici de plonger. Alors dans le train à étage (si c’est le A) ou pas (si c’est Saint-Lazare) on s’abandonne, le Monde vaguement sur l’iPhone mais on a des fois du mal à aller au bout de l’article. Reste qu’avant la grande reconstruction urbaine de Nanterre et la Défense, il y a cet étrange moment, juste après traversé le pont de « Conflans Fin d’Oise » (ce nom...), on aperçoit à la transversale les sablières. De quoi est fait le béton de la ville. Ça dure quoi, trois, cinq secondes. Si c’est l’hiver, nuit et rien. Si c’est automne ou printemps commençant ou finissant, lumière claire, rien qu’un chantier et du sable. L’été on ne vient pas. Restent ces deux transitions, novembre et mars. Alors un chemin qui pourrait conduire à une de ces réalités alternatives qu’en soi on porte et dont sans cesse on cherche la preuve dans le proche. Des dizaines de fois j’ai essayé de le saisir au passage, je ne suis jamais venu à Cergy sans le Canon, 700D puis 80D puis 6D, mais à quoi sert en fait la qualité de l’appareil, à travers les vitres rayées et sombres du RER ? Je ne suis pas le seul : chaque année, des étudiant.e.s qui te demandent si tu as remarqué etc... Ça vaut bien le coup de faire des Instagram ou des posts sur ton blog, tu te dis — mais c’est comme ça en école d’arts, tu laisses ta peau à la porte. Alors tu réponds que oui, vaguement. Et inévitablement, eux continuant disant avoir transgressé la contrainte de réel : être descendu à Achères, être revenu au plus près de la voie, et comme s’ils en étaient les premiers explorateurs avoir trouvé le petit chemin transversal comme s’il s’agissait de la fête du Grand Meaulnes (tu as beau faire, difficile de savoir si tu as réussi à ce qu’ils le lisent, sinon peut-être Arthur L., ou détrompez-moi ?) Et invariablement cela : qu’il n’y avait rien à photographier, du sable, une trémie, un excavateur, mais tout ça si banal, si petit, ou bien qu’on ne peut même pas approcher. Une fois, j’ai visionné un bout de film, où Soraya avait pris le chemin et les pentes comme décor : si on le considère comme décor, et non sujet (Godard savait ça), la puissance se refait. Toujours tu es patient, tu parles d’E.T.A. Hoffmann, de ces contes allemands (dans Traces d’Ernst Bloch par exemple) ou une ville émerge soudain des brouillards et marécages, pour disparaître à la fin de la nuit. Moi je le sais bien, dans l’infinie suite des photos insatisfaisantes, que tout cela ne tenait qu’à la fatigue, aux vitres sales du train, à cette brève transition d’entre les saisons. Je suis sûr que cette année encore quelques-un.e.s des premières années de cette école, qui continue, tenteront le coup de descendre à Achères avec des appareils-photo pour tenter d’attraper l’inatteignable, qui parfois surgit dans le proche, mais reste inatteignable.

 

 


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 24 décembre 2019
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