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2017.11.13 | celui qui crie, celui qui regarde

une autre date au hasard :
2022.09.07 | orologes

Je commence à en parler dans ces pages, après bientôt 25 ans où les ateliers d’écriture – et la recherche sur les outils et formalisations théoriques du creative writing, ce qui semble toujours autant effrayer les bonnes âmes universitaires –, le curseur se déplace : mon petit labo de l’école Cergy, en 5 ans, m’a renouvelé en profondeur, nouvelles propositions, culot des manières de faire, résolution intérieure accentuée sur le saut dans l’inouï qu’on peut s’y offrir – et cette année chaque mercredi aprem on fait ça à plus de 30, encore autre développement. On évoquait la semaine dernière que je puisse obtenir une année de rab après mes 66 ans révolus, en mai 2019, mais je ne trouve pas ça très sain.

C’est un peu caricatural en France, sûr : j’avais vu, il y a quelques années, Sciences Po évacuer Paul Fournel et Patrick Raynal des intervenants écriture (remarque, ensuite ils m’ont éjecté moi aussi mais surtout parce que, pour eux, ateliers artistisques c’était cuisine, film, percussion ou théâtre, mais l’écriture, refrain connue, chose trop sérieuse pour être confiée à saltimbanques). Pourtant ils étaient géniaux les ateliers de Fournel et Raynal, justement parce que revisités depuis la liberté de l’âge où plus besoin de faire ses preuves. Aux US c’est la caricature contraire : profs de 75 ans ou plus continuant leur routine vide de mandarin plus la paye, pas envie.

Un moment où il est besoin de s’occuper de son corps et de son temps. Dans un an, réorganisation avec toujours, j’espère, des workshops et formations, et se déplacer pour ça – même loin (ô Quangzho discussion en cours !). Mais d’abord réorganiser la table de travail avec retour aux traductions et explorations perso, vidéo et livre. L’enseignement bouffe bien plus que les 2 jours de présence, et c’est surtout un déplacement intérieur qui isole une partie du crâne de votre risque personnel : le temps est compté pour s’aventurer encore, et là au-dedans tu sens le besoin. Je sais que mercredi matin de 10 à 12 avec elles.eux on lira.commentera Poe et c’est un plaisir tout aussi radical, mais la part de préparation intérieure depuis 10 jours, besoin de mobiliser ça uniquement pour que ça finisse à mes doigts – et non à mes doigts dans leurs têtes. Je parlerai d’abord de la mort de Poe (c’est mon thème cette année : « quinze morts ») mais c’est moi qui ai décidé qu’à 66 balais il sera temps de me présenter à nouveau seul à seul devant le cadavre de celui qui meurt à 40 ans, le 27 octobre 1849.

Et c’est bien dans cette perspective-là, pour clore que j’avais le souhait de boucler une boucle, reprendre par où tout a commencé. Pas trop le droit d’en parler pour encore 2 semaines, et peut-être d’ailleurs on en parlera pas du tout. Mais quelque chose devait s’amorcer. Avec pour fond un autre gouffre : en 25 ans le monde a changé, écrire ça un 13 novembre évite d’y appuyer. Revenir dans cette même place de l’atelier, avec vous qui avez profondément changé, j’entends dans l’usage de ces outils, et la vision mentale de ce qu’ils peuvent décrocher de non-dit à la littérature, mais sur le fond d’un monde où la nuit est plus présente, autant que le jour plus cru aussi, y compris dans les possibles – la présence irrigante du Net dans l’instant même du rapport aux élèves.

Donc ce vendredi matin j’étais avec 2 classes de seconde, une pro une générale (et non, dans le contexte d’aujourd’hui ce ne sont pas les mêmes), dans un de ces lieux sismiques du monde qui sont précisément ceux – rares – qui s’imposent comme les labos et la résistance, ou la renverse, ou les malgré tout.

À ce petit groupe de 5 garçons , regroupés autour d’une des tables rondes, j’avais laissé mon petit Zoom H2n avec son spatialisé. On travaillait sur l’idée du rendez-vous avec soi-même, de la nécessaire construction d’un moment radical de soi-même, parce que seul avec le temps et la pensée. L’un d’eux avait commencé à parler du moment même de l’endormissement, des images. Un autre s’est moqué : « je regarde mon mur » qu’est-ce que c’est comme phrase, ça dit quoi de la vision (« Tu vois quoi, dans ton mur ? », l’ironie peut tuer). Moi j’ai attrapé dans les étagères, à 2 mètres de là, la pile des 8 poches de À la recherche du temps perdu et on a lu l’ouverture… Un homme qui dort tient autour de lui le cercle des heures… à ce moment-là tu sais que c’est gagné. Et l’élève a dit : « Et puis quelquefois je me mets la tête dans l’oreiller et je crie ». Je lui ai demandé de crier. Il est allé au plus loin du CDI, tout dans l’angle, et a crié. C’était rauque, angoissant. Si c’est de l’écriture je ne sais pas, mais dans l’expérience du mental, du dehors et du dire, oui. J’ai cité Artaud : « Quand je joue, mon cri éveille son double de sources dans les murailles du souterrain », et j’ai crié aussi. Plus fort certainement, autant de cette angoisse et vérité sans doute pas (et ça me trouble depuis). Après, on a parlé du rôle du cri dans les arts martiaux, et autres choses, mais ça voulait dire, bien en amont des mots, que notre expérience commune partait de cela, et de ce qu’on mettait, chacun pour soi, dans la nécessité du cri.

Alors celui qui était en face, et qui n’avait pas parlé, a dit : « Moi je regarde dans les yeux ». Je crois que l’extrême requête où on est de soi-même, qui peut vous faire tituber quand vous sortez des 4 heures de confrontation avec les 2 classes (mais elles, S. et L., les enseignantes qui m’accompagnent, c’est tous les jours), c’est l'attention où vous devez être de ce presque rien, phrase apposition du sujet sujet verbe proposition complément : « Moi je regarde dans les yeux ». Et le mystère de soi-même, pareil que si on est sur scène dans l’improvisation avec Pifarély, qu’on ne réagit pas consciemment, mais dans le même lâcher-prise que le cri : « Montre-moi ? », j’ai dit.

J’étais en face, on s’est regardé dans les yeux. C’est un exercice que j’ai appris autrefois, dans des circonstances que je commence à peine à entrouvrir, et sa variante plus à risque, accommoder progressivement à 10 cm en arrière des yeux que vous regardez. On s’est regardé longtemps, en paix. Quand j’ai cessé, il continuait, impassiblement et activement. Sachant quelle activité intérieure cela supposait, et comme j’avais appris moi aussi, on l’a fait sans aucune agressivité, juste en double compréhension du travail de l’autre – et j’étais celui qui recevait. Ce que je renvoyais, il l’arrêtait, là aussi en connaissance de cause, y compris quand j’ai transféré sur un seul de ses yeux – il savait.

J’ai fait un impair, un peu plus tard, avec ce garçon : « Quel âge tu me donnes ? » Il est censé avoir l’âge de ses camarades de seconde. Mais dans le processus d’exil et d’accueil, ce qui justifie de l’état-civil est-il justifié ?

Toute la journée, et une partie du lendemain, j’avais en moi l’activité de regarder l’autre. Je lui demanderai qu’on recommence. J’avais expérimenté la frontière de cela avec le frère du prof de mon prof de bribes de chant, à Bombay, en 1980. La tradition des ustad, et lui il en venait, du Pakistan nord. Je lui dirai, la prochaine fois, que je souhaite à nouveau qu’on se regarde, et j’aurai une position intérieure différente, s’il accepte.

Ce serait ça, la profonde ambiguïté de ce qu’on met sous le nom d’atelier d’écriture, l’écriture en atelier, et de ce qu’on y travaille, du lien que ça a, mais bien plus tard, ou ailleurs, avec l’usage de la langue, et de la langue comme geste.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 13 novembre 2017
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