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2017.01.14 | quand on me lettre ouverte

une autre date au hasard :
2020.06.30 | de remplacer les ciels

Qu’est-ce que le textuel, et en quoi se confondrait-il, ici, avec le livre imprimé, et diffusé dans les circuits industriels et commerciaux auxquels nous, auteurs, l’avons légué par contrat ? Oui, le textuel d’aujourd’hui est sur nos blogs, dans l’éphémère de nos actions réseau, il est dans la parole qu’on tient, préparée (en cours ou sur scène) ou improvisée (mes YouTube). Et si se hisser à la parole était précisément un des enjeux du textuel d’aujourd’hui, et que la magie du web c’était nous en permettre le partage sans avoir à la rabattre sur l’objet imprimé, parce que seule technique disponible ? Et ne sommes-nous pas encore plus auteur à nous saisir de ces outils, hors du vieux monde avec ses rituels et ses fétichismes désormais – de plus – inopérants pour nous faire vivre ?

Je connais pas ce gars-là, on s’est jamais croisé, y a pas longtemps qu’avec Ahmed Slama on est copain sur Facebook, mais j’aime bien cette façon de discuter par web interposé. Je découvre qu’il a un blog, jours banals de belles notations sur la notion de mouvement et de réel, mais 3 billets seulement... alors qu’il me prévient via taguage Facebook d’une « lettre ouverte à François Bon » qu’il signe sur Hypallage, officine peu prolixe de détails sur elle-même et qui semble avoir désespérément besoin de se faire repérer par quelques liens mais pourquoi pas, la liste des destinataires de leurs lettres ouvertes en série désigne surtout les valeurs consensuelles reconnues, ne pas s’étonner qu’ils aient eu si peu de réponse, j’aime pas mais ne me défile pas.

Donc allons-voir cette lettre ouverte à mon humble personne, où se joue quand même une idée bien traditionnelle de l’écrivain. Ou alors une sorte de syndrome de Stockholm généralisé de la religion du livre : on constate que ça ne va plus, et on s’accroche précisément à ce qui sombre (non pas le livre, mais le système qui va autour) plutôt que de rejouer le dire là où ça vit et se bagarre ?

À titre exceptionnel j’ouvre les commentaires, A.S. pourra répondre à mes réponses et vous autres bro’ vous inviter c’est plaisir.

RÉPONSE 1

un peu l’angoisse de Beckett refusant les entrevues, répondant systématiquement : – Tout ce que j’avais à dire, je l’ai dit dans mon œuvre » (Samuel Beckett)

Angoisse ou travail précis et acharné côté Beckett ? Juste que ça ne l’a pas empêché de léguer à l’IMEC 3000 lettres écrites en 5 langues ? Je suis encore loin de ça (sans compter que j’écris jamais de lettres). Oui, il y a probablement un glissement : ce dialogue dans l’espace privé (j’ai bu moins de bières en compagnie que le grand Sam) a glissé vers un espace de publication, où questions sur le travail, aussi bien que livres lus, accueil du travail de l’autre et même construction de projets nous l’assumons dans un espace éditable et partageable. On n’est pas plus bavard pour autant (qui a lu complètement la correspondance de Proust ?). Il n’y a pas l’oeuvre d’un côté, ce qu’on a à dire de l’autre : oui, respect de ce qu’énonce Beckett. Il se trouve seulement que ce qui se dit, et donc est l’oeuvre, c’est le site même qui en est le dépositaire et la forme.
RÉPONSE 2

lectures où l’on voit comment le corps est engagé, avec tes intonations, ce souffle, ce rythme [...] existe-t-il en toi cette peur que le François Bon, la personne, ne recouvre le François Bon textuel ?

Suis sensible au compliment bien sûr, mais précisément à cela aussi on se forme et on s’éduque. C’est une transmission qui probablement a été mise à mal dans l’ère de domination de l’imprimé, et qui certainement avait pu se prolonger de façon plus continue jusqu’à Proust et Mallarmé. De mon côté, j’ai appris à lire moins côté théâtre que côté chanteurs (souffle, résonateurs, posture), et par des intercesseurs comme Valère Novarina ou Jacques Bonnafé, qui se sont peu exprimés sur leurs propres sources. Donc on arriverait vite à reformuler la question : si le texte est dans la parole et le corps, où est le problème ? Recouvrir le textuel : recouvrons-nous nous-mêmes, en permanence !
RÉPONSE 3

ce troisième François Bon, existe-t-il un risque qu’il n’altère la réception de tes œuvres, déjà parues, ou à venir ?

Là j’ai du mal à suivre, trouvant mon unique personne déjà assez encombrante, et les logiques du double me fascinant surtout dans la littérature fantastique. Altérer ? Le troisième François Bon, comme les 2 précédents et les autres à venir, a assez pratiqué Rabelais pour savoir très bien ce qui désaltère. Je me connais par contre, certains directement, au moins sept homonymes, mais je suppose que ce n’était pas eux qui étaient visés ? Et totale ambivalence sémantique : oui, si on publie sur le web, comme ici ce billet, c’est paru. Et en quoi une oeuvre à venir se distinguerait de ce qui se passe ici au présent ?
RÉPONSE 4

comment situes-tu aujourd’hui le rapport auteur/lecteur ?

Si tutu ça danse, la réponse est chez Blanchot, et définitive : « écrire est intransitif ». Laissons aux petits de s’intéresser à leurs lecteurs, en général dans les salons du livre entre une plante verte artificielle et avec une pile de livres à vendre.
RÉPONSE 5

par comparaison à ces auteurs cités, toi, tu as cette présence, massive, en ligne...

Ben ils ont qu’à en faire autant, non ? Je ne suis pas tout seul à être sur Internet, heureusement – de plus en plus multiforme et inventiforme : alors quand est-ce que vous autres vous ouvrirez votre sacro-sainte définition de « l’écrivain » à cette constellation neuve ? Et pour le « massive » ma vieille mère me dit ça aussi, que je suis pas beau. Les autres, s’ils ont choisi la mort en papier c’est plus mon problème : on leur a assez longtemps tendu la perche. Peur de se salir les mains en venant sur le web, souhait secret de gagner le gros lot avant l’âge du déambulateur ? Leur confiance envers un système cloisonné horizontalement et verticalement, où l’auteur a la place congrue, j’en suis plutôt admiratif. Moi je suis dans le web parce qu’ici ça respire, et que ça littérature.
RÉPONSE 6

ou alors tu considères ce travail en ligne comme une œuvre tout autre ?

Et si tu laissais tomber ton obsession pour ce mot « oeuvre » que tu répètes tout le temps, mec, tu crois pas que ça te décoincerait les bretelles ? On travaille, and the hell of the rest.
RÉPONSE 7

Trois ans que je lis du François Bon, que j’ai découvert ta prose et, aussi étrange que cela puisse paraître, ce n’est pas par le web que j’ai rencontré le François Bon textuel (j’invente rien, j’apprends rien à personne, toujours différencier la personne de l’auteur, un des plus grands enseignements que nous ont porté, je cite l’avalanche de noms chronologiquement désordonnée, Proust, Valéry, Mallarmé, Péguy…)

À nouveau merci et grand merci pour ces lectures, donc. Et liberté à chacun de s’en tenir, pour ce qu’il reçoit par le livre, à la présence du livre. Il y a des tas de livres dans ma turne derrière moi dont je ne connais pas les auteurs, ou même n’ai pas envie de les voir, sans parler des Lutz Bassmann ou Manuella Draegger qui sont au coeur du travail contemporain.

Mais là, désolé, contresens grave : en quoi la figure sur le web, oralité du journal, personnage des vidéos, lecture scénique, et même les séquences VLOG, ne seraient pas des constructions auctoriales comme celles du texte ? en quoi la complexité de la construction de cette présence voix/vidéo/web rapprocherait plus de la « personne », ou alors justement c’est le privilège d’une illusion plus forte grâce à l’emploi d’outils neufs ?

François Bon et question au questionneur : l’enjeu, en fait ce serait ça : comment je fais plutôt pour supprimer les FB précédents de ce qui a commencé désormais par la parole sur web ? et la joie à travailler dans l’éphémère d’un site qui disparaîtra d’un clic ou dans les semaines qui suivront ma fin prématurée.

Évidemment c’est un beau cadeau aussi de lire ça. Mon malaise tient surtout à cette figure de l’écrivain attelé à son oeuvre comme construction de valeur assignée selon critères pérennes. Longtemps je crois qu’on a appris que les oeuvres qui nous concernent ou nous touchent le plus sont des constructions rétrospectives (le mot est de Proust), tirant une partie de leur force précisément de leur arbitraire, de leur composite. Voyez les 26 tomes d’Artaud. Ou l’invention tardive par Alexis Léger de la biographie de Saint-John Perse. Ou l’imbroglio des manuscrits de Proust. Que savons-nous de la socialité de Rimbaud à Londres, et belle la thèse de Thierry Beinstingel incluant la correspondance épicière du Harar comme fait d’oeuvre.

Oui, avec le web, nous prenons un risque. Mais le web n’est jamais en lui-même l’origine de ce risque, il n’en est que le support ou la médiation : ce rapport à la parole et à l’improvisation, peut-être que je l’ai tardivement mis au centre de mon trajet, mais je le dois à Christophe Tarkos, je le dois à ces moments de happening que sont depuis 1993 mes ateliers d’écriture, dans tous les différents contextes où j’ai pu les mener.

Il y a des questions essentielles : comment la logique de la mutation de l’image interfère avec la logique de la mutation de l’écrit. Comment, dans une mutation imprédictible, nous avons à ouvrir l’espace encore trop peu étudié des précédentes transitions dans les quelques principales mutations de l’écrit.

Il y a bien sûr les questions première de survie (matérielle) et de résistance (intellectuelle) dans une société où ce statut de l’écrivain, et le dépôt symbolique à lui afféré dans l’âge encore tout proche des revues (Tel Quel, NRF, Change, Minuit etc) qui a structuré le champ contemporain.

Il y a certainement une instance de plaisir : oui, l’ordinateur connecté est un outil d’écriture en tant que tel, et nos pratiques même du clavier (disparition progressive de l’écran comme place et concept, rédiger directement sur base de données comme là tout de suite sur mon serveur blog, ou le vague brouillon ébauché hier sans fichier traitement de texte sur Ulysses) justifie le laboratoire, l’en avant.

Il y a certainement du conceptuel à réviser : le travail de Lionel Ruffel sur une ré-énonciation du concept de publication c’est le centre du chamboulement mental. Mais revenir à Vilém Flusser pour savoir ce qui change si j’ajoute une photo prise par moi en tête d’un article, ou si j’ouvre la temporalité de cette photo pour en faire une vidéo, ou même ces temps-ci quand je capte mes impros parole en vidéo sphérique, ce n’est pas une rupture du champ de la littérature, c’est la forme précise de l’écosystème d’outils du lire-écrire dans sa configuration d’aujourd’hui.

On se fout total de l’oeuvre : mais on accède à une chance de naissance d’oeuvre. Ce sera rétrospectif, et on ne sait pas sur quel clampin parmi nous ça tombera. Le paradoxe essentiel reste que le livre qui nous apprend au plus haut la pensée de l’écriture en temps mobile, et pour ce qui nous concerne en temps connecté, ce sont les Petits traités de Pascal Quignard.

Récemment, dans un marronnier coutumier au Monde, on me qualifiait d’écrivain très connecté. Aucun d’entre nous n’est plus réellement dans un monde bipolaire à ce point. Les tablettes et téléphones font irruption jusque dans les casseroles quand on cuisine. Bergounioux vient de publier un petit livre de ses photographies numériques. Être connecté n’est plus un état spécifique, nous devons seulement être vigilant à notre attitude critique dans l’espace multiple de la connexion : comment ce qu’on fait dans Facebook n’est pas un agir neutre – mais les grandes manoeuvres du propriétaire espagnol d’Editis, lorsque la Martinière saborde le Seuil en bradant à Editis la pleine distribution de mes livres, ce n’est pas non plus angélique. Être connecté est la définition même de notre table de travail, de notre flux d’information citoyen, de notre agir-monde comme ce l’est aussi de nos usages privés de correspondance, d’annotation et documentation, aussi bien que de la prise de langue grégaire et sauvage, clavier ou caméra, que nous organisons à même la ville, ou dans l’espace clos de notre précaire tour d’ivoire où arrive la fibre.

Ayons juste un peu de crainte pour celles et ceux qui, obnubilés par leur nom imprimé dans un recoin de Fnac, s’imaginent responsables de la survie d’un dépôt symbolique depuis longtemps liquidé, et ne s’ouvrent pas à ce risque : la publication numérique, l’écriture dans sa friction au réel, avec les usages mêmes que lui impose ce réel, qui a toujours eu le choix des armes.

 

Photos haut de page : l’auteur, la parole, le livre et l’impro, Jacques Séréna, Dijon, novembre 2003.

François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 14 janvier 2017
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