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2016.06.07 | écrivain pas très humain et graphomane

Ce matin, des choses qui me restent de l’entretien France-Culture d’hier, enregistré à 12h en faux direct puis diffusé à 15h je crois. À mesure que l’heure avançait, le sentiment qu’on n’était pas au bon endroit. D’abord j’étais pas en position très facile : ni mon site ni mon boulot évoqué, j’étais « romancier et traducteur » « qui a publié depuis quelques mois des traductions de Lovecraft », alors que bon, ça fait 5 ans et en diffusion numérique il y en a 25, et puis à 3 reprises écouter un interview de Houellebecq datant d’une quinzaine d’années, à ce moment-là ça aurait été plus convenable de m’enregistrer en dialogue continu et qu’ils fassent un montage des 2 entretiens : j’étais pas venu pour écouter Houellebecq chanter la messe (même si j’ai très grande estime pour son petit essai Lovecraft, incisif et même plutôt précurseur compte tenu de ce qu’on savait de Lovecraft il y a 20 ans, avant la relecture Joshi). Ce qui me gênait plus, c’est d’avoir toujours affaire à ces clichés ressassés dans le moindre robinet d’eau tiède. La tronche qu’il fait sur cette photo devenue iconique : oui, mais des 60 photos de Lovecraft qu’on connaît, celle-ci, faite chez les Barlow en Floride avec un costume d’emprunt, et pour une publication officielle, est la seule où il ne sourit pas. Et trois fois cette phrase qui revient « vous ne pouvez pas nier que ce n’est pas trop humain » : vous en connaissez, un grand artiste qui ne soit pas une bête sauvage ? Picasso et Flaubert, ils sont « humains » ? J’ai quand même eu le réflexe d’accrocher Nietzsche et son Humain, trop humain, et de rappeler l’importance de Nietzsche pour Lovecraft. Mais on lui veut quoi, à la fin, à Lovecraft : qu’il dormait peu ? Ben oui, Keith Richards aussi jusqu’à ses 50 piges, âge que n’a pas atteint Lovecraft, il était sur le rythme d’une nuit sur deux. Plutôt fascinant comment, en période d’écriture, il s’organise sur des périodes de 3 jours et rattrape ensuite d’une pleine journée à roupiller jusqu’au soir. Lovecraft « reclus » ? Mais le cliché a été fabriqué par Derleth, qui n’a jamais rencontré Lovecraft, et que ça arrangeait bien. Qu’on lise plutôt le petit bouquin de Frank Belknap-Long, son compagnon d’équipée et de baptême de l’air. Ou les lettres à Barlow, puisqu’en trimballe il lui envoie une carte postale tous les jours, nous offrant un très bel outil de mapping. Donc, si un auteur écrit du fantastique (et toujours aussi ce contresens que le fantastique est légitime en littérature parce qu’il a donné aujourd’hui la fantasy, ah oui et l’intérêt de Madame Bovary c’est le chiffre d’affaire aujourd’hui de la romance ? Mais tout s’empilait comme ça : « il n’a jamais bénéficié de reconnaissance publique » – mais depuis quand ça conditionne la littérature ? En 1919, pour son Goncourt, Proust a 48 ans et il lui reste 4 ans à vivre, il a commencé d’écrire la Recherche à 37 ans : ça change quelque chose au Temps retrouvé, qui devra attendre Beckett en 1935 et Deleuze en 1964 pour qu’on comprenne ? Mais ce qui m’a mâché le plus, cette nuit (c’est le problème de ces émission, on paye la rançon à retardement, dans l’insomnie), c’est le mot graphomane. On a reproché à Beethoven ou Brahms d’être des musicomanes, à Bach ou Corelli d’avoir écrit bien trop de sonates ? Mais ça fait quoi, un écrivain, sinon précisément d’écrire ? L’autre jour à Copenhague deux fois de suite on m’a présenté comme ça : « écrivain prolifique » parce que c’était mieux que résumer en 3 phrases les enjeux pourtant perceptibles de mon travail, puisqu’on m’avait invité. Oui, la socialité de Lovecraft est en bonne partie dans son activité épistolaire. Oui, il n’a fait qu’un seul voyage à Cleveland où étaient les principaux de sa gang (Loveman, Kirk mais aussi Crane et d’autres), a fait 2 voyages au Québec, a exploré la Virginie et la Floride mais n’est jamais allé au Texas rendre visite à Howard, alors que leur Correspondance est désormais un classique de la littérature américaine – correspondance folle, joyeuse, dansant sur l’abîme, terrorisée aussi à mesure qu’on s’approche du suicide de Howard. Dans les conditions de l’Amérique des années 30, même pour quelqu’un comme Lovecraft qui a toujours le cul dans une voiture (la Ford de Belknap-Long), un autobus, un bateau, un train, les distances sont infinies. Il les parcourt pourtant. Mais cette pratique épistolaire de correspondance à plusieurs, avec papier carbone, le journal presque quotidien que les deux ans New York il envoie aux vieilles tantes de Providence, les cartes postales et les télégrammes. Oui, ça commence là à être intéressant : l’absence de socialité reprochée à Lovecraft, qui n’avait que peu de vraies connaissances à Providence (il en avait cependant), construit une socialité forte et multiple par lettres. Est-ce que c’est une socialité alors différente de celle de Proust, convoquant des gens au Ritz, dînant seul auparavant pour les entretenir durant le dîner offert ? A-t-on sérieusement comparé l’édition Kolb intégrale des lettres de Proust (enfin, en son temps intégrale : on continue d’en retrouver), et met-on à charge de Beckett qu’il laisse 3000 lettres, en 5 langues (elles sont à l’IMEC) ? Oui, il y a des problématiques sérieuses à ouvrir concernant Lovecraft : si lui et ses amis avaient vraiment eu accès à l’édition de leurs livres, cette correspondance massive, oralisée (ô correcteur du Mac qui remplace par moralisée) aurait-elle fonction si décisive ? Oui, il y a des périodes entières, même à New York, où Lovecraft laisse ses copains frapper à la porte sans répondre, où s’éclipse plus tôt de la réunion hebdomadaire des boys : ce sont les périodes où il se recentre pour plusieurs semaines sur telle écriture, la venue dense et rapide d’écritures longues. On recommence la vie régulière, marches urbaines, lire le journal à la bibliothèque du quartier (j’y fus), écrire des lettres ou partir sur les rochers de Narragansett. Des rythmes, pour une circulation permanente de la forme (lettres, carnets, journal, nouvelles et livres longs) qui semblent assez proches de ceux de Kafka. Et puis le combat pour les 40 dollars qu’il lui faut par mois aurait été moins sauvage qu’on aurait peut-être une perception autre de son mode d’alimentation et de l’usure et rafistolage de ses uniques chaussures. Alors, ma responsabilité là-dedans ? Se faire porteur de ce qu’on a appris (et notamment par le monument que lui consacre S.T. Joshi, toujours pas traduit en français, et qu’est-ce que je serais heureux de l’entreprendre) ces dernières années, et qui mettent à mal ces pré-pensées si parfaitement compatible avec l’idée de l’écrivain malade ou dérangé (on lui fera payer combien de décennies la mort de son père en hôpital psychiatrique, si ça permet d’évacuer la littérature comme travail), tant est établi ce réflexe qu’un écrivain ressemble à ses personnages (ce n’est le cas ni pour Proust ni pour Kafka), mais cette punition érigée d’avance : il ne ressemblait pas ni se comportait comme un Américain moyen, et, là où est notre art même, la vieille tringle dirait Michon, l’art rude de pousser la phrase disait Flaubert, et qu’ils sont fascinants, les écrits de Lovecraft sur la construction et l’architecture du récit, l’impalpable décalage d’avec la réalité ordinaire qui crée l’abîme ou le trouble, le laboratoire oral permanent de la socialité à distance (celle où nous sommes tous désormais impliqués par Internet) qu’est la correspondance, bien commode , l’idée que c’est juste d’être graphomane. Je devrais durcir la coquille : je rédige cet essai qui s’appellera 1925, une année de Lovecraft, attendre que ce soit fini avant d’en parler publiquement, ou demander à ne parler que des textes que j’ai traduits (ils sont accompagnés de postfaces, au fait). Ou tout simplement rester dans son coin et écrire dans son site, pour le reste laisser dire ? Images ci-dessus : tunnel sous la colline de Providence, qu’a vu se construire Lovecraft, et qui devrait jouer un grand rôle dans la web-série en projet.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 7 juin 2016
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