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2016.02.13 | de la curiosité des livres et du temps de les lire

une autre date au hasard :
2022.06.22 | rendez-vous rue Watt

Plusieurs réactions hier à cette séquence enregistrée le matin, service de presse, 03.

La première réaction est le contraire d’une réaction : tous les lundis je dois régler un peu d’administration et donc passer à la Poste, rien de plus simple que d’envoyer un livre, surtout si j’ai plaisir à le faire. Les livres que je ne souhaite pas garder, je les dépose sur une petite table de bookcrossing à mon école de Cergy, et au bout d’un an le constat de voir que non seulement ça marche (les bouquins circulent, certains reviennent d’autres pas) mais que cela devient part commune (d’autres aussi déposent des livres). Et moi, ces vidéos, j’ai vraiment le souhait de les développer, donc d’interagir, donc dialogue, alors proposer l’envoi de 2 livres rien de louche, c’est juste parce qu’on le fait ensemble – or, 250 visionnages dans la journée d’hier (merci !) mais seulement 5 personnes ce matin à avoir cliqué en commentaire pour que je puisse tirer au sort mes fichus bouquins... Et vraiment besoin que le web garde un côté ludique, qu’on ne se prenne pas trop au sérieux, c’est plutôt en ce sens-là mes petits cadeaux, je reçois largement en retour d’ailleurs.

Autre réaction qui n’en est pas une : la joie que j’ai à constater, ces dernières semaines, que d’autres blogueurs s’approprient l’outil, d’une façon radicalement autre que la mienne. C’est seulement à cette condition, d’un apport d’idées par les autres, que chacun pourra avancer. Il y a tant à faire : j’étais soufflé hier par cette vidéo de Brigitte Célérier, blogueuse considérable (et considérée !) : état intérieur (la vidéo est ce matin intégrée dans son billet de blog).

Réaction en mail de l’ami bruxellois et théâtreux Claude Enuset, avec pour titre du mail « état de la pièce après tournage » : bon, je peux le rassurer, j’ai ramassé et viré les emballages dans la poubelle recyclage, démonté mes pieds photo et éteint le tromblon Brico Dépôt à 38€ qui me sert d’éclairage complémentaire (pas terrible d’ailleurs, va falloir upgrade, quand les phynances y seront). Mon problème – réponse à Claude – c’est que je ne peux avancer qu’en brouillonnant. Se filmer en vue arrière c’est pas franchement une réussite, mais je devais tenter. Je suis contraint aussi par les limites de mon tout petit burlingue, dont la peinture usée par quelques occupations adolescentes précédentes garde pas mal de cicatrices. J’ai réglé mon plan trop large, alors quand je montre les bouquins on ne voit rien de ce qui est écrit sur la couverture, d’un. J’avais branché mon Zoom pour un son extérieur correct, et quand j’ai importé la piste dans Final Cut, zéro : j’avais par mégarde laissé allumé le petit voyant « micro externe », de deux. L’avantage, avec la contrainte du unpacking, pas question de refaire, on n’a droit qu’au one shot et c’est comme ça que l’exercice prend sens. Je ne peux progresser (un peu comme dans Final Cut) qu’à condition de m’exercer en direct : ça vaut aussi pour la parole.

Sur certains livres (Samira Sedira, Espitallier) je reviendrai dans ma rubrique lectures mais pour d’autres, ce que je tiens comme (bref) discours, c’est la réaction instantanée à l’envoi, les éléments dont je dispose avant lecture, précisément le contraire de l’approche critique. Autre question qui en découle et commentaires ouverts ci-dessous, : plusieurs livres en attente pour rubrique lecture (Hélène Gaudy, L’île forteresse, Leslie Kaplan, Mathias et la révolution), à quelle fréquence je peux en balancer : une par semaine, deux ? Plus bref mais quotidien ?

Cette question de la fréquence et des rubriques c’est pas évident, de mon côté. Je m’étais toujours dit, en 30 ans de galère, que si j’arrivais à 60 balais je ferais seulement ce qui me fait plaisir. Et depuis 6 mois j’engouffre plus de temps dans les vidéos qu’à penser à un bouquin (si si, des projets en cours, notamment un, et là 15 jours d’isolement Auvergne qui se préparent). Hier après-midi, à peine j’avais téléchargé ces images stockées de la gare Montparnasse que je me suis lancé à les éditer : l’étonnement étant principalement de comment, en les assemblant, elles deviennent récit (ou pas). Mon rapport à cet outil vidéo (et la timidité qu’on y a, quand en école d’arts d’un côté, ou par les projets collectifs de l’autre, on bosse avec des balaises de l’image), ou quelle que soit ma maladresse, c’est la sensation intérieure d’être exactement au même endroit que l’écriture, ou, pour le dire encore plus crûment : qu’il s’agit littéralement d’écriture.

Enfin, à peine 1 heure après ma mise en ligne, sur sa page Facebook, une longue réaction de Jérémy Liron, la voici intégralement :

Un de mes grands problèmes c’est la curiosité, l’appétit, l’envie d’aller voir dans tous les recoins sombres ou reculés. Apprendre, comprendre, croiser. D’où la tête qui ne parvient pas à se fixer, les choses laissées de côté, appelé par une autre et puis une autre. Tous ces livres accumulés sans parvenir à les lire vraiment ou comme il faudrait. Celui sur L’icône de Bruno Duborgel emprunté à Jean Dytar il y a bientôt un an, les Bernard Noël prêtés par Armand Dupuy, Le nom, l’image, l’objet de Stéphane Thibierge conseillé par Cyrille Noirjean, L’inachevable d’Yves Bonnefoy. Le Bartleby d’Agamben pourtant cherché longtemps (souvenir d’en avoir entendu parler par Didier Semin aux Beaux Arts en 2004), entamé lors de je ne sais quel déplacement mais pas repris encore. Le Foucault resté bien un an dans la bibliothèque à attendre un moment disponible et puis laissé de côté un crayon encore entre les pages (mais il y a eu aussi Hiistoire de la folie entamé mais pas fini). Les livres lus en parallèle : J’avançais de temps en temps dans Mourir de penser de Quignard quand j’ai lu Les chamanes de la préhistoire de Jean Clottes et Le hêtre et le bouleau de Camille de Toledo. J’avais déjà commencé Ameisen Sur les épaules de Darwin quand j’ai lu Colline de Giono et l’essai de Gaudelier sur les sociétés, Les motets de Philippe Blanchon . Et puis j’ai entamé aussi L’attentat de la Poterne du 8 Mars 1944 quand Vanessa Michel me l’a envoyé et aussi Le doigt qui manque à ma vue quand Armand Dupuy me l’a envoyé, Les terrains vagues de Yann Miralles. Achetés le même jour j’ai lu en parallèle les premières pages de Du côté des hommes de Fabienne Swiatly et d’Allegra de Philippe Rahmy-Wolff . Et je remarque que je n’avais pas fini Penser à ne pas voir de Derrida débuté l’été passé. J’avais cru trouver l’occasion de lire Boussole de Mathias Enard avant qu’il reçoive le prix, je ne l’ai toujours pas fait. Sans parler des beaux livres, les catalogues, la Renaissance par Daniel Arasse, l’essaie sur la sculpture indonésienne, l’autre sur les statues–menhir, l’autre sur l’invention des arts primitifs, l’autre sur Mondrian et De Stijl (ils étaient soldés !), sur Velasquez (merci Isabelle)… Sans parler de ceux qui se profilent, le dernier Carnet de Notes de Bergounioux, le livre d’ Anne Collongues. 78 et les Fantômes de Sébastien Rongier. Qui devront attendre faute de temps et d’argent, les derniers ayant déjà été achetés à découvert.

Avec ça les articles, les films et vidéos archivés en favoris (François Bon en aiguilleur officiel) en attendant là aussi le temps de lire en entier ou mieux. Je finis par faire des listes, des notes de ce qui pourrait m’intéresser, m’aider à répondre à une de ces choses qui me préoccupe, à formuler ces suspens. Tout est si large, si mêlé.

Je ne peux m’empêcher de me voir un peu en miroir dans ces piles entamés ou distantes, en morceau, incapable de m’atteindre totalement, m’échappant perpétuellement à la manière du paysage par la vitre du train.

Un de mes grands problèmes c’est la curiosité, quel magnifique portrait de lecteur par Jérémy, mais on sait bien et de longtemps ce qu’on reçoit à le lire.

Est-ce qu’il ne définit pas, dans cet écosystème individuel que chacun se constitue, une nouvelle disposition des pratiques de lecture qui ne coïncide plus avec l’ancienne manière basée sur la distribution verticale d’un produit à la fois prescrit et choisi ? On pratique notre bibliothèque personnelle comme on lit chaque jour le web. Les temporalités propres à chaque lecture diffèrent. La possibilité de ne pas conserver par appropriation un livre qu’on vient de lire (banalité pour un bibliothécaire) s’affirme dans un contexte de circulation marchande (gestion sans stock, présence de plus en plus limitée des livres en librairie) profondément changé en moins de 10 ans.

Mais c’est un impact considérable pour nous, auteurs. De mon côté, mettre à dispo l’ensemble de mes titres numériques forfaitairement sur mon site c’est en partie une réaction à cette vieille scie, pourtant si généreuse, si souvent entendue : – De vous, j’avais lu tel livre... Contrepartie, oui : l’impératif de lire aussi en numérique. Autre impératif : inventer d’autres pratiques de micro-solidarité économique – pour cela que dans le service de presse d’hier j’étais content de citer à nouveau le Monstrograph de Martin Page et Coline Pierré. Ceux de ma génération, c’était publier un livre tous les deux ans, et à condition que ça parte à 20 000 on pouvait vivre de ça, on y arrivait. Diviser par quatre les chiffres moyens de vente pour chacun, sauf pour les quelques-uns qui toucheront un jack-pot d’autant plus disproportionné. Cela veut dire, concrètement, qu’hier j’ai évoqué au moins 6 livres complètement dignes de lecture attentive, d’achat en raison du travail qui y est inséré (Philippe Adam, Samira Sedira, Jean-Michel Espitallier, Olivier Hodasava, Christine Jeanney, Sébastien Rongier) et que bien peu probable que quiconque aura visionné l’ensemble se les procurera tous les 5. Qu’est-ce que ça change, sur le fond, du rapport de chacun avec son oeuvre, et du partage d’écriture et de pensée qu’inaugure en contrepoint le partage web, quand on s’y risque ? (Des 6 auteurs cités, 3 ont un site mais les 6 sont sur Facebook). C’est aussi la raison qui me pousse à installer un relais matériel concret pour les acheter immédiatement depuis le site, puisqu’un autre critère c’est l’avalement permanent de ce qui paraît par le flux de production rapide qu’est devenue l’édition marchande.

Je ne dis pas que j’ai des solutions à tout cela. Répondre par une rubrique qui fait état de ce que je reçois ne suffit pas en soi, mais peut-être qu’un autre étage de cet écosystème c’est de savoir si multiplier ces initiatives peut déplacer la donne, au nom même de ce qu’on partage par littérature et écriture. Mais je n’avais jamais vu ça exprimé avec la pertinence de cette note de Jérémy, publiée dans l’heure qui a suivi la mise en ligne de mon « service de presse ».

Images ci-dessus : Images inquiètes prises au site de Jérémy Liron.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 février 2016
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