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journal | matérialité des choses simples

une autre date au hasard :
2008.03.16 | voyage de Savenay à Brevenay

Je dois avoir un rouage qui me manque pour les choses simples. Mais quelquefois ça se rappelle à vous de façon à vous déstabiliser. Premier épisode lundi dernier : la fibre passe dans la rue, les 2 techniciens d’Orange regardent un peu curieusement la baraque déglingue encombrée de livres sol plafond mais on tente : insérer la fibre dans le fourreau par lequel arrive le câble de téléphone et voir où ça va mais justement, ça ne débouche nulle part. Alors partir de ce qu’ils nomment « la chambre » sous la plaque de fonte du trottoir, où on voit bien le même câble noir qui part vers la maison, mais pareil, on enfonce la fibre sans que ça débouche. On va farfouiller pendant plus d’une heure avant qu’ils renoncent. C’était ça la leçon : dans la maison, la wifi ça semble tout simple. Et l’Internet, besoin tout le temps. Mais ça tient à un fil sous la terre, enfin on ne sait pas, sous quels débris de ciment, sous quels puisards entre eau pluviale, arrivée d’eau, d’électricité, assainissement. Le lendemain, un de leur collègues passe avec une poêle à frire, et en 2 minutes trouve ce qu’on avait tant cherché : un « regard » sous plaque de ciment aussi carrée qu’un cliché Instagram et dedans, entre vers et araignées, le fil noir qui arrive de la maison, rabouté au scotch au fil noir qui vient de la « chambre ». La fibre ne risquait pas, toute seule dans ce cube sous la terre, de passer d’un trou à l’autre. Alors cet après-midi début du nettoyage. Une espèce de plante rampante, laissée par l’ancien propriétaire, est devenue une sorte de mangrove emmêlée qui recouvre tout et rendait la trappe cimentée invisible. Dessous, un hérisson mort. Depuis des années qu’on le croisait dans le jardin, le hérisson. Petite tristesse. Mort ou endormi ? Quand j’approche la pelle il se désintègre. Il était mort dans ses piquants comme dans un linceul, et même si ça pourrit dedans (ô l’odeur d’un hérisson mort) la peau à piquants reste raide. Manié la scie une bonne heure, et il faudra recommencer demain. Quelqu’un de chez Orange a déjà téléphoné pour un nouveau rendez-vous, et depuis lundi, ai une telle reconnaissance au petit fil noir enfermé sous la terre que je m’en passerais bien, de la fibre : on faisait comment, avec le modem 56k, puis le 12 000 k ? Et peut-être que justement tout est là : ce grand partage, qui vous lie par Skype à San Francisco, vous permet d’échanger une plaisanterie avec le copain de Montréal ou de suivre le blog de l’ami du Japon, d’échanger en ping pong avec un étudiant, qu’on soit loin de l’école lui et moi, ou d’un étage à l’autre ou même côte à côte sur la table, il faut encore la même terre que celle du hérisson mort (d’ailleurs, qui y est revenu, à la terre). Les heures web, ici devant les deux écrans, c’est tenter d’échapper un peu à cette contrainte matérielle qui nous cerne, et souvent nous démoralise. Pas beau monde, perspectives pas très euphoriques pour notre propre boulot. La colère intérieure, blanche à en blêmir mais totalement maîtrisée sourire, à ce directeur d’une (importante) médiathèque me disant quasi textuellement : – La littérature ça fait peur aux gens, mais on pourrait vous inviter pour que vous nous parliez des difficultés de l’édition... Je crois qu’il ne pouvait même pas se rendre compte du déni global qu’il m’imposait. Tant pis, qu’elles s’écroulent, toutes leurs médiathèques à BD, jeunesse et polars, c’est comme pour le reste, on fera sans elles. On a nos petits fils noirs qui matériellement construisent l’Internet bien plus loin qu’où s’est arrêté le vieux hérisson pour mourir. Il nous reste pas grand-chose, pour la littérature. Il nous reste de moins en moins. Mais demain j’y retourne, dans la mangrove, avec ma scie égoïne, pour faire passer le petit câble orange de la liberté de dire. La photo n’a rien à voir : c’était ce midi sortie sud de la gare de Saint-Pierre des Corps. Le cycliste qui passe (quand vous même passez la souris ou le curseur sur l’image) tient manifestement à main gauche son téléphone. Et moi j’ai attendu 6 minutes que le feu passe au vert avant de comprendre que pour basculer le feu je devais avancer jusqu’à la ligne blanche à 1 mètre devant moi – mais si j’avais compris les choses simples et que je me sois placé tout de suite au bon endroit, la photo ce soir je ne l’aurais pas.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 15 mai 2015
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