< Tiers Livre, le journal images : le monde est beau (dans l'inaction des camions)

le monde est beau (dans l’inaction des camions)

une autre date au hasard :
2017.04.30| Oakland, on a un problème

Est-ce que le web nous contraint à « journaliser » notre écriture ? Non, elle est journalisée d’avance, puisqu’on écrit (ou peint, ou musique) dans le rythme biologique, et que nous laissons notre activité diurne se traverser d’architectures plus amples, qu’on apprend à conduire et alors ça s’appelle livre ou toute autre oeuvre selon la discipline, en corps unique ou en séries. Parfois, on laisse les deux rythmes coïncider et on appelle ça – ici sur ce site – son journal, « irrégulier » comme avait titré l’ami Darley, mais c’est la même respiration, sauf que ces jours-ci elle s’est appliquée à des objets qui se sont développés autrement, ainsi sur l’arrivée des images dans le site, ou l’excursion au rond-point Michelin, et ce qui me fait m’interroger encore plus sur ces processus, l’arrivée en ligne du carnet quotidien de Lovecraft, que je pensais lancer au 1er janvier sous forme d’un blog réellement daté de 1925 (l’ordinateur nous permet d’antidater jusqu’en 1904, ô lois du code binaire), mais pour trouver la forme et l’ergonomie de la page il me fallait bien bricoler grandeur nature, donc c’est parti. Là, il s’agit bien de produire au jour une écriture nativement journalisée (mais texte difficilement accessible, non « littéraire » en soi, et quasi inaccessible à la traduction même, donc nécessairement à recontextualiser) – et qui reste pourtant écriture, une des multiples strates, ou bien la plus élémentaire strate, quasi cryptographique, de l’écosystème des archives Lovecraft puisqu’il y a même le compte des loyers payés, des factures de laverie, la date du coiffeur, mais aussi le timing précis de la rédaction de récits qui ont marqué l’oeuvre, comme Lui écrit en un matin après nuit d’insomnie. Les trois camions c’était dimanche 14h, vent froid du premier hiver (dans d’autres départements il y eut de la neige) et moi je voulais photographier cette usine géante promise à la destruction mais en parfait état, juste un demi-siècle de bons et loyaux services et quelques milliers de vies sur le carreau, Michelin à Joué-les-Tours. Les photos sont donc dirigées vers l’usine depuis l’extérieur, et cette cour avec les camions pas possible de l’inclure dans le billet. Et pourtant ce mot matériaux en gros comme il me concerne, alors qu’eux ils ne se donnent même pas la peine de préciser matériaux de quoi (il y ce même mot dans Adorno, quelque part : matériaux dialectiques). Et puis qu’une voiture de vigiles faisait le tour des palettes de béton sur le parking et que le portail était entrouvert – ô le demi-tour immédiat de la voiture des vigiles et leur regard réprobateur quand j’ai repassé le portail mes 2 photos faites (survolez avec la souris) mais avec ma tronche ils me prennent pour un tapé et aurais-je été capable de mettre une palette de parpaings dans ma musette de piéton ? Dans l’inaction des camions, il y a le fait – pour le dimanche et l’attente – de les avoir soigneusement garés l’un à côté de l’autre : outil de travail, potentiellement doués de production de richesse (le transport du béton qu’on roule dans le cylindre pour l’empêcher de durcir avant livraison), et qu’ils ne datent pas d’hier pourtant, aucun des trois. C’est d’autant plus bizarre cette semaine, avec les proches et plus que proches qui sont loin et arpentent le grand dehors du monde, quand soi-même on a sa table et la rue devant. Et qu’on n’a rien à écrire dans son « journal » parce que ce qu’on aurait à écrire ne regarde personne, en tout cas même pas cette très mince barrière de la publication web, et qu’on profite des jours gris pour s’enfoncer dans d’autres tunnels, ceux des écritures de plus ample construction, quand bien même dans les mains on n’en a qu’un bout de fil fragile. Reste qu’on a quand même photographié les camions, et qu’on cherche à savoir ce qu’ils disent, ici, des rythmes de l’écriture.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 30 décembre 2014
merci aux 789 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page