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journal | Hong Kong Martigues carte postale

une autre date au hasard :
2006.07.03 | Arcachon je crois

Cette lecture à Martigues était prévue de longue date et l’accueil fut amical, irréprochable, convivial. Pour mon intervention elle-même, puisqu’il s’agissait du thème Poétique du territoire, je savais vouloir partir en impro avec une suite de repères intérieurement assez précis. Parce que le thème m’est trop proche, et mon terrain de travail même, ou parce que le jetlag favorisait la perte de repères temporels, j’ai mangé la consigne et parlé le double de ce que prévu, mais on était bien dans cette salle aux fauteuils bleus de la MJC, il pleuvait dehors et il y avait eu le buffet avant, j’espère que ce n’était pas tant que ça du temps volé. Puis hier le retour, voiture sous la pluie parlant avec un matheux, étape à Marseille sous les escaliers de la gare et la banquette d’un café avec visages amis, puis long TGV immergé dans un peu de traduction, les 14 dossiers du CNC (première fois dans ce rôle, donc timide et curieux), probablement un bout de sieste aussi puisque lorsque le train s’est immobilisé à Massy j’ai eu l’impression d’émerger d’un pays très lointain. Justement parce qu’au retour de Chine, 4 jours plus tôt, le TGV s’était aussi arrêté dans le tunnel de Massy ? C’est quelque chose que j’ai évoqué dans cette parlerie de Martigues : comment construisons-nous aujourd’hui nos cartes du monde ? Les étapes pour aller en Chine et en revenir, train pour Roissy, attente, avion pour Abu Dhabi, changement, puis entre Hong Kong et Shenzhen ce sas d’une douane et frontière qui rappelait fort les check points du temps du mur de Berlin, c’est un temps suspendu et largement hors géographie. Sas où l’espace géographique est celui du corps et de la bulle qui l’entoure, où co-subsistent certainement lecture, écriture, rêvasserie vide. Mais de nature au fond identique, que le même sas de temps vous emporte à Martigues ou à Hong Kong. Ce qui reste ensuite, c’est la présence retrouvée du monde face à face. L’eau sous la pluie gonflant dans le canal de Martigues et prête à monter sur la ville, ou ces encaissements de carte postale, arrivant à Hong Kong, avec ces énormes bateaux remontant vers l’intérieur obscur et fissuré de la terre, et ces immeubles géants plantés comme des lames en équilibre précaire sur les pentes abruptes, aux végétations oniriques trouées de chantiers avec soudain tout un fourmillement de filets et casques jaunes. Le monde est pour chacun la somme de présences partialisées, totales mais localisées, faisant de nous-mêmes la réunion superposée de ces sensations et images sans possible continuité géographique. La tension intérieure pour parler à Martigues était certainement la même que celle qu’il avait fallu convoquer pour parler à Shenzhen, et ce que j’y portais à bras tenait sans doute de la même confusion intérieure, qu’on rend un instant partageable, comme ces partages d’eau dans les deux villes. Et confusion qui n’est pas renoncement, mais l’état même du travail où on est, dans le doute, l’inquiétude et le non-savoir, ce qui n’empêche pas la résolution conceptuelle assumée tout aussi bien, que ce soit pour les mutations de la ville à Martigues où la mutation numérique de l’écrit à Shenzhen. Reste cette idée après-coup du voyage, l’autre impression commune, à retrouver la table de travail, les contraintes comptables, la durée sèche des jours en temps précaire (et ça risque de ne pas s’arranger vu le contexte). Qu’avons-nous cherché dans la bulle des heures hors géographie que ce droit provisoire de séparation ? Et qu’est-ce qui nous fascine à ces cartes postales de la présence du monde (à Martigues, avant la lecture, avoir scrupuleusement photographié l’arbitraire des bâtiments entourant le carrefour), sinon le droit éphémère de ce qui pourrait être notre rapport au monde, si on ne nous sapait pas autant la vie sous les pieds ? La pluie était la même, les trains partout sont mêmes. Les sas intermédiaires sont les mêmes, et Massy pareil. J’ai rapporté 332 photographies sous forme de fichier raw de ma journée à Hong Kong, 84 de ma nuit à Martigues (ce qui n’est pas en proportion du nombre respectif d’habitants), il n’y a pas d’antériorité ni de hiérarchie. La carte postale qu’on retient, de n’importe où qu’elle vienne, c’est peut-être seulement son adéquation avec le monde intérieur qui la désigne comme telle.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 7 décembre 2014
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