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journal | gagner sa vie avec ses mots

C’est une photo faite à la va-vite, directement sur l’iPhone, au supermarché Casino / Géant / La Riche-Soleil (cocher ce qui vous convient le mieux), dans la galerie du lundi matin en plus à 8 jours de la fin de mois ça ne faisait pas gros chiffre dans les travées. Il me fallait une ramette de papier imprimante (suis pas gros consommateur mais parfois pas le choix, même si souvent c’est pour rajouter le tampon, signer scanner et renvoyer par mail c’est ça le progrès). Ils étaient là quand je suis arrivé, ils étaient là quand je suis reparti, je m’étais arrêté au Paul à 5 mètres pour acheter 2 baguettes, alors j’ai regardé. Ce qu’ils vendaient je ne sais même pas : dans cet immense sac de Pops ou XMas Pops il en extrait un balluchon plus petit et profitez-en. Sauf que personne ne souhaite en profiter. Il a tombé la veste pour montrer qu’il est en pleine activité, elle a gardé son manteau pour montrer qu’elle est une cliente de passage, sauf qu’elle ne l’est pas. Il bonimente à voix haute parce que c’est ce qu’il doit faire. Il enchaîne les vannes qui marchent, celles qu’il a appris à faire. Je me souviens d’une à l’aller : – Ah vous allez me dire que je suis un type pas comme les autres, ma chère dame, je sais que vous allez me le dire... Et d’une au retour : – Et dites-moi, ma chère dame, elle est comment, votre belle-mère, elle vous fait rire souvent, votre belle-mère ? Je n’ai pas tout noté, ce n’était pas ça l’important. C’était plus compliqué leur jeu, face à face et yeux dans yeux, et entre deux paroles à voix haute, pour la galerie comme on dit mais la galerie était vide, il insérait des phrases dites très vite à voix basse, rien que pour elle, comme d’une histoire complète à raconter mais qu’il ne pouvait faire que par morceaux. Je n’ai pas de mépris pour ceux qui en sont là pour gagner leur vie. J’en connais personnellement un autre, qui a eu meilleure vie avant et quand on se croise on prend le temps de parler : je crois que la fraternité de saltimbanque me met plutôt de son côté, on le sait bien l’un et l’autre – ça vend quoi, ou ça vend quoi autrement, un écrivain (ou appelez ça comme vous voulez) ? C’est des souvenirs d’enfance aussi. Un mardi sur deux, à Civray, c’était foire – les autres mardis, marché simple. Ils avaient à vendre des montres, des porcelaines qui changeaient de couleur selon la météo, des ustensiles de cuisine magique. La stratégie c’était de parler sans arrêt pour accumuler une petite foule, et seulement quand tout était mûr, que tous les gens étaient pressés de partir, qu’il avait même fait le sacrifice d’une montre ou d’une porcelaine en cadeau, de lâcher tout à dix balles quand on est prêt à l’achat d’impulsion et puis courir où le destin et le retard vous appellent (zeugme, c’est exprès). Ça faisait intégralement partie de notre paysage, leur trogne avait facilement de l’enluminure et le stand n’était jamais loin du bistrot. Est-ce que par eux on n’apprenait pas que la parole était un art autonome, et dangereux ? Je retrouverais ça plus tard chez Balzac avec L’illustre Gaudissart et parfois, sous la rotonde de la gare Saint-Lazare presque par nostalgie je m’arrête quelques minutes écouter celui qui y oeuvre (toujours le même). Seulement on aurait besoin de quoi qu’on n’a pas ? Le goût des merveilles, on le projette dans autre chose. Et puis à quoi bon ces dépenses d’un petit rien, quand la machine à écraser ne vous laisse pas de répit. C’est pour ça que je me suis permis de faire la photo. Une empathie. J’ai de la chance depuis un an, j’ai ce beau boulot mais petit salaire qui au moins me charge en bonne énergie et dans lequel je reçois beaucoup, y compris pour ma façon d’être dans mon travail. En plus c’est si peu payé que, les jours où j’y vais, les frais à ma charge rendent ma venue parfaitement bénévole : je gagne ma vie les jours où je ne travaille pas, en somme. Ce qui est très positif, en fait, dans la liberté intérieure que cela donne vis-à-vis des étudiants. Mais ça ne dispense pas de la montagne à repousser devant soi chaque mois pour boucler. J’ai du vieux cuir et je sais taffer, je m’en tire et je m’en tirerai. N’empêche que parfois j’en écarquille les yeux, à ouvrir mes mails et mon agenda : elles sont où, les commandes radio, ils sont où les projets télé, sans parler de ce qui fait plus mal, la marée basse concernant lectures et stages, alors qu’il y aurait tant et tant à faire, à partager. Ban sur les gémissements, là encore j’ai plutôt vraiment de la chance, entre Chevaigné et la Suisse ces dernières semaines, ou le workshop à l’école d’archi de Nantes, ou le colloque Rabelais, Martigues dans 10 jours, le projet ronds-points qui se dessine. Ou les petits éclats de soleil qui sont à l’horizon et aident à tenir sur le long terme, Providence en juillet, Baltimore en novembre, et là tout de suite la Chine. En même temps, c’est quasiment juste un mois dans l’année. Et j’ose pas trop penser aux autres copains auteurs qui rament, sauf ceux avec qui on échange au quotidien sur Facebook. Trêve : rien de comparable avec eux deux, ce matin, dans la galerie vide. Sauf que c’est la même peur. Sauf que c’est le même déni du monde, qui dit sans cesse qu’il n’a pas besoin de vous. Sauf que précisément on est à creuser avec les mains, si semblables, dans ces fissures d’un monde auquel on indiffère. Puis quand même, au plus profond, ce sentiment précis : que la littérature dans le bruit généralisé de la ville, sa consommation au rabais, et toute la précarité qui gagne, elle intéresse autant que lui avec ses Xmas Pops : y a trop d’étendue de carrelage vide, entre la littérature et la ville, et – à part bonimenter – on n’a vraiment pas de solution de rechange.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 24 novembre 2014
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