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journal | Lovecraft, fatigue oculaire et petites cuillères

une autre date au hasard :
2020.06.08 | ne plus partir

On n’a même pas forcément besoin de se promettre de décrocher, la boîte e-mail quand elle a fini son tri ne laisse plus grand-chose après les spams, l’échange se stabilise avec ceux qui continuent à Cergy pour emplois du temps et autres dossiers, il reste quelques serpents de mer, mais la concentration est bonne pour les quelques coups de pelle au quotidien. Pour le reste c’est oculairement qu’il fallait décrocher – voudrais bien lire des articles là-dessus, un écran ou deux écrans, le travail sur ordi c’est une mobilisation constante des yeux bien différente du balayage pour la lecture linéaire, ça finit par un genre de tétanie autour des pauvres orbites, et parfois même l’impression que si on préfère rester à l’écran plutôt qu’aller faire autre chose c’est pour continuer ce jeu saccadé de muscles qu’on ne se connaît pas, et qui se dévoilent pourtant. Les longues heures de route pour amener la vieille chignole au ferry de Gênes, puis la traversée de l’île ont aidé – au volant, il y a ce point horizon sur lequel s’organise la vue sans se fixer (de préférence non pas sur la route même, mais un tout petit peu à côté, ainsi de ne pas fixer permet d’intégrer les autres éléments, rétro, j’aime bien ces exercices) et puis ici lire ou marcher, l’oeil voit mieux, du moins les crispations ont cessé. Aussi de revenir de la lecture tablette au Kindle PaperWhite, fabuleuse réponse aussi bien dans le plein jour saturé, voire chutes dans le sable, que dans la pleine nuit sans lampe, ça vaut le coup de maintenir le rapport à la liseuse encre électronique, au début les doigts démangent d’aller surveiller le flux en parallèle puis on s’en passe. Je m’étais promis pour ces 2 semaines d’aller plus loin dans Lovecraft, du coup une quasi pleine valoche de livres obtenus en Print On Demand (5 jours de délai sur AbeBooks, et ils vous arrivent imprimés pour vous), et pourtant l’enfermement il est dans la grosse bio de T.S. Joshi, 900 pages en version papier, mais tous les ajouts et inserts de la version numérique. Pourtant, les bouquins non numériques sont présents, comme en étoile. Un bouquin sur l’histoire des States dans les années 20-30, le web quasi chaque matin pour aller repérer l’iconographie de lieux précis, ou les bios de personnages ou auteurs croisés dans la bio. Puis le continent des lettres de HPL alors pris en travers, selon les dates (et y comprendre le rôle d’écriture au quotidien, écriture jetée hors soi, une fonction ancienne de la correspondance HPL sur sa Remington 1906 comme nous avec ces billets blogs), et y découvrir dans une lettre à Morton quatre pages d’impro sur ce qu’on peut voir dans le dos d’une petite cuillère répondant par anticipation au intéressez-vous à vos petites cuillères de Perec, ou tel rêve de trois pages dans une lettre à Morton mais comptera de façon abrupte la fin en quatre lignes sur comment le rêve se défait. Surtout, pour se dégager de Joshi et trouver sa propre liberté d’essai, la façon dont l’écosystème qu’est toute oeuvre d’auteur (et donc pour nous en particulier nos traces Facebok ou Twitter) n’a pas de frontière réellement définie. Le calepin quotidien que HPL tient tout au long de l’année 1925 (probablement pas le seul, mais les autres ont disparu) est rempli de notes sibyllines (certaines font penser aux notes de Baudelaire avec blanchisserie, dettes et lettres à faire), mais du coup voilà possible d’établir la liste extensive des films vus en un an, la même année où Artaud écrit ses premiers scénarios. Ce cambriolage du 149 Princeton Street, tous les familiers de HPL savent son rôle dans la coupure avec New York et le retour à Providence, mais quand vous remontez à la déclaration faite à la police municipale de Brooklyn, listant ce qui a été volé, nous voilà d’un coup dans ce qui permet de lire autrement Saint-Simon quand on se familiarise avec les inventaires après décès du XVIIe – sans compter que d’un coup on progresse dans le rapport de Lovecraft aux appareils radio. Ou la liste annotée des livres de sa bibliothèque personnelle (là aussi, performance S.T. Joshi) même si ça ne donne pas la réponse à comment Lovecraft a pu à ce point ignorer Melville. Ou bien, quand on reprend dans un exercice de description imaginaire les deux dessins hiéroglyphiques de HPL représentant sa chambre de Brooklyn, puis sa chambre de Providence, découvrir que le seul objet non lié à l’utilité littéraire c’est la discrète mention – mais encadrée – globe sur sa table à écrire à Brooklyn, sur la petite commode sous la fenêtre au retour à Providence, et que peut-être ce globe (que je n’ai jamais vu, qui est peut-être dans les réserves de la John Hay librairie), nous en dit autant sur la posture de l’auteur que cette date très précise à laquelle pour la première fois il utilise cette nouveauté technique, la douche (shower bath), quasiment les mêmes mois où apparaissent les mots croisés (crosswords puzzle) dont il se lassera en moins d’un soir ?


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 juillet 2014
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