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journal | grande Peste dans la Beauce

On nous l’avait dit hier soir, et donc, sous ce ciel presque d’avant-neige et le vent qui va avec, avec quelques tracteurs perdus dans l’horizon de l’immense Beauce, on se garait devant l’église de Meslay-le-Grenet, et on composait le numéro de portable donné sur le panneau pour que quelqu’un vienne avec la clé. La dame nettoyait son aquarium, elle a remis ses poissons en eau et nous a rejoints. Puis près de quarante minutes offertes pour nous raconter l’église, l’architecture, les peintures donc et leur découverte, leurs restaurations (au XIXe, pas une merveille), et puis entrer dans chaque personnage un par un de cette danse macabre qui recouvre deux murs tout entiers, dans un dessin d’un incroyable mouvement. Et puis, devant la carte de ces peintures retrouvées, imaginer, quelques années après la grande Peste, alors qu’elle est encore une ombre omniprésente, dans ce pays alors boisé, le peintre anonyme passant de hameau à hameau et, dans les églises désertes, quand on le voulait bien, et, de l’exemplaire ou de la copie qu’il porte des enluminures d’un livre plus vieux que lui, impose à grande échelle sur ces murs vingt squelettes tout de mouvement et de transparence, et laissant dans un rayon de vingt kilomètres cette même danse grimaçante – ici complète, ailleurs juste les fragments retrouvés qui témoignent de son passage. Je sais : il y a le même personnage chez Hoffmann. Justement. Il est passé du XVe au XIXe siècle – il est où, maintenant, que l’ombre de la Peste n’est jamais si loin ? Pas fait de photo. De toute façon c’était trop sombre, mais pas que ça. À cause de lui, le peintre. À cause de l’attente dans le froid, dans ce hameau dérivant sur la terre meuble. À cause aussi de la générosité de cette dame pour qui nous n’étions que des inconnus de passage, des touristes de plus, et qui un dimanche matin à 10h a pris plus d’une heure de sa vie pour à nouveau parler des codes de représentation de la peinture médiévale, et des singularités de ce mur peint, la légende des trois vifs et des trois morts, et le diable capable de mettre sa main dans votre corps pour en retirer le coeur sans rien faire saigner – cela lui appartient un peu, on n’emmène rien, que le petit fascicule d’explication. On était loin dans le temps, et l’espace prenait une dimension qui rendait compte de ce voyage. C’est l’abbé Cornic, le curé de Combray (on avait discuté la veille au soir de la Bible traduction Bayard) qui vient là une fois par mois dire une messe, et faire une réunion du comité d’accompagnement du deuil. Il a aussi des baptêmes, sous la danse des morts. Envie de demander à Livre au Centre un mini pécule (ça on s’en fiche) mais la légitimité nécessaire, et puis venir une pleine semaine à Illiers-Combray, être là chaque matin avec eux, les morts peints, pour un texte sur leur histoire et ce qu’ils disent. Passer du temps, avec un pied photo et des poses longues, pour savoir mieux ce qu’ils disent. Écouter le bâtiment bas dans sa proximité alentour aux fermes, et l’attendre, l’anonyme qui vient peindre, qui était venu après la grande Peste. Rédiger : le livre se vendrait au moins au musée Proust... On aura probablement aujourd’hui été les seuls visiteurs. Le tableau électrique pour les éteindre, un à un, était mal en point. Six cents ans, qu’ils dansent, ou aussi ici... (Photo ci-dessus : Illiers-Combray, où on se couche de bonne heure…)


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 17 novembre 2013
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