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journal | crimons les non-lieux (sur Stephen King 11/22/63 encore)

une autre date au hasard :
2010.05.25 | Québec, Thetford sur amiante

Abordé déjà dans ce journal : l’étrangeté du dernier séjour à New York, tout en avançant en anglais sur mon Kindle le 11/22/63 du Steven, c’était que du coup chaque endroit de la ville m’apparaissait comme resurgir du même instant où je l’avais découvert, lors des précédents voyages. Je ne suis pas le seul pour lequel ce livre a totalement fonctionné (lire Marc Villemain), avec une gravité différente que pour les autres travaux du Steve, peut-être parce que pas question de tricher avec l’histoire américaine, et qu’il sait maintenir la pression et les sauts de narration jusqu’au bout, dans la haute tradition romanesque. Dans les points obsédants qu’on garde dans l’après-lecture, il y a que son rabbit hole à sauter dans le temps s’établit dans ce qu’il était à la mode de nommer, chez les intellos de ces dernières années, un non-lieu – heureusement c’est plutôt eux qu’on a fait passer dans les non-quelque chose depuis lors. Un vague parking d’un dinner, avec une voie ferrée au loin, un carrefour et son feu rouge, un silo industriel ou autre entrepôt pour clore le cadre. Un lieu urbain dont on a tous intériorisé le modèle avec notre propre collection précise et dénombrable d’équivalents, et en atelier d’écriture on a plein de pistes pour les faire surgir et les déployer dans leur enjeu narratif. La seule différence avec les Amérincains c’est que chez eux ça fait partie de l’état initial de l’art, et pas du tout seulement chez Hopper (au hasard : Charles Demuth ou l’extraordinaire Ralston Crawford, mais chaque visite au Whitney vous ajoutera 2 ou 3 pistes), tandis qu’ici en France vous êtes forcément un bouseux de l’art prolétarien si vous parlez de banlieue. La force de Steevie King, c’est de poser ce lieu, précisément, le seul d’ailleurs de cette typologie dans son livre, comme lieu transitionnel, centre de la scène. Alors ces jours-ci, en relisant le On writing avec cette manière unique qu’il a eue de mêler le biographique aux leçons d’écriture, poser le non-maîtrisable de l’autobiographie comme enracinement de l’impossible leçon rationnelle d’écriture (ce qui ne l’empêche pas de nous balancer notre content, sur la grammaire y compris), c’est de le voir décrire le même lieu exactement – on le reconnaît de suite, donc bien 15 ans avant le 11/22/63 –, comme lieu décisif d’un moment de l’enfance (une petite ville dans laquelle la mère et ses deux fils passent un ou quelques hivers, période où elle travaille dans une blanchisserie industrielle), et que le Steve Steven Steevie Stephen the King dit tranquillement que ce lieu, depuis lors, a été une figure récurrente dans chacun de ses romans. Et donc, par conséquent, qu’en faisant de ce lieu la scène centrale du livre de l’accomplissement, il savait parfaitement utiliser ce lieu récurrent, mais cette fois en le posant comme enjeu narratif principal. Ce qui ne change rien au dinner, au parking, et à la tôle ondulée de l’entrepôt derrière, et son motif géométrique – et le pur génie de l’idée de ce livre, que le mince rabbit hole qui fait surgir le narrateur en ce même lieu et en un point temporel précis, toujours le même, de septembre 1958, c’est seulement l’auteur convoquant sa propre mémoire, ce qui reste de toujours présent d’un moment de l’enfance.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 23 juin 2013
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