J’étais à Barentsburg, ville gelée, abandonnée des hommes, 78 degrés de latitude nord, faisant face à un buste de Lénine. J’étais à Longyearbyen, ville où l’employé de l’hôtel me retint par le bras m’expliquant qu’il me fallait prendre un fusil si je sortais me promener, à cause des ours. J’étais à Sarnes, village maudit, le long du Porsangerfjord, où se dressent les ruines de l’internat, fantôme des enfants samis enlevés à leurs parents. Un jour, j’écrirai sur ça. J’étais à Stavanger, ville du pétrole devant cette nacelle rudimentaire dans laquelle on envoyait des hommes à trois cent mètres de fond. Ils y ont perdu le cerveau. J’étais à Moskenes, minuscule port des Lofoten, d’où Edgard Poe serait parti à pied à travers les rochers pour voir le Maelstrom, s’il était venu. J’étais dans le train de nuit, vers deux heures du matin, en été, un bandeau sur les yeux pour essayer de dormir, le conducteur annonçait que nous passions le cercle polaire norvégien. J’étais à Moscou, ville Léviathan, je marchais sur une avenue sans fin, espérant trouver le dispensaire public et guérir ma rage de dents, on m’avais dit : c’est tout droit, tu peux pas te perdre, on ne m’avait rien dit de la distance… Russie. J’étais sur la Nievki Prospect, découvrant, incrédule, qu’aucune librairie ne possédait de livre sur Ivan Bilibine. J’étais à Oaxaca, ville indienne et métis, marchant au milieu des épices et des chapulines. A toutes les boutiques, des téléviseurs allumés toute la journée avec dedans, uniquement des blancs, Americanos. J’étais à Bronx, ville dans la ville, encore la piste d’Edgard Poe, dormant dans cette pension où un gars payait les voyageurs de ces aquarelles sur le tas, en échange de son loyer quotidien.
Irais je à Samarcande, syllabes du bout du monde à mon horizon d’enfant? Irais je à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar, plutôt que lire Salambo dans une chambre de bonne parisienne ? Irais je en mer d’Égée plutôt que suivre les routes de l’Odyssée sur la carte dressée par Victor Bérard ? Des années plus tard, son frère, Léon me sauvera la vie, symboliquement. Irais je dans un vieux monastère, perché sur les montagnes du Tibet, pour méditer? Irais je à Angmagssalik, sur la côte Est du Groenland, où les habitants, stupéfait, assistèrent à l’arrivée des premiers blancs sur leurs voiliers, que les Inuits prirent pour de gigantesques oiseaux venus d’une autre planète ? Oiseaux de malheur. Irais je à Irkoutsk où ne la verrais je que par les yeux de Michel Strogoff, aveugle puis retrouvant la lumière ? J’apprendrais que l’un de mes grands pères était descendant de Tatar. Que resterait il des cuivres de Moussorgski si j’allais à Kiev? Irais je à Fort de France, Irais je à Saint Domingue, Irais je à Vancouvert, à Tashkent ou Bombay? Irais je en Virginie, au Congo, en Islande? Irais je vers le mont chauve, le Kenya ou l’Atlas? Verrais je Istanbul, Mayotte et Singapour? Les acores, les Marquises et les îles Féroé? Bamako, Evdilos, Ikaria, Aravis, Alicante, Bilbao, le Bosphore, Camden town, Liverpool, Austin, Nantucket, Brasilia, Kyoto, Tokyo, Akita, Sumata, Pekin, Guangzou, les marais des monts Liang, le palais du frérot Jade, Wagga-wagga, Bendigo, Ballarat, Bonne espérance, Brindisi, Seville, Budapest, Turin, Florence, Miami, San Fransisco, l’allée des baleines…?
J’étais : j’admire! quels voyages ! – Irais-je : je rêve avec…merci Laurent
et quand tu écris « irais-je », c’est comme si on se posait nous même la question d’aller
et tu nous happes dans ton grand manteau et nous fais tourbillonner dans le grand vent du rêve
Très sensible à la force de ce texte. J’ai lu la première partie comme une traversée sans concession, une mise à jour de la violence qui sévit là-bas comme ailleurs sans que les lieux soient réduits à cela. Et la silhouette du voyageur est bien là.