L’homme me fait face. Il me fixe par intermittence. Je sens bien qu’il veut me parler. Dans ces instants-là, il existe une connivence. C’est resserrer l’humanité comme un grand manteau sur nous. Nous y blottir. Il y a une heure que nous attendons. La voix anonyme nous a dit qu’il y aurait un retard d’au moins deux heures. Le temps de dégager les restes du corps et de procéder à l’enquête, précise l’homme. Ici cela arrive souvent, à cause du pont qui passe au-dessus des voies. C’est de là que ceux qui cherchent à en finir sautent, ajoute-t-il. Je sens bien qu’il a quelque chose de plus à dire mais qu’il hésite. Puis la langue se déroule, son flot qu’il ne peut réfréner, sa propre bouche machinerie autonome que rien n’arrête. Pas même moi. C’est là aussi me raconte-t-il qu’une jeune femme s’est suicidée par dépit amoureux. Je me dis que c’est bien triste. Mais aussi que ce n’est pas si rare. Enfin peut-être pas de se jeter d’un pont pour venir se faire déchiqueter sur les rails du chemin de fer. Il me raconte l’étudiante amoureuse du professeur marié. Je trouve ça d’une banalité affligeante, l’histoire convenue d’une mauvaise série télé ou d’une romance pour ados. Il me raconte son visage d’ange, ses yeux clairs, son corps de liane, délié, flottant dans sa vie, irréel. Il l‘a aimé, follement. Il me dit, d’un amour impossible. Je me retiens de demander pourquoi. Quelque chose perle dans l’œil, peut-être de la tristesse, de la déception, un regret, un remord. Je décèle dans la moue de sa bouche molle, comme tombée, une impression de culpabilité qui se retire à l’intérieur, dans sa bouche redevenue muette.