Ce soir, les gens ont pris place aux terrasses exactement sur le trottoir près du pont de l’est, loin dans la ville, le long de l’avenue où roulent des milliers de voitures. En plein été, la chaleur est si dense qu’on regarde hébétés, sans bouger, debout les bras ballants comme nous faisons toute la journée, suivant du regard ce peuple attablé aux grandes tables de bois, béquilles géantes pour les coudes et les arcades du dos. Les yeux penchent et se voûtent par-dessus les bouches qui fument, s’échauffent à la lumière des bulles, aux paillettes artificieuses des vitrines, par-dessus les têtes va le son va, le vent secteur Rock caracole et débraille, les portraits défaits, invariablement piercés tatoués fleuris colorés, superbes. Pêcheurs industriels de couleurs et de sangs. Nous nous asseyons à même le trottoir, ne buvons pas comme eux, avec le petit Jam entre nous cela ferait drôle d’effet. On patiente devant tous ces gens qui disent et se disent, parlementent sans discontinuer, impossibles à suivre tant les voix se superposent, et des langues à ficelles à crochets à cadenas. Les jeunes boivent et délient leurre langue allemande, c’est beau, j’espère un jour pouvoir lire Hölderlin en contrebande dans l’oreille. Nous restons assis à les contempler jusqu’à la nuit qui vient, et emporte d’un coup, vague criblée de petits vides, toute la jeunesse berlinoise aux terrasses.
Ce soir, nous pourrions décider de quitter le grand froid, avec un peu de volonté pour ce qui est d’accepter l’idée de ne plus jamais revenir. Car un voyage devient à mesure la mort annoncée du pays dans les yeux, quand on n’a jamais pu faire un voyage deux fois. Sauf pour la famille au Maroc. Mais nulle part ailleurs – au lointain on voudrait dire. Chaque pays visité est vu intérieurement comme une dernière voile, un transbahutage de dernier secours, un dernier acte d’amour. Ces façades très colorées de Saint-Pierre, on peut les découvrir au Québec, au Canada, dans certaines villes de Tchéquie, en Islande, probablement dans de nombreuses contrées, ce soir je les incorpore dans mes mains, elles tremblent et forment les cordes longues et exiguës des harpes celtiques, je les roule en boule sous la langue, chewing-gums mentholés à l’orange, aux fruits rouges, le mastic des couleurs vibre de sonorités sombres et anguleuses, comme fait le vent des nordiques qui convoite un creux et le laboure jusqu’au tunnel qui siffle en dedans, fabrique une veine dans la gorge, un trajet pour l’insecte hiberneur. C’est cette vision qui m’empêche, qui me tord, c’est elle qui fait rater le dernier bateau, la dernière mousse, le désastre économique, les mutineries, et le lichen ouvre sa mâchoire et me fait dormir. Dormir vraiment. Le monde n’aura qu’à oublier qu’elle existe, cette île où l’on dort dans l’épaule des falaises.
Je découvre que tu connais « le ventre et l’oreille ». Que le monde est petit ! Heureusement que François nous fait voyager.
Merci chère Danièle, oui heureusement que nos vies palpitent au dehors, et par-delà les contraintes…
Voyagé avec tes 3 textes, la jeunesse berlinoise, et quelle belle idée ce qui vient à la suite de « quand on n’a jamais pu faire le voyage deux fois. Si poétique la fin, « cette île où l’on dort dans l’épaule des falaises ». Merci, Françoise.
Un immense merci chère Anne, très touchée… et vais de ce pas découvrir vos errances …
Beaucoup de poésie, et notamment cette dernière phrase, oui. Je note ce qui s’ecoute et se mâche et ces « langues à ficelles à crochets à cadenas » dont on ne sait si la ficelle se déroule ou si trop bien cadenassé.
Merci tellement pour ces mots qui brassent, émotion…..