Quand nous sommes arrivés à Berlin avec mon fils et mon frère, nous ne reconnaissions rien de ce que nous avions à l’esprit, les images des films, Fassbinder, les ruines et le secret. Plus de vingt heures de bus et le dos fourbu, nous étions debout dans cette station autoroutière, à peine réveillés, à cause de ce sommeil brutalisé tout du long par de fréquents arrêts, la douane à chaque frontière grimpait parmi nous, déambulait dans l’allée centrale en réclamant de-ci de-là, au hasard, les papiers d’identité. Les lumières s’allumaient plein tube, éclairant violemment les têtes. Nous arrivâmes le surlendemain en matinée, tout nous semblait étrange. D’abord cette lumière incertaine, bizarre, qui faisait comme un filtre par-dessus les rues. Nous étions aux abords de la ville, comme au ras d’un précipice, à l’opposé de l’Europe, presque aux confins des légendes (j’avais lu Vassili Grossman, et le Maître et Marguerite, j’avais vu les Tarkovski à dix-huit ans), je me sentais au bord d’une mer.
Il avait fallu prendre un train, plusieurs peut-être, pour retrouver la pension qui nous accueillait tous les trois. La ville était plate comme un songe, sans escaliers, brune et grise, nous étions comme de petites ardoises intenables dans cette grisaille, les avenues énormes bougeaient comme des fleuves. Mon seul souvenir d’escaliers fut celui, rocambolesque, de la pension, avec cette petite chambre à peine plus grande que 3 lits accolés, basse de plafond, la fenêtre s’entrouvrait en bascule, rectangulaire, plate aussi sous la lumière. C’était insuffisant, tellement il faisait chaud. Tout était lisse comme une dalle de béton, et le soleil tapait par-dessus, de toute sa vigueur d’été continental. Nous étions assommés. C’est pourquoi les musées, pris dans la glue, devenaient refuges, et les squats d’artistes s’ouvraient sur des milliers de graffitis. L’émotion la plus forte, ce fut l’escalier étroit qui nous livrait à la maison d’Anne Franck. Nos visages écrasés sur la vitre, à quelques centimètres du journal, l’écriture pâle, sa main invisible, ses cheveux, son souffle ténu, ses contraintes, ses non-dits, nos souvenirs de lecture, et Jamal n’en revenait pas de regarder, lui qui venait d’en achever la lecture. On ne s’éternisait pas dans les musées, on passait, repassait, on chantait par-dessus les œuvres, on laissait les toiles rouler dans la gorge, former une pâte, un levain chaud dans le ventre, caprice de nuit tel échappée belle. On en parlait rarement, mais on marchait longtemps après.
Il est trois heures du matin quand on nous dirige vers ce petit avion de ligne, pas de dépression cette nuit, nous pourrons atterrir vers six heures, un petit bus scolaire nous attendra à l’aéroport, on pourra se reposer chez Marie-Jo la tenancière de la taverne. D’être seule avec ma valise, emmitouflée comme pour aller skier – moi qui ne suis jamais allée sur une piste enneigée – c’est une forme de réconciliation. Le cœur ralentit, le froid fige les alvéoles du poumon. Des gants, un bonnet ocre, une grosse écharpe, la combinaison blême, mes yeux dissous dans l’électricité. D’un coup me revient l’envie d’écrire, de planter des clous, construire, charpenter, revenir au fond des premiers mots. Cadence nouvelle des syllabes. Frapper sur la langue. Une dame me donne sa barquette de frites, finalement refuse de céder à la tentation de manger. « De prévoir ce froid, j’ai tendance à trop manger ». Les pommes de terre rappellent le Finistère quimpérois, les yeux rivés sur le téléviseur un économe entre les doigts, les épaisses épluchures qu’on donnait ensuite au cochon. La friteuse et ses bruits de giclures si caractéristiques. Je remercie la dame. Avec ce chaud dans la bouche, tout se dilue : l’appréhension de partir sans avoir rien prévu, un roman, un clavier déroulant qui ne pèse pas davantage qu’un litre de lait, un portable où je souffle des compos tard dans la nuit. Quand l’avion décolle, nous sommes un petit groupe, les gens rentrent en famille dans les familles, il n’y a pas de touristes. Au bout de deux heures, sous la lente syncopée de l’appareil, des grincements mécaniques et le silence du métal, mon corps ressent soudain une divagation de froid, perçu par avance, percutant les épaules et l’extrémité des coudes. La peau des avant-bras picote étrangement. « Vous avez pris de quoi vous vêtir… » s’inquiète la dame. Tout le monde est calme dans l’appareil, les visages tombent en eux-mêmes et il n’est pas possible d’y détecter une atmosphère particulière, c’est une forme de jetée en dedans, comme le repli aux confins de soi. « Je fais de la musique, et vous… », elle penche vers moi, peut-être ce besoin d’un coup d’être rassurée, repeuplée de monde. Dehors par le hublot, nous ne percevons qu’une brume énorme, très épaisse, et tout au fond surgit la piste d’atterrissage, splendidement éclairée, les jalons forment une route bien délimitée, néons blancs de chaque côté, et ligne droite de carrés rouges au centre de la piste, la beauté immédiate prend au ventre, encourage le pilote à se placer bien au milieu. J’ai toujours pensé aux oiseaux, qui pourraient se fourguer par erreur dans le moteur, malgré les ondes dissuasives. J’y pense à chaque atterrissage, surtout ici, dans cet aéroport qui jouxte l’océan.
C’est un miracle d’atterrir sur une île. Quand nous sortons dans le couloir en préfabriqué, jusqu’au grand hall de la Pointe Blanche, j’ai remonté les lainages jusqu’au rebord des yeux, mon cœur s’accélère, une forme de panique, qu’est-ce qui m’a pris, qu’est-ce qui m’a pris bon sang. Le vieux bus scolaire, jaune comme dans les films américains, nous attend sur le parking. J’ai le temps de longer de lourds aplats de neige sur le bas-côté, ils forment d’énormes fossés gorgés d’humidité, indéplaçables sans les tenailles des pelleteuses qui dorment dans la rue. Je dis que je veux marcher, j’ai des boots aux pieds, ils peuvent prendre ma valise, je les rejoindrai chez Marie-Jo c’est même pas à trois kilomètres, ils me disent que non, la nuit comme ça sans la lumière, mais il fait jour, non ils disent, les lampadaires de l’aéroport trahissent les perceptions, toute cette brume qui les reflète, on se rend pas compte, vraiment on se rend pas compte, je scrute alors le lointain de la grisaille, essayant de reconnaître le ressac des pointes du Finistère. Le froid rentre doucement par les oreilles, le vent pagaille (« avant, pendant l’hiver, il n’y avait pas tout ce vent »), et ces dégelées sombres contre le front, alors je fais comme eux : j’écoute et me tais. La brume encombre les pensées, débraille la tête et me dévale en entier. « On rentre ici comme en hibernation… mais ça nous empêche pas de faire du théâtre… »
Avec cet accent si beau, imprenable et doux – cavale d’un écureuil sur les rochers.
Je rentre dans tes images en me laissant happer par tes mots si justes et si parfaitement alignés sur ma respiration. J’adore entrer (là) comme en hibernation. J’adore.
Un immense merci Jean-Luc… je ne pensais pas pouvoir écrire sur ce sujet… et soudain, l’idée d’une pièce émerge également, à se jeter à corps perdu on y déploie d’étranges corolles…et vais de ce pas découvrir vos errances !